jeudi 13 mars 2014

L'espace de la marchandise


L’espace de la marchandise

Introduction

Parler de l’espace de la marchandise peut sembler étrange. L’espace de la marchandise pourrait tout simplement se réduire à l’espace occupé par les marchandises dans les entrepôts des magasins ou sur les étals des commerçants... En dire autre chose serait aller au-delà d’un usage pertinent du mot « espace » transformé en mot « passe-partout ». Si on lit Marx, on cherchera en vain le mot « espace » pour désigner un concept précis de sa critique de l’économie politique. Par contre on rencontrera le mot de « sphère » (sphère de la circulation, sphère de la production) et mais aussi le mot « monde ». Il y a donc une spatialité (sphère ou monde) nécessaire pour penser la marchandise. On peut aussi rencontrer, chez des auteurs plus récents, l’expression « espace de la marchandise » pour désigner l’extension de la marchandise à la fois dans l’espace géographique et dans l’ensemble des sphères de la vie humaine.
Pour comprendre ce qu’est cet espace de la marchandise, nous suivrons les analyses de Marx : c’est un choix que l’on pourrait justifier assez facilement tant l’œuvre majeure de cet auteur éminent résiste  aux outrages du temps. Contrairement à ce qu’on peut lire ici et là, Marx ne décrit pas le capitalisme de la machine à vapeur, mais la structure formelle du mode de production capitaliste et reste ainsi une des clés d’accès les plus utiles pour comprendre notre temps. L’ordre de mon exposé ne sera cependant pas strictement marxien – j’emploie le terme « marxien » pour faire référence à la pensée de Marx, car le marxisme, c’est autre chose – mais plutôt braudélien. Dans son ouvrage monumental, Civilisation matérielle, économie, capitalisme. XVe- XVIIIe siècle[1], Braudel distingue trois étages de la vie économique et sociale : la vie matérielle, l’échange et enfin le capitalisme. Ces trois strates qui perdurent dans toute l’histoire mondiale (ce sont des éléments de la Grammaire des civilisations) correspondent à peu près à un étagement qu’on trouve déjà dans l’analyse de Marx. Braudel n’est pas marxiste, certes, mais quiconque s’est mis, comme moi, à l’école de Marx, s’y sentira en terrain connu – du reste Braudel lui-même n’hésitait pas à reconnaître sa dette envers Marx.

Les trois étages

La société ou l’économie sont des mots trop vagues. Braudel propose de distinguer plusieurs étages ou plusieurs strates qui renvoient d’ailleurs à des temporalités différentes – Braudel est un penseur de l’hétérogénéité du temps historique.
La première strate est celle de la vie matérielle. C’est l’espace des hommes et des choses. Comprendre comment vivent les hommes, c’est en effet s’intéresser d’abord à la manière dont ils produisent les conditions matérielles de leur existence et, par là, leur vie elle-même, pour reprendre ici ce que dit Marx dans les premières pages de L’Idéologie Allemande.
C’est d’abord le rapport des hommes avec leur milieu et en premier lieu avec les conditions naturelles qu’ils trouvent toutes prêtes. On vit différemment selon que l’on peut cultiver le blé ou le riz … ou encore si on ne trouve aucune plante riche en protéines que l’on puisse domestiquer. On vit différemment si l’on trouve des animaux sauvages faciles à apprivoiser (les chevaux, les moutons, les ânes ou les aurochs pour en faire des vaches) ou que la nature se montre résolument hostile : on ne peut pas domestiquer le zèbre et l’hippopotame, riche source de protéines animales est rétif à l’élevage ![2]
Ce rapport élémentaire au milieu est le lieu de naissance de l’espace humain, pris généralement. On peut ici renvoyer au travail à la fois géographique et philosophique son Berque autour du concept d’écoumène, un concept forgé par le géographe grec Strabon. L’écoumène, c’est l’homme dans son milieu, un milieu qui n’est pas seulement la biosphère, mais aussi le milieu façonné par la technique et l’espace symbolique. L’histoire ne fait pas disparaître ce rapport fondamental : elle se stratifie au-dessus de lui, le réorganise, mais elle reste conditionnée par lui.
Au-dessus de ce premier espace, apparaît celui de l’échange. C’est là que naît la marchandise. Il faut, certes, se garder de faire de la marchandise une donnée anhistorique : le don rituel est plus ancien que l’échange marchandise contre marchandise et si le don exige le contre-don, la logique du don est entièrement antinomique à la logique marchande. L’essor de l’échange marchand est celui des villes, de cette institution presque universelle qu’est le marché. Mais ce sont aussi les colporteurs qui font circuler les marchandises ou encore ces marchés temporaires que sont les foires. Là encore, une fois apparue, cette strate d’échange perdure, même si elle est ensuite profondément transformée. Il faut aussi se garder de voir dans l’échange marchand le règne presque intemporel du « laissez-faire, laisser-aller » cher aux penseurs libéraux. Le marché est souvent très réglementé, les prix sont surveillés, l’entrée sur le marché est sévèrement réglementée par les pouvoirs politiques. Le « marché libre » archétypal dont parle la « science économique » ne prend son essor qu’à l’époque moderne et au prix d’une intervention violente des États.[3]
Le troisième étage est celui du capitalisme. Celui-ci se distingue de l’échange marchand. Le capitalisme naît de la puissance de petits groupes qui peuvent monopoliser le commerce lointain, réaliser de hauts profits spéculatifs et s’appuyer la puissance de l’État pour contrôler de vastes territoires du monde. Si les deux premiers étages sont dominés par les besoins de la vie, « par le travail de nos corps et l’œuvre de nos mains », comme dit Locke, le troisième étage, au rythme nerveux, est dominé par l’enrichissement, non pas l’enrichissement somptuaire des anciennes classes dominantes, mais l’enrichissement comme accumulation du capital – la chrématistique dirait Aristote.
Entre ces trois étages, les liens sont bien sûr des liens organiques. Chacun émerge du précédent (au sens de la théorie de l’émergence), c’est-à-dire qu’il prend ses racines sur le précédent, mais fait apparaître des nouveautés qui ne figurent pas dans les déterminations du niveau dont il est issu.

Production et marchandise

Commençons donc par le commencement : les hommes doivent produire leurs conditions matérielles d’existence et ainsi ils produisent leur vie matérielle elle-même. Cette phrase de Marx pourrait être de Braudel... En quoi consiste cette production ?
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent. (Marx : Capital I, Sect. III,7)
À ce premier stade, on considère l’homme comme un élément de la nature, une force naturelle parmi les autres. Mais c’est déjà une force formatrice : l’homme modèle la nature pour lui donner « une forme utile à sa vie ». Il y a une interaction entre l’homme et le milieu naturel, une interaction dans laquelle la nature humaine s’accomplit dans le processus d’humanisation de la nature. Le « procès de travail » dispose donc les éléments de la production dans un espace physique donné :
Voici les éléments simples dans lesquels le procès de travail se décompose : 1° activité personnelle de l’homme ou travail proprement dit ; 2° objet sur lequel l’homme agit ; 3° moyen par lequel il agit. La terre (et sous ce terme au point de vue économique, on comprend aussi l’eau), de même qu’elle fournit à l’homme, dès le début, des vivres tout préparés, est aussi l’objet universel de travail qui se trouve là sans son fait. Toutes les choses que le travail ne fait que détacher de leur connexion immédiate avec la terre sont des objets de travail de par la grâce de la nature. […] L’objet déjà filtré par un travail antérieur s’appelle matière première. […]
Il n’est pas possible de détacher l’homme de la nature. C’est elle qui fournit « l’objet universel de son travail ». La relation avec le milieu naturel conditionne tout le développement ultérieur. Et c’est encore vrai pour nous : aussi développés soient nos moyens techniques, ils ne peuvent faire abstraction de ces conditions naturelles de la vie humaine. C’est pourquoi d’ailleurs, aujourd’hui, à l’heure où l’économie semble se jouer dans l’espace virtuel des nouvelles technologies de la communication, la conquête de la surface de la planète reste décisive (voir les luttes pour l’appropriation des terres, en Afrique et ailleurs).
Le moyen de travail est une chose ou un ensemble de choses que l’homme interpose entre lui et l’objet de son travail comme conducteurs de son action. Il se sert des propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses pour les faire agir comme forces sur d’autres choses, conformément à son but. […] le travailleur s’empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi les choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle. […]
Voilà une première transformation : le procès de travail transforme le rapport de l’homme au milieu naturel. Il n’est plus un être vivant dans sa biosphère (son écologie), il est producteur et modifie ainsi sa stature. L’e            space dans lequel il déploie son activité est ainsi un espace « anthropisé », non plus l’espace déterminé par la taille de son corps et ses aptitudes physiques, mais l’espace déterminé par sa « stature technique ». Quand les hommes d’aujourd’hui peuvent commander l’action d’un robot sur la planète Mars, c’est que la planète Mars est incorporée d’une certaine manière à notre écoumène.
Dans le procès de travail, l’activité de l’homme effectue donc à l’aide de moyens de travail une modification voulue de son objet. Le procès s’éteint dans le produit, c'est-à-dire dans une valeur d’usage, une matière naturelle assimilée aux besoins humains par un changement de forme. Le travail en se combinant à son objet s’est matérialisé et la matière est travaillée. Ce qui était du mouvement chez le travailleur apparaît maintenant dans le produit comme une propriété en repos. L’ouvrier a tissé et le produit est un tissu. (Marx : Capital, I, Section III , 7)
Le résultat du procès de production peut ainsi être analysé d’un double point de vue :
1)                 la production produit une valeur d’usage (qu’il s’agisse d’un bien destiné à la consommation ou d’un bien destiné à l’usage) et sous cet angle seul importe l’usage.
2)                 La production est le processus par lequel le travail humain se matérialise : l’énergie dépensée par le travailleur se coagule dans une chose extérieure à lui et existant finalement indépendamment de lui.
Sous le premier aspect, il importe peu que le fruit soit un fruit sauvage ou le résultat du travail de l’arboriculteur : l’essentiel est qu’on le mange. Sous le second aspect, la différence devient essentielle : ce que la nature donne gracieusement sans qu’un effort soit requis est un bien (une richesse) sans valeur, alors que ce qui est produit par le travail humain a un statut ontologique radicalement différent. Vu de loin, vu d’un « ET » qui considère les choses abstraitement, il n’y a pas de raison de faire de différence entre la puissance des forces de la nature et la puissance naturelle du travail humain. Mais nous ne sommes pas des « ET » ! Et par conséquent, par le fait même que nous sommes, que nous devons produire nos conditions matérielles d’existence, nous ne pouvons pas considérer notre espace comme un espace naturel, comme l’espace du physicien qui en quelque sorte observe les phénomènes physiques de l’extérieur,, dans la position d’une extériorité radicale du sujet par rapport à l’objet. Nous faisons au contraire une différence fondamentale entre le donné et le produit et notre espace un espace structuré par notre investissement en énergie et en intelligence. Il est toujours défini par cette interaction entre subjectif et objectif, une interaction pratique qui se nomme travail. C’est pour cette raison, me semble-t-il, qu’on peut relier la position de Marx, le « matérialisme historique » si on tient à garder cette expression un peu équivoque, au concept d’écoumène de Berque.
Poursuivons notre réflexion en partant de la production. La production ne produit pas seulement des choses nécessaires à la vie. Elle produit aussi un certain type de rapports entre les individus. Nous le savons, l’homme à l’état de nature, vivant isolé, séparé des autres hommes, est une fiction des théoriciens modernes du droit naturel ou encore ce que Marx nomme une « robinsonnade », une fable dont le contenu est l’idéologie du « self made man ». La production est d’emblée sociale. Elle institue des rapports spécifiques entre les individus. Dans son ouvrage sur La chasse structurale, Gérard Mendel montre comment la chasse en commun l’organisation sociale et développe l’intelligence :
Ce rapport de production, c’est l’introduction d’une coopération d’un type nouveau parmi les mâles. La chasse collective n’est plus une simple addition d’individus (elle ne l’était déjà plus pour les loups ou pour les chiens sauvages […]) : elle associe, d’abord évidemment sur le mode le plus élémentaire qui soit, des  chasseurs opérant durant le processus même de la chasse une sorte de division du travail. C’est l’interrelation dynamique, mobile , organisée, de ces chasseurs durant la chasse qui caractérise le processus et non le point de vue de chaque chasseur. Là aussi s’opère un déplacement majeur : tel un joueur de football […], chaque chasseur prend en compte non pas sa propre individualité, mais le groupe et, du fait de la projection s’identifie à l’ensemble de la poursuite ou de la partie en cours.
(…] D’une minute à l’autre, selon les figures du jeu collectif de la chasse, chacun des chasseurs infléchira sa course, occupera une place nouvelle, jouera un rôle différent, permutera avec tel autre ou combinera son action avec lui ; il adapte ses gestes, sa conduite, à l’ensemble de la partie en cours […] La définition de chaque chasseur ne lui est plus donnée à partir de soi-même, dans une coïncidence de son acte et de l’effet de son acte, elle lui est maintenant donnée dans et par un système d’interrelations. A la limite je ne vaux plus que par cette interrelation : un phonème dans la chaîne phonologique, un pion blanc dans une partie de jeu de Dames ne sont rien par eux-mêmes, séparés de cette chaîne ou de cette partie.[4]
Le rapport de production ainsi produit est un rapport spatial de production (chacun de se représente la position et les mouvements possibles de chacun des autres). C’est donc la production d’un espace social : l’espace où sont disposés les chasseurs n’est plus un espace naturel, dans lequel les individus se trouveraient dans une position d’extériorité. C’est bien un espace structuré par les interactions entre les individus et donc un espace social au sens le plus précis du terme. Si nous faisons un pas en avant, nous pouvons voir le développement de la division du travail : quand l’agriculture apparaît au néolithique, il semble bien qu’elle soit d’abord le fait des femmes et l’espace social se structure encore différemment : les lieux de chasse éloignés du village et les lieux de culture proches des habitations. La division sexuelle du travail définit sans doute progressivement un espace propre à la famille qui devient une entité plus ou moins autonome.
Nous arrivons maintenant au point où se pose la question de la répartition des produits du travail commun. La répartition doit d’abord être communautaire et plus ou moins égalitaire – encore que ce dernier point soit sujet à caution. Tout donne à penser que les premières formes d’échange, soit sous forme de troc, soit en introduisant des denrées précieuses qui vont jouer le rôle de monnaie, interviennent pour les échanges entre groupes, entre communautés. C’est seulement après que l’échange marchand se développe à l’intérieur de chaque communauté.
L’échange marchand présuppose que les individus se fassent face comme des étrangers possesseurs de choses aliénables. Une telle situation, nous dit Marx, n’existe pas dans la « communauté naturelle », quelles que soient ses formes. Et donc :
L’échange des marchandises commence là où se terminent les communautés, à leur point de contact avec des communautés étrangères ou avec des membres de communautés étrangères. Mais une fois que certaines choses ont commencé d’être des marchandises à l’extérieur, elles le deviennent aussitôt par contre coup dans la vie intérieure des communautés.[5]
De cela, nous pouvons tirer une double conclusion :
1)                 là où il y a communauté, il n’y a pas échange marchand et là où il y a échange marchand, il n’y a pas de communauté. Si le communisme est la communauté humaine réalisée, il suppose que l’échange marchand se soit éteint – car évidemment on ne peut l’abolir d’un seul coup, par décret. C’est au fond ce que Marx dit quand il s’en prend aux socialistes allemands dans la Critique du programme de Gotha : dans la première phase du communisme, on reste dans le principe « à travail égal, salaire égal », on reste dans le « droit bourgeois », parce qu’on ne peut pas faire autrement, mais cela ne peut être l’objectif des communistes ! À l’inverse la vision du socialisme ou du communisme comme salariat généralisé – celle que l’on trouve dans la plupart des textes de propagande du socialisme de la vieille social-démocratie[6] – apparaît comme fondamentalement antinomique à la pensée de Marx.
2)                 l’échange marchand est le facteur le plus puissant de dissolution des communautés. Marx, qui ne chérit guère les communautés traditionnelles, parce que la liberté ne peut s’y déployer, ne se lamente pas. Il montre simplement comment se passe ce processus de dissolution et comment se généralise l’échange marchand. Mais en même temps, la communauté joue un double rôle stratégique dans la pensée de Marx :
a)                  la « communauté naturelle » permet de réfuter l’idée d’une naturalité des catégories de l’économie politique, c’est-à-dire finalement du mode de production capitaliste ;
b)                 la socialisation de la production à grande échelle, telle qu’elle s’effectue dans le cadre même du mode de production capitaliste permet de penser la possibilité d’une nouvelle communauté, d’une communauté libérée et des relations patriarcales antiques et de la soumission des hommes « à la puissance aveugle de leurs échanges ».

Échange marchand et formes de la conscience

Qu’il s’agisse de l’idéalité de l’espace kantien ou de la structure topologique de l’espace leibnizien (comme ensemble des relations entre les choses), nous sommes face à la même vision abstraite et anhistorique. Or, ce que nous voudrions montrer maintenant, c’est que cette conception même d’un espace abstrait ne pouvait être celle de nos chasseurs-cueilleurs de tout à l’heure, mais qu’elle ne pouvait émerger que la production revêt la forme marchandise. Ne pas séparer les formes de la conscience des formes de la vie, c’est-à-dire de la production des conditions matérielles d’existence et des formes sociales sous lesquelles elle s’effectue.[7]
Il nous faut pour cela reprendre dès le commencement l’analyse que Marx fait de la marchandise comme résultat d’un processus d’abstraction. La marchandise se présente sous une double forme : par sa forme physique, par ses qualités physiques, elle est une valeur d’usage, qui permet de satisfaire un besoin humain. Mais en tant que marchandise destinée à être vendue, elle possède une valeur d’échange ou valeur tout court.
Qu’est-ce que la valeur d’échange ? Il faut étudier la manière dont elle apparaît, non pas historiquement, encore que cette histoire soit du plus haut intérêt, mais logiquement. Si l’échange est réglé par l’équation suivante : « 1 quarter de blé = a quintal de fer », il faut supposer un troisième terme qui permet de rendre commensurables des choses qui n’ont ni propriétés physiques ni unités de mesure communes. Cette réduction des valeurs d’échange à leur commune mesure est un processus d’abstraction. Il faut retenir ce terme capital. En tant que valeur d’échange, la marchandise a perdu toute valeur d’usage et par conséquent toute qualité. Ce processus d’abstraction est aussi l’abstraction du travail déterminé qui produit les valeurs d’usage.
Marx montre que la forme-valeur n’apparaît comme forme indépendante que là où existe une marchandise qui puisse servir d’équivalent général. La généralisation du troc, de l’échange marchandise contre marchandise est tout simplement impossible et quand les propriétaires échangistes comparent les marchandises, c’est uniquement parce qu’ils peuvent les ramener à l’équivalent général.
La monnaie prend des formes très diverses. Mais Marx montre que la monnaie devait finir par se fixer sur les métaux précieux. L’or et l’argent ne sont pas monnaie par nature, mais la monnaie est par nature or et argent. La monnaie est une marchandise dont la forme phénoménale doit être adéquate à sa fonction : c’est en elle que se reflète la valeur de toutes les marchandises. Il faut donc que :
                    tous les échantillons de cette marchandise universelle « possèdent la même qualité uniforme » ;
                    elle doit pouvoir se différencier de manière purement quantitative ; être divisible à volonté et pouvoir se reconstituer.
Marx insiste sur le fait que la monnaie est une marchandise :
Ce que le procès d’échange confère à la marchandise qu’il transforme en monnaie n’est pas sa valeur, mais sa forme-valeur spécifique. (103)
Il polémique donc contre tous ceux qui veulent réduire la monnaie à un pur signe. En un sens, ce n’est pas faux, mais alors cela vaudrait pour toutes les marchandises, tant est-il que la marchandise n’est que l’enveloppe du travail humain dépensé pour la produire. Mais la monnaie n’est pas un produit arbitraire de la réflexion des hommes !
Arrêtons-nous sur la fin du chapitre II :
Une marchandise ne semble pas d’abord devenir monnaie parce que de tous côtés les autres marchandises exposent en elle leurs valeurs, ce sont elles inversement qui semblent universellement exposer leurs valeurs en elle parce qu’elle est monnaie. Le mouvement qui opère la médiation disparaît dans son propre résultat et ne laisse aucune trace. Sans qu’elles y soient pour rien, les marchandises trouvent leur propre figure de valeur déjà prête, comme un denrée matérielle existant en dehors d’elles et à côté d’elles. Dans leur simple appareil de choses sortant des entrailles de la terre, l’or et l’argent sont en même temps l’incarnation de tout travail humain. D’où la magie de l’argent. Le comportement purement atomistique des hommes dans leur procès de production social et, par suite, la figure de chose matérielle, échappant à leur contrôle, indépendante de leur activité individuelle consciente, que prennent les rapports sociaux de production, se manifestent d’abord dans le fait que les produits de leur travail prennent universellement la forme marchandise. L’énigme du fétiche argent n’est donc que celle du fétiche marchandise, devenu visible, crevant les yeux. (105-106)
Nous voyons encore une fois qu’en faisant apparaître la production sociale comme l’échange de valeurs entre les possesseurs de marchandises indépendants, isolés et étrangers les uns aux autres, du même la forme valeur masque aux yeux des agents la réalité de ces rapports sociaux.  La source de cette cécité est le « comportement atomistique » des hommes ! Du même coup on comprend que toute théorie qui part de ce « comportement atomistique » (par exemple toute l’économie politique et singulièrement l’économie néoclassique » ne peut qu’être aveugle à cette réalité, aveugle à la manière dont les hommes en produisant leurs conditions matérielles d’existence en sont venus à produire la « réalité économique ».
Si nous comprenons le caractère d’abstraction (Abstraktheit dit Sohn-Rethel) de la forme-marchandise, il nous faut ensuite comprendre par quelles médiations se produisent des nouvelles formes de la conscience.
La première de ces médiations réside dans la compréhension du fait que la forme marchandise développée Le travail intellectuel indépendant est devenu une nécessité sociale. Dans la production marchande, le caractère social du travail est masqué par le fait que les marchandises apparaissent comme les produits des travaux privés. D’où le caractère mystérieux de la marchandise :
Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global comme un rapport existant en dehors d’eux, entre les objets. C’est ce quiproquo qui fait que les produits du travail deviennent des marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des choses sociales.[8]
Ce faisant, Marx sort complètement du cadre imposé de l’économie politique classique. Celle-ci part de la marchandise, de la détermination des valeurs (ou plutôt des prix) et considère que c’est là réalité première, la seule réalité objective.
Ce qui l’intéresse, c’est autre chose, c’est la spécificité des modes sous lesquelles les choses sociales nous sont données comme telles :
Tandis que la forme-marchandise et le rapport de valeur des produits du travail n’ont rien à voir ni avec sa nature physique ni avec les relations matérielles qui en résultent. C’est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui prend ici la forme fantasmagorique d’un rapport entre choses.[9]
Autrement dit, il n’y a aucun rapport entre la nature physique et la forme sous laquelle apparaît la marchandise. Dans la perception visuelle, il y a bien un rapport physique direct entre la chose et ce que le sujet perçoit comme étant l’essence de la chose, même si la chose dans son essence n’est pas ce que j’en perçois. Or il n’en est rien dans le monde de l’économie politique. Le monde de l’économie politique est même décrit comme un monde « phantasmagorique », mais c’est cette phantasmagorie à laquelle les hommes sont assujettis quand la richesse sociale apparaît comme une immense accumulation de marchandises. Ce que propose Marx, c’est bien une critique de l’économie, c’est-à-dire une critique du monde phantasmagorique. Il y a bien une base matérielle : c’est la production, c’est-à-dire l’activité des individus vivants qui nouent entre eux des relations sociales, mais cette activité n’es matérielle que parce qu’elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance personnelle, subjective.
Ce qu’il faut donc comprendre à partir de là, c’est bien comment s’articulent les formes de la pensée qui renvoient aux fonctions de socialisation. L’exemple de la naissance de la philosophie nous aidera à comprendre ce dont il s’agit. La philosophie naît en gros au VIe siècle (avec Héraclite, Pythagore ou Parménide). Cela coïncide avec une époque où s’accélère le développement du commerce en mer Égée, un développement de l’activité  productive destinée à la vente et d’une classe de marchands, en même temps d’ailleurs qu’un recours croissant au travail servile. La première monnaie frappée l’est en Lydie au VIIe siècle et la circulation monétaire va stimuler les échanges commerciaux. Ce phénomène est si important qu’on en trouve la trace dans les inquiétudes de la plupart des philosophes, d’Héraclite à Platon, qui voient dans l’accumulation de la richesse monnayée quelque chose qui menace la communauté des citoyens. Peut-on en conclure qu’il y a un rapport de cause à effet entre le développement de cet espace commercial en mer Égée et au-delà et la naissance de la philosophie et de la science grecques ? Évidemment non ! En revanche on peut établir que les catégories qui sont mises en œuvre dans la pensée philosophique et scientifique grecque découlent de l’abstraction-marchandise.
Si on admet comme Marx que la marchandise est une chose qui tombe et ne tombe pas sous le sens, c’est-à-dire qu’elle est d’une part une chose du monde des choses, mais en même qu’elle est de nature conceptuelle nous avons bien affaire à quelque chose de profondément nouveau par rapport à la métaphysique traditionnelle qui apparaît bien comme une « fausse conscience ». Quelle est la clé de ce problème ? Pour Marx, c’est l’échange équivalent contre équivalent. Comprendre clairement ce qui se passe demanderait qu’on suive la genèse de la forme-valeur universelle des marchandises, l’argent. Cette forme est contenue dans le rapport de valeur des marchandises sous sa forme la plus simple et la plus inapparente. La forme n’est pas l’apparence. Elle n’est pas ce qui apparaît extérieurement, et éventuellement de manière trompeuse pour s’opposer au contenu. Marx pense la forme comme ce qui manifeste l’essence.
Ces précautions étant posées, voyons comme se déploie le mouvement de la forme-valeur. Elle commence sous sa forme la simple, « singulière et contingente » :
            X marchandise A = y marchandise B ou X marchandise A vaut y marchandise B
En cette forme simple, nous dit Marx, réside le secret de toute valeur. On pourrait se contenter d’y voir l’échange comme troc. Mais Marx refuse cette façon simpliste de voir.  Comme Hegel, dans l’identité, il voit le développement, c’est-à-dire la non-identité. En effet, les deux marchandises jouent ici deux rôles différents. La marchandise A se mesure dans la marchandise B. la marchandise A est sous la « forme-valeur relative » et la marchandise B sous la « forme-équivalent ». C’est ce qui nous conduit de la forme marchandise à la forme valeur. Marx souligne la différence essentielle entre l’échange immédiat des produits et la circulation des marchandises. L’échange des marchandises brise les limites individuelles et locales de l’échange immédiat des produits et développe le métabolisme du travail humain. (cf. 127)
Que se passe-t-il dans l’échange : des choses essentiellement différentes sont mises en équivalence. Les caractères physiques des marchandises ont disparu en tant que propres à la marchandise ; ils n’en sont plus que la forme phénoménale alors la substance se résume maintenant à une pure quantité. Quels que soient ses déplacements dans l’espace et dans le temps, la marchandise est censée perdurer dans sa valeur, qui est maintenant figée sous la forme de son équivalent en argent. Il s’est donc passé quelque chose d’important. Comme le dit Alfred Sohn-Rethel :
Pour résumer ces différents aspects, on dira que l’activité d’échange est déterminée comme un changement de lieu dans le temps, de substances qui au cours de ce changement de lieu ne subissent aucun changement matériel, et entre lesquelles il n’y a d’autres différences que quantitative. C’est cette déterminité purement quantitative qui donne à l’espace et au temps homogènes leur continuité caractéristique.[10]
La marchandise n’est telle que si elle passe de main en main, la toile passe de producteur de toile à celui qui a besoin de la toile, mais dans ce passage quelque chose demeure, la valeur de la toile. Sous ses transformations incessantes, la valeur apparaît comme l’invariant. Le monde phénoménal avec ses différences qualitatives permet progressivement toute réalité au profit de la pure quantité. Que dans un tel monde la géométrie cesse d’être la mesure des champs ou de la longueur des routes pour devenir une géométrie abstraite, celle de l’espace euclidien, ce n’est nullement par hasard. Pour inventer cet espace abstrait et homogène, il fallait que des catégories nouvelles, celle de l’abstraction équivalent soient déjà apparues dans la vie réelle. C’est delà que pourra naître beaucoup plus tard la science moderne de la nature. Comme le dit encore Sohn-Rethel :
À l’époque moderne, une connaissance théorétique de la nature devenait une nécessité sociale pour la production elle-même. Parmi les éléments de son élaboration, on trouve la définition galiléenne du principe d’inertie, formulé dans des termes qui sont ceux du schéma du mouvement de l’abstraction-échange. Ce schéma devint ainsi à nouveau le matériau de la connaissance conceptuelle de la nature, cette fois-ci pour la construction hypothétique de phénomènes naturels tels que le « mouvement combiné ». La nature, au sens de la mécanique classique, tout comme celle de la cosmologie antique, peut être caractérisée comme une nature sous forme de marchandise.[11]
Conclusion provisoire : le mouvement qui conduit à l’extension de la circulation des marchandises, conduit non seulement à la création d’un espace politico-économique mais aussi à l’apparition des catégories mentales nécessaires à la fois à l’abstraction de l’échange-équivalent et à la construction d’une théorie de l’espace abstrait qui servira d’édifice à la géométrie et à la science moderne.

L’espace du capitalisme

Il reste que l’échange marchand simple nécessite une circulation des marchandises dans l’espace concret des hommes : pour vendre sa laine, l’éleveur champenois va rendre à la foire où il pourrait la vendre à un marchand florentin qui devra l’acheminer jusqu’à Florence pour y être filée et tissée. Le passage de la circulation des marchandises à la circulation du capital fait apparaître un nouvel espace entièrement indépendant de l’espace où circulent les marchandises en tant qu’elles sont des choses. Quand notre producteur de laine de tout à l’heure au lieu de recevoir des pièces d’or (des florins!) sera payé par un billet, c’est-à-dire par le signe de l’or, ce billet, il pourra le convertir en or auprès d’un correspondant de la banque de notre marchand florentin ou encore s’en servir pour régler ses achats. Dès lors s’inaugure autre chose, un autre genre d’espace. Tout à l’heure la valeur ne pouvait exister indépendamment sa forme phénoménale, l’esprit de la marchandise avait besoin d’un corps, une chose-marchandise présente « en chair et en os », que cette marchandise soit un ballot de laine ou une pièce d’or. Maintenant les signes de la marchandise peuvent circuler indépendamment de la marchandise elle-même. Ce papier qui passe de main en main circule dans une autre sphère que celle de la circulation des marchandises. Remarquons d’ailleurs que le circuit de l’argent quand il fonctionne comme capital est un circuit inverse de celui des marchandises... On va donc bientôt acheter et vendre ce papier, des ordres d’achat, des options de vente, qui auront leur propre marché. C’est sur ce marché, celui de la spéculation, c’est-à-dire du calcul et de l’anticipation que va se développer le capital.
Comme dans Le marchand de Venise de Shakespeare, on peut emprunter de l’argent dont l’intérêt se payé par l’hypothétique vente d’une cargaison de marchandises venant d’Espagne ou de Gênes. Et comme le bateau peut couler, que les pirates peuvent l’attaquer, etc., il faut assurer le risque. Shylock demandait sa livre de chair ! Nous arrivons ainsi à la troisième strate de Braudel et à l’apparition de cet espace des signes, de cet espace virtuel auquel les moyens de communication électroniques vont donner toute son extension.

Conclusion

Résumons.
                    Au premier étage, celui de la production matérielle, nous avons l’espace concret, centré sur les sujets, l’espace écouménal, celui de l’homme en interaction  avec son milieu. C’est un espace qualitatif où l’homme trouve sa propre marque.
                    Au deuxième étage, celui de l’échange marchand, les hommes ne se rencontrent plus qu’à titre de possesseurs de marchandises, et l’espace des choses n’est plus que la manifestation phénoménale d’un espace abstrait, celui des mathématiques et bientôt celui des sciences modernes de la nature.
                    Enfin, au troisième étage, nous avons l’espace de la circulation du capital, un espace virtuel, et comme tel un espace de possibles illimités, celui d’un monde qui ne connaît plus ni distances, ni frontières, celui où le temps même semble s’abolir dans ce qu’on appelle le « temps réel ».
Ces trois étages ne sont pas indépendants les uns des autres, ils sont plutôt imbriqués et présupposent le premier, celui de la production matérielle. La pure circulation virtuelle, celle du capital, nourrit l’illusion d’une richesse créée par la circulation de la valeur, mais que le processus s’interrompe, que se déclenche la crise, il faut revenir sur terre, sur le sol originaire de la vie.


[1]Éditions Armand Colin, réédité en Livre De Poche, 3 volumes. On trouvera une présentation de ce travail par Braudel lui-même dans La dynamique du capitalisme, Flammarion, collection « Champs »
[2]Sur ce sujet, voir Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés ; essai sur l’homme et l’environnement, Gallimard, « Folio »
[3]Voir Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, collection « Tel ».
[4]G. Mendel, La chasse structurale, Payot, 1977
[5]K. Marx, Capital, livre I, section I, chapitre II. Traduction JP Lefebvre, PUF, « Quadrige », p.100
[6]Voir : Marc Angenot, L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale. PUF, 1993, collection « Pratiques théoriques ».
[7]Dans tout le développement qui suit, je m’inspire des réflexions d’Alfred Sohn-Rethel dans La pensée-marchandise, éditions du Croquant, 2010
[8]Capital, I, op. cit. p. 82-83
[9]Ibid.
[10]A. Sohn-Rethel, op. cit. p. 60
[11]A. Sohn-Rethel, op.cit. p. 69

dimanche 23 février 2014

Marx et la philosophie anglaise du XVIIe siècle

Nominalisme et matérialisme

Publié sur Philosophie et politique (http://denis-collin.viabloga.com) dans la rubrique Marx, Marxisme
Par Denis Collin, le Dimanche 23 Février 2014, 14:58 - aucun commentaire - Lu 2986 fois
Le matérialisme de Marx, pour autant que l’on puisse parler véritablement de matérialisme, n’est à proprement parler qu’un nominalisme. Cette inspiration nominaliste parcourt les textes de jeunesse, de la Critique du droit politique hégélien à l’Idéologie Allemande. Peut-on attribuer à Marx une inspiration nominaliste n'est-ce pas un jugement extérieur qui fait fi de l'histoire réelle de la pensée marxienne ? Après tout rien n'indique que Marx ait lu la Somme logique ni qu'il se soit intéressé à Duns Scot, bien qu'il le cite parmi les précurseurs du matérialisme[1]. Sa connaissance du nominalisme médiéval n'est donc qu'une connaissance indirecte, qui lui vient par l'intermédiaire des philosophes anglais. C'est donc un nominalisme qui a déjà subi de nombreuses transformations que Marx va trouver «prédigéré» dans la philosophie anglaise.
On sait le rôle que jouèrent les philosophes originaires des Îles Britanniques dans le développement du nominalisme. Guillaume d’Occam en est le représentant le plus illustre. Mais il est loin d'être un cas isolé. Le nominalisme occamien a eu des «effets anti-spéculatifs» nombreux et puissants et le tour particulier de la philosophie anglo-saxonne jusqu'à nos jours – le poids dominant de l'empirisme, du pragmatisme, de la philosophie du langage face à la métaphysique et à la spéculation systématiques continentales – peut sans doute trouver dans cette philosophie médiévale ses fondements théoriques sinon son explication.
Hobbes est surtout connu pour sa philosophie politique. Mais cette philosophie politique serait incompréhensible si on oubliait l'atomisme ou la conception matérialiste de l'esprit de l'humain. Or la démarche de Hobbes commence par un rejet radical de l'héritage métaphysique de l’École, accusée de parler pour ne rien dire la plupart du temps. Les essences sont déclarées inopérantes. A leur place on trouve les corps et l'action réciproque du mouvement de la matière. Il n'y a pas de substance incorporelle puisque ce serait alors supposer des « corps incorporels », contradiction dans les termes. Conformément à sa doctrine matérialiste, Hobbes définit les noms comme conventions humaines et nie l'existence des universaux :
there being nothing in the world Universall but the Names ; for the things named are every one of them Individuall and Singular.[2]
De là, il développe sa théorie du langage qui, cependant, se tient quant aux définitions au plus près de l'enseignement d'Aristote. Marx connaît Hobbes. Il l'a lu et le place parmi ceux qui les premiers ont considéré l'État « avec des yeux humains ». Dans la Sainte Famille, Hobbes est désigné comme représentant du matérialisme anglais anti-cartésien, poursuivant le combat de Gassendi contre Descartes et porteur de la tradition atomiste de Démocrite et Epicure.[3]
La référence à Hobbes ne s'arrête cependant pas à un point d'histoire de la philosophie. La doctrine politique de Hobbes, dans la mesure où elle démystifie l'État et place le peuple, ce puer robustus sed malitiosus, comme véritable sujet, correspond à la pensée de Marx telle qu'elle s'élabore dès la critique du droit politique hégélien. Dans l’Idéologie Allemande, c'est Hobbes qui est appelé à la rescousse contre l'idéalisme jeune-hégélien : Hobbes est un de ceux qui s'occupent de « l'histoire réelle » et non de l’histoire rêvée par la Critique et l'histoire réelle est celle dans laquelle le droit n'est rien sans la force. Quand dans le chapitre X du livre I du Capital (édition française de J.Roy) Marx oppose le droit absolu du capitaliste à exploiter son ouvrier et le droit absolu de l'ouvrier à défendre sa propre vie contre le capitaliste, on se trouve en présence de formulations dont l'origine hobbesienne n'est guère douteuse. Mais au-delà de la philosophie politique proprement dite, la tradition hobbesienne persistera, ne serait-ce qu'à l'état de traces dans toute la pensée de Marx. Le recours à l’expérience et à l’histoire réelle contre la spéculation métaphysique, le rejet des «substances immatérielles», le véritable isomorphisme établi par Hobbes entre les catégories de l'entendement et celles du calcul économique, autant de thèmes que Marx partage avec Hobbes et qui figurent dans son arsenal anti-hégélien. Si on accepte l'idée que l'atomisme n'est pas seulement chez Marx l'objet d'une étude universitaire de jeunesse, mais bien une des composantes essentielles de sa pensée, on peut comprendre les effets de renforcement réciproque qu'a pu produire la fréquentation d'auteurs anglais chez qui cette tradition hobbesienne était fort vivace. La métaphysique, la théorie de la connaissance et la théorie politique sont étroitement liées : Marx montre – comme nous le verrons plus loin – que Epicure est le premier penseur à poser l'État comme contrat et c'est bien à partir d'une physique atomistique que Hobbes fonde sa théorie du contrat.
Il faut cependant préciser que Marx n'en reste pas à Hobbes ; au contraire il refuse nettement d'assigner aux individus une nature éternelle qui fait de la guerre de chacun contre chacun une fatalité, puisque pour lui les individus disposent de potentialités qui leur permettent collectivement de s'émanciper de la soumission à l'état de nature en échappant, par le développement des forces productives au manque originel vis à vis des besoins vitaux et ce sans se soumettre à la domination absolue d'un souverain. Chez Hobbes, le désir est illimité et Marx partage, à certains égards, ce point de vue : l’homme civilisé, c’est l’homme « riche en besoins ». Avec Hobbes, il partage encore l’idée du rôle de la violence dans l’histoire, une violence qui n’est pas l’irruption de l’irrationalité, comme l’ont dit tous les philosophes idéalistes, mais découle au contraire très rationnellement des rapports fondamentaux que les individus nouent entre eux. Pourtant, contrairement à ce que certains analystes ont pu croire, Marx ne fait pas l’apologie de la violence[4] : constater ce qui est, ce n’est pas transformer ce qui est en valeur. Ainsi, les conséquences politiques qui doivent être tirées d’une analyse située dans la tradition de Machiavel et Hobbes en sont-elles radicalement opposées. Pour Hobbes, le caractère illimité du désir rend nécessaire l’abandon du droit de nature et la soumission au Souverain. Marx, au contraire, croit que les besoins illimités peuvent être satisfaits ou tendre à être satisfaits dans une organisation sociale des producteurs eux-mêmes, rationalisant leurs échanges avec la nature. Son « optimisme » le rend plus proche sur ce plan de Rousseau que de Hobbes, même si Rousseau lui-même devait trouver chez Hobbes un des éléments fondamentaux de la réflexion du Contrat Social.
Dans le résumé de l'histoire du matérialisme[5] que fait Marx dans la Sainte Famille, Locke est présenté comme celui qui « démontre la justesse du principe de Bacon et Hobbes ». Or Locke, en développant l'empirisme et le sensualisme de Hobbes, reprend également le refus des substances universelles. A la théorie aristotélicienne ou scolastique des essences, Locke substitue une théorie corpusculaire qui a sa source chez Gassendi. L'agnosticisme atomiste de Locke s'accompagne d'une théorie du langage qui conçoit les mots comme des conventions, dans la ligne de Hobbes, mais en allant peut-être loin que ce dernier.
Les références de Marx à Locke sont nombreuses et la critique de Locke par Marx pourrait faire à elle seule l'objet d'une étude entière. Comme pour Hobbes, la lecture de Locke par Marx est effectuée sur une double plan : d'une part sur le plan de la philosophie première (ontologie et théorie de la connaissance), d'autre part sur le plan de la philosophie politique et de l'économie politique. Marx ne s'en tient pas à une théorie sensualiste de la connaissance et le conventionnalisme de Locke en ce qui concerne la théorie du langage n'est pas dans le champ de sa réflexion. Cependant dans un premier temps, la philosophie de Locke, en tant qu'un des pères fondateurs des Lumières et comme tel rattaché au matérialisme en général, sera utilisée comme arme anti-hégélienne. C'est bien de cette utilisation qu'il s'agit dans la Sainte Famille. La destruction des illusions spéculatives et la naissance d'un regard réaliste et impitoyable sur l'organisation sociale : c'est cela qui intéresse d'abord Marx et c'est par rapport à cela qu'il détermine l'importance de telle ou telle pensée. Il y a même, dans la Sainte Famille une manière très téléologique de penser l'histoire de la philosophie. Ainsi ici :
Quant à la tendance socialiste du matérialisme, l'apologie des vices de Mandeville, un des premiers disciples anglais de Locke, en est bien significative. L'auteur démontre que les vices sont indispensables et utiles dans la société présente. Ce n'était nullement une apologie de cette société.[6]
Les doctrines passées sont évaluées à l'aune de la doctrine socialiste en train de s'élaborer, ce qui peut conduire à reprocher à Marx une vision assez téléologique de l’histoire de la pensée.
Le second aspect de la lecture de Locke effectuée par Marx concerne plus directement l'économie politique et la politique. Sous sa plume, le rôle de Hobbes, Locke et Hume, ces « gens universellement cultivés », est régulièrement évoqué, car ces trois noms figurent parmi les fondateurs de l'économie politique moderne. Ce n'est évidemment pas sans rapport avec leur philosophie : leur empirisme, leur conscience des limites de la connaissance et leur critique de la métaphysique scolastique et de la philosophie purement spéculative les conduisent à accorder une importance majeure aux phénomènes sociaux, aux relations économiques et aux questions politiques. C'est donc une sorte de « matérialisme pratique » qui intéresse Marx ici. Schumpeter, dans son Histoire de l'analyse économique[7] souligne, à la suite de Marx, l'importance de la philosophie empiriste et sensualiste dans la naissance de la théorie économique classique. Schumpeter ajoute un point fondamental : Dans le Léviathan, Hobbes montre que les individus sont à peu près égaux tant par leurs aptitudes physiques que par leurs facultés mentales. Par conséquent, l'égalité complète peut devenir une hypothèse acceptable. Il fonde ainsi ce que Schumpeter appelle un principe « d'égalitarisme analytique » opposé à l'égalitarisme normatif chrétien. Pour Schumpeter ce principe est à la base de toute l'analyse classique[8], passant de Hobbes à Locke et de Locke à Smith.
Analysant  aussi bien Of Government que plusieurs écrits proprement économiques de Locke, Marx conclut :
Cette conception de Locke est d'autant plus importante  qu'elle est l'expression classique des idées de la société bourgeoise en matière de droit, par opposition à la société féodale et que la philosophie de Locke a servi en outre de base à toutes les idées de l'ensemble de l'économie politique anglaise ultérieure.[9]
Cependant ce n'est pas le seul aspect qui intéresse Marx. A bien des égards, Locke peut être considéré comme l'anti-Hobbes. Contre l'État-Léviathan, le contrat chez Locke est lié à l'idée d'un État qui ne soit qu'un instrument des individus ; la théorie du , dans sa pureté originelle, n'est pas si éloignée qu'on pourrait le croire de l'idée marxienne du dépérissement de l'État. Chez Hegel, Marx avait critiqué l'État organique, l'État-personne qu'on trouve sous une autre forme dans le Léviathan de Hobbes. La doctrine du contrat du , fondée sur une analyse strictement nominaliste, permet à l'inverse de fonder la théorie de l'association que Marx esquisse à plusieurs reprises – même si on ne trouve pas d'ouvrage général et systématique sur ce sujet.[10] Contentons-nous ici de souligner les imbrications et les correspondances étroites entre la réflexion de Marx et les préoccupations d'une philosophie anglaise souvent éclipsée par la métaphysique allemande.
Les rapports de Marx avec la philosophie anglaise (et pas seulement l'économique politique) sont donc loin d'être négligeables. Dans le dispositif qui nourrit le matérialisme de Marx, les Anglais, Hobbes et Locke d'abord, occupent une place de choix, comme plus tard leurs héritiers économistes occuperont l'essentiel des réflexions et du travail de Marx.
Il faut cependant noter ceci : Marx n'accorde pas d’importance immédiate au sensualisme ou à l'empirisme des Anglais en tant que tels ; il ne les approuve ni ne les critique sur ce point. On ne trouvera pas de trace dans l'œuvre de Marx d'une théorie sensualiste de la connaissance. Ce n'est pas leur théorie de la connaissance en elle-même qui l'intéresse mais en quoi leur philosophie (cette théorie de la connaissance y compris) peut être une arme critique contre la philosophie spéculative et contre les illusions sociales. L'empirisme et le sensualisme ne sont vus que comme des stades intermédiaires qui conduisent à bouleverser l'objet même de la pensée philosophique, à la «ramener sur terre». Lénine procédera exactement à l'inverse dans Matérialisme et empiriocriticisme puisque dans cet ouvrage il s'agit de démontrer que le marxisme est inséparable d'une théorie sensualiste de la connaissance ; ce point de vue qui est assez représentatif des recherches de la philosophie marxiste révèle bien le fossé qui la sépare des préoccupations de Marx lui-même[11].


[1] Mais il ne s’agit peut-être que d’une citation de seconde main (voir note page 50).
[2] Thomas Hobbes Leviathan (Of Man - I, chap IV)
[3] Voir La Sainte Famille – Pléiade, Œuvres 3 page 566
[4] Hannah Arendt écrit ainsi : « La glorification par Marx de la violence contient donc le reniement le plus exprès du logoV, de la parole, la forme de commerce diamétralement opposée et traditionnellement la plus humaine. La théorie marxiste des superstructures idéologiques repose en fin de compte sur l’hostilité antitraditionnelle de son auteur à la parole et sur la glorification concomitante de la violence. » (La tradition et l’âge moderne  in La crise de la culture - Gallimard réédition Folio page 35)
[5] Cette histoire du matérialisme n'est pas l'œuvre propre Marx mais un résumé du livre de Charles Renouvier, Manuel de Philosophie moderne. Olivier Bloch a consacré à ce sujet un article dans «La Pensée» (1977). Sur le problème plus général des liens entre Marx et la tradition matérialiste moderne, voir aussi Marx et le Baron d'Holbach de Denis Lecompte (PUF 1983)
[6] La Sainte Famille, op.cit p. 572
[7] Joseph A. Schumpeter : Histoire de l'analyse économique - Nrf Gallimard 1983 (3 tomes)
[8] J.A. Schumpeter - op.cit tome 2 page 176
[9] Marx : Théories sur la plus-value, Éditions Sociales, 1974 tome 1 p. 429 - C'est nous qui soulignons.
[10] Sur le thème de l'association chez Marx, voir Claude Berger : Marx, l'association, l'anti-Lénine (Petite collection Payot - 1974) - Sur le contrat : l'étude de Jacques Bidet : Théorie de la modernité (PUF) - Notons en ce qui concerne les liens entre  au sens ancien et socialisme, ceux qui sont désignés comme libéraux aux États-Unis sont souvent porteurs d'aspirations socialistes, ce que Hayek ne manque pas de fustiger.
[11] Lénine écrit : « La matérialisme consiste à reconnaître l’existence des ‘choses en soi’ ou en dehors de l’esprit ; les idées et les sensations sont pour lui, des copies ou des reflets des choses. » (Matérialisme & empiriocriticisme - Éditions du Progrès 1970 page 17). La première partie de cette affirmation n’est pas plus matérialiste qu’idéaliste puisqu’elle pourrait fort bien être acceptée par un réaliste platonicien qui croit que les « idées en soi » existent en dehors de l’esprit humain. Quand à la seconde partie, si elle est caractéristique du matérialisme, alors Marx n’est pas matérialiste car il ne dit jamais que le les idées sont les copies des choses. Il distingue en effet très soigneusement la manière dont l’entendement reflète spontanément l’apparence phénoménale des choses des choses elles-mêmes qui ne peuvent être pensées que par le travail de la science, à travers le « procès de connaissance ». Au terme de ce travail, la méthode d’exposition permet au contraire de faire croire en l’identité du procès de connaissance et du procès réel, bref de faire d’une certaine manière que les choses soient la copie des idées, mais Marx précise immédiatement que c’est une illusion résultant du travail bien fait !  

samedi 1 février 2014

Les hommes habitent-ils le même espace ?



si nous prenons le verbe habiter dans un sens très lâche, il va de soi que les hommes habitent le même espace : être localisé, c’est le propre de tous les êtres, au moins les êtres tangibles qui constituent la réalité matérielle. Être localisé, c’est avoir des coordonnées spatiales (ou spatio-temporelles), coordonnées que l’on peut définir à partir d’un repère convenablement choisi. C’est aussi être localisé l’un par rapport à l’autre : si mon voisin est voisin, c’est bien parce que nous sommes dans le même espace qui constitue alors le rapport de l’un à l’autre.
On peut cependant prendre le verbe habiter dans le sens plus précis du terme : habiter, c’est avoir son habitus, sa demeure habituelle et, donc, entretenir un certain type de rapports permanents avec les êtres et les choses environnantes. L’habiter renverrait alors un espace familier dont on voit clairement qu’il n’est pas le même pour tous, mais possède des structures particulières, déterminées dans chaque cas. Il n’y aurait alors pas un espace commun mais des espaces qui sépareraient les hommes.
Enfin, on peut s’interroger sur le même ! Si Paul et Pierre portent la même cravate, cela peut s’entendre de deux manières : soit Paul prête sa cravate à Pierre qui porte donc la cravate de Paul ; soit Paul et Pierre portent des cravates identiques. On pourrait alors se demander si les hommes habitent un espace commun ou des espaces différents mais semblables quant à leur structure.

1) Les hommes habitent tous le même espace, car il n’y a qu’un espace habitable par les hommes

Si nous partons d’une conception objective de l’espace, il n’y a qu’un seul espace et on ne voit pas bien où les hommes pourraient habiter ailleurs que dans cet espace. Si en géométrie, nous dessinons deux volumes distincts, ils occupent chacun une position de l’espace, ils forment un découpage de l’espace, mais ce qui est présupposé, c’est qu’ils appartiennent bien au même espace. S’ils appartenaient à deux espaces différents, ils n’auraient rien de commun et ne pourraient être représentés sur la même feuille de dessin.
Même si nous imaginons que des hommes vivent dans une station orbitale, ils habiteraient non pas sur Terre, mais dans l’espace, mais ce serait pourtant dans le même espace du point de vue tant physique que mathématique. Chacun aurait une perception différente de l’espace, chacun aurait des dispositions particulières, des possibilités ouvertes différentes, mais toutes pourraient être situées à partir des mêmes repères. Il y a un espace commun au sens où nous pouvons mesurer les distances entre les lieux. Habiter à Paris ou à Rouen, c’est habiter dans le même espace, puisque nous connaissons la distance entre Paris et Rouen et que nous pouvons envisager les moyens nécessaires pour passer d’un lieu à l’autre. Il en irait de même si une colonie humaine était établie sur mars ou ailleurs dans la galaxie. L’impossibilité physique (à horizon humain prévisible) que nous ne puissions pas habiter d’autres planètes, voire des exoplanètes, ne modifie en rien le concept d’espace dans lequel nous pouvons nous situer au moins par une expérience de pensée.
Délaissons maintenant l’espace de la physique et ses représentations mathématiques et revenons sur Terre. Les humains habitent la Terre, celle-ci est comme le dit Husserl le sol originaire, l’archè-Terre. Notre  sol originaire est la planète et, sous l’angle le plus général, nous l’habitons tous en semblable façon : nous nous tenons debout, notre regard se porte jusqu’à l’horizon, notre appréhension perceptive de l’espace dans lequel nous visons est la même – déterminée par nos caractéristiques physiques (physiologie du cerveau, etc.). Comme nous constituons l’espace à partir de ce sol originaire, cette Terre qui ne se meut pas, pour reprendre encore l’expression paradoxale de Husserl, si nous ne percevons pas tous l’espace qui nous environne de la même manière, si l’espace de celui qui vit dans une tour d’une ville ultra-moderne et celui du chasseur-cueilleur sont apparemment bien différents, nous pouvons admettre néanmoins que nos deux personnages perçoivent le même espace ou au moins des espaces fondamentalement identiques. Si nous admettons la thèse de la diffusion de l’homo sapiens à partir d’une origine africaine unique (thèse dite de l’Ève africaine), les hommes habitent bien la Terre, des régions tropicales jusqu’aux régions arctiques, des déserts des Touaregs au « Croissant fertile » ou aux rizières de l’Asie. Même si nous faisons remonter un peu plus haut l’origine de l’humanité, entre -2 millions d’années et -1 million d’années, cela ne change rien. Le genre « homo », quelque soit son point de départ, peuple la Terre, la parcours (à pied!), s’y établi et transforme son environnement – il passe d’une sommaire cabane à l’igloo – et ne semble lien à aucun terroir en particulier.
En dehors de cet espace au moins virtuellement habitable par les hommes, il n’y a rien, sauf peut-être un espace habité par les dieux, un espace hors de l’espace, un espace où loger les saints et un autre pour l’enfer... Mais ces suppositions excèdent de loin ce que la raison peut penser.

2) Qu’il existe cependant une pluralité d’espaces

On pourrait penser cette unicité de l’espace comme l’espace de l’hominisation. La station verticale, la vue binoculaire particulièrement précise, les mains dégagées des tâches de la locomotion et devenues le premier outil de l’homme, la disposition générale du corps, tous ces traits propres au genre humain – traits historiquement apparus au terme d’un long processus – permettent d’expliquer pourquoi les hommes vivent bien dans le même espace. Les chauves-souris, les dauphins ou les chiens ont sans doute une perception de l’espace radicalement différente de la nôtre, mais contrairement à ce qu’affirmait Montaigne, les différences d’homme à homme sont minimes et presque négligeables par comparaison avec le fossé qui sépare les hommes des bêtes.
Car l’homme ne contente pas d’une perception de l’espace adaptée à sa morphologie et aux dispositions de son corps et de son cerveau, il développe son esprit dans une interaction permanente avec son milieu. On peut même dire que l’esprit humain a son lieu propre dans cette interaction ainsi que le soutient Tetsuya Kono en prolongeant la réflexion ouverte par Gibbson avec sa théorie des « affordances ». L’environnement est d’abord perçu en fonction des possibilités d’action qu’il offre et du même coup nos conceptions de l’espace se modifient avec ces possibilités d’action et en résultat des actions réalisées. Pour parler comme André Leroi-Gourhan, l’hominisation ouvre la voie au processus d’anthropisation, c’est-à-dire au développement technique. Avec l’invention de l’outil une transformation radicale s’effectue. Comme le dit Marx : « Le moyen de travail est une chose ou un ensemble de choses que l’homme interpose entre lui et l’objet de son travail comme conducteurs de son action. Il se sert des propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses pour les faire agir comme forces sur d’autres choses, conformément à son but. […]  le travailleur s’empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi les choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle. […] » (Marx, Le Capital, livre I, section III, chap. 7). Ce processus d’anthropisation s’accompagne et accompagne le développement cérébral de l’homme (développement du néo-cortex, ou de ce que Mac Lean appelle « cerveau associatif »), développement fondamentalement marqué par les capacités de symbolisation.
Le développement des techniques modifie l’espace parce qu’il en démultiplie les possibilités et y attache des représentations nouvelles. L’homme imprime dans la nature sa propre marque, pour lui arracher son caractère étranger et s’y reconnaître lui-même, ainsi que l’analyse avec une grande pertinence Hegel (voir l’introduction aux Leçons sur l’esthétique). Par ce processus, nous pouvons dire que les hommes modèlent ou même produisent leur propre espace et, donc, construisent des espaces particuliers. Le concept d’écoumène, développé par le géographe Augustin Berque (qui a repris le terme à Strabon), conviendrait pour rendre compte de cette diversité des espaces humains. Si l’écoumène désigne l’homme dans son environnement, et si nous ne réduisons pas l’environnement à la biosphère dans une vision trop strictement écologique, il apparaît que les communautés humaines, enracinées dans leurs « lieux propres », produisent chacune leur propre espace. Ces espaces, tous particuliers, tous déterminés par les conditions du milieu environnement mais aussi par les diverses formes de l’imaginaire radical des hommes comprennent les conditions naturelles d’existence : le « croissant fertile » et le désert du Kalahari  conditionnent des communautés bien différentes, des rapports à l’espace extérieur, des croyances complètement différentes. Les inventions techniques modifient cet environnement : la maîtrise de l’eau dans les « sociétés hydrauliques » (voir Marx et Wittfogel sur le Despotisme oriental) modèle les paysages autant que les rapports sociaux et la culture. Ces inventions techniques ne dépendent pas de l’intelligence, partout également répandue, mais des possibilités offertes par l’environnement naturel et des rapports sociaux déjà existant. Il y a encore quelque chose qui semble radicalement contingent, ce que Cornélius Castériadis nomme « institution imaginaire de la société » : après coup, on trouvera toujours des rapports de causalité entre le milieu naturel, le développement social et technique et les formes culturelles, le développement d’un espace symbolique. Mais rien dans ces facteurs structurels ne peut expliquer causalement l’invention de la religion monothéiste des Hébreux qui invente un Dieu transcendant au monde, un Dieu qu’on ne peut qu’invoquer intérieurement mais jamais rencontrer dans l’espace des hommes, ni sur le mont Olympe, ni dans l’esprit de la forêt ou de la montagne...
Avec le concept d’écoumène nous avons un espace qui n’est ni objectif (ce n’est pas l’espace contemplé en quelque sorte de l’extérieur, un espace sous l’œil de Dieu), ni un espace subjectif, mais un espace qui se constitue dans l’interaction du sujet et de son milieu, dans la triple dimension de la biosphère, de la technique et de l’ordre symbolique. Sous cet angle, les hommes habitent bien des espaces différents, des espaces écouménaux distincts – ainsi la forêt sauvage ne l’est-elle que pour les hommes qui habitent en dehors de la forêt et la tiennent pour le contrepoint naturel de l’espace humain alors qu’elle est tout sauf sauvage pour les populations qui vivent dans la forêt.

3) qu’il y a pourtant un espace commun, au moins potentiel

Si les hommes semblent habiter des espaces séparés, il reste qu’appartenant tous au genre humain, étant des « êtres génériques » (Gattungswesen) comme le dit Marx, ils ne peuvent vivre que dans un espace commun, fut-il à la fois national et mondial et hiérarchisé.
Au niveau le plus immédiat, le commun est institué par le politique. En délimitant un espace sur un territoire donné, le politique crée du commun. Les hommes appartiennent au même espace. c’est un espace lui-même subdivisé (espace public/espace privé) mais cette subdivision se fait dans un cadre unique. L’espace privé n’existe que dans l’espace politique commun.
À un niveau plus élevé, chaque communauté politique doit régler ses rapports avec les autres communautés politiques : délimiter la frontière, régler les questions de la paix et de la guerre, etc. On peut dire qu’il n’y a pas d’espace commun entre la Chine et l’Europe occidentale du Moyen Âge (au moins jusqu’à Marco Polo!), mais il y a un espace commun entre les empires arabes puis l’Empire ottoman et les puissances européennes. Les pays en guerre ont bien un espace commun, c’est celui qu’elles se disputent.
Au niveau supérieur : tout le mouvement historique conduit à une communauté humaine. Le commerce a unifié le monde, conformément aux intuitions de Montesquieu et Kant. Il y a sans doute une mondialisation économique spécifique qui s’est développée au cours des dernières décennies, mais la mondialisation est cours depuis la fin du Moyen Âge. C’est ce processus qui s’est exprimé dans les projets de paix perpétuelle, celui de l’abbé de Saint-Pierre, celui de Rousseau (commentant l’abbé de Saint-Pierre, ou encore celui de Kant. Cet idéal d’une communauté humaine réunifiée peut prendre des formes diverses, soit une sorte d’État mondial ou la grande utopie d’une fédération universelle, soit une forme plus modeste, celle que soutient Kant dans son Projet de Paix perpétuelle, qui envisage la construction d’une société des nations reposant sur trois piliers : la constitution républicaine des États, le « droit des gens », c’est-à-dire le droit de peuples à être souverains sur leur propre territoire, le droit cosmopolitique réduit à l’universelle hospitalité.
Pour Kant, comme pour la plupart des autres philosophes des Lumières, l’unification commerciale du monde, bien que sympathique en elle-même (la recherche du profit n’est pas un mobile moral des plus noble) contraint les hommes à se civiliser – on massacre pas celui avec qui l’on veut commercer – et préfigure l’avènement d’une véritable communauté humaine se partageant l’espace de la Terre.  Notre époque est nettement moins optimiste. La mondialisation n’a fait triompher les idéaux moraux de Kant mais ceux du management (cf. Pierre Legendre, Dominium Mundi) dont la volonté de domination totale sur un monde sans frontières nivelle les hommes et les cultures et prétend incarner le grand rêve de fraternité universelle du christianisme dans la gouvernance mondiale des échanges de marchandises et des capitaux. Loin d’être un processus linéaire débouchant sur un avenir radieux, la mondialisation se révèle comme un processus contradictoire qui d’un côté unifie l’espace mondial et de l’autre produit de nouveaux clivages géographiques et sociaux. La tension entre ce qui commun à tous et ce qui divise les hommes ne semblent pas pouvoir être éliminée.
En conclusion, il semble bien que les hommes habitent le même espace, fondamentalement, et cependant, en tant qu’ils ne peuvent vivre que des cultures déterminées, dans des territoires déterminés – on ne peut habiter partout à la fois, sauf si l’on possède le don d’ubiquité ! – ils construisent et reconstruisent des espaces séparés. Une unification artificielle de l’espace de la Terre ne peut que susciter réactions et résistances. Ce qui serait plutôt à chercher, c’est une articulation harmonieuse, autant qu’il est possible entre le global et le local, entre l’espace du genre humain et ceux des cultures particulières.

lundi 13 janvier 2014

Éloge du communautarisme

Éloge du communautarisme

un ouvrage de Costanzo Preve

En France, faire l’éloge du communautarisme, c’est s’exposer des malentendus, des déconvenues, des attaques et des assauts de mauvaise foi à n’en plus finir. On hésite donc à faire l’éloge de cet Éloge du communautarisme que Yves Branca a rendu accessible au public français, l’édition italienne datant de 2007. Connaissant bien, par avance, les malentendus et les amalgames que son livre entraînerait, Preve a néanmoins tenu à assumer le terme de « communautarisme », bien que son éloge ne soit ni celui des communautés ancestrales fermées à l’étranger, ni celui des pseudo-communautarismes fascistes ou nazis, ni celui des communautés organiques qui imposent à leur membre un conformisme, ni non plus le communautarisme ethnique instrumentalisé contre la souveraineté nationale. Preve défend le communautarisme tout simplement parce que l’homme est un « être communautaire », ce qui pourrait être une traduction très précise du zoòn politikon d’Aristote. La conception libérale de l’homme comme atome de la société, individu isolé et relié aux autres seulement par l’intérêt est manifestement contraire aux données anthropologiques les plus élémentaires, et pourtant c’est cette conception qui domine idéologiquement et pratiquement les sociétés où règne le mode de production capitaliste. L’homme est l’ensemble de ses rapports sociaux disait Marx et pour paraphraser Aristote on peut dire qu’un homme qui vivrait en dehors de toute , non par accident mais par nature serait un dieu (si puissant qu’il n’a pas besoin des autres) ou, plus sûrement, un monstre.
Du même coup, il est clair que la question du rapport entre les individus et l’organisation communautaire est une question essentielle. Et c’est en partant de cette question que Preve nous propose une relecture de l’histoire de la philosophie et de l’histoire tout court. Aristote, Hegel, Marx, voilà pour Preve les phares qui doivent continuer à nous guider. Preve n’était pas ou n’était plus marxiste – on trouve dans ce livre un résumé de la critique virulente qu’il a adresse au marxisme1 – mais il se définissait toujours comme un « élève de Marx » dont il réaffirma jusqu’au bout que l’orientation émancipatrice reste profondément juste. S’il considère qu’on doit renoncer au communisme comme « utopie scientifique », il reste qu’une solidaire, à visée universelle et permettant aux individus de vivre le plus librement possible devrait être encore aujourd’hui ce vers quoi nous nous dirigeons consciemment. C’est pourquoi Preve est un défenseur vigoureux de la démocratie dont il soutient qu’elle est, sans doute, la forme la plus ancienne de prise en commun des décisions – il refuse catégoriquement l’idée européocentriste selon laquelle la démocratie serait une invention grecque. On le suivra aussi sans peine dans son analyse de la religion du marché, ce nouveau monothéisme qui sert de légitimation à la domination capitaliste mondiale dont les États-Unis sont la puissance active et hégémonique.
Je serais plus réservé sur un point : l’importance que Preve accorde à la géopolitique. Partant du constat, à mon avis, pertinent selon lequel le mouvement ouvrier n’est pas le sujet révolutionnaire qu’avait imaginé le marxisme et partant que la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat ne pouvait donc être considérée sans plus comme le « moteur de l’histoire » chargé de faire advenir un avenir radieux, Preve déplace la « contradiction principale » vers les relations géostratégiques mondiales. Les États-unis, auxquels se sont volontairement soumises les classes dirigeantes européennes, cherchent à imposer la religion du marché et des droits de l’homme au monde entier, mettant en cause le droit international sous le couvert d’interventions dites humanitaires permettant d’imposer à toutes les nations du monde la volonté de la super-puissance. Révolté à juste titre contre l’ignominie des « droits de l’homme » imposés à coups de bombes à uranium appauvri comme sur Belgrade en 1999, Preve me semble en arriver à une sorte de théorie du « super-impérialisme » qui imposerait en contrepoint un soutien inconditionnel à tous les adversaires de Washington quels qu’ils soient. Cette vision simplificatrice – qui n’est pas sans rappeler les conceptions stratégiques du maoïsme – me semble prendre pour agent comptant, quitte à la retourner cul par dessus tête, l’image que la puissance étatsunienne veut donner d’elle-même, alors même que le déclin de l’empire est largement entamé et qu’il se heurte à l’émergence de concurrents capitalistes sérieux.
À cette réserve près, qui nécessiterait une discussion sérieuse que, malheureusement, je ne pourrai plus avoir avec Costanzo, il faut lire cet Éloge du communautarisme, qui est en outre, comme le souligne l’avant-propos du traducteur, Yves Branco, un bel essai de philosophie populaire.

Costanzo Preve Éloge du communautarisme. Aristote – Hegel – Marx. Traduit de l’italien par Yves Branca, Krisis, 2012
1Voir Costanzo Preve, Histoire critique du marxisme, Armand Colin, 2011

lundi 30 décembre 2013

Au revoir, Costanzo !

Hommage par Yves Branca

Un très grand philosophe italien s’est éteint à l’aurore du 23 novembre dernier.
C’est par le dossier « Délivrons Marx du marxisme » de la revue Eléments (hiver 2004-2005), que je l’avais découvert. Emerveillé de trouver dans sa pensée quelque chose comme l’accomplissement de certaines idées qui me hantaient après mai 68, mais à peine ébauchées, et dont j’ai cru longtemps me libérer en m’abandonnant à des rêveries, j’ai décidé de contribuer à la faire connaître. Toute modeste que soit cette contribution, je m’en fais un honneur. Je dois remercier Alain de Benoist de m’y avoir encouragé à la fin de 2008. Les lecteurs des revues du GRECE et de KRISIS ont déjà eu un aperçu de l’originalité, de l’audace, de la liberté d’allure de Preve ; ainsi que de la richesse de son œuvre par la bibliographie très complète qu’Eléments en avait donnée en 2005. Mais on s’adresse ici à des lecteurs nouveaux ; et bien que Preve  ait beaucoup écrit depuis, et que son œuvre philosophique soit sans doute destinée à s’affirmer comme l’une des plus fondatrices de ce début du troisième millénaire, trois des ouvrages qui exposent ses derniers développements viennent seulement d’être traduits en français. En Italie même, ses travaux sont isolés par un mur de silence, depuis qu’en 1999, une « gauche » de convention ralliée aux forces du « Nouvel Ordre Mondial » les a frappés d’un ostracisme auquel il répondit par Le bombardement éthique (Il bombardamento etico), brûlot contre l’« interventionnisme humanitaire » en Serbie. Avant de présenter cette pensée en quelques mots, il faut donc parler un peu de lui.

Costanzo Preve est né en 1943 près d’Alessandria en Piémont. Son père, issu d’un milieu piémontais de militaires et de fonctionnaires, était employé des Chemins de fer, sa mère issue d’une famille arménienne orthodoxe de Grèce, d’abord réfugiée en France. Après un début d’études sans conviction de droit et de sciences politiques à Turin, il se prend de passion en 1963 pour la philosophie (avec option de philosophie grecque classique), l’allemand, et le grec (ancien et moderne), qu’il étudie respectivement et successivement à Paris, Berlin, et Athènes, toujours avec le statut de boursier, obtenu par concours. A Paris, assidu aux séminaires de Louis Althusser, tout en fréquentant Gilbert Mury, et Roger Garaudy, il avait pu approcher toute la mouvance communiste française, depuis les staliniens ralliés au vaisseau de Pékin jusqu’aux tenants de la politique de la « main tendue » aux chrétiens progressistes. A Athènes, en 1967, il soutient une thèse en grec moderne sur le thème des Lumières grecques. Rentré à Turin en 1967, il y enseigne aussitôt jusqu’en 2002 l’histoire et la philosophie au lycée, qui en Italie sont associées, ayant obtenu sa titularisation par concours en 1970. Il adhère au Parti Communiste Italien entre 1973 et 1975, avant de militer dans plusieurs groupes de la gauche extraparlementaire, avec un bref passage au Partito della rifondazione comunista (Parti de la Refondation communiste), tout en collaborant, depuis 1977, à la revue romaine « nationalitaire » Independanza, et en poursuivant une recherche philosophique très personnelle, qui partait d’une critique de la tradition italienne et plus spécialement turinoise de l’internationalisme ouvriériste (travaux parus en 1982).
   Sa première étude importante, en tant que proposition d’une reconstruction du marxisme contemporain, La philosophie imparfaite (La filosofia imperfetta), paraît en 1984. Il se distancie de Louis Althusser, qui l’avait fort influencé,  renoue avec les idées d’ Ernst Bloch sur l’utopie et les thèses de la dernière période de l’œuvre de Georges Lukacs sur l’Ontologie de l’être social, aborde déjà la question de « l’impensé » philosophique de Marx2. En 1991, il délaisse toute tentative pratique de « refondation  communiste », pour engager, sur les  causes profondes de la fin de l’Union Soviétique et du « socialisme réel » et les principes d’une «refondation anthropologique générale » du communisme, une réflexion d’où il résulte : qu’après l’implosion de l’URSS, la globalisation mondialiste ne peut plus être analysée et comprise selon les anciens schémas d’opposition « droite/gauche » et de «lutte des classes», mais selon une conception « sobre et désabusée » de la géopolitique 3; et qu’une nouvelle forme de société communautaire est à définir, aussi éloignée du collectivisme que de l’organicisme social réactionnaire. Preve a rejoint, en 2004, le Campo Antiimpetialista (Camp anti-impérialiste), en précisant bien qu’il n’adhérait par là qu’au soutien qu’apportait ce mouvement à la résistance irakienne. Il était devenu rédacteur régulier aux revues Eurasia et Comunismo e comunità, et collaborait librement, pourvu qu’elles donnent vraiment à penser, à des revues tant de la «gauche alternative » comme Bandiera rossa (Le Drapeau rouge), que de la droite radicale traditionaliste, comme Italicum. Depuis 2006, il était membre du comité éditorial de la revue KRISIS d’Alain de Benoist.
    Après 1999, la fécondité de Costanzo Preve fut extraordinaire : mentionnons seulement, pour la seule année 2006, avec l’Eloge du communautarisme, que j’ai traduit et présenté, Il popolo al potere. Il problema della democrazia nei suoi aspetti storici e filosofici (Le peuple au pouvoir. Le problème de la démocratie sous ses aspects historiques et philosophiques); Verità e relativismo (Vérité et relativisme); Religione, scienzia, filosofia e politica nell'epoca della globalizzazione (Religion,science, philosophie et politique à l’époque de la globalisation); Il paradosso de Benoist (Le paradoxe Alain de Benoist), et Storia della dialettica (Histoire de la dialectique). Ce dernier ouvrage introduisait à ceux de l’année suivante, tous consacrés à préciser le principal, une Histoire critique du marxisme, parue en français en 2011. L’année 2008 voit paraître sa première analyse historique et politique concrète, La Quatrième guerre mondiale (dont ma traduction annotée vient de paraître aux éditions Astrée), sur ces nouveaux fondements étendus à la géopolitique depuis 2005 (Filosofia e geopolitica : Philosophie et géopolitique); et en 2009, où il achève de replacer le marxisme dans la tradition européenne (Il marxismo e la tradizione culturale europea - Le marxisme et la tradition culturelle européenne), il travaille « à quatre mains » avec Eugenio Orso, jeune et brillant économiste, à un premier essai d’analyse concrète du système de « gouvernance » de l’oligarchie mondialiste, et de sa « religion du politiquement correct », qui paraît en 2010, sous le titre de Nuovi signori e nuovi suditti (Nouveaux seigneurs et nouveaux sujets)4; depuis, sa santé déclinant de plus en plus, Preve s’était surtout consacré à parachever sa critique d’Althusser dans une Lettera sull’umanseimo (Lettre sur l’humanisme), et un monumental testament philosophique, sur lequel je conclurai, il éclairait et explicitait sa pensée par des articles, conférences, et entretiens, publiés par écrit et surtout en vidéos saisissantes, tout en passant le relais à un petit cercle de brillants disciples et amis, pour la plupart de la nouvelle génération, comme Alessandro Monchietto, Andréa Bulgarelli, Orso déjà cité, Carmine Fiorillo, son ex-collègue Giuseppe Bailone leur aîné, et quelques autres, tous remarquables.   
    On aura peine à bien suivre la démarche des deux œuvres de Costanzo Preve que j’ai traduites si l’on perd de vue qu’il s’agit avant tout de manifestes  philosophiques militants. Un mixte de pédanterie, de préciosité, et de verbalisme, qui procède de l’étiolement de la vie et de la pensée dans notre ruine sociale et communautaire, a en effet rendu presque insolite ce genre où Preve excellait, que Fichte appelait « philosophie populaire », qui n’a rien à voir à la « vulgarisation ». Preve ne s’y est d’ailleurs pas limité ; son Histoire critique du Marxisme est un exemple d’une manière encore plus brillante, et par excellence, son testament philosophique, de cinq cent pages in quarto (dont le chapitre IV de l’Eloge du communautarisme est d’ailleurs un résumé partiel); mais, de même que Fichte, dont Critique de toute révélation ou La destination de l’homme s’adresse à « tout lecteur capable de penser et de bien lire un livre», Preve « fait un pari sur des lecteurs nouveaux, des gens nouveaux, des esprits ouverts, des têtes libres et pleines de questions ». Tants’en faut, par conséquent, que ses « manifestesmilitants » soientles partis pris d’un intellectuel «engagé», ou «organique »; ils ne sont rien moins que l’exercice même de ce que Spinoza  regardait comme « la libre puissance de l’esprit ». Bien que Preve s’en rapporte assez peu au platonisme, sa distinction du philosophe et de l’intellectueléquivaut pour lui à celle du philosophe et du sophiste pour Platon. « Au résumé – écrit Preve dans Marx inactuel -, seule la pratique constante et explicite de la connaissance philosophique (dont le présupposé socratique est non seulement celui de savoir que l’on ne sait pas, mais de placer au centre [es meson] cette conscience de ne pas savoir) peut ou pourra peut-être, ou peut-être aurait pu, éviter au marxisme d’osciller entre les deux extrêmes vicieux et convergents, opposés et complémentaires, antithétiques et solidaires, de la pseudoscience et de la quasi-religion. Le statut authentique de la religion et de la science ne peut être recherché que par un tiers, c'est-à-dire par le philosophe. (…) Aussi bien, la philosophie serait utile parce qu’elle est non pas l’arbitre qui devrait décider qui a raison (illusion que je me garderai bien de favoriser), mais le tiers interlocuteur qui, à la manière de Socrate, invite à la rationalité dialogique. Or, celle-ci est impossible si l’on ne s’expose pas totalement à la discussion ». Preve précisait encore, au début d’une Autoprésentation de 2007, que « Monsieur Costanzo Preve a été longtemps un ‘intellectuel’ [qui se voulut engagé, puis organique] (…), mais aujourd’hui il ne l’est plus. Et en outre, il demande à être jugé, non plus sur la base d’illusoires appartenances à un groupe, mais sur celle, exclusivement, de ses acquis théoriques ».
   Entre ces « acquis théoriques », le concept (au sens hégélien du terme5) de  est absolument central; et ce que Preve appelle communautarisme est non seulement la théorie de la , mais encore la  comme concept. Mais disons d’abord ce que n’est pas le communautarisme, dans cette perspective. Bien que Preve fasse très clairement raison des formes de communautarisme à rejeter, et des acceptions du terme à réfuter, il importe tout particulièrement de préciser en France,  formée autour d’un Etat que nos rois appelaient déjà, à la romaine, République (respublica), qu’il ne s’agit pas le moins du monde de « l’utilisation du communautarisme ethnique [ou religieux, ou tribal postmoderne, ou tout cela ensemble], pour ruiner aujourd’hui la souveraineté des états nationaux » (Eloge du communautarisme, Introduction, et chapitre VI). Preve y comprend le  multiculturalisme « emballage pittoresque de la totale américanisation du monde ». La crise de l’Etat- selon le modèle français, qui paraît aujourd’hui m’être plus « producteur de socialité », comme l’écrit Alain de Benoist, a fait en France du communautarisme un monstre effrayant, mais il n’y a pas de fumée sans feu… En Italie, c’est une autre acception du terme qui produit des « réactions pavloviennes », qui affectent le mot « communautarisme » d’une connotation « d’extrême droite » se rapportant  principalement au fascisme, au nazisme, aux prétendues « métaphysiques » contre-révolutionnaires et traditionalistes (Chamberlain, Guénon, Evola) qui assez confusément s’y sont mêlées. Pour élégantes qu’elles puissent être, comme chez Evola, ces « métaphysiques » ont en commun d’être des reconstructions qui mythifient d’anciennes formes d’autorité par nostalgie d’une  hiérarchique « naturelle », en remontant toujours plus « haut », de l’« Idée impériale gibeline » jusqu’à l’âge d’or de la «Tradition primordiale », en passant par les Hyperboréens, ou les Mages d’Orient, ou le Chakravartin. Les formes d’autorité politique qui en sont issues dans l’Europe du XXe siècle n’ont vu le jour que par la  d’un organicisme plus ou moins teinté de naturalisme romantique, mais qui ne pouvait échapper au modèle rigoureusement matérialiste et individualiste du Léviathan de Hobbes, et a produit des « régimes à Parti unique interprète des secrets de l’histoire »6, sous un Conducteur suprême. Le collectivisme issu du marxisme a pris une forme analogue (du « petit père des peuples » au « conducator »), moins par la sécularisation d’idéaux religieux, que par un déjettement théorique scientiste et positiviste, qui est en soi d’essence religieuse : « Le communisme historique du XXe siècle (1917-1991) et en particulier sa première période stalinienne furent en tout point et intégralement des phénomènes religieux » (Histoire critique du marxisme, IV,10); et Preve a merveilleusement cerné la parenté secrète de l’organicisme social réactionnaire et du collectivisme stalinien : « Le matérialisme dialectique est une variante positiviste tardive d’un code conceptuel primitif, fondé sur l’indistinction et la fusion du macrocosme naturel et du microcosme social »7. Mercantilisme ultra-libéral « multiculturel » d’aujourd’hui, organicisme social ou collectivisme d’hier: Preve en traite comme de « pathologies du communautarisme », dont le diagnostic conduit négativement à la définition même de ce dernier, puisque toutes nient en pratique, ou en théorie, « la constitution irréversible, et historiquement positive, de l’individu moderne responsable de choix éthiques, esthétiques, et politiques »8.
Pour Costanzo Preve, la «  » est la société même, et le «communautarisme », la  pour-soi, et/ou sa théorie, laquelle est une correction des idées marxiennes et marxistes de communisme. Cette correction s’opère par une critique  du « matérialisme dialectique », auquel il tente de substituer un idéalisme méthodologique qui implique un retour, qui est un recours, à la philosophie grecque antique et à Aristote : « Comme on le voit, il n’est pas possible même en grec moderne de différencier sémantiquement la ‘société’ de la ‘’ (respectivement: koinotita, koinonia). Cela ne doit pas nous surprendre, puisque la vie sociale des Grecs était la vie communautaire de la polis, et le mot qu’utilise Aristote pour définir l’homme, politikon zoon (animal politique) pourrait être traduit sans forcer par ‘animal social’ ou ‘animal communautaire’(…). Il est bon d’avoir clairement à l’esprit cette origine sémantique et de ne pas penser que le débat commença avec la distinction de Tönnies entre ‘société’ (Gesellschaft) et ‘’ (Gemeinschaft) »9. L’histoire toute entière de la tradition philosophique occidentale peut être reconstruite sans rien d’outré sur la base de la catégorie de , que Preve voit aussi d’ailleurs à l’origine de la philosophie chinoise ; mais cette reconstruction intellectuelle suppose ce qu’il appelle un changement de perspective, une véritable  « réorientation gestaltique », que j’éclairerai à la fin.
Cette réorientation reprend la tentative d’ontologie de l’être social de Georges Lukacs, en insérant la pensée de Marx « métaphysiquement », selon le sens original, ici, du mot « métaphysique » qui ne désigne aucune mystagogie, mais une réflexion sur l’être et ses catégories les plus générales. Et puisque l’«être social » est celui de l’homme en tant qu’« être générique », qui produit sa propre existence sociale, un socialisme communautaire ne peut être conçu que comme  « agir téléologique conscient » : « Le socialisme n’est pas analogue ou symétrique au capitalisme, lequel résulte d’une somme d’actes utilitaristes certes individuels et conscients, mais caractérisée par un mécanisme automatique de reproduction, anonyme et impersonnel » (Histoire critique du marxisme, V, 12). Il s’agit par conséquent de libérer le développement des forces productives de leur soumission et  incorporation à la reproduction capitaliste, tout en libérant la constitution de l’individu moderne de son incorporation à l’anomie individualiste et atomique des derniers siècles ; et la question essentielle et capitale est celle des fondements d’une nouvelle « anthropologie culturelle », qui oriente cette libération et éclaire sa voie. Preve a montré en effet que la  Quatrième Guerre mondiale en cours, celle du capitalisme absolu contre les nations et les peuples, n’est rien de moins que « la première guerre culturelle globalisée de l’histoire de l’humanité »; d’où le premier chapitre de l’Eloge du communautarisme,  qui situe clairement le problème du communautarisme dans « l’époque des guerres pour le Nouvel Ordre mondial ».
Ce nouveau cycle de guerres correspond à une phase de privatisation et de financiarisation sauvages du capitalisme, qui piétine la légitimité du droit international entre Etats issus des traités de Westphalie de 1648, pour ouvrir un nouveau cycle de guerres de religions à l’échelle mondiale, au nom d’une nouvelle religion militante des Droits de l’homme et de la démocratie, produite par sécularisation et manipulation « atlantiste » et « euratlantiste » des religions monothéistes, hormis l’orthodoxie russe  ( c’est l’un des points par où Preve rejoint l’eurasisme d’Alexandre Douguine ; voir en particulier le terrible  chapitre V de La Quatrième Guerre mondiale ), et qui vise à mettre en tutelle la souveraineté des états et des nations. A cet égard, Preve, qui considère l’Etat national souverain comme « une forme de  », estime, qu’« en présence d’une puissance idéocratique américaine cannibale fondée sur le pouvoir de ‘l’air’, comme le dirait Carl Schmitt (…), la fonction des états nationaux en Europe n’est pas encore finie (…). S’il est logique de penser en termes d’ensembles continentaux (…), et qu’une Europe unie d’une manière impériale et fédérale se serait mieux opposée à l’invasion américaine de l’Irak en 2003 que n’ont pu le faire des Etats nationaux incapables au surplus d’un pouvoir géopolitique de coalition, ceci est un discours utopique pour l’avenir, et non pour aujourd’hui »10. Pour le présent, Preve préconise « un Etat national fortement démocratisé, où une culture communautaire puisse remplacer progressivement la culture individualiste dominante ».11
Dans ce seul cadre peuvent aujourd’hui se rencontrer, en Europe, la liberté et la solidarité: « Une liberté sans solidarité est une illusion narcissique destinée à s’évanouir lorsque l’humaine fragilité matérielle contraint à des relations avec ses semblables l’individu qui y répugne le plus. Une solidarité sans liberté est une contrainte humanitaire extrinsèque; elle rentre en fait dans la typologie, que l’on a rappelée plus haut, de l’organisation politique de l’atomisation sociale. La solidarité et la liberté sont l’une et l’autre nécessaires : ce qui est la conclusion logique de tout éloge du communautarisme. »12
Dans son bel « Adieu à Costanzo » du 28 novembre 2013, son collègue et ami Giuseppe Bailone n’a pas évoqué ses livres, ce « don qui nous reste », mais les très rares qualités de l’homme et de l’ami. « Il n’est pas difficile de rencontrer la philosophie par l’intermédiaire de la chaire et des livres -a- t-il dit - Il est beaucoup plus difficile de trouver un ami de la philosophie qui sache aussi se faire ton ami, s’intéresser à ton humanité ; qui soit disposé à mettre ses idées à l’épreuve vivante de la relation d’amitié, à discuter, longtemps, habituellement, sans te presser de te convertir ; qui ait la patience de faire attention à la manière dont tu les accueilles, à l’effet qu’elles produisent sur toi, à ta disponibilité à les faire tiennes, à les habiter. Cette sorte d’amitié, j’en ai bénéficié de toi… ».  Je puis moi-même en témoigner;  j’ai le bonheur de pouvoir m’unir fraternellement aux paroles de Bailone.
Il reste à dire quelques mots de ce testament philosophique signalé plus haut, que Preve vit enfin imprimé en février 2013, et qu’il appela dès lors, (Bailone l’a évoqué dans son dernier adieu, et Costanzo me l’avait dit lui-même au téléphone): « le livre de ma vie » .
Costanzo Preve considérait avec Fichte que nos temps de « péché consommé » (vollendete Sündhaftigkeitcomportent enfin les prémisses des conditions sociales où puisse naître une nouvelle conscience. Il croyait que la génération de ses amis de vingt à trente ans en serait peut-être l’accoucheuse, et il lui a légué un monument: Una nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino ontologico-sociale della filosofia (Une nouvelle histoire alternative de la philosophie. Le chemin ontologico-social de la philosophie,: plus de cinq cent pages de format in quarto, la somme d’une recherche de quarante ans, écrite de 2007 à 2009, sans ralentir en rien sa production de deux ou trois livres par an: fructification prodigieuse d’une singulière «  » dans l’art hégélien du « travail du concept ».
Ce testament, loin d’être un nouveau « catalogue » des grands moments de la philosophie européenne, consiste en leur exposition approfondie, selon la vision du chemin cyclique de cette pensée, depuis les grecs jusqu’à la grande philosophie classique allemande de Fichte et de Hegel - dans laquelle Preve inclut Marx, délivré de tout « marxisme ». Sa  vision est en effet le fruit d’une primordiale transformation gestaltique,dont il m’exposa l’essentiel en 2009: « Passer d’une conception ‘futuriste’ de Marx, selon laquelle il aurait projeté Hegel dans le futur en lui ajoutant le futur communiste, à une conception ‘traditionaliste’, selon laquelle Marx est un épisode d’une tradition, née avec les présocratiques, et qui oppose cycliquement, aux tendances dissolutives et destructrices de l’accumulation déréglée et anomique de la richesse individuelle, des tendances contraires de retour à l’association et à la  »13. Ces cycles sont retracés selon une méthode de déduction historico- sociale génétique des catégories de la pensée, élaborée en partant, principalement, des derniers travaux de Georges Lukacs (le plus grand à ses yeux des « marxistes libres du XXsiècle ») sur l’ontologie de l’être social.
L’axe de ce grand livre est la reconstruction du cycle antique de ce qui devint « l’empire gréco-romain », et du cycle des douze siècles du « communautarisme hiérarchique » féodal et seigneurial « sacralisé » (par le christianisme greffé sur l’Europe), si rapidement dissout par l’idéologie chrématistique anglaise au siècle des Lumières. Son concept-clef (au sens hégélien) est celui de la philosophie comme ontologie de l’être social, dont la conscience se peut aliéner, ou rétablir à un degré supérieur, selon les vicissitudes sociales du divorce, ou de la réconciliation des « catégories de l’être », et des « catégories de la pensée ». Chez Kant est le paroxysme bourgeois de ce divorce; la lutte fichtéenne du Moi et du Non-moi en amorce la réconciliation ; Hegel, l’Aristote de ce second cycle, accomplit idéalement celle-ci, en repartant de Spinoza, dont l’idée de Substance, écrit-il, « est la même chose que ce qu’était le on (l’être) chez les Eléates (…) : la libération de l’esprit et sa base absolue ». Et le mot-clef de l’ouvrage figure dans son titre: si cette histoire de la philosophie est « alternative », ce n’est pas qu’elle serait « autre », comme on parle de cinéma « alternatif »; mais qu’elle entend poser les fondements de l’unique option de salut, face à la « mort spirituelle » du nihilisme post-moderne.
Ces quelques lignes donnent à peine une idée d’un tel monument, mais les trésors qu’il contient se révéleront, en dépit de tout. C’est pourquoi j'ose dire "Au revoir Costanzo!"
Yves Branca. Le  23 décembre 2013.
NOTES 
1: Histoire critique du marxisme, de 2007, traduction de Baptiste Eychart, Préface de Denis Collin, postface d’André Tosel, Armand Colin, Paris, mai 2011.
   Eloge du communautarisme, traduction, présentation et notes d’Yves Branca, KRISIS, Paris, septembre 2012.
    La Quatrième Guerre mondiale, traduction, préface, et notes d’Yves Branca, Astrée, Paris, novembre 2013.
    Par ailleurs, deux études de Preve avaient été traduites en français: Vers une nouvelle alliance. Actualité et possibilités de développement de l’effort ontologique de Bloch et de Lukacs, 1986, Actes sud ; et une étude critique d’ Althusser : Louis Althusser. La lutte contre le sens commun dans le mouvement communiste «historique», 1993, PUF. Signalons aussi quelques articles publiés dans la revue Actuel Marx, et le recueil Marx après les marxismes, sous la direction de Jean-Marie Vincent, L’Harmattan, 1997.
2: Voir ma préface (« Costanzo Preve ») à l’Eloge du communautarisme; et l’Histoire critique du marxisme, chapitre II. 
3 : Voir l’essai de Preve La lutte des classes, une guerre de classe ? paru dans la livraison « La guerre I » de la revue Krisis, n° 33, juin 2010.  
4: Preve et Orso avaient d’abord pensé au titre Nouveaux seigneurs et nouvelles plèbes.
5. Pour Hegel, le concept (Begriff) n’est pas ce qui est déterminé par son objet, mais ce qui se détermine comme objet, en passant par « le travail du négatif ». 
6, 9: Voir C. Preve, Communautarisme et communisme, in Krisis, livraison « Gauche/droite ? » , n° 32, 2009 ; et sur la philosophie politique de Hobbes, Eloge du communautarisme, chap. IV, 27.
10,11 : Il paradosso de Benoist, (Le paradoxe Alain de Benoist), chap. VII.
12 : Eloge du communautarisme, chap. V, 18.
7, 8,13: Costanzo Preve : Lettre ouverte à un traducteur français (2009), sur le site Internet esprit européen.fr, et celui de la revue Rébellion de Toulouse (rebellion.hautefort.com).
 Commentaires
Correction
par yves branca, le Mardi 31 Décembre 2013, 04:01
 Correction:
    A la ligne 5 du § 9 ( sans compter la ligne d'introduction rappelent la disparition de C. Preve) , § qui commence par " ce nouveau cycle de guerres" , il s'agit de "l'orthodoxie" tout court ( la religion catholique orientale dite "orthodoxe" par opposition à l'Eglise romaine) et non pas de "l'orthodoxie russe";  j'ai oublié en me relisant d'ôter le mot "russe", que j'avais écrit machinalement, cet hommage ayant été rédigé assez vite. J'ai donc involontairement altéré la pensée de Preve.
   Le mot "russe" est inutile et surtout inexact ici; dans ce chapitre V , point 15, de "La Quatrième Guerre mondiale", à propos des trois principales formes du christianisme, Costanzo Preve exprime et éclaire seulement sa préférence pour "la variante orthodoxe du christianisme" en général.
                                                  Yves Branca . 

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