mardi 1 avril 2014

Le sacré s’inscrit-il dans l’espace ?


Le sacré renvoie en premier lieu aux divinités et celles-ci n’habitent pas l’espace des choses. Les Dieux d’Épicure sont situés dans les inter-mondes, là où ils ne seront pas troublés par mouvement incessant des atomes. Si Dieu est le créateur de tout ce qui est, en même temps il est transcendant et donc il n’est ni dans l’espace des hommes ni même dans l’espace en tant que celui-ci désigne l’univers. Le ciel est l’espace du divin, mais c’est évidemment un espace purement métaphorique, qu’on ne peut jamais atteindre en parcourant la distance qui nous en sépare par des moyens humains. C’est l’espace où communient les âmes, c’est-à-dire un paradoxal espace sans étendue.
Cependant, le sacré ne saurait se limiter au divin. Le sacré n’est pas le transcendant. Bien au contraire il se construit par son inscription dans l’espace humain. Plus exactement, si la religion est le fait social total dont parlait Durkheim, la religion s’institue par la séparation du profane et du sacré, séparation qui porte sur les pratiques humaines mais s’inscrit immédiatement dans l’espace de la société. Les lieux sacrés sont les lieux qui ne doivent jamais être profanés : l’interdit peut être limité – ne pas entrer coiffé dans le temple ou, au contraire y entrer toujours couvert, ne parler qu’à voix basse, etc. – ou plus strict – le lieu sacré est rigoureusement interdit à tout homme, à l’exception des prêtres.
Mais d’où vient cette distinction qu’opère la vie religieuse entre deux catégories de choses radicalement hétérogènes, les choses sacrées et les choses profanes ?
Durkheim en donne un essai d’explication, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse qui exclut que la contemplation de l’immensité de l’espace ait pu inspirer les sentiments religieux.
Il s'agit de savoir comment l'homme a pu arriver à penser qu'il y avait, dans la réalité, deux catégories de choses radicalement hétérogènes et incomparables entre elles. Comment le spectacle de la nature pourrait-il nous donner l'idée de cette dualité ? La nature est toujours et partout semblable à elle-même. Peu importe qu'elle s'étende à l'infini : au delà de la limite extrême où peut parvenir mon regard, elle ne diffère pas de ce qu'elle est en deçà. L'espace que je conçois par delà l'horizon est encore de l'espace, identique à celui que je vois. Ce temps qui s'écoule sans terme est fait de moments identiques à ceux que j'ai vécus. L'étendue, comme la durée, se répète indéfiniment; si les portions que j'en atteins n'ont pas, par elles-mêmes, de caractère sacré, comment les autres en auraient-elles ? Le fait que je ne les perçois pas directement ne suffit pas à les transformer [1]. Un monde de choses profanes a beau être illimité ; il reste un monde profane. On dit que les forces physiques avec lesquelles nous sommes en rapports excèdent les nôtres ? Mais les forces sacrées ne se distinguent pas simplement des profanes par leur grande intensité, elles sont autres ; elles ont des qualités spéciales que n'ont pas les secondes. Au contraire, toutes celles qui se manifestent dans l'univers sont de même nature, celles qui sont en nous comme celles qui sont en dehors de nous. Surtout, il y a aucune raison qui ait pu permettre de prêter aux unes une sorte de dignité éminente par rapport aux autres. Si donc la religion était réellement née du besoin d'assigner des causes aux phénomènes physiques, les forces qui auraient été ainsi imaginées ne seraient pas plus sacrées que celles que conçoit le savant d'aujourd'hui pour rendre compte des mêmes faits [2]. C'est dire qu'il n'y aurait pas eu d'êtres sacrés ni, par conséquent, de religion.
De plus, à supposer même que cette sensation « d'écrasement » soit réellement suggestive de l'idée religieuse, elle ne pourrait avoir produit cet effet sur le primitif ; car cette sensation, il ne l'a pas. Il n'a nullement conscience que les forces cosmiques soient à ce point supé­rieures aux siennes. Parce que la science n'est pas encore venue lui apprendre la modestie, il s'attribue sur les choses un empire qu'il n'a pas, mais dont l'illusion suffit pour l'empêcher de se sentir dominé par elles. Il croit pouvoir, comme nous l'avons dit déjà, faire la loi aux éléments, déchaîner le vent, forcer la pluie à tomber, arrêter le soleil par un geste, etc. [3]. La religion elle-même contribue à lui donner cette sécurité; car elle est censée l'armer de pouvoirs étendus sur la nature. Les rites sont, en partie, des moyens destinés à lui permettre d'imposer ses volontés au monde. Loin donc qu'elles soient dues au sentiment que l'homme aurait de sa petitesse en face de l'univers, les religions s'inspirent plutôt du sentiment contraire. Même les plus élevées et les plus idéalistes ont pour effet de rassurer l'homme dans sa lutte avec les choses : elles professent que la foi est, par elle-même, capable « de soulever les montagnes », c'est-à-dire de dominer les forces de la nature. Comment pourraient-elles donner cette confiance si elles avaient pour origine une sensation de faiblesse et d'impuissance ?
D'ailleurs, si vraiment les choses de la nature étaient devenues des êtres sacrés en raison de leurs formes imposantes ou de la force qu'elles manifestent, on devrait constater que le soleil, la lune, le ciel, les montagnes, la mer, les vents, en un mot les grandes puissances cosmiques furent les premières à être élevées à cette dignité ; car il n'en est pas qui soient plus aptes à frapper les sens et l'imagination. Or, en fait, elles n'ont été divinisées que tardivement. Les premiers êtres auxquels s'est adressé le culte - on en aura la preuve dans les chapitres qui vont suivre - sont d'humbles végétaux ou des animaux vis-à-vis desquels l'homme se trouvait, pour le moins, sur le pied d'égalité : c'est le canard, le lièvre, le kangourou, l'émou, le lézard, la chenille, la grenouille, etc. Leurs qualités objectives ne sauraient évidemment être l'origine des sentiments religieux qu'ils ont inspirés.
Ainsi ce serait non pas la contemplation de l’espace naturel qui serait la cause de la séparation profane/sacré, mais au contraire la séparation entre profane et sacré qui aurait remodelé la vision que les hommes se font de l’espace en général et des choses naturelles en particulier.
En conclusion : Le sacré s’inscrit dans l’espace des hommes, mais en même temps c’est le sacré qui structure la vision de l’espace que se font les hommes.


[1]      Il y a, d'ailleurs, dans le langage de Max MÜLLER, de véritables abus de mots. L'expérience sensible, dit-il, implique, au moins dans certains cas, « qu'au delà du connu il y a quelque chose d'inconnu, quelque chose que je demande la permission d'appeler infini » (Natural Rel., p. 195. Cf. p. 218). L'inconnu n'est pas nécessairement l'infini, pas plus que l'infini n'est nécessairement l'inconnu s'il est, en tous ses points, semblable à lui-même et, par conséquent, à ce que nous en connaissons. Il faudrait faire la preuve que ce que nous en percevons diffère en nature de ce que nous n'en percevons pas.

[2]      C'est ce que reconnaît involontairement Max MÜLLER en certains endroits. il confesse voir peu de différence entre la notion d'Agni, le dieu du feu, et la notion de l'éther par laquelle le physicien moderne explique la lumière et la chaleur (Physic. Rel., pp. 126-127). Ailleurs, il ramène la notion de divinité à celle d'agency (p. 138) ou de causalité qui n'a rien de naturel et de profane. Le fait que la religion représente les causes ainsi imaginées sous la forme d'agents personnels ne suffit pas à expliquer qu'elles aient un caractère sacré. Un agent personnel peut être profane et, d'ailleurs, bien des forces religieuses sont essentiellement impersonnelles.

[3]      Nous verrons, en parlant des rites et de la foi en leur efficacité, comment s'expliquent ces illusions (v. liv. II, chap. II).





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