mardi 1 avril 2014

Une éthique pour résister?


1         Une éthique pour résister

Après une assez longue éclipse, à l’époque du marxisme et du structuralisme triomphants, l’éthique est redevenue une des préoccupations essentielles de la philosophie. L’éthique ou la morale : nous ne nous occuperons pas pour l’instant des différences que l’on peut ou non établir entre ces deux termes dont l’un est grec et le second latin, mais qui, par leur étymologie au moins, désignent rigoureusement la même chose. Les distinctions entre éthique et morale telles que l’on peut les retrouver chez certains auteurs[1] sont donc peut-être un peu formelles, mais elles permettent de souligner la multiplicité des dimensions de la réflexion en philosophie morale. Nous y revenons plus loin.

Indigestion d’éthique

Pour l’heure, il nous suffit de noter cette vague d’éthique, jusqu’à l’indigestion, qui a envahi les divers champs disciplinaires. On empile les livres et les manuels consacrés à l’éthique biomédicale : en quoi les problèmes éthiques soulevés par la pratique médicale sont-ils des problèmes spécifiques qui seraient justiciables d’un traitement distinct ? La réponse va de soi. La vieille recette hippocratique, « d’abord, ne pas nuire » n’est pas un précepte propre au médecin, mais une règle que tous devraient suivre et donc bien évidemment les médecins aussi ! Toutes les questions qui relèvent des deux extrémités de la vie, celles qui concernent les techniques de procréation médicalement assistée (PMA) ainsi que les problèmes de la fin de vie (accompagnement des malades incurables, euthanasie, etc.) renvoient directement aux questions de morale les plus anciennes et la connaissance des techniques médicales n’y ajoute rigoureusement rien. Aucun biologiste, aucun obstétricien, aucun spécialiste de l’embryologie ne peut répondre à la question de savoir si l’âme immortelle est donnée à l’embryon dès la conception (ce que soutient aujourd’hui l’Église catholique). Mais ces spécialistes ne sont pas fondés à soutenir qu’on ne peut parler d’humanité de l’embryon qu’à un certain stade du développement – par exemple, avec l’apparition du cerveau et un développement du système nerveux central suffisant pour que le fœtus puisse éprouver des sensations et donc les manifestations les plus élémentaires de la conscience immédiate. Quiconque réfléchit, ne serait-ce que quelques minutes, voit immédiatement l’hétérogénéité radicale des plans entre lesquels se déroulent les éternelles discussions sur la question de l’avortement. A fortiori, comment une éthique spécifique pourrait-elle dire s’il est bien ou mal, interdit ou permis, moralement parlant, d’intervenir sur le génome humain en vue de le modifier ? Il s’agit des questions les plus fondamentales de l’éthique en général et non des questions d’une « éthique biomédicale ».
Si on élargit le champ des questions posées par les progrès de la biologie et des biotechnologies au cours des dernières décennies (que l’on songe aux très controversés OGM), on n’est pas plus avancé. Soit il s’agit simplement d’un calcul coûts/bénéfices et l’éthique n’a rien à y faire, soit il s’agit de la question des droits sur le vivant qui nous renvoie au droit et à la philosophie du droit, soit il s’agit de l’idée générale que l’on peut se faire de la place de l’homme dans « l’ordre naturel », si une telle chose existe, et alors on fera de la métaphysique.
L’éthique biomédicale n’est pas la seule forme problématique de l’invasion éthique. On trouve d’autres formes plus comiques, comme la prétendue « éthique des affaires » (business ethics). Une telle contradiction dans les termes ne pouvait trouver un champ d’application que dans une société où le langage est dévalorisé radicalement par l’invasion des slogans publicitaires et la domination de la « com’ », cette version moderne et considérablement dégénérée de la sophistique, si l’on prend la sophistique dans le sens que lui donne Platon, une « flatterie » qui vise à emporter l’adhésion de l’auditeur sans souci de la vérité. En quoi pourrait donc résider la prétendue « éthique des affaires » ? L’éthique des affaires est souvent présentée comme une partie de « la philosophie des affaires, dont l'un des objectifs est d'identifier les finalités fondamentales d'une entreprise. Si la finalité principale d'une entreprise est de maximiser le rendement de ses actionnaires, alors on pourrait dans ce cadre considérer qu'il est contraire à l'éthique pour cette entreprise de prendre en compte les intérêts et droits de toute autre partie prenante. »[2] Qu’il y ait une « philosophie des affaires » laisse pantois. Les affaires n’ont en effet nulle autre philosophie que de faire de bonnes affaires ! Et pour cette raison même, la prétendue « éthique des affaires » n’est pas une éthique du tout. Elle est simplement un catalogue de bons sentiments (ne pas financer illégalement les partis politiques, ne pas blanchir l’argent de la drogue, être attentif aux aspects environnementaux, etc.) et de déclarations creuses sur la « responsabilité sociale des entreprises ».
L’avance, Kant avait réglé son compte à l’éthique des affaires. « Par exemple,  il est sans doute conforme au devoir que le débitant n'aille pas surfaire le client inex­périmenté, et même c'est ce que ne fait jamais dans tout grand commerce le marchand avisé ; il établit au con­traire un prix fixe, le même pour tout le monde, si bien qu'un enfant achète chez lui à tout aussi bon compte que n'importe qui. On est donc loyalement servi ; mais ce n'est pas à beaucoup près suffisant pour qu'on en retire cette conviction que le marchand s'est ainsi conduit par devoir et par des principes de probité; son intérêt l'exi­geait, et l'on ne peut pas supposer ici qu'il dût avoir encore par surcroît pour ses clients une inclination immédiate de façon à ne faire, par affection pour eux en quelque sorte, de prix plus avantageux à l'un qu'à l'autre. Voilà donc une action qui était accomplie, non par devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement dans une intention intéressée. »[3] La prétendue « éthique des affaires », dans le meilleur des cas, n’offre donc que des conseils de prudence dans lesquels n’entre pas un gramme de moralité, c’est-à-dire pas un gramme d’éthique.
Quand on parle de la « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) on fait totalement l’impasse sur les rapports sociaux réels et sur les rapports de domination qui sont la base même de l’entreprise (capitaliste). En réalité, ce concept a été développé par des chercheurs liés à ces consortiums capitalistes qui sont à la base du concept de « développement durable »[4]. La question que se posent les partisans de la RSE est celle de la durabilité de l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire des moyens de la rendre politiquement et moralement acceptable pour la société civile et, accessoirement pour les salariés. Mais évidemment, il ne s’agit jamais de poser la question morale (ou éthique, comme on veut) fondamentale : de quel droit un homme peut-il prendre barre sur un autre en exploitant la relation foncièrement asymétrique entre celui qui possède les moyens de production et celui qui n’a d’autre choix pour vivre que de vendre sa force de travail sur le « marché du travail » ? Il suffit penser à l’obscène expression de « ressources humaines » pour comprendre l’immoralité essentielle de ces relations qu’on prétend éthiques : si les salariés d’une entreprise, que l’on nommait autrefois « le personnel », sont des ressources humaines, cela signifie qu’ils ne sont que des moyens au service des fins de l’entreprise. L’expression « ressources humaines » suppose donc que l’ait envoyé promener l’impératif catégorique kantien dans son expression la plus développée, selon lequel on doit respecter en sa propre personne comme en la personne de tout autre l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen.
Bref, l’éthique des affaires n’est même pas un oxymore, mais plutôt une expression qui pourrait fort bien entrer la « novlangue » d’Orwell, cette langue qui permet de dire que « la liberté, c’est l’esclavage ».

Éthique minimaliste ?

Certains penseurs « libéraux » estiment que la morale doit être minimale ; elle ne doit s’imposer que pour contraindre l’individu à rester dans les limites déjà définies par la déclaration de 1789 : la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. « L’éthique minimale » proposée par Ruwen Ogien s’en tient à trois principes qui découlent selon leur auteur de l’acceptation des principes du libéralisme politique : principe de neutralité à l’égard des conceptions substantielles du bien (c’est un principe que soutient Rawls, mais dans un autre contexte) ; principe de non-nuisance ; principe d’égalité consistant à accorder la même valeur aux voix ou aux intérêts de chacun. Ogien applique d’abord ces principes aux questions épineuses comme la prostitution, la pornographie, les mères porteuses ou les pratiques sadomasochistes. Mais le test d’une théorie morale sur ces cas très particuliers – qui devraient plutôt faire l’objet d’une casuistique – ne permet absolument pas de réfléchir de manière suffisamment exhaustive. En effet, une théorie morale doit d’abord fournir les règles de vie « normale », c’est-à-dire des valeurs partageables sur lesquelles peut s’organiser la communauté. Des pratiques qui se posent fondamentalement comme transgressives ne peuvent par définition être incluses dans la loi morale fondamentale. C’est pourquoi quand, inversement, on veut intégrer les pratiques transgressives dans les règles d’une morale publique on est conduit à des contradictions insurmontables … ou alors à travestir la réalité. Ainsi les partisans de la légalisation de la prostitution comme activité de service que les femmes (ou les hommes) pourraient exercer librement demande que l’on fasse l’impasse sur la condition réelle des prostituées, non seulement dans les pays comme la France où les « maisons closes » sont interdites mais aussi dans les pays de prostitution légale comme l’Allemagne ou les Pays-Bas. On montrerait sans peine qu’il en va de même pour la légalisation des « mères porteuses » (procréation pour autrui). La morale permissive que promet la morale minimale pourrait bien n’être qu’une sanction libertaire accordée à certaines des formes les plus anciennes de la domination.
En ce qui concerne l’idée que l’on pourrait construire une éthique neutre quant aux conceptions substantielles du bien, elle est hautement problématique. Nous avons eu l’occasion de montrer les contradictions des prétentions à la neutralité de la théorie de la justice de Rawls, qui se présente comme une théorie politique et non morale. A fortiori, on voit mal comment une théorie éthique pourrait être neutre quant aux conceptions substantielles du bien. La seule possibilité (elle-même douteuse) est de ramener la morale aux conditions de la contractualité – comme dans la « morale par agrément » défendue par David Gauthier. Nous serions ainsi reconduits à l’une de ces tentatives conduites depuis Mandeville et Adam Smith en vue de remplacer la morale par le calcul de la maximisation de l’utilité, selon les principes de l’économie politique bourgeoise. 
En vérité, nous gardons au fond de nous l’idée qu’il existe un interdit, que tout ne se négocie pas, que tout n’obéit pas aux modes déductifs de la rationalité instrumentale. La question que nous percevons intuitivement est celle de la limite, question dont on ne peut s’affranchir et qui fait des retours brusques et ravageurs régulièrement dans la chronique des faits divers ou dans la chronique judiciaire. Dans un monde soumis à l’empire du désir (et à la tyrannie du plaisir, pour reprendre une formule chère à Platon et dont il faudrait expliciter tous les tenants et les aboutissants), tout devient possible. Le désir du sujet désirant est par définition illimité (un désir limité n’est qu’un besoin facile à satisfaire, comme le besoin de boire un grand verre d’eau fraîche quand on a soif). La manie de l’éthique vient peut-être de là, du sourd besoin de trouver quelque part cette limite, faute de laquelle nous risquons purement et simplement la folie. Ce qui explique les embardées de plus en plus difficiles à maîtriser dans le domaine des mœurs où se multiplient les injonctions contradictoires : on réclame simultanément une liberté toujours plus étendue et une répression toujours plus pointilleuse des comportements déviants. Il y a quelque chose d’étrange dans le fait de revendiquer simultanément la légalisation de la prostitution et la répression des expressions homophobes…

Une éthique de la libération

Si la liberté n’est pas un capital à faire fructifier en bon capitaliste avisé, mais fondamentalement une dynamique de vie, un effort pour se libérer des aliénations multiples dans lesquelles l’individu se perd continuellement lui-même, il s’agit alors de construire une éthique partageable par le plus grand nombre.  Les linéaments d’une telle éthique se trouvent exposés avec la plus grande clarté dans l’œuvre de Spinoza. Nous n’en donnons ici que quelques aperçus.
Dans les propositions 29 à 38 de la quatrième partie de l’Éthique, Spinoza développe les principes rationnels sur lesquels est fondée la politique : il s’agit de montrer que « l’utile propre », c’est-à-dire la vie bonne pour l’individu conduit, en suivant la raison à l’utile commun et, par conséquent, il ne peut y avoir aucun antagonisme entre la liberté de l’individu qui conduit sa vie comme il l’entend et l’appartenance communautaire. Spinoza énonce d’abord sous une forme abstraite le principe de sociabilité. Résumons le raisonnement :
1.      Ne peut être bon ou mauvais que ce qui a un certain rapport avec nous, ce qui a quelque chose de commun avec notre propre nature.
2.      Dans la mesure où une chose a quelque chose de commun avec nous, elle ne peut pas être mauvaise.
3.      Donc une chose nous est bonne dans la mesure où elle s’accorde avec notre nature.
Le point central de cette démonstration est l’idée d’accord en nature. Les hommes s’accordent en nature. Cependant, la proposition 32 dit : « Dans la mesure où les hommes sont soumis aux passions, on ne peut dire qu’ils s’accordent par nature. »
Spinoza justifie cette affirmation par un argument qui concentre bien toute sa philosophie : la nature d’une chose est sa puissance, or les passions sont l’impuissance de l’homme, donc s’accorder en impuissance, ce ne peut pas être s’accorder en nature. Un accord ne peut être fait sur des critères purement négatifs : on ne peut dire que le noir et le blanc s’accordent au motif qu’ils ne sont pas rouges. D’où cette conclusion : « les choses qui s’accordent dans la seule négation, c’est-à-dire dans ce qu’elles n’ont pas, ne s’accordent en réalité en rien ». (proposition 32, scolie)
Outre la valeur logique de cette proposition, il faut immédiatement saisir ce que cela signifie concrètement : les passions sont non pas source d’union mais source de division entre les hommes. C’est évident pour les passions qui conduisent à une possession exclusive, l’amour sexuel, la richesse ou le pouvoir sont à l’origine des conflits incessants. Or non seulement les hommes diffèrent entre eux par les passions, mais ils sont divisés en eux-mêmes par leur propre inconstance. C’est pourquoi les rassemblements « anti-quelque chose » ne conduisent à rien et d’ailleurs finissent très vite par se désagréger. Les communautés fondées sur le ressentiment ou la haine de l’autre sont nécessairement ennemies de la liberté de leurs membres. On en a de nombreux exemples. Et c’est même le principal obstacle au développement d’un mouvement social puissant et durable aujourd’hui. Tous les mouvements sociaux revendicatifs sont des mouvements défensifs, des mouvements contre telle ou telle loi, tel ou tel gouvernement, telle ou telle régression. Il n’est pas question d’en contester la légitimité : quand on vous fait la guerre, il faut bien se défendre. Mais ce qui caractérise l’impuissance de notre époque, c’est la quasi impossibilité de transformer la réaction en action, d’ouvrir une voie nouvelle, bref, pour le redire ici, de faire autre chose que disputer la longueur de la chaîne.
Il faut préciser le processus de cette division que Spinoza analyse avec subtilité. Ainsi l’amour que deux hommes portent pour la même femme ne peut en lui-même être source de haine. Il s’agit même, selon Spinoza d’un accord en nature et « ces deux hommes ne sont pas importuns l’un pour l’autre en tant qu’ils s’accordent par nature, c’est-à-dire en tant qu’ils aiment l’un et l’autre la même chose. » Si la haine intervient entre eux, c’est parce que la possession par l’un de l’objet aimé est la perte de ce même objet pour l’autre et donc c’est bien en cela qu’ils diffèrent. Cette situation vient de ce que l’objet de l’amour est un objet fini. On voit encore comment pour Spinoza l’amour et la possession non seulement ne vont pas de pair mais même se contredisent dans leurs effets. Là aussi, on en peut tirer des conséquences. S’efforcer d’orienter les désirs vers des biens partageables, c’est augmenter la sociabilité, alors que la canalisation du désir vers des biens qui sont la propriété exclusive d’un seul – tous les biens de consommation – c’est exciter les rivalités qui rendent les individus vindicatifs, haineux et finalement divisent la communauté en autant d’ennemis.
La proposition 35 semble donner une solution : « Dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature. » En agissant selon la Raison, les hommes font ce qui est bon pour la nature humaine et par suite « pour tout homme. » C’est qu’en effet agir selon la raison, c’est agir selon la nature propre de l’homme alors que pâtir, c’est n’être pas la cause adéquate de ses propres actes, c’est subir l’action des forces extérieures à soi-même. Mais le scolie de cette même proposition précise ce qu’il faut entendre par là. Si les hommes répètent que « l’homme est un Dieu pour l’homme », l’expérience pratique montre que ce ne sont là que des paroles. Car : « Pourtant il est rare que les hommes vivent sous la conduite de la raison ; mais c’est ainsi : la plupart se jalousent et sont insupportables les uns aux autres. » Ce qui seul limite les déchaînements, c’est non pas que l’homme vit sous la conduite de la raison – au fond aucun homme ne vit toujours sous la conduite de la raison – mais qu’il est un « animal social. » Même si les passions mauvaises divisent les hommes, les tendances sociales sont spontanées. Spinoza prend le contre-pied de la thèse de Hobbes qui fait de l’homme un loup pour l’homme. D’où la reprise de la polémique, récurrente chez Spinoza, contre les Théologiens et les Mélancoliques qui déprécient l’homme et louent les bêtes. Ces deux propositions (35 et 36) et surtout les scolies qui suivent la dernière posent à nouveau que suivre la vertu, c’est agir dans le bien de tous les hommes. On ne peut pas désirer le bien pour soi-même seul si on vit sous la conduite de la raison. « Le souverain bien de ceux qui pratiquent la vertu est commun à tous et tous peuvent également y trouver leur joie. » (Proposition 36)
Le bien d’un sage ne fait de tort à personne ! C’est pourquoi il est parfaitement possible de vivre libre au milieu des hommes, en tout cas bien plus libre que l’ermite ou le misanthrope qui fuit la compagnie. Et donc : « Le bien que quiconque pratique la vertu désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes, et d’autant plus qu’il a une plus grande connaissance de Dieu. (Proposition 37)
Dans le scolie I de la proposition 37, Spinoza définit trois termes sur lesquels nous revenons un peu plus loin :
·         et l’Honnêteté : s’attacher les autres par les liens de l’amitié.
Cette définition de la vertu et de l’agir sous la conduite de la Raison permet à Spinoza de régler un certain nombre de problèmes pratiques (par exemple les rapports entre l’homme et les animaux). Le scolie 2 expose les bases de la morale, du droit et de la politique (qu’on retrouve dans le Traité politique). Il définit les règles des jugements de valeur (louange et blâme, mérite et faute, juste et injuste). Mais ces règles ne peuvent être abstraites. Elles n’ont de sens que si on considère l’homme dans l’état où il vit en société. L’homme est un « animal social » mais on doit le considérer sous un double rapport : en tant qu’être naturel, c’est-à-dire en tant qu’individu ; en tant qu’il est lié par des liens sociaux avec les autres hommes. Pour Spinoza, la dimension individuelle est tout aussi essentielle que la dimension sociale. Il définit ainsi le Droit de Nature comme droit suprême, exprimé dans des termes presque identiques à ceux de Hobbes. « Chacun existe par le droit souverain de la nature, et par conséquent chacun par le droit souverain de la Nature fait ce qui suit de la nécessité de sa nature ; ainsi par le droit souverain de la nature, chacun juge de ce qui est bon, de ce qui est mauvais, et songe à son utilité selon son propre naturel. » (Proposition 37 scolie 2)
Mais comme les hommes ne peuvent tous vivre sous la conduite de la raison, ils doivent, pour vivre ensemble, renoncer à ce droit naturel (en partie) et s’unir les uns aux autres afin d’augmenter leur puissance. C’est précisément le sens de la constitution de la cité et du pouvoir politique. Chacun soumet alors son naturel propre aux exigences de ce corps politique (formé des corps individuels des sujets), mais ce n’est pas une opération « contre nature » (d’ailleurs la raison ne commande rien qui soit contre nature) mais le prolongement logique des exigences de la préservation de la nature propre de chaque individu. Si l’opération par laquelle se constitue le corps politique supprimait la liberté naturelle de l’individu, elle supprimerait du même coup toute sa puissance propre, ce qui ne se peut et conduirait l’individu à l’anéantissement ou à la révolte. Une société formée d’individus anéantis, de corps formatés répétant tous mécaniquement les mêmes gestes et les mêmes paroles, une société complètement soumise à la logique capitaliste, pour dire les choses dans des termes que Spinoza ne pouvait pas employer, serait une société morte ou prête à s’écrouler au moindre choc.
Dès lors on va pouvoir parler de faute et de mérite, c’est-à-dire retrouver les règles de base de toute morale. Spinoza fait découler la faute, non de l’état naturel de l’homme (dans l’état de nature, elle ne peut se concevoir), mais de son état civil. « Aussi la faute n’est-elle rien d’autre que la désobéissance qui, pour cette raison est punie en vertu du seul droit de l’État. » Par conséquent, « Il est clair que le juste et l’injuste, la faute et le mérite sont des notions extrinsèques, non des attributs qui expliquent la nature de l’Esprit. »
Le rôle de l’institution dans la vie pratique des hommes est ainsi décisif. L’institution politique apparaît ainsi comme le moyen terme qui permet de faire coexister les exigences de la Raison et la faiblesse des hommes soumis aux passions.
Résumons donc. Si nous voulons définir ce qui tout à la fois garantit la liberté individuelle et la concorde sociale, ce sont des préceptes moraux (ou éthique, si l’on veut). Le précepte religieux doit être compris ici au sens de Spinoza : « tous les désirs et toutes les actions dont nous sommes causes en tant que nous avons l’idée de Dieu » sont ceux et celles qui découlent de nos idées adéquates. Par exemple, le désir de la connaissance, mais aussi tous les préceptes exposés par Spinoza au début de la cinquième partie de l’Éthique, procèdent de « l’idée de Dieu » : un affect passif cesse de l’être sitôt que nous nous faisons une idée claire ; nous avons une plus grande puissance d’action sur nos passions quand nous considérons les choses dans leur nécessité (c’est-à-dire comme découlant des lois de Dieu ou de la Nature) ; nous avons la puissance d’ordonner et d’enchaîner les affects de notre corps suivant l’ordre de l’entendement ; etc.
Laissons de côté cet aspect très spécifique à la pensée de Spinoza et peut-être moins facile à partager que les autres. En revanche, concernant la Morale, il n’y a aucune difficulté : « le Désir de faire du bien qui tire son origine de ce que nous vivons sous la conduite de la raison » est facile à partager. Comme plus personne ne défend sérieusement les absurdes slogans post-soixante-huitards du type « jouir sans entrave » ou « tout, tout de suite », tout le monde s’accordera pour considérer que la vie libre ne peut pas être une vie soumise aux passions destructrices et que, par conséquent la vie sociale minimale suppose qu’on vive selon la raison[5]. Mais la moralité pour Spinoza ne consiste pas seulement à vouloir vivre selon la raison, mais à faire le bien. On peut prendre « faire le bien » dans son sens le plus immédiat. Faire le bien, c’est être charitable, c’est-à-dire aimer son prochain, lui venir en secours quand il est dans la misère, respecter son intégrité physique et morale. Bref toutes les prescriptions de base d’une vie décente et que connaît le simple bon sens. Mais un simple bon sens qui nous mène loin de « l’éthique minimale » et nous approche d’une éthique que ne renierait nullement un croyant.
Enfin, l’honnêteté qui consiste à « s’attacher les autres par les liens de l’amitié » fait de celle-ci une vertu, selon une tradition qui remonte à Aristote et Cicéron, deux penseurs du Panthéon du républicanisme. Pour sa part, Rawls, penseur du libéralisme politique, dégage la signification du principe de différence[6] comme principe de la fraternité ou de l’amitié civique.
Si nous suivons la voie indiquée par Spinoza nous avons donc une éthique forte qui est néanmoins compatible avec une bonne partie des réquisits de la pensée libérale classique (liberté de conscience, liberté de gouverner sa vie, ses choix professionnels ou sexuels comme on l’entend, libertés politiques), mais cette éthique, à la différence du libéralisme classique, articule positivement le lien entre individu et communauté.
On pourra nous reprocher qu’il s’agit là, en dernière analyse d’un choix subjectif. Comment pourrait-on proposer une morale commune, acceptable par tous les individus raisonnables en prenant pour point d’appui une « métaphysique » si singulière que celle de Spinoza ?

De l’objectivité des valeurs éthiques

Si nous avons suivi Spinoza jusqu’ici, c’est parce qu’il nous semble qu’il permet de penser l’objectivité des valeurs éthiques sans nous en tenir à la morale minimaliste – quoique utile – selon laquelle nous sommes libres de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.
L’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi, pour reprendre une des expressions favorites de Pierre Legendre, semble conduire directement à ces conclusions relativistes et en fin de compte à une sorte de nihilisme moral. Inversement, penser qu’il y a une objectivité des valeurs éthiques – ou du moins de certaines d’entre elles – conduit à admettre que certains principes de vie s’imposent à tous, de manière universelle, y compris contre les formes particulières de la vie éthique de telle ou telle communauté. Nous pensons que le respect de l’intégrité physique des personnes fait partie des principes les plus fondamentaux inclus dans " les droits universels de l’homme " et c’est pourquoi, en dépit de quelques formidables régressions au XXe siècle, la torture est condamnée comme moyen légitime d’investigation judiciaire. Pourtant, certains groupes considèrent l’excision comme une pratique normale permettant à la jeune fille d’entrer dans la vie adulte comme femme. Dans cette pratique, le psychanalyste reconnaîtra sans peine la terreur masculine exacerbée devant la sexualité féminine. Mais la psychanalyse n’a pas vocation normative. Devons-nous alors admettre que les valeurs religieuses qui posent que les femmes ne peuvent devenir femmes qu’en étant privées de la possibilité de jouir, ont les mêmes droits à faire valoir que les valeurs d’égalité et de droit au bonheur, proclamées par les déclarations américaine et française dès la fin du XVIIIe siècle ? C’est ce qu’ont soutenu les courants se réclamant de l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan. Il est curieux de constater que le relativisme, affirmant la primauté de la subjectivité et l’équivalence de toutes les valeurs, conduit ainsi à la soumission à la tradition, même la plus cruelle et la plus obscurantiste.
On pourrait sortir de cette contradiction en trouvant un moyen de démontrer qu’il existe des valeurs éthiques objectives. Comme on ne peut plus guère s’en référer à l’autorité religieuse, celle de la raison devrait nous offrir une bonne solution, s’il y en a une. Il suffirait alors de mettre ses pas dans ceux de Kant. Les Fondements de la métaphysique des mœurs montrent justement que ni la tradition, ni l’autorité religieuse, ni les motivations utilitaires ne peuvent assurer un fondement à la moralité. Cela est évident pour la tradition et l’autorité religieuse, mais, pour Kant, il en va de même des principes utilitaristes. Si l’utilitarisme est une morale guidée par la recherche du bonheur, alors, comme « chacun voit midi à sa porte », chacun a sa propre conception du bonheur et donc une morale fondée sur le principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires. L’un affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un verra dans le loisir le vrai bonheur alors que l’autre posera que c’est seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre. Si l’utilitarisme rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait, la morale dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme. Au contraire, la morale kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les sociétés se peuvent déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien, ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité de respecter la parole donnée, etc. Pour être pleinement convaincu, il faudrait encore montrer que l’impératif catégorique peut être pensé indépendamment de l’édifice d’ensemble de la philosophie de Kant. En effet, s’il découlait seulement de la philosophie transcendantale, on pourrait n’y voir que le résultat d’une conception métaphysique particulière et non un principe valant objectivement et, par conséquent, on serait ramené à notre problème de départ. Dans des directions différentes, Apel, Habermas ou Tugendhat nous donnent de bonnes raisons de penser qu’on peut séparer la raison pratique de son fondement transcendantal. Notre Morale et justice sociale[7] s’aventure sur cette même voie.
Mais il est une deuxième difficulté, déjà soulevée par Hegel. Les valeurs éthiques ne sont pas seulement des principes abstraits mais doivent être effectives. Ce qui suppose qu’elles ne sont pas seulement des interdits mais aussi des moyens, pour l’individu, de réaliser ses fins propres. Rousseau qui, à bien des égards, est le précurseur le plus direct de Kant, croyait qu’on pouvait aimer la vertu et que cette passion serait suffisamment forte pour contrebalancer nos autres passions. Peut-être est-ce possible pour quelques individus exceptionnels, mais on peut douter de sa généralisation. Posons encore le problème autrement. En suivant Rawls, on affirme la priorité du juste sur le bien, mais comment cette priorité pourra-t-elle s’imposer si les individus – sous le voile d’ignorance ou non – n’y voient pas aussi la réalisation de leur bien le plus précieux : pour défendre un ordre politico-juridique juste, il faut le considérer comme un bien, un bien pour lequel on serait prêt, le cas échéant, à donner sa vie. Et donc la séparation du juste et du bien paraît très fragile. Autrement dit, pour être assuré qu’il existe des valeurs éthiques objectives, il ne suffit pas de s’en remettre aux raisons procédurales du disciple de Kant ou de Rawls. Encore faudrait-il les appuyer sur des fondements anthropologiques. Par exemple, si on admet comme pertinente la description de l’homme comme homo œconomicus ou encore celle de David Gauthier qui en fait un « maximisateur » rationnel, on voit mal comment un tel individu pourrait défendre la priorité du juste sur le bien. Inversement, si on pense que les affects peuvent être aussi, voire plus efficaces que le calcul égoïste, alors on pourra imaginer que les individus trouvent leur bonheur autant dans le travail bien fait que dans l’argent que rapporte ce travail, ou encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité conviviale – même frugale – plutôt que dans la solitude glacée de la compétition économique.
Notre problème pourrait peut-être trouver une solution si on parvenait à combiner de manière convaincante deux traditions philosophiques que tout semble opposer, celle de Kant et celle de Spinoza, une éthique normative et une éthique descriptive. Dans l’Éthique, Spinoza écrit, comme allant de soi : « Le bien que désire pour lui-même quiconque suit la vertu (qui sectatur virtutem), il le désirera aussi pour les autres hommes, et cela d’autant plus qu’il aura acquis une connaissance plus grande de Dieu. » (4e partie, proposition 37) Pour Spinoza, la vertu consiste à rechercher son utile propre, mais voilà que cette recherche débouche sur une formule qui n’est pas bien éloignée de celle de l’impératif catégorique. Pourtant, chez Spinoza, cette formule n’est pas un pur devoir être ; elle s’appuie au contraire sur une espèce de loi psychologique indiscutable : rien n’est plus précieux pour l’homme qu’un autre homme, et l’imagination d’une communauté vivant dans la paix et la concorde est toujours une idée qui nous remplit de joie. Si donc la véritable moralité peut espérer s’imposer, c’est parce qu’elle trouve sa force dans des affects joyeux stables.
Cette convergence pratique possible de deux éthiques ou deux morales qui partent de présuppositions métaphysiques très différentes, sans être preuve absolue, est un bon indice de la possibilité de fonder l’objectivité des valeurs morales. On pourrait encore aller chercher dans la direction des morales matérialistes radicales et l’on aboutirait aux mêmes constats. Dans ses divers ouvrages et particulièrement dans L’ambition morale de la politique[8], Yvon Quiniou travaille sur deux niveaux qui constituent en quelque sorte une synthèse de ses travaux antérieurs. D’une part, il cherche un lien entre le matérialisme scientifique dont il se réclame et la morale, et plus exactement une morale universaliste et déontologique d’inspiration fortement kantienne. En second lieu, il veut penser le rapport entre morale et politique : à l’encontre des « réalistes » qui veulent isoler morale et politique, Yvon Quiniou soutient que seule la morale peut fonder la politique, ou du moins une politique « progressiste » et « communiste » au sens que l’auteur donne à ces deux termes. Selon Yvon Quiniou ces deux niveaux sont étroitement liés, forment en quelque sorte une unité organique. Nous ne partageons pas les présuppositions d’un matérialisme biologisant radical qui sont celle d’Yvon Quiniou[9], mais nos conclusions sont en revanche extrêmement proches.
On pourrait encore donner d’autres exemples qui conforteraient cette conclusion : il existe bien une possibilité de fonder une morale forte dont les principes pourraient être partagés par tous dans une république qui ferait de la justice et de la charité (pour parler comme Spinoza) ses valeurs cardinales.



[1] Nous nous permettons de renvoyer sur ce dernier point à notre Questions de morale, Armand Colin, 2003.
[2] Cette définition est donnée par Wikipedia, une bonne caisse de résonnance de l’idéologie dominante.
[3] Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Première section, in Œuvres II, p. 256 (AK IV, 395)
[4] Voir Leslie Sklair, Globalization. Capitalism and its alternatives, OUP Oxford, 2002 et The Transnational Capitalist Class, Blackwell Publishers, 2000.
[5] Rawls, pour prendre un auteur d’une tradition assez différente de celle de Spinoza, définit le raisonnable comme « la capacité des personnes à avoir un sens de la justice » (in Justice et démocratie, p.172)
[6] La théorie de la justice de Rawls repose sur deux principes : le premier est le principe d’égale liberté pour tous et le second le principe de différence qui stipule que « la structure de base de la société est organisée de telle sorte qu’elle maximise les biens premiers disponibles pour les moins avantagés, afin qu’ils utilisent les libertés de base à la disposition de tous. » (Justice et démocratie, p. 184)
[7] Collin, Denis, Morale et justice sociale, Le Seuil, 2001, collection « La couleur des idées ».
[8] Quiniou, Yvon, L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ?, L’Harmattan, 2010
[9] Sur ce point, voir la discussion entre nous-même, Yvon Quiniou, Jean-Marie Nicolle et Tony Andréani sur www.denis-collin.fr .

Le sacré s’inscrit-il dans l’espace ?


Le sacré renvoie en premier lieu aux divinités et celles-ci n’habitent pas l’espace des choses. Les Dieux d’Épicure sont situés dans les inter-mondes, là où ils ne seront pas troublés par mouvement incessant des atomes. Si Dieu est le créateur de tout ce qui est, en même temps il est transcendant et donc il n’est ni dans l’espace des hommes ni même dans l’espace en tant que celui-ci désigne l’univers. Le ciel est l’espace du divin, mais c’est évidemment un espace purement métaphorique, qu’on ne peut jamais atteindre en parcourant la distance qui nous en sépare par des moyens humains. C’est l’espace où communient les âmes, c’est-à-dire un paradoxal espace sans étendue.
Cependant, le sacré ne saurait se limiter au divin. Le sacré n’est pas le transcendant. Bien au contraire il se construit par son inscription dans l’espace humain. Plus exactement, si la religion est le fait social total dont parlait Durkheim, la religion s’institue par la séparation du profane et du sacré, séparation qui porte sur les pratiques humaines mais s’inscrit immédiatement dans l’espace de la société. Les lieux sacrés sont les lieux qui ne doivent jamais être profanés : l’interdit peut être limité – ne pas entrer coiffé dans le temple ou, au contraire y entrer toujours couvert, ne parler qu’à voix basse, etc. – ou plus strict – le lieu sacré est rigoureusement interdit à tout homme, à l’exception des prêtres.
Mais d’où vient cette distinction qu’opère la vie religieuse entre deux catégories de choses radicalement hétérogènes, les choses sacrées et les choses profanes ?
Durkheim en donne un essai d’explication, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse qui exclut que la contemplation de l’immensité de l’espace ait pu inspirer les sentiments religieux.
Il s'agit de savoir comment l'homme a pu arriver à penser qu'il y avait, dans la réalité, deux catégories de choses radicalement hétérogènes et incomparables entre elles. Comment le spectacle de la nature pourrait-il nous donner l'idée de cette dualité ? La nature est toujours et partout semblable à elle-même. Peu importe qu'elle s'étende à l'infini : au delà de la limite extrême où peut parvenir mon regard, elle ne diffère pas de ce qu'elle est en deçà. L'espace que je conçois par delà l'horizon est encore de l'espace, identique à celui que je vois. Ce temps qui s'écoule sans terme est fait de moments identiques à ceux que j'ai vécus. L'étendue, comme la durée, se répète indéfiniment; si les portions que j'en atteins n'ont pas, par elles-mêmes, de caractère sacré, comment les autres en auraient-elles ? Le fait que je ne les perçois pas directement ne suffit pas à les transformer [1]. Un monde de choses profanes a beau être illimité ; il reste un monde profane. On dit que les forces physiques avec lesquelles nous sommes en rapports excèdent les nôtres ? Mais les forces sacrées ne se distinguent pas simplement des profanes par leur grande intensité, elles sont autres ; elles ont des qualités spéciales que n'ont pas les secondes. Au contraire, toutes celles qui se manifestent dans l'univers sont de même nature, celles qui sont en nous comme celles qui sont en dehors de nous. Surtout, il y a aucune raison qui ait pu permettre de prêter aux unes une sorte de dignité éminente par rapport aux autres. Si donc la religion était réellement née du besoin d'assigner des causes aux phénomènes physiques, les forces qui auraient été ainsi imaginées ne seraient pas plus sacrées que celles que conçoit le savant d'aujourd'hui pour rendre compte des mêmes faits [2]. C'est dire qu'il n'y aurait pas eu d'êtres sacrés ni, par conséquent, de religion.
De plus, à supposer même que cette sensation « d'écrasement » soit réellement suggestive de l'idée religieuse, elle ne pourrait avoir produit cet effet sur le primitif ; car cette sensation, il ne l'a pas. Il n'a nullement conscience que les forces cosmiques soient à ce point supé­rieures aux siennes. Parce que la science n'est pas encore venue lui apprendre la modestie, il s'attribue sur les choses un empire qu'il n'a pas, mais dont l'illusion suffit pour l'empêcher de se sentir dominé par elles. Il croit pouvoir, comme nous l'avons dit déjà, faire la loi aux éléments, déchaîner le vent, forcer la pluie à tomber, arrêter le soleil par un geste, etc. [3]. La religion elle-même contribue à lui donner cette sécurité; car elle est censée l'armer de pouvoirs étendus sur la nature. Les rites sont, en partie, des moyens destinés à lui permettre d'imposer ses volontés au monde. Loin donc qu'elles soient dues au sentiment que l'homme aurait de sa petitesse en face de l'univers, les religions s'inspirent plutôt du sentiment contraire. Même les plus élevées et les plus idéalistes ont pour effet de rassurer l'homme dans sa lutte avec les choses : elles professent que la foi est, par elle-même, capable « de soulever les montagnes », c'est-à-dire de dominer les forces de la nature. Comment pourraient-elles donner cette confiance si elles avaient pour origine une sensation de faiblesse et d'impuissance ?
D'ailleurs, si vraiment les choses de la nature étaient devenues des êtres sacrés en raison de leurs formes imposantes ou de la force qu'elles manifestent, on devrait constater que le soleil, la lune, le ciel, les montagnes, la mer, les vents, en un mot les grandes puissances cosmiques furent les premières à être élevées à cette dignité ; car il n'en est pas qui soient plus aptes à frapper les sens et l'imagination. Or, en fait, elles n'ont été divinisées que tardivement. Les premiers êtres auxquels s'est adressé le culte - on en aura la preuve dans les chapitres qui vont suivre - sont d'humbles végétaux ou des animaux vis-à-vis desquels l'homme se trouvait, pour le moins, sur le pied d'égalité : c'est le canard, le lièvre, le kangourou, l'émou, le lézard, la chenille, la grenouille, etc. Leurs qualités objectives ne sauraient évidemment être l'origine des sentiments religieux qu'ils ont inspirés.
Ainsi ce serait non pas la contemplation de l’espace naturel qui serait la cause de la séparation profane/sacré, mais au contraire la séparation entre profane et sacré qui aurait remodelé la vision que les hommes se font de l’espace en général et des choses naturelles en particulier.
En conclusion : Le sacré s’inscrit dans l’espace des hommes, mais en même temps c’est le sacré qui structure la vision de l’espace que se font les hommes.


[1]      Il y a, d'ailleurs, dans le langage de Max MÜLLER, de véritables abus de mots. L'expérience sensible, dit-il, implique, au moins dans certains cas, « qu'au delà du connu il y a quelque chose d'inconnu, quelque chose que je demande la permission d'appeler infini » (Natural Rel., p. 195. Cf. p. 218). L'inconnu n'est pas nécessairement l'infini, pas plus que l'infini n'est nécessairement l'inconnu s'il est, en tous ses points, semblable à lui-même et, par conséquent, à ce que nous en connaissons. Il faudrait faire la preuve que ce que nous en percevons diffère en nature de ce que nous n'en percevons pas.

[2]      C'est ce que reconnaît involontairement Max MÜLLER en certains endroits. il confesse voir peu de différence entre la notion d'Agni, le dieu du feu, et la notion de l'éther par laquelle le physicien moderne explique la lumière et la chaleur (Physic. Rel., pp. 126-127). Ailleurs, il ramène la notion de divinité à celle d'agency (p. 138) ou de causalité qui n'a rien de naturel et de profane. Le fait que la religion représente les causes ainsi imaginées sous la forme d'agents personnels ne suffit pas à expliquer qu'elles aient un caractère sacré. Un agent personnel peut être profane et, d'ailleurs, bien des forces religieuses sont essentiellement impersonnelles.

[3]      Nous verrons, en parlant des rites et de la foi en leur efficacité, comment s'expliquent ces illusions (v. liv. II, chap. II).





dimanche 23 mars 2014

Bien commun et république

 On dit souvent que la politique est un art d’exécution. De ce point de vue, ainsi que le note Léo Strauss, elle ne différerait pas de l’art d’être père de famille, de l’art de faire la cuisine, etc. Or, il n’y a pas de philosophie culinaire, ni de philosophie paternelle, alors qu’il y a une philosophie politique. S’il y a une philosophie politique, alors qu’il n’y a pas de philosophie culinaire, c’est que les finalités de la cuisine sont parfaitement claires, alors que les finalités de la politique ne le sont point. Le but premier de la philosophie politique, telle que les Anciens – Platon et Aristote – l’ont conçue, est le recherche de cette finalité suprême de la politique. Cette recherche, d’ailleurs, a une place si importante dans leur œuvre que l’on pourrait dire que l’expression « philosophie politique » est une expression pléonastique.

À la question quelle est la finalité de la politique ? la réponse traditionnelle est : la politique est la recherche du Bien Commun. Mais est-ce bien là le sens de la politique ? Et si c’est le cas, en quoi consiste ce Bien Commun ? Voilà sur quoi les avis divergent. D’autant que trois notions assez différents s’entremêlent : le bien commun est-ce vraiment la même chose que le bien public ou que l’intérêt général ? L’intérêt général est l’intérêt de tous, mais cet intérêt est-il quelque chose de commun ? Cette discussion en apparence assez byzantine recouvre en fait, comme on le verra plus loin, des conceptions assez différentes de la politique.

Le Bien commun est l’essence de la politique

C’est d’abord dans la philosophie antique qu’il faut aller chercher ce qu’est le Bien Commun. Je me contenterai d’explorer quelques aspects de la pensée aristotélicienne et de la pensée stoïcienne qui nous donnent, toutes les deux, un bon aperçu de ce problème. Il faudrait aussi étudier « Les Lois » de Platon et quelques autres textes canoniques. Mais à chaque jour suffit sa peine.

Qu’est-ce qu’une Cité ? Nous avons déjà abordé ce problème. Mais il faut redonner ici la réponse d’Aristote. Qu’est-ce que c’est que cette chose étrange, la cité ? Quand on dit, comme on le dit souvent après Aristote, que l’homme est un animal social, on n’a rien dit du tout. Il nous faut revenir sur ce texte fameux des Politiques, dont nous avons déjà parlé. Les animaux sociaux ne manquent pas et pas seulement les abeilles, les fourmis, les termites et autres exemples favoris des philosophes. La plupart des grands mammifères vivent en groupes plus ou moins vastes et ces groupes connaissent toujours une forme, même minimale, d’organisation. Mais l’homme n’est pas un animal grégaire comme les autres animaux grégaires. C’est un animal politique, un « zoon politikon » nous dit Aristote. Il y a des discussions épineuses sur l’interprétation de cette thèse aristotélicienne. Aristote nous dit que « l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille ou n’importe quel animal grégaire »[1]. Mais cette traduction n’est pas la seule possible ; le grec mallon  peut se traduire par « plus que » aussi bien que par « plutôt que », nous signale le traducteur. La première traduction laisserait entendre que les autres animaux grégaires sont aussi des animaux politiques, quoiqu’ils soient moins politiques que l’homme, alors que la seconde traduction pourrait faire penser qu’il y a une différence de nature entre la vie grégaire des animaux et la vie politique de l’homme, et que, par conséquent la cité humaine ne peut pas être comparée à la ruche ou à la fourmilière et que parler de la reine des abeilles ce n’est qu’une façon de parler anthropomorphique.

Il est inutile de s’engager plus en avant dans l’interprétation d’Aristote puisque les deux traductions ont de bons arguments à faire valoir. La première peut s’appuyer 1° sur l’utilisation habituelle de mallon dans les autres parties de l’œuvre d’Aristote et 2° sur l’Histoire des animaux où les animaux sont divisés en deux grandes classes, les animaux sporadiques et les animaux politiques. Mais l’interprétation en faveur de la seconde traduction semble corroborée par de nombreux autres passages des Politiques. Ainsi Aristote affirme que c’est

plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité car autrement il existerait aussi une cité d’esclaves et une cité d’animaux alors qu’en fait il n’en existe pas parce qu’ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi[2].

Si les animaux grégaires ne vivent pas dans une cité, ils ne sont donc pas politiques. Tout simplement parce que vivre dans une Cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi. Ces deux derniers traits nous semblent les caractéristiques fondamentales de l’éthique individuelle, mais pour Aristote, ils définissent les raisons fondamentales de la vie dans une Cité. Nous ne pouvons pas être heureux en dehors de la vie dans Cité. Et nous ne pouvons même pas mener une vie guidée par un choix réfléchi. Ce qui peut se comprendre de plusieurs façons : 1/ L’homme ne peut former son propre esprit et devenir apte à réfléchir que dans la vie commune – les petits d’homme ont besoin d’une longue éducation ; 2/ Une vie guidée par un choix réfléchi, c’est précisément ce qu’est la vie politique dans une république dirigée par des citoyens égaux et libres ; autrement dit la vie politique donne en « grands caractères » le modèle de nos vies individuelles.

Si la vie « politique » est le bien propre de l’homme, nous avons une première définition du Bien Commun. Il existe sans doutes des biens propres à chaque individu, pour celui-ci ce sera gagner de l’argent, pour celui-là de gagner le cœur de la femme de ses rêves. Mais il y a un Bien de l’homme en tant qu’homme et par définition ce Bien ne peut pas être propre à chaque individu, il est commun à tous ceux qui vivent dans une Cité.

Par conséquent agir en vue de la vie dans une cité juste, c’est ce que tout homme raisonnable peut faire de mieux en vue de son bien véritable. Ces précautions étant posées, il nous faut maintenant dire plus précisément en quoi consiste le fait de vivre dans une cité. Aristote donne une réponse sans équivoque : c’est vivre sous le commandement des lois. Autrement dit, notre bien le plus précieux, ce bien commun, réside d’abord dans l’ordre légal qui régit la Cité. Voyons un peu ce qu e cela pourrait vouloir dire pour un esprit contemporain. Dans le sentiment de la patrie, par exemple, entrent bien sûr toutes sortes de sentiments compliqués qui ont à voir avec la nostalgie : le sentiment de la patrie n’est jamais aussi fort que lorsqu’elle vous manque. Lorsque vous manquent la couleur du ciel  et les habitudes de vos voisins ou le son de votre langue maternelle. Mais le véritable patriotisme ne peut résider dans cet attachement aux choses ; il ne peut résider que dans l’attachement aux lois.

Qu’on me permette une digression. Voilà dans cette idée d’attachement aux lois une idée qui permet de répondre à une des questions centrales que pose Habermas. Habermas constate /1/ que l’évolution des sociétés complexes qui sont les nôtres met en cause les bases traditionnelles de l’État- et  /2/ qu’il faut en finir avec les attachements ethniques qui fondent l’État- et conduisent à la guerre pour convertir notre patriotisme en un patriotisme constitutionnel. Je laisse de côté le caractère convenu du /1/ ­ j’en ai abondamment traité dans mon livre sur La fin du travail et la mondialisation. Pour le /2/, eh bien ! il suffit de lire Aristote pour comprendre qu’il n’y a pas d’autre patriotisme sensé que le patriotisme constitutionnel. Par conséquent la découverte d’Habermas n’en est pas une. Où plus exactement elle en est une seulement pour un Allemand ! C'est-à-dire pour quelqu’un qui vit dans un pays qui n’a jamais réalisé son unité nationale sous des lois que ses citoyens puissent aimer, sauf peut-être depuis 1989. Dans un pays qui a toujours privilégié la filiation naturelle sur tous les autres liens, avec par exemple ce principe du « droit du sang » qui a subi à peine quelques entailles dans les dernières mois. Bref, avec son appel au « patriotisme constitutionnel », Habermas, involontairement, nous rappelle pathétiquement que l’Allemagne n’en a pas fini avec sa propre question nationale.

Mais laissons là Habermas et revenons aux Anciens. Si le Bien Commun est ce bien qui nous est le plus précieux, c’est à lui que doivent naturellement être soumis les principes éthiques. L’éthique nous dit Aristote est subordonnée à la politique : cela veut dire que personne ne peut faire prévaloir ses propres conceptions morales ni sa propre vision du bonheur ; ce qui donne la direction et le sens de nos conceptions personnelles, c’est précisément ce bien commun qui existe dans la cité.

On peut, en restant chez les Anciens, voir comment les Stoïciens pensaient cette question du Bien Commun. On réduit trop souvent les Stoïciens à une  de l’indifférence à la douleur et de refus des plaisirs, une  qui visent uniquement la conquête de l’autonomie intérieure. Pourtant les Stoïciens ont aussi une politique, étroitement liée à leur physique et à leur . Cicéron en donne un exemple très intéressant dans son traité des devoirs ( de Officiis). Le point de départ de Cicéron est l’existence d’une  humaine. Toute la  doit être conçue à partir de ce primat de la  humaine. Faire du tort à autrui, dit Cicéron, c’est « supprimer la vie commune et la société des hommes ». Or cette « société du genre humain » est ce qui est avant tout conforme à la nature. Notons que ce n’est pas la « polis » comme chez Aristote qui est le bien suprême conforme à la nature ; c’est l’expression bien plus large et bien plus indéterminée de « société du genre humain » qui renvoie à l’universalisme stoïcien. En effet comme le monde est un tout (« un gros animal » disent souvent les philosophes stoïciens), il existe par nature quelque chose qui unit tous les hommes et donc leur véritable cité est le monde (cosmos), ce qui fait de chaque homme un « citoyen du monde » (cosmopolitique).

Revenons un moment sur cette notion de société. Une société est un groupe de compagnons, elle est formée d’alliés ou d’associés. C’est donc bien plus vague que ce que les Grecs entendent par « polis ». Mais qu’est-ce qui fait qu’on s’associe ? C’est le fait de faire prévaloir un intérêt commun aux associés. Donc, l’essence même de la vie sociale réside dans cet intérêt commun et ainsi que le dit encore Cicéron, il faut identifier l’intérêt particulier et l’intérêt général.

La portée de cette notion de Bien Commun est très vaste. Elle sert de fondement à l’idée de droit naturel. La justice n’est quelque chose de conventionnel, qui dépendrait du temps et du lieu, mais la mise en œuvre des principes dictés par la Raison humaine laquelle n’est pas autre chose que ce qui est commun à tous les hommes. Si on admet le droit naturel en ce sens ancien, on est alors obligé de renoncer à toutes les formes de relativisme et de positivisme juridique… On voit que les enjeux ne sont pas minces.

Ambiguïté du contractualisme

Évidemment, l’idée d’une nature humaine sociable est discutable. Hobbes remarque les hommes prennent plus de déplaisir que de plaisir à la vie en commun. Toutes les théories contractualistes modernes reposent sur cette idée ; ce n’est pas la nature qui fait la société et l’institution politique, mais pour cela il faut un artifice, une « première convention » dit Rousseau, qui marque, comme une césure fondamentale l’entrée dans la vie sociale, le passage de la nature à la culture s'effectuant ainsi dans l’institution du politique.

S’il est besoin d’un artifice, c’est que les hommes n’ont pas naturellement quelque chose à mettre en commun, ne ressentent pas  spontanément cette  de nature du genre humain. Par conséquent la finalité du politique est profondément différente de ce que concevaient les Anciens. Dans le contractualisme moderne, le politique apparaît non comme l’expression du bien commun mais le système artificiel de coexistence de nos égoïsmes. Nous n’acceptons l’ordre politique que dans la mesure où il nous est utile. Le Bien commun n’est, s’il existe, que ce qui peut être utile à tous, le point d’intersection où nos objectifs personnels peuvent se rencontrer. Et rien d’autre. Qu’on comprenne bien les différences : chez Cicéron, par exemple, la question de l’utile n’est pas ignorée ; mais Cicéron affirme qu’il ne peut pas y avoir de contradiction entre le juste et l’utile, c'est-à-dire entre la reconnaissance de la suprématie du bien commun et notre « utile propre ». En effet, rien n’est plus utile à l’homme que cette vie commune dans laquelle sa nature s’épanouit.

Chez Hobbes, comme chez les principaux théoriciens libéraux, il n’en va pas ainsi : dans l’absolu, rien n’est plus utile à l’homme que d’affirmer son droit sur tous et sur toutes choses et c’est cela qui est conforme à sa nature et c’est pour cette raison que, comme le dit Hobbes, la condition naturelle de l’homme est la guerre. L’État et donc la loi commune ne sont acceptables que dans la mesure où ils assurent la protection de notre vie et de notre propriété et nous permettent de poursuivre en paix nos entreprises. On voit bien d’ailleurs que, du coup, il n’y a pas de contradiction entre l’État Léviathan « absolutiste » tel que le définit Hobbes et l’État minimum cher aux libéraux. Comme rien n’est commun aux hommes que leur égoïsme, l’État est nécessairement comparable au monstre biblique que Job ne pouvait pas pêcher avec un hameçon ! Pour tenir les hommes en respect, il n’y a que la force. Mais en même temps cet État minimal, car, puisque rien n’est commun, sauf cette crainte de la force, l’État doit être réduit à ses fonctions répressives et guerrières. Généralement on n’aime pas Hobbes parce que Hobbes évente le secret de l’État moderne et le secret du  capitaliste, parce que, à l’avance, Hobbes démonte le soi-disant lien entre liberté économique et liberté politique, entre égoïsme sacré et défense des droits individuels des personnes. Quand il dit que la soumission à l’État Léviathan est la renonciation au droit au profit de l’obligation, il ne fait qu’exposer ce qui se passe effectivement. Pour les plus libéraux des libéraux, les plus démocrates des démocrates, les droits du Léviathan sont intangibles, inviolables. On respecte votre droit à vous agiter dans tout ce qui est insignifiant ou inoffensif, mais pour les choses sérieuses, c’est la force qui l’emporte. L’actualité nous en fournirait des exemples en abondance.

Le nœud de toute cette affaire est la question de la propriété. Le seul droit naturel sacré pour nos théoriciens est le droit de propriété. C’est pourquoi d’ailleurs les théoriciens lockéens des droits de l’homme qui proclamèrent l’indépendance des États-Unis firent passer les droits des hommes noirs après le droit de propriété des gros planteurs esclavagistes. Selon l’adage juridique, la propriété de tous n’est la propriété de personne. Or la propriété de personne est une propriété dont on ne prend aucun soin – puisque ce n’est pas à moi, je ne m’en occupe pas – et par conséquent c’est une propriété condamnée à dépérir rapidement. Autrement dit, moins il y a de choses que les hommes possèdent en commun et plus ils sont riches. Locke, grand théoricien de la propriété privée comme droit fondamental, appuie le mouvement des « enclosures » qui consiste à liquider la propriété commune des paysans écossais, irlandais ou anglais.

Il ne faut pas mettre tous les théoriciens modernes du contrat dans le même sac. Spinoza, tout en concevant la politique de manière moderne, rénove pourtant la pensée du droit naturel en soulignant 1/ que jamais le droit naturel ne peut disparaître devant le droit positif de l’État qui ne peut que le limiter et 2/ que toute la vie politique peut être fondée en raison en partant de la  de nature des hommes (« il n’est rien d’aussi utile à l’homme qu’un autre homme »), c'est-à-dire en faisant le lien avec la pensée stoïcienne ancienne. Chez Rousseau, les choses sont différentes, mais il ne s’oppose pas moins aux théoriciens libéraux anglais. Le point de départ de l’entrée des hommes dans l’état civil est bien l’intérêt particulier, mais le contrat, par ses termes mêmes produit une transformation singulière dans la condition des hommes :

Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.  (Contrat Social, I, VIII)

Ce que Kant dit autrement : si les hommes passent à la vie sociale en raison de leur égoïsme – l’insociable sociabilité de l’homme dit Kant – celle-ci vie sociale s’ordonne selon le droit et convertit en moralité ce qui a été « pathologiquement extorqué ». Mais cette conversion est aussi le passage du moi à un moi collectif et alors mon bien le plus précieux n’est plus mon bien personnel mais le bien commun. La  rousseauiste n’est pas naturelle, elle est instituée, conventionnelle, mais elle n’en a pas moins d’importance.

La discussion actuelle

On voit clairement en quoi les problèmes qu’on vient d’évoquer s’inscrivent pleinement dans notre actualité. On pourrait schématiser cette discussion en opposant la République et la démocratie. Les républicains affirment l’existence d’un bien commun alors que les démocrates centrent la réflexion sur les droits de l’individu. Cette opposition pourrait être emblématisée : république française contre démocratie anglo-saxonne. Cette opposition prend du relief si on voit comment elle oppose d’un côté le courant utilitariste néolibéral et le courant républicain dont les figures les plus importantes sont sans doute Habermas et Rawls. L’un et l’autre tentent de reconstruire l’idée d’un bien commun sans avoir recours à des notions métaphysiques comme la nature humaine telle que les Stoïciens affirment qu’elle est. En réalité ces auteurs tentent de trouver une synthèse entre la démocratie libérale et l’idée républicaine.

Pour Habermas, c’est la politique délibérative, fondée sur l’éthique de la discussion qui doit permettre de  dépasser cette opposition. « Nos réflexions sur la théorie du droit nous ont appris que la procédure mise en œuvre par la politique délibérative constitue le cœur même du processus démocratique. Une telle lecture de la démocratie a des conséquences pour la pour la conception d’une société centrée sur l’État d’où partent, en règle générale, les modèles traditionnels de la démocratie. On perçoit alors les différences qui séparent ce modèle à la fois de la conception libérale de l’État, gardien d’une société fondée sur l’économie et la conception républicaine d’une  éthique institutionnalisée par l’État. » (Droit et démocratie, page 320) Quelles sont les deux conceptions en cause ?

·                     Le modèle républicain est celui d’une «  éthique ». « Selon la conception républicaine, la formation de l’opinion et de la volonté politiques des citoyens sont le medium à travers lequel se constitue la société en tant que totalité politiquement structurée. La société est par nature politique, societas civilis ; en effet, par la pratique d’autodétermination politique des citoyens, la  prend pour ainsi dire conscience d’elle-même et, au moyen de la volonté collective des citoyens, agit sur elle-même. La démocratie est ainsi le synonyme d’une auto-organisation politique de la société dans son ensemble. » (ibid. page 322)

·                     Le modèle libéral est ainsi défini : « Le pivot du modèle libéral n’est pas l’autodétermination démocratique des citoyens rassemblés pour délibérer, mais l’imposition des normes de l’État de droit à une société fondée sur l’économie, censée assurer l’intérêt commun conçu comme étant essentiellement apolitique, en satisfaisant les attentes de bonheur des particuliers qui participent activement à la production. » (ibid. page 322)

On voudrait bien pouvoir faire la synthèse de ces deux modèles, comme le voudrait Habermas. Mais la question qui bloque, c’est que ces deux conceptions sont opposées sur ce qui en constitue le pivot. En effet, en république, il existe véritablement quelque chose qui est commun, quelque chose qui n’appartient à personne et appartient à tous en même temps. Au contraire, la conception libérale au sens français ou au sens défini par Habermas ne définit rien qui véritablement commun ; les intérêts sont semblables et mutuellement compatibles, mais ils ne forment pas à proprement parler un intérêt commun.

1)      On pourrait discuter ces questions en se plaçant sur un terrain économique. L’existence de biens publics accessibles à tous donne certes réalité et consistance à l’idée de bien commun. De ce point de vue la question de la place des investissements publics, de la propriété nationale, des services publics, ce n’est nullement une question de technique pour savoir ce qui serait le plus profitable pour la croissance et les intérêts privés. C’est au contraire, à l’évidence, une discussion sur ce qu’on entend par République.

2)      Les libéraux politiques comme Rawls montrent que la reconstruction des principes d’une société bien ordonnée suppose l’existence de biens publics Rawls écarte aussi bien le capitalisme libéral que le socialisme bureaucratique. Il part de la notion de « bien public » qui contient les biens communs et ouverts à tous (défense, santé, etc.). Contre les maux publics (comme la pollution), il y a nécessité d’opposer d’autres biens publics (protection de l’environnement).

3)      Mais le bien commun, c’est peut-être autre chose de plus fondamental et qu’on comprend de plus en plus mal aujourd’hui. Ce que crée la vie politique, ce résultat le plus important de l’action, c’est un monde commun, un espace partagé dans lequel les hommes se reconnaissent mutuellement. La destruction des richesses matérielles publiques – en un mouvement qui rappelle irrésistiblement les vastes privatisation par lesquelles naissent le capitalisme anglais – va de pair avec le mouvement de la destruction de ce bien commun plus important au fond que le précédent. S’il ne s’agissait que d’un problème d’organisation économique et de répartition des richesses entre les divers composantes de la société, il n’y aurait vraiment rien de nouveau sous le soleil. On resterait dans un cadre bien connu, celui qui a défini la vie politique, avec ses affrontements droite-gauche. Or, aujourd’hui, on en est au point au point où l’espace même de la confrontation qui fait défaut ! La déconstruction méthodique de l’espace politique par la technocratie, c’est cela : la destruction de ce qui fait tenir debout la société, de ce qui fait qu’elle « une société » et pas un agglomérat.

4)      Il y a quelque chose qui exprime au paroxysme ce que nous disons ici. On parle de plus en plus du remplacement de la démocratie politique par la démocratie de l’actionnaire (la « corporate gouvernance »). Évidemment on remarquera que la soi-disant démocratie des actionnaires est l’enterrement du principe d’égalité : on vote si on a une action au moins et plus on est riche, plus on a de voix. Ce n’est donc pas de démocratie qu’il s’agit mais d’oligarchie et c’est quelque chose qui est ouvertement revendiqué par les intellectuels aux ordres du capitalisme néolibéral. Mais il y a peut-être pire encore : les actionnaires n’ont aucun lien avec l’entreprise dont ils sont les propriétaires nominaux. L’entreprise pour chaque actionnaire n’est qu’un lieu temporaire de placement en vue d’obtenir des dividendes et surtout une hausse du cours de l’action. Autrement dit 1/ L’actionnaire n’investit dans une entreprise que pour se débarrasser de cet investissement quand il aura réalisé une plus-value suffisante. 2/ Les actionnaires ne forment jamais une . On ne peut même pas dire qu’ils forment une association de co-propriétaires, car cette propriété ils ne l’exercent pas en commun et elle n’est même pas une propriété du tout ! c’est cela modèle qui nous est proposé, le modèle de la décomposition sociale la plus complète. Y a-t-il un bien commun entre les gens qui passent autour d’une table de jeux dans un casino ? C’est cela pourtant la société de demain, la « cyber-société » organisée autour de la soi-disant nouvelle économie.

 

 



[1] Les politiques, I,2, 1253a.

[2] Les politiques, III, 9, 1280a.

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