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Une éthique pour résister
Après une assez longue éclipse, à l’époque du marxisme et
du structuralisme triomphants, l’éthique est redevenue une des préoccupations
essentielles de la philosophie. L’éthique ou la morale : nous ne nous
occuperons pas pour l’instant des différences que l’on peut ou non établir
entre ces deux termes dont l’un est grec et le second latin, mais qui, par leur
étymologie au moins, désignent rigoureusement la même chose. Les distinctions
entre éthique et morale telles que l’on peut les retrouver chez certains
auteurs[1]
sont donc peut-être un peu formelles, mais elles permettent de souligner la
multiplicité des dimensions de la réflexion en philosophie morale. Nous y
revenons plus loin.
Indigestion d’éthique
Pour l’heure, il nous suffit de noter cette vague
d’éthique, jusqu’à l’indigestion, qui a envahi les divers champs
disciplinaires. On empile les livres et les manuels consacrés à l’éthique
biomédicale : en quoi les problèmes éthiques soulevés par la pratique
médicale sont-ils des problèmes spécifiques qui seraient justiciables d’un
traitement distinct ? La réponse va de soi. La vieille recette
hippocratique, « d’abord, ne pas nuire » n’est pas un précepte propre
au médecin, mais une règle que tous devraient suivre et donc bien évidemment
les médecins aussi ! Toutes les questions qui relèvent des deux extrémités
de la vie, celles qui concernent les techniques de procréation médicalement
assistée (PMA) ainsi que les problèmes de la fin de vie (accompagnement des
malades incurables, euthanasie, etc.) renvoient directement aux questions de
morale les plus anciennes et la connaissance des techniques médicales n’y
ajoute rigoureusement rien. Aucun biologiste, aucun obstétricien, aucun
spécialiste de l’embryologie ne peut répondre à la question de savoir si l’âme
immortelle est donnée à l’embryon dès la conception (ce que soutient
aujourd’hui l’Église catholique). Mais ces spécialistes ne sont pas fondés à
soutenir qu’on ne peut parler d’humanité de l’embryon qu’à un certain stade du
développement – par exemple, avec l’apparition du cerveau et un développement
du système nerveux central suffisant pour que le fœtus puisse éprouver des
sensations et donc les manifestations les plus élémentaires de la conscience
immédiate. Quiconque réfléchit, ne serait-ce que quelques minutes, voit
immédiatement l’hétérogénéité radicale des plans entre lesquels se déroulent
les éternelles discussions sur la question de l’avortement. A fortiori, comment une éthique
spécifique pourrait-elle dire s’il est bien ou mal, interdit ou permis,
moralement parlant, d’intervenir sur le génome humain en vue de le
modifier ? Il s’agit des questions les plus fondamentales de l’éthique en
général et non des questions d’une « éthique biomédicale ».
Si on élargit le champ des questions posées par les
progrès de la biologie et des biotechnologies au cours des dernières décennies
(que l’on songe aux très controversés OGM), on n’est pas plus avancé. Soit il
s’agit simplement d’un calcul coûts/bénéfices et l’éthique n’a rien à y faire,
soit il s’agit de la question des droits sur le vivant qui nous renvoie au
droit et à la philosophie du droit, soit il s’agit de l’idée générale que l’on
peut se faire de la place de l’homme dans « l’ordre naturel », si une
telle chose existe, et alors on fera de la métaphysique.
L’éthique biomédicale n’est pas la seule forme
problématique de l’invasion éthique. On trouve d’autres formes plus comiques,
comme la prétendue « éthique des affaires » (business ethics). Une telle contradiction dans les termes ne
pouvait trouver un champ d’application que dans une société où le langage est
dévalorisé radicalement par l’invasion des slogans publicitaires et la
domination de la « com’ », cette version moderne et considérablement
dégénérée de la sophistique, si l’on prend
la sophistique dans le sens que lui donne Platon, une « flatterie »
qui vise à emporter l’adhésion de l’auditeur sans souci de la vérité. En quoi
pourrait donc résider la prétendue « éthique des affaires » ?
L’éthique des affaires est souvent présentée comme une partie de « la philosophie
des affaires, dont l'un des objectifs est d'identifier les finalités
fondamentales d'une entreprise. Si la finalité principale d'une entreprise est
de maximiser le rendement de ses actionnaires, alors on pourrait dans ce cadre
considérer qu'il est contraire à l'éthique pour cette entreprise de prendre en
compte les intérêts et droits de toute autre partie prenante. »[2]
Qu’il y ait une « philosophie des affaires » laisse pantois. Les
affaires n’ont en effet nulle autre philosophie que de faire de bonnes
affaires ! Et pour cette raison même, la prétendue « éthique des
affaires » n’est pas une éthique du tout. Elle est simplement un catalogue
de bons sentiments (ne pas financer illégalement les partis politiques, ne pas
blanchir l’argent de la drogue, être attentif aux aspects environnementaux,
etc.) et de déclarations creuses sur la « responsabilité sociale des
entreprises ».
L’avance, Kant avait réglé son compte à l’éthique des
affaires. « Par exemple, il est sans doute
conforme au devoir que le débitant n'aille pas surfaire le client inexpérimenté,
et même c'est ce que ne fait jamais dans tout grand commerce le marchand
avisé ; il établit au contraire un prix fixe, le même pour tout le monde,
si bien qu'un enfant achète chez lui à tout aussi bon compte que n'importe qui.
On est donc loyalement servi ; mais ce n'est pas à beaucoup près suffisant
pour qu'on en retire cette conviction que le marchand s'est ainsi conduit par
devoir et par des principes de probité; son intérêt l'exigeait, et l'on ne
peut pas supposer ici qu'il dût avoir encore par surcroît pour ses clients une
inclination immédiate de façon à ne faire, par affection pour eux en quelque
sorte, de prix plus avantageux à l'un qu'à l'autre. Voilà donc une action qui
était accomplie, non par devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement
dans une intention intéressée. »[3]
La prétendue « éthique des affaires », dans le meilleur des cas,
n’offre donc que des conseils de prudence dans lesquels n’entre pas un gramme
de moralité, c’est-à-dire pas un gramme d’éthique.
Quand on parle de la « responsabilité sociale des
entreprises » (RSE) on fait totalement l’impasse sur les rapports sociaux
réels et sur les rapports de domination qui sont la base même de l’entreprise
(capitaliste). En réalité, ce concept a été développé par des chercheurs liés à
ces consortiums capitalistes qui sont à la base du concept de
« développement durable »[4].
La question que se posent les partisans de la RSE est celle de la durabilité de
l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire des moyens de la rendre politiquement
et moralement acceptable pour la société civile et, accessoirement pour les
salariés. Mais évidemment, il ne s’agit jamais de poser la question morale (ou
éthique, comme on veut) fondamentale : de quel droit un homme peut-il
prendre barre sur un autre en exploitant la relation foncièrement asymétrique
entre celui qui possède les moyens de production et celui qui n’a d’autre choix
pour vivre que de vendre sa force de travail sur le « marché du
travail » ? Il suffit penser à l’obscène expression de
« ressources humaines » pour comprendre l’immoralité essentielle de
ces relations qu’on prétend éthiques : si les salariés d’une entreprise,
que l’on nommait autrefois « le personnel », sont des ressources
humaines, cela signifie qu’ils ne sont que des moyens au service des fins de
l’entreprise. L’expression « ressources humaines » suppose donc que
l’ait envoyé promener l’impératif catégorique kantien dans son expression la plus
développée, selon lequel on doit respecter en sa propre personne comme en la
personne de tout autre l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement
comme un moyen.
Bref, l’éthique des affaires n’est même pas un oxymore,
mais plutôt une expression qui pourrait fort bien entrer la
« novlangue » d’Orwell, cette langue qui permet de dire que « la
liberté, c’est l’esclavage ».
Éthique minimaliste ?
Certains penseurs « libéraux »
estiment que la morale doit être minimale ; elle ne doit s’imposer que
pour contraindre l’individu à rester dans les limites déjà définies par la
déclaration de 1789 : la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne
nuit pas à autrui. « L’éthique minimale » proposée par Ruwen Ogien
s’en tient à trois principes qui découlent selon leur auteur de l’acceptation
des principes du libéralisme politique : principe de neutralité à l’égard
des conceptions substantielles du bien (c’est un principe que soutient Rawls,
mais dans un autre contexte) ; principe de non-nuisance ; principe
d’égalité consistant à accorder la même valeur aux voix ou aux intérêts de
chacun. Ogien applique d’abord ces principes aux questions épineuses comme la
prostitution, la pornographie, les mères porteuses ou les pratiques
sadomasochistes. Mais le test d’une théorie morale sur ces cas très
particuliers – qui devraient plutôt faire l’objet d’une casuistique – ne permet
absolument pas de réfléchir de manière suffisamment exhaustive. En effet, une
théorie morale doit d’abord fournir les règles de vie « normale », c’est-à-dire
des valeurs partageables sur lesquelles peut s’organiser la communauté. Des
pratiques qui se posent fondamentalement comme transgressives ne peuvent par
définition être incluses dans la loi morale fondamentale. C’est pourquoi quand,
inversement, on veut intégrer les pratiques transgressives dans les règles
d’une morale publique on est conduit à des contradictions insurmontables … ou
alors à travestir la réalité. Ainsi les partisans de la légalisation de la
prostitution comme activité de service que les femmes (ou les hommes)
pourraient exercer librement demande que l’on fasse l’impasse sur la condition
réelle des prostituées, non seulement dans les pays comme la France où les
« maisons closes » sont interdites mais aussi dans les pays de
prostitution légale comme l’Allemagne ou les Pays-Bas. On montrerait sans peine
qu’il en va de même pour la légalisation des « mères porteuses »
(procréation pour autrui). La morale permissive que promet la morale minimale
pourrait bien n’être qu’une sanction libertaire accordée à certaines des formes
les plus anciennes de la domination.
En ce qui concerne l’idée que l’on
pourrait construire une éthique neutre quant aux conceptions substantielles du
bien, elle est hautement problématique. Nous avons eu l’occasion de montrer les
contradictions des prétentions à la neutralité de la théorie de la justice de
Rawls, qui se présente comme une théorie politique et non morale. A fortiori, on voit mal comment une
théorie éthique pourrait être neutre quant aux conceptions substantielles du
bien. La seule possibilité (elle-même douteuse) est de ramener la morale aux
conditions de la contractualité – comme dans la « morale par
agrément » défendue par David Gauthier. Nous serions ainsi reconduits à
l’une de ces tentatives conduites depuis Mandeville et Adam Smith en vue de
remplacer la morale par le calcul de la maximisation de l’utilité, selon les
principes de l’économie politique bourgeoise.
En vérité, nous gardons au fond de nous l’idée qu’il
existe un interdit, que tout ne se négocie pas, que tout n’obéit pas aux modes
déductifs de la rationalité instrumentale. La question que nous percevons
intuitivement est celle de la limite, question dont on ne peut s’affranchir et
qui fait des retours brusques et ravageurs régulièrement dans la chronique des
faits divers ou dans la chronique judiciaire. Dans un monde soumis à l’empire
du désir (et à la tyrannie du plaisir, pour reprendre une formule chère à
Platon et dont il faudrait expliciter tous les tenants et les aboutissants),
tout devient possible. Le désir du sujet désirant est par définition illimité
(un désir limité n’est qu’un besoin facile à satisfaire, comme le besoin de
boire un grand verre d’eau fraîche quand on a soif). La manie de l’éthique
vient peut-être de là, du sourd besoin de trouver quelque part cette limite,
faute de laquelle nous risquons purement et simplement la folie. Ce qui
explique les embardées de plus en plus difficiles à maîtriser dans le domaine
des mœurs où se multiplient les injonctions contradictoires : on réclame simultanément
une liberté toujours plus étendue et une répression toujours plus pointilleuse
des comportements déviants. Il y a quelque chose d’étrange dans le fait de
revendiquer simultanément la légalisation de la prostitution et la répression
des expressions homophobes…
Une éthique de la libération
Si la liberté n’est pas un capital à faire fructifier en
bon capitaliste avisé, mais fondamentalement une dynamique de vie, un effort
pour se libérer des aliénations multiples dans lesquelles l’individu se perd
continuellement lui-même, il s’agit alors de construire une éthique partageable
par le plus grand nombre. Les linéaments
d’une telle éthique se trouvent exposés avec la plus grande clarté dans l’œuvre
de Spinoza. Nous n’en donnons ici que quelques aperçus.
Dans les propositions 29 à 38 de la quatrième partie de l’Éthique, Spinoza développe les principes
rationnels sur lesquels est fondée la politique : il s’agit de montrer que
« l’utile propre », c’est-à-dire la vie bonne pour l’individu
conduit, en suivant la raison à l’utile commun et, par conséquent, il ne peut y
avoir aucun antagonisme entre la liberté de l’individu qui conduit sa vie comme
il l’entend et l’appartenance communautaire. Spinoza énonce d’abord sous une
forme abstraite le principe de sociabilité. Résumons le raisonnement :
1. Ne
peut être bon ou mauvais que ce qui a un certain rapport avec nous, ce qui a
quelque chose de commun avec notre propre nature.
2. Dans
la mesure où une chose a quelque chose de commun avec nous, elle ne peut pas
être mauvaise.
3. Donc
une chose nous est bonne dans la mesure où elle s’accorde avec notre nature.
Le point central de cette démonstration est l’idée d’accord
en nature. Les hommes s’accordent en nature. Cependant, la proposition 32
dit : « Dans la mesure où les hommes sont soumis aux passions, on ne
peut dire qu’ils s’accordent par nature. »
Spinoza justifie cette affirmation par un argument qui
concentre bien toute sa philosophie : la nature d’une chose est sa
puissance, or les passions sont l’impuissance de l’homme, donc s’accorder en
impuissance, ce ne peut pas être s’accorder en nature. Un accord ne peut être
fait sur des critères purement négatifs : on ne peut dire que le noir et
le blanc s’accordent au motif qu’ils ne sont pas rouges. D’où cette conclusion :
« les choses qui s’accordent dans la seule négation, c’est-à-dire dans ce
qu’elles n’ont pas, ne s’accordent en réalité en rien ». (proposition 32,
scolie)
Outre la valeur logique de cette proposition, il faut
immédiatement saisir ce que cela signifie concrètement : les passions sont
non pas source d’union mais source de division entre les hommes. C’est évident
pour les passions qui conduisent à une possession exclusive, l’amour sexuel, la
richesse ou le pouvoir sont à l’origine des conflits incessants. Or non
seulement les hommes diffèrent entre eux par les passions, mais ils sont
divisés en eux-mêmes par leur propre inconstance. C’est pourquoi les
rassemblements « anti-quelque chose » ne conduisent à rien et
d’ailleurs finissent très vite par se désagréger. Les communautés fondées sur
le ressentiment ou la haine de l’autre sont nécessairement ennemies de la
liberté de leurs membres. On en a de nombreux exemples. Et c’est même le
principal obstacle au développement d’un mouvement social puissant et durable aujourd’hui.
Tous les mouvements sociaux revendicatifs sont des mouvements défensifs, des
mouvements contre telle ou telle loi, tel ou tel gouvernement, telle ou telle
régression. Il n’est pas question d’en contester la légitimité : quand on
vous fait la guerre, il faut bien se défendre. Mais ce qui caractérise
l’impuissance de notre époque, c’est la quasi impossibilité de transformer la
réaction en action, d’ouvrir une voie nouvelle, bref, pour le redire ici, de
faire autre chose que disputer la longueur de la chaîne.
Il faut préciser le processus de cette division que
Spinoza analyse avec subtilité. Ainsi l’amour que deux hommes portent pour la
même femme ne peut en lui-même être source de haine. Il s’agit même, selon
Spinoza d’un accord en nature et « ces deux hommes ne sont pas importuns
l’un pour l’autre en tant qu’ils s’accordent par nature, c’est-à-dire en tant
qu’ils aiment l’un et l’autre la même chose. » Si la haine intervient
entre eux, c’est parce que la possession par l’un de l’objet aimé est la perte
de ce même objet pour l’autre et donc c’est bien en cela qu’ils diffèrent.
Cette situation vient de ce que l’objet de l’amour est un objet fini. On voit
encore comment pour Spinoza l’amour et la possession non seulement ne vont pas
de pair mais même se contredisent dans leurs effets. Là aussi, on en peut tirer
des conséquences. S’efforcer d’orienter les désirs vers des biens partageables,
c’est augmenter la sociabilité, alors que la canalisation du désir vers des
biens qui sont la propriété exclusive d’un seul – tous les biens de
consommation – c’est exciter les rivalités qui rendent les individus
vindicatifs, haineux et finalement divisent la communauté en autant d’ennemis.
La proposition 35 semble donner une solution :
« Dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison,
ils s’accordent toujours nécessairement par nature. » En agissant selon la
Raison, les hommes font ce qui est bon pour la nature humaine et par suite
« pour tout homme. » C’est qu’en effet agir selon la raison, c’est
agir selon la nature propre de l’homme alors que pâtir, c’est n’être pas la
cause adéquate de ses propres actes, c’est subir l’action des forces
extérieures à soi-même. Mais le scolie de cette même proposition précise ce
qu’il faut entendre par là. Si les hommes répètent que « l’homme est un
Dieu pour l’homme », l’expérience pratique montre que ce ne sont là
que des paroles. Car : « Pourtant il est rare que les hommes vivent
sous la conduite de la raison ; mais c’est ainsi : la plupart se
jalousent et sont insupportables les uns aux autres. » Ce qui seul limite
les déchaînements, c’est non pas que l’homme vit sous la conduite de la raison
– au fond aucun homme ne vit toujours sous la conduite de la raison – mais
qu’il est un « animal social. » Même si les passions mauvaises
divisent les hommes, les tendances sociales sont spontanées. Spinoza prend le
contre-pied de la thèse de Hobbes qui fait de l’homme un loup pour l’homme.
D’où la reprise de la polémique, récurrente chez Spinoza, contre les Théologiens
et les Mélancoliques qui déprécient l’homme et louent les bêtes. Ces deux
propositions (35 et 36) et surtout les scolies qui suivent la dernière posent à
nouveau que suivre la vertu, c’est agir dans le bien de tous les hommes. On ne
peut pas désirer le bien pour soi-même seul si on vit sous la conduite de la
raison. « Le souverain bien de ceux qui pratiquent la vertu est commun à
tous et tous peuvent également y trouver leur joie. » (Proposition 36)
Le bien d’un sage ne fait de tort à personne ! C’est
pourquoi il est parfaitement possible de vivre libre au milieu des hommes, en
tout cas bien plus libre que l’ermite ou le misanthrope qui fuit la compagnie.
Et donc : « Le bien que quiconque pratique la vertu désire pour
lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes, et d’autant plus qu’il a
une plus grande connaissance de Dieu. (Proposition 37)
Dans le scolie I de la proposition 37, Spinoza définit
trois termes sur lesquels nous revenons un peu plus loin :
·
la Religion : tous les désirs et
toutes les actions dont nous sommes causes en tant que nous avons l’idée de
Dieu.
·
la Moralité : le
Désir de faire du bien qui tire son origine de ce que nous vivons sous la
conduite de la raison.
·
et l’Honnêteté : s’attacher les autres
par les liens de l’amitié.
Cette définition de la vertu et de l’agir sous la conduite
de la Raison permet à Spinoza de régler un certain nombre de problèmes
pratiques (par exemple les rapports entre l’homme et les animaux). Le scolie 2
expose les bases de la morale, du droit et de la politique (qu’on retrouve dans
le Traité politique). Il définit les règles des jugements de valeur
(louange et blâme, mérite et faute, juste et injuste). Mais ces règles ne
peuvent être abstraites. Elles n’ont de sens que si on considère l’homme dans
l’état où il vit en société. L’homme est un « animal social » mais on
doit le considérer sous un double rapport : en tant qu’être naturel,
c’est-à-dire en tant qu’individu ; en tant qu’il est lié par des liens
sociaux avec les autres hommes. Pour Spinoza, la dimension individuelle est
tout aussi essentielle que la dimension sociale. Il définit ainsi le Droit
de Nature comme droit suprême, exprimé dans des termes presque identiques à
ceux de Hobbes. « Chacun existe par le droit souverain de la nature, et
par conséquent chacun par le droit souverain de la Nature fait ce qui suit de
la nécessité de sa nature ; ainsi par le droit souverain de la nature,
chacun juge de ce qui est bon, de ce qui est mauvais, et songe à son utilité
selon son propre naturel. » (Proposition 37 scolie 2)
Mais comme les hommes ne peuvent tous vivre sous la
conduite de la raison, ils doivent, pour vivre ensemble, renoncer à ce droit
naturel (en partie) et s’unir les uns aux autres afin d’augmenter leur
puissance. C’est précisément le sens de la constitution de la cité et du
pouvoir politique. Chacun soumet alors son naturel propre aux exigences de ce
corps politique (formé des corps individuels des sujets), mais ce n’est pas une
opération « contre nature » (d’ailleurs la raison ne commande rien
qui soit contre nature) mais le prolongement logique des exigences de la
préservation de la nature propre de chaque individu. Si l’opération par
laquelle se constitue le corps politique supprimait la liberté naturelle de
l’individu, elle supprimerait du même coup toute sa puissance propre, ce qui ne
se peut et conduirait l’individu à l’anéantissement ou à la révolte. Une
société formée d’individus anéantis, de corps formatés répétant tous mécaniquement
les mêmes gestes et les mêmes paroles, une société complètement soumise à la
logique capitaliste, pour dire les choses dans des termes que Spinoza ne
pouvait pas employer, serait une société morte ou prête à s’écrouler au moindre
choc.
Dès lors on va pouvoir parler de faute et de mérite,
c’est-à-dire retrouver les règles de base de toute morale. Spinoza fait
découler la faute, non de l’état naturel de l’homme (dans l’état de nature,
elle ne peut se concevoir), mais de son état civil. « Aussi la faute
n’est-elle rien d’autre que la désobéissance qui, pour cette raison est punie
en vertu du seul droit de l’État. » Par conséquent, « Il est clair
que le juste et l’injuste, la faute et le mérite sont des notions extrinsèques,
non des attributs qui expliquent la nature de l’Esprit. »
Le rôle de l’institution dans la vie pratique des
hommes est ainsi décisif. L’institution politique apparaît ainsi comme le moyen
terme qui permet de faire coexister les exigences de la Raison et la faiblesse
des hommes soumis aux passions.
Résumons donc. Si nous voulons définir ce qui tout à la
fois garantit la liberté individuelle et la concorde sociale, ce sont des
préceptes moraux (ou éthique, si l’on veut). Le précepte religieux doit être
compris ici au sens de Spinoza : « tous les désirs et toutes les
actions dont nous sommes causes en tant que nous avons l’idée de Dieu »
sont ceux et celles qui découlent de nos idées adéquates. Par exemple, le désir
de la connaissance, mais aussi tous les préceptes exposés par Spinoza au début
de la cinquième partie de l’Éthique,
procèdent de « l’idée de Dieu » : un affect passif cesse de
l’être sitôt que nous nous faisons une idée claire ; nous avons une plus
grande puissance d’action sur nos passions quand nous considérons les choses
dans leur nécessité (c’est-à-dire comme découlant des lois de Dieu ou de la
Nature) ; nous avons la puissance d’ordonner et d’enchaîner les affects de
notre corps suivant l’ordre de l’entendement ; etc.
Laissons de côté cet aspect très spécifique à la pensée de
Spinoza et peut-être moins facile à partager que les autres. En revanche,
concernant la Morale, il n’y a aucune difficulté : « le Désir de
faire du bien qui tire son origine de ce que nous vivons sous la conduite de la
raison » est facile à partager. Comme plus personne ne défend sérieusement
les absurdes slogans post-soixante-huitards du type « jouir sans
entrave » ou « tout, tout de suite », tout le monde s’accordera
pour considérer que la vie libre ne peut pas être une vie soumise aux passions
destructrices et que, par conséquent la vie sociale minimale suppose qu’on vive
selon la raison[5]. Mais la moralité pour
Spinoza ne consiste pas seulement à vouloir vivre selon la raison, mais à faire
le bien. On peut prendre « faire le bien » dans son sens le plus
immédiat. Faire le bien, c’est être charitable, c’est-à-dire aimer son
prochain, lui venir en secours quand il est dans la misère, respecter son
intégrité physique et morale. Bref toutes les prescriptions de base d’une vie
décente et que connaît le simple bon sens. Mais un simple bon sens qui nous
mène loin de « l’éthique minimale » et nous approche d’une éthique
que ne renierait nullement un croyant.
Enfin, l’honnêteté qui consiste à « s’attacher les
autres par les liens de l’amitié » fait de celle-ci une vertu, selon une
tradition qui remonte à Aristote et Cicéron, deux penseurs du Panthéon du
républicanisme. Pour sa part, Rawls, penseur du libéralisme politique, dégage
la signification du principe de différence[6]
comme principe de la fraternité ou de l’amitié civique.
Si nous suivons la voie indiquée par Spinoza nous avons
donc une éthique forte qui est néanmoins compatible avec une bonne partie des
réquisits de la pensée libérale classique (liberté de conscience, liberté de
gouverner sa vie, ses choix professionnels ou sexuels comme on l’entend,
libertés politiques), mais cette éthique, à la différence du libéralisme
classique, articule positivement le lien entre individu et communauté.
On pourra nous reprocher qu’il s’agit là, en dernière
analyse d’un choix subjectif. Comment pourrait-on proposer une morale commune,
acceptable par tous les individus raisonnables en prenant pour point d’appui
une « métaphysique » si singulière que celle de Spinoza ?
De l’objectivité des valeurs éthiques
Si nous avons suivi Spinoza jusqu’ici, c’est parce qu’il
nous semble qu’il permet de penser l’objectivité des valeurs éthiques sans nous
en tenir à la morale minimaliste – quoique utile – selon laquelle nous sommes
libres de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.
L’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi, pour
reprendre une des expressions favorites de Pierre Legendre, semble conduire
directement à ces conclusions relativistes et en fin de compte à une sorte de
nihilisme moral. Inversement, penser qu’il y a une objectivité des valeurs
éthiques – ou du moins de certaines d’entre elles – conduit à admettre que
certains principes de vie s’imposent à tous, de manière universelle, y compris
contre les formes particulières de la vie éthique de telle ou telle communauté.
Nous pensons que le respect de l’intégrité physique des personnes fait partie
des principes les plus fondamentaux inclus dans " les droits
universels de l’homme " et c’est pourquoi, en dépit de quelques
formidables régressions au XXe siècle, la torture est condamnée
comme moyen légitime d’investigation judiciaire. Pourtant, certains groupes
considèrent l’excision comme une pratique normale permettant à la jeune fille
d’entrer dans la vie adulte comme femme. Dans cette pratique, le psychanalyste
reconnaîtra sans peine la terreur masculine exacerbée devant la sexualité
féminine. Mais la psychanalyse n’a pas vocation normative. Devons-nous alors
admettre que les valeurs religieuses qui posent que les femmes ne peuvent
devenir femmes qu’en étant privées de la possibilité de jouir, ont les mêmes
droits à faire valoir que les valeurs d’égalité et de droit au bonheur,
proclamées par les déclarations américaine et française dès la fin du XVIIIe
siècle ? C’est ce qu’ont soutenu les courants se réclamant de
l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan. Il est curieux de constater que le
relativisme, affirmant la primauté de la subjectivité et l’équivalence de
toutes les valeurs, conduit ainsi à la soumission à la tradition, même la plus
cruelle et la plus obscurantiste.
On pourrait sortir de cette contradiction en trouvant un
moyen de démontrer qu’il existe des valeurs éthiques objectives. Comme on ne
peut plus guère s’en référer à l’autorité religieuse, celle de la raison
devrait nous offrir une bonne solution, s’il y en a une. Il suffirait alors de
mettre ses pas dans ceux de Kant. Les Fondements de la métaphysique des
mœurs montrent justement que ni la tradition, ni l’autorité religieuse, ni
les motivations utilitaires ne peuvent assurer un fondement à la moralité. Cela
est évident pour la tradition et l’autorité religieuse, mais, pour Kant, il en
va de même des principes utilitaristes. Si l’utilitarisme est une morale guidée
par la recherche du bonheur, alors, comme « chacun voit midi à sa porte »,
chacun a sa propre conception du bonheur et donc une morale fondée sur le
principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires. L’un
affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que
l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un
verra dans le loisir le vrai bonheur alors que l’autre posera que c’est
seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre. Si
l’utilitarisme rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait,
la morale dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde
parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme. Au contraire, la
morale kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre
à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut
d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les
sociétés se peuvent déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien,
ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité
de respecter la parole donnée, etc. Pour être pleinement convaincu, il faudrait
encore montrer que l’impératif catégorique peut être pensé indépendamment de
l’édifice d’ensemble de la philosophie de Kant. En effet, s’il découlait
seulement de la philosophie transcendantale, on pourrait n’y voir que le
résultat d’une conception métaphysique particulière et non un principe valant
objectivement et, par conséquent, on serait ramené à notre problème de départ.
Dans des directions différentes, Apel, Habermas ou Tugendhat nous donnent de
bonnes raisons de penser qu’on peut séparer la raison pratique de son fondement
transcendantal. Notre Morale et justice sociale[7] s’aventure sur
cette même voie.
Mais il est une deuxième difficulté, déjà soulevée par Hegel.
Les valeurs éthiques ne sont pas seulement des principes abstraits mais doivent
être effectives. Ce qui suppose qu’elles ne sont pas seulement des interdits
mais aussi des moyens, pour l’individu, de réaliser ses fins propres. Rousseau
qui, à bien des égards, est le précurseur le plus direct de Kant, croyait qu’on
pouvait aimer la vertu et que cette passion serait suffisamment forte pour
contrebalancer nos autres passions. Peut-être est-ce possible pour quelques
individus exceptionnels, mais on peut douter de sa généralisation. Posons
encore le problème autrement. En suivant Rawls, on affirme la priorité du juste
sur le bien, mais comment cette priorité pourra-t-elle s’imposer si les
individus – sous le voile d’ignorance ou non – n’y voient pas aussi la
réalisation de leur bien le plus précieux : pour défendre un ordre
politico-juridique juste, il faut le considérer comme un bien, un bien pour
lequel on serait prêt, le cas échéant, à donner sa vie. Et donc la séparation
du juste et du bien paraît très fragile. Autrement dit, pour être assuré qu’il
existe des valeurs éthiques objectives, il ne suffit pas de s’en remettre aux
raisons procédurales du disciple de Kant ou de Rawls. Encore faudrait-il les
appuyer sur des fondements anthropologiques. Par exemple, si on admet comme
pertinente la description de l’homme comme homo œconomicus ou encore
celle de David Gauthier qui en fait un « maximisateur » rationnel, on
voit mal comment un tel individu pourrait défendre la priorité du juste sur le
bien. Inversement, si on pense que les affects peuvent être aussi, voire plus
efficaces que le calcul égoïste, alors on pourra imaginer que les individus
trouvent leur bonheur autant dans le travail bien fait que dans l’argent que
rapporte ce travail, ou encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité
conviviale – même frugale – plutôt que dans la solitude glacée de la
compétition économique.
Notre problème pourrait peut-être trouver une solution si
on parvenait à combiner de manière convaincante deux traditions philosophiques
que tout semble opposer, celle de Kant et celle de Spinoza, une éthique
normative et une éthique descriptive. Dans l’Éthique, Spinoza écrit,
comme allant de soi : « Le bien que désire pour lui-même quiconque suit
la vertu (qui sectatur virtutem), il le désirera aussi pour les autres
hommes, et cela d’autant plus qu’il aura acquis une connaissance plus grande de
Dieu. » (4e partie, proposition 37) Pour Spinoza, la vertu
consiste à rechercher son utile propre, mais voilà que cette recherche débouche
sur une formule qui n’est pas bien éloignée de celle de l’impératif
catégorique. Pourtant, chez Spinoza, cette formule n’est pas un pur devoir
être ; elle s’appuie au contraire sur une espèce de loi psychologique
indiscutable : rien n’est plus précieux pour l’homme qu’un autre homme, et
l’imagination d’une communauté vivant dans la paix et la concorde est toujours
une idée qui nous remplit de joie. Si donc la véritable moralité peut espérer
s’imposer, c’est parce qu’elle trouve sa force dans des affects joyeux stables.
Cette convergence pratique possible de deux éthiques ou
deux morales qui partent de présuppositions métaphysiques très différentes,
sans être preuve absolue, est un bon indice de la possibilité de fonder
l’objectivité des valeurs morales. On pourrait encore aller chercher dans la
direction des morales matérialistes radicales et l’on aboutirait aux mêmes
constats. Dans ses divers ouvrages et particulièrement dans L’ambition morale de la politique[8], Yvon Quiniou
travaille sur deux niveaux qui constituent en quelque sorte une synthèse de ses
travaux antérieurs. D’une part, il cherche un lien entre le matérialisme
scientifique dont il se réclame et la morale, et plus exactement une morale
universaliste et déontologique d’inspiration fortement kantienne. En second
lieu, il veut penser le rapport entre morale et politique : à l’encontre
des « réalistes » qui veulent isoler morale et politique, Yvon
Quiniou soutient que seule la morale peut fonder la politique, ou du moins une
politique « progressiste » et « communiste » au sens que
l’auteur donne à ces deux termes. Selon Yvon Quiniou ces deux niveaux sont
étroitement liés, forment en quelque sorte une unité organique. Nous ne
partageons pas les présuppositions d’un matérialisme biologisant radical qui
sont celle d’Yvon Quiniou[9],
mais nos conclusions sont en revanche extrêmement proches.
On pourrait encore donner d’autres exemples qui
conforteraient cette conclusion : il existe bien une possibilité de fonder
une morale forte dont les principes pourraient être partagés par tous dans une
république qui ferait de la justice et de la charité (pour parler comme
Spinoza) ses valeurs cardinales.
[1] Nous
nous permettons de renvoyer sur ce dernier point à notre Questions de morale, Armand Colin, 2003.
[2] Cette
définition est donnée par Wikipedia, une bonne caisse de résonnance de
l’idéologie dominante.
[3] Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Première
section, in Œuvres II, p. 256 (AK IV, 395)
[4] Voir Leslie Sklair, Globalization. Capitalism and its
alternatives, OUP Oxford, 2002 et The
Transnational Capitalist Class, Blackwell Publishers, 2000.
[5] Rawls,
pour prendre un auteur d’une tradition assez différente de celle de Spinoza,
définit le raisonnable comme « la capacité des personnes à avoir un sens
de la justice » (in Justice et
démocratie, p.172)
[6] La
théorie de la justice de Rawls repose sur deux principes : le premier est
le principe d’égale liberté pour tous et le second le principe de différence
qui stipule que « la structure de base de la société est organisée de
telle sorte qu’elle maximise les biens premiers disponibles pour les moins
avantagés, afin qu’ils utilisent les libertés de base à la disposition de
tous. » (Justice et démocratie,
p. 184)
[7] Collin,
Denis, Morale et justice sociale, Le
Seuil, 2001, collection « La couleur des idées ».
[8] Quiniou,
Yvon, L’ambition morale de la politique.
Changer l’homme ?, L’Harmattan, 2010
[9] Sur ce
point, voir la discussion entre nous-même, Yvon Quiniou, Jean-Marie Nicolle et
Tony Andréani sur www.denis-collin.fr
.
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