Le sacré renvoie en premier lieu aux divinités et celles-ci
n’habitent pas l’espace des choses. Les Dieux d’Épicure sont situés dans les
inter-mondes, là où ils ne seront pas troublés par mouvement incessant des
atomes. Si Dieu est le créateur de tout ce qui est, en même temps il est
transcendant et donc il n’est ni dans l’espace des hommes ni même dans l’espace
en tant que celui-ci désigne l’univers. Le ciel est l’espace du divin, mais c’est
évidemment un espace purement métaphorique, qu’on ne peut jamais atteindre en
parcourant la distance qui nous en sépare par des moyens humains. C’est
l’espace où communient les âmes, c’est-à-dire un paradoxal espace sans étendue.
Cependant, le sacré ne saurait se limiter au divin. Le sacré
n’est pas le transcendant. Bien au contraire il se construit par son
inscription dans l’espace humain. Plus exactement, si la religion est le fait
social total dont parlait Durkheim, la religion s’institue par la séparation du
profane et du sacré, séparation qui porte sur les pratiques humaines mais
s’inscrit immédiatement dans l’espace de la société. Les lieux sacrés sont les
lieux qui ne doivent jamais être profanés : l’interdit peut être limité –
ne pas entrer coiffé dans le temple ou, au contraire y entrer toujours couvert,
ne parler qu’à voix basse, etc. – ou plus strict – le lieu sacré est
rigoureusement interdit à tout homme, à l’exception des prêtres.
Mais d’où vient cette distinction qu’opère la vie religieuse entre
deux catégories de choses radicalement hétérogènes, les choses sacrées et les
choses profanes ?
Durkheim en donne un essai d’explication, dans Les formes
élémentaires de la vie religieuse qui exclut que la contemplation de
l’immensité de l’espace ait pu inspirer les sentiments religieux.
Il s'agit de
savoir comment l'homme a pu arriver à penser qu'il y avait, dans la réalité,
deux catégories de choses radicalement hétérogènes et incomparables entre
elles. Comment le spectacle de la nature pourrait-il nous donner l'idée de
cette dualité ? La nature est toujours et partout semblable à elle-même. Peu
importe qu'elle s'étende à l'infini : au delà de la limite extrême où peut
parvenir mon regard, elle ne diffère pas de ce qu'elle est en deçà. L'espace que
je conçois par delà l'horizon est encore de l'espace, identique à celui que je
vois. Ce temps qui s'écoule sans terme est fait de moments identiques à ceux
que j'ai vécus. L'étendue, comme la durée, se répète indéfiniment; si les
portions que j'en atteins n'ont pas, par elles-mêmes, de caractère sacré,
comment les autres en auraient-elles ? Le fait que je ne les perçois pas
directement ne suffit pas à les transformer [1]. Un monde de choses profanes a beau être
illimité ; il reste un monde profane. On dit que les forces physiques avec
lesquelles nous sommes en rapports excèdent les nôtres ? Mais les forces
sacrées ne se distinguent pas simplement des profanes par leur grande
intensité, elles sont autres ; elles ont des qualités spéciales que n'ont pas
les secondes. Au contraire, toutes celles qui se manifestent dans l'univers
sont de même nature, celles qui sont en nous comme celles qui sont en dehors de
nous. Surtout, il y a aucune raison qui ait pu permettre de prêter aux unes une
sorte de dignité éminente par rapport aux autres. Si donc la religion était
réellement née du besoin d'assigner des causes aux phénomènes physiques, les
forces qui auraient été ainsi imaginées ne seraient pas plus sacrées que celles
que conçoit le savant d'aujourd'hui pour rendre compte des mêmes faits [2].
C'est dire qu'il n'y aurait pas eu d'êtres sacrés ni, par conséquent, de
religion.
De plus, à
supposer même que cette sensation « d'écrasement » soit réellement suggestive
de l'idée religieuse, elle ne pourrait avoir produit cet effet sur le primitif
; car cette sensation, il ne l'a pas. Il n'a nullement conscience que les
forces cosmiques soient à ce point supérieures aux siennes. Parce que la
science n'est pas encore venue lui apprendre la modestie, il s'attribue sur les
choses un empire qu'il n'a pas, mais dont l'illusion suffit pour l'empêcher de
se sentir dominé par elles. Il croit pouvoir, comme nous l'avons dit déjà,
faire la loi aux éléments, déchaîner le vent, forcer la pluie à tomber, arrêter
le soleil par un geste, etc. [3]. La religion elle-même contribue à lui
donner cette sécurité; car elle est censée l'armer de pouvoirs étendus sur la
nature. Les rites sont, en partie, des moyens destinés à lui permettre
d'imposer ses volontés au monde. Loin donc qu'elles soient dues au sentiment
que l'homme aurait de sa petitesse en face de l'univers, les religions
s'inspirent plutôt du sentiment contraire. Même les plus élevées et les plus
idéalistes ont pour effet de rassurer l'homme dans sa lutte avec les choses :
elles professent que la foi est, par elle-même, capable « de soulever les
montagnes », c'est-à-dire de dominer les forces de la nature. Comment
pourraient-elles donner cette confiance si elles avaient pour origine une
sensation de faiblesse et d'impuissance ?
D'ailleurs, si vraiment les choses de la nature étaient
devenues des êtres sacrés en raison de leurs formes imposantes ou de la force
qu'elles manifestent, on devrait constater que le soleil, la lune, le ciel, les
montagnes, la mer, les vents, en un mot les grandes puissances cosmiques furent
les premières à être élevées à cette dignité ; car il n'en est pas qui soient
plus aptes à frapper les sens et l'imagination. Or, en fait, elles n'ont été divinisées
que tardivement. Les premiers êtres auxquels s'est adressé le culte - on en
aura la preuve dans les chapitres qui vont suivre - sont d'humbles végétaux ou
des animaux vis-à-vis desquels l'homme se trouvait, pour le moins, sur le pied
d'égalité : c'est le canard, le lièvre, le kangourou, l'émou, le lézard, la
chenille, la grenouille, etc. Leurs qualités objectives ne sauraient évidemment
être l'origine des sentiments religieux qu'ils ont inspirés.
Ainsi ce
serait non pas la contemplation de l’espace naturel qui serait la cause de la
séparation profane/sacré, mais au contraire la séparation entre profane et
sacré qui aurait remodelé la vision que les hommes se font de l’espace en
général et des choses naturelles en particulier.
En
conclusion : Le sacré s’inscrit dans l’espace des hommes, mais en même
temps c’est le sacré qui structure la vision de l’espace que se font les
hommes.
[1]
Il y a, d'ailleurs, dans le langage de Max MÜLLER, de
véritables abus de mots. L'expérience sensible, dit-il, implique, au moins dans
certains cas, « qu'au delà du connu il y a quelque chose d'inconnu, quelque
chose que je demande la permission d'appeler infini » (Natural Rel., p. 195.
Cf. p. 218). L'inconnu n'est pas nécessairement l'infini, pas plus que l'infini
n'est nécessairement l'inconnu s'il est, en tous ses points, semblable à
lui-même et, par conséquent, à ce que nous en connaissons. Il faudrait faire la
preuve que ce que nous en percevons diffère en nature de ce que nous n'en percevons
pas.
[2]
C'est ce que reconnaît involontairement Max MÜLLER en
certains endroits. il confesse voir peu de différence entre la notion d'Agni,
le dieu du feu, et la notion de l'éther par laquelle le physicien moderne explique
la lumière et la chaleur (Physic. Rel., pp. 126-127). Ailleurs, il ramène la
notion de divinité à celle d'agency (p. 138) ou de causalité qui n'a rien de
naturel et de profane. Le fait que la religion représente les causes ainsi
imaginées sous la forme d'agents personnels ne suffit pas à expliquer qu'elles
aient un caractère sacré. Un agent personnel peut être profane et, d'ailleurs,
bien des forces religieuses sont essentiellement impersonnelles.
[3]
Nous verrons, en parlant des rites et de la foi en
leur efficacité, comment s'expliquent ces illusions (v. liv. II, chap. II).
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