samedi 5 mars 2016

Y a-t-il des droits de la nature?

La question des droits de la nature est posée non comme une question sophistique mais comme une question politique et juridique concrète à notre époque. Reconnaître des droits de la nature – par exemple des droits des animaux, des droits d’un certain biotope, etc. – cela semble le moyen le mieux adapté pour donner un coup d’arrêt à la destruction des espèces et au saccage de la nature que produisent la « société de consommation », l’avidité des touristes et l’extension indéfinie de la production des marchandises. Pourtant cette notion de « droits de la nature » est extrêmement problématique et pourrait bien apporter plus de confusion qu’une protection réelle de la nature. Faut-il pour autant renoncer à l’idée de droits de la nature ?

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Tout d’abord, il y a des lois de protection de nature et ce depuis assez longtemps. Jadis la tradition, la religion et la relative impuissance de l’homme protégeaient la nature des dévastations que peut produire l’industrie humaine. Mais du moment où l’homme s’est voulu seigneur et maître d’une nature réduite à la matière première de l’activité humaine, il est devenu nécessaire d’introduire la protection de la nature dans le droit positif. Le premier parc national aux USA, celui de Yellowstone, date de 1872. Les espèces animales et végétales menacées de disparition sont protégées également par la loi. L’accès au littoral français par les promoteurs est réglementé. Ces mesures législatives introduisent du point de vue du droit de propriété des innovations dont on ne mesure pas toujours la portée. Ce qui est à personne n’était protégé par aucun droit et revenait au premier occupant. Tout élément de la nature n’était l’objet d’immunités que pour autant qu’un propriétaire pouvait affirmer son droit de propriété. Cependant le droit français a introduit la notion de res nullius pour caractériser ce qui est inappropriable. Sans reconnaître des « droits de la nature » en général, on peut donc reconnaître certaines immunités attribuées à des éléments de la nature. Ces « droits » cependant ne peuvent s’appeler droits que par une dénomination indirecte. Puisqu’il est interdit de s’approprier certaines parties du littoral (création du conservatoire du littéral en 1975 et loi « littoral » de 1986) on peut ainsi considérer que le littoral a des droits, bien qu’à proprement parler le littoral ne puisse être considéré comme sujet de droit.
Du point de vue de la théorie du droit, l’affaire est effectivement complexe. On peut penser que ces « droits de la nature » ne sont qu’une autre expression du droit des humains à bénéficier d’un environnement vivable et pas trop pollué. Certains juristes cependant estiment que ce « droit à l’environnement » attribué aux hommes est nettement insuffisant et restera impuissant à assurer la protection de la nature. Il faudrait selon eux permettre que les arbres, les paysages ou les espèces animales puissent ester en justice – par l’intermédiaire, par exemple, d’associations habilitées pour assurer la tutelle de ces éléments de la nature dotés de « droits ».
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Cependant, attribuer des droits à la nature ou à certains de ses éléments paraît une opération très risquée sur le plan conceptuel.
Tout d’abord, remarquons que la nature exerce son droit sans demander son avis à qui que ce soit. Si le « droit de nature » est considéré comme le droit qui s’exerce tant qu’on n’est pas lié par un pacte, le droit de nature est équivalent à la puissance et chaque être a autant de droit qu’il a de puissance. Les lions ont le droit de manger les gazelles, les gros poissons ont le droit de manger les petits, les hommes ont le droit d’éliminer les moustiques qui propagent des maladies et empêchent les gens de dormir, etc. Quand on dit que « la nature reprend ses droits » pour caractériser tel phénomène naturel qui balaie les constructions humaines, en vérité « la nature » n’avait jamais abandonné aucun droit, puisque la nature n’étant pas une personne, ni une chose personnifiée ne peut rien déclarer, ni décider, ni transférer transférer son droit à qui que ce soit ! Donc dans la nature règne le « droit de nature » qui se confond avec la puissance d’exister de chaque être et la nature elle-même n’est en rien un sujet de droit.
Même si on restreint la question au « droit des animaux », il n’en va pas mieux. Pour être sujet de droit, il faut pouvoir répondre de ses actes directement ou indirectement par l’intermédiaire d’un tuteur ou représentant légal. Un chien qui mord un passant est sous la responsabilité de son propriétaire. Si l’animal est jugé très dangereux, la justice peut réclamer qu’il soit tué. Mais c’est toujours le propriétaire qui est le sujet de droit. On n’a pas le droit chasser les animaux sauvages qui vivent dans les réserves, pour les mêmes raisons qu’on ne peut ramasser les champignons dans les forêts privées. Encore une fois, c’est le droit de propriété qui s’applique et les animaux sont objets de droit en tant que choses que l’on possède ou non. Si la droit français a introduit la notion d’ « être sensible » pour distinguer les animaux des biens meubles, il s’agit seulement d’une extension de lois déjà anciennes qui punissent la maltraitance des bêtes et peuvent s’appuyer non sur l’idée de droits des animaux mais uniquement sur l’idée de devoirs indirects que nous aurions envers eux, en nous appuyant ici sur la doctrine kantienne en la matière.
Donner aux animaux, et notamment aux animaux sauvages, des droits cela conduit en effet à des contradictions insolubles. Admettons par exemple qu’il soit rigoureusement interdit de tuer des animaux sauvages, on voit bien que les seuls êtres auxquels ce loi s’applique sont les êtres humains. Eux seuls peuvent s’interdire de tuer des animaux sauvages, mais les prédateurs sauvages ne sont pas tenus d’obéir à cette loi ! Les gazelles ne peuvent êtres chassées par des humains mais seulement par des lions ! Donc les gazelles ne sont pas titulaires d’un droit ; il n’y a qu’une interdiction de tuer faite aux hommes.
Dans la doctrine classique du droit, les droits de la nature ou d’un élément de la nature sont véritablement impensable dans la mesure même où les sujets de droits ne peuvent être que des êtres raisonnables (ou des êtres susceptibles d’êtres personnifiés comme des êtres raisonnables) et non des choses.
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Peut-on s’en tenir là ? Sans doute si on ne considère que tel ou tel élément de la nature. Il est déjà bien difficile d’obtenir l’arrêt effectif de la chasse à la baleine ou au rhinocéros et l’on ne voit pas bien ce que l’on gagnerait à transformer en « droits des animaux » ou « droits de certains paysages » les interdits actuels. Cependant, tous ces interdits présentent une faiblesse. Ou plus exactement plusieurs faiblesses :
  • Ils n’ont jamais de portée suffisamment générale et doivent être à nouveaux spécifiés dès qu’une nouvelle espèce est menacée ou dès qu’un nouveau genre de paysage est menacé par les « progrès » de l’industrie ou de l’urbanisme.
  • Ils sont toujours liés à une finalité humaine plus ou moins utilitaire, par exemple protéger la biodiversité, parce que la diminution de la biodiversité serait à terme nuisible à l’humanité. Or, ces finalités sont toujours plus ou moins contestables et il ne manque pas d’inventeurs pour proposer des solutions techniques pour faire face aux désastres de l’industrie. Ainsi la destruction des abeilles et des insectes pollinisateurs pourrait être compensée par des systèmes de pollinisation artificielle. On a déjà créé des insectes artificiels qui permettraient de remplacer les abeilles tout en étant insensibles aux insecticides et aux effets des pesticides …
L’idée de conférer des droits à la nature, lui attribuant une valeur intrinsèque permettrait de surmonter ces faiblesses ; mais cela nécessite une petite révolution juridique. Yves-Charles Zarka a ainsi soutenu la nécessité d’un nouveau principe juridique, en rupture avec le droit classique de la propriété, un principe d’inappropriabilité de la Terre. Si l’appropriation de la Terre renvoie à la propriété, à la conquête et à la surexploitation, ce sont ces trois dimensions qui doivent être mises en question – et non simplement la question juridique du droit de propriété. Il ne s’agit pas de faire de la Terre un « bien commun », car, selon la doctrine classique (reprise par Kant, par exemple), c’est la propriété commune originaire du sol qui rend possible l’acquisition privative d’une parcelle de ce sol. On sait que le droit de la mer (et des airs) semblait voué à cette possession commune mais l’évolution politique aussi bien que technique a montré que l’on pouvait progressivement « privatiser » la mer et sans doute demain les airs. Déjà aujourd’hui les notions d’espace aérien ou de zone maritime exclusive sont des enjeux stratégiques et économiques considérables et rien n’interdit leur privatisation progressive – songeons à ce qui se passera quand se développeront les fermes sous-marines.
Considérer la Terre comme inappropriable, c’est précisément la soustraire à cette logique du bien commun que l’on peut exploiter en commun ou diviser en lots. Cette façon de voir les choses suppose une rupture non seulement avec les principes juridiques classiques, mais aussi et surtout avec l’ontologie classique qui pose l’homme comme sujet (seigneur et maître en même temps) dans son environnement naturel. Il faut penser une sorte de co-appartenance originaire de l’homme et de la Terre, bref une révision fondamentale de ce qui a constitué la conception du monde de l’homme occidental cinq siècles – et même beaucoup plus sous certains aspects.
En conclusion, si on mesure l’urgence qui se pose à nous aujourd'hui, c’est-à-dire la nécessité de préserver tout simplement la possibilité de la vie humaine sur Terre, il s’agit en vérité, non pas d’attribuer à la nature des droits, comme l’on parle des droits de l’homme mais plutôt de redéfinir, par une rupture profonde avec le passé, le rapport de l’homme à la Terre.

vendredi 26 février 2016

La haine de la nature

La haine de la nature est la marque de notre civilisation. Il y a un paradoxe apparent à parler de la haine de la nature, alors que les préoccupations environnementales occupent une large place dans l’espace public. Le « développement durable », la préservation de la planète, la protection de la biodiversité, autant de thèmes rebattus. Partout on lave plus vert ! Il est pourtant facile de montrer que, dans tous les domaines, ce qui domine, c’est le refus d’une nature qui n’est perçue que comme l’objet d’une technique, de l’intelligence que l’on voudrait artificielle aux biotechnologies qu’il faudrait plutôt appeler « thanatotechnologies ». Cette pulsion qui domine notre « monde de la vie » mérite d’être analysée.

mercredi 10 février 2016

Nature et production

L’homme comme être générique
Nos conditions matérielles d’existence, nous ne les trouvons pas toutes prêtes. Il faut les produire et non se contenter de prélever dans le nature ce qui est nécessaire à notre subsistance. Les écologistes ont coutume de dénoncer l’homme comme le plus grand des prédateurs. Mais c’est une grossière erreur. Le prédateur s’approprie la proie que la nature lui offre … et si la proie habituelle du prédateur disparaît, il meurt et son espèce avec lui. Dure loi de la sélection naturelle. L’homme au contraire, dès le grande révolution du néolithique s’est mis à produire ce dont il a besoin. La nature sur laquelle il prélève ce dont il a besoin est une nature modifiée par le travail de l’homme. Le chasseur-cueillir à la rigueur prélève. L’homme moderne – depuis le néolithique – produit. Si on excepte le cas extrêmement marginal de la chasse (et encore : on élève des animaux pour qu’ils soient chassés), les animaux que mange l’homme sont des animaux « inventés » par l’homme et soigneusement élevés et sélectionnés. Les généreux défenseurs de la cause animale semblent ne pas voir que si leurs thèses prévalaient, des centaines de millions d’animaux, vaches, moutons, volatiles en tous genres, disparaîtraient, faute de continuer à être élevés ! On peut se plaindre que l’homme détruise la nature, mais sans cette activité qu’est le travail productif, il n’y aurait pas d’hommes ou seulement quelques groupes épars, incapables de civilisation, incapables donc de produire des penseurs écologistes …
Hobbes pose clairement le lien entre le développement de la pensée et spécialement la philosophie et les activités productrices.
La faculté de raisonner étant une conséquence de l’usage de la parole, il n’était pas possible qu’il n’y eût pas certaines vérités générales découvertes par raisonnement, presque aussi anciennes que le langage lui-même. Les sauvages d’Amérique ne sont pas sans certaines sentences morales de bonne qualité. Ils ont aussi un peu d’arithmétique, pour additionner et diviser de petits nombres. Ils ne sont donc pas philosophes. Car, de même qu’il y eut des plants de blé et de vigne en petite quantité, dispersés dans les champs et les bois, avant que les hommes ne connaissent leurs vertus, ou ne les utilisent pour se nourrir, ou ne les plantent à part dans des champs et des vignobles, à une époque où ils se nourrissaient de glands et buvaient de l’eau, de même, il y eut, dès le commencement, diverses spéculations vraies, générales et profitables, comme les plants naturels de la raison humaine. Mais elles ne furent d’abord que peu nombreuses; les hommes vivaient sur une expérience grossière, il n’existait aucune méthode, c’est-à-dire qu’on ne semait ni ne plantait la connaissance seule, séparée des mauvaises herbes et des plants courants de l’erreur et de la conjecture. Et la cause de cela était le manque de loisir chez des hommes qui devaient se procurer ce qui était nécessaire à la vie et se défendre contre  leurs voisins, et il était impossible qu’il en fût autrement tant que ne furent pas érigées de grandes Républiques. Le loisir est la mère de la philosophie, et la République la mère de la paix et du loisir. C’est là où apparurent de grandes cités florissantes qu’on étudia en premier la philosophie. (Léviathan, chapitre XLVI)
On a donc parfaitement raison de lier la culture de l’esprit à la culture des champs et de considérer comme culture toutes les activités qui pourtant ne font que fournir à l’homme les moyens de sa survie en tant qu’être naturel.
Nos institutions sociales, jusques et y compris dans la sphère la plus proche de la nature, celle de la reproduction de la vie humaine, sont des artifices, des fabrications humaines. C’est ainsi que, selon Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste opère ce passage de la nature à la culture sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. Notons que pour, « immatérielles » qu’elles soient (ce sont d’abord des règles qui n’existent que dans les esprits de ceux qui les connaissent et se sentent obligés de les suivre), ces institutions doivent aussi exister matériellement. Les règles de la parenté sont liées à des plans d’organisation de l’habitat. Les croyances religieuses ont besoin de symboles existant donc matériellement. Il faut des masques, des statues, etc.. Il semble bien qu’un homme ne puisse penser, être conscient de lui-même et des autres que dans un rapport actif avec la nature.
À notre lointaine histoire, nous n’avons accès qu’à travers les produits de l’art humain, des outils paléolithiques aux œuvres d’art les plus raffinées. Mais la nature tend toujours à prendre le dessus, à ensevelir les habitations et les monuments, à effacer les manuscrits, à noircir les tableaux de maîtres. Tout tendrait donc à nous faire penser le rapport art/nature comme une opposition et peut-être même un conflit.
L’homme, dit Hegel, doit arracher à la nature « son caractère farouchement étranger » et c’est par son activité consciente qu’il lui imprime sa marque dans les œuvres durables qui transcendent de très loin l’existence individuelle. Il faut bien comprendre ce rapport comme un rapport dialectique. Travailler la nature, c’est d’abord détruire. Le rapport fondamental qui est celui du désir est destructeur : directement dans la consommation et indirectement dans la production. Le premier moment est donc négatif : l’homme nie la nature. Mais en produisant, c’est-à-dire en dirigeant le processus naturel selon ses propres fins ou en se substituant au processus naturel lui-même, l’homme nie cette négation. Ce processus détruit la nature et produit une nature humanisée. Mais ce faisant l’homme transforme sa propre nature. Il se modifie lui-même spirituellement dans le moment où il déploie dans cette activité toutes les potentialités qu’il renferme en lui-même naturellement.
Marx expose cette dialectique d’un point de vue non idéaliste :
L’homme est immédiatement être de la nature. En qualité d’être naturel, et d’être naturel vivant, il est d’une part pourvu de forces naturelles, de forces vitales; il est un être naturel actif ; ces forces existent en lui sous la forme de dispositions et de capacités, sous la forme d’inclinations. D’autre part, en qualité d’être naturel, en chair et en os, sensible, objectif, il est, pareillement aux animaux et aux plantes, un être passif, dépendant et limité ; c’est-à-dire que les objets de ses inclinations existent en dehors de lui, en tant qu’objets indépendants de lui ; mais ces objets sont objets de ses besoins ; ce sont des objets indispensables, essentiels pour la mise en jeu et la confirmation de ses forces essentielles. Dire que l’homme est un être en chair et en os, doué de forces naturelles, vivant, réel, sensible, objectif, c’est dire qu’il a pour objet de son être, de la manifestation de sa vie, des objets réels, sensibles, et qu’il ne peut manifester sa vie qu’à l’aide d’objets réels, sensibles. Être objectif, naturel, sensible, c’est la même chose qu’avoir en dehors de soi objet, nature, sens ou qu’être soi-même objet, nature, sens pour un tien. La faim est un besoin naturel; c’est pourquoi, pour la satisfaire, pour la calmer, il lui faut une nature, un objet en dehors d’elle. La faim c’est le besoin avoué qu’a mon corps d’un objet qui se trouve en dehors de lui, qui est nécessaire pour le compléter et manifester son être. Le soleil est l’objet de la plante, un objet qui lui est indispensable et qui confirme sa vie; de même, la plante est l’objet du soleil en tant qu’elle manifeste la force vivifiante du soleil, la force essentielle objective du soleil. Un être qui n’a pas sa nature en dehors de lui n’est pas un être naturel, il ne participe pas à l’être de la nature. Un être qui n’a aucun objet en dehors de lui n’est pas un être objectif. Un être qui n’est pas lui-même objet pour un troisième être n’a aucun être pour objet, c’est-à-dire ne se comporte pas de manière objective, son être n’est pas objectif. (Manuscrits de 1844)
L’homme a son être hors de lui, dit Marx. Il est immédiatement (premier moment) un être naturel comme tous les autres naturels et comme tel dépendants d’autres êtres naturels. Cette dépendante est « passive » dit Marx. En tant qu’être naturel, il subit l’action des autres êtres et il a besoin aussi d’autres êtres naturels qui lui manquent – ceux dont il se nourrit par exemple. Les autres êtres naturels apparaissent ainsi comme objets, au sens précis de ce mot qui renvoie à l’intentionnalité de la conscience. Ces objets sont donc les objets de la manifestation de sa vie. Il y a ici une double définition intéressante :
  1. un être naturel est un être qui a sa nature en dehors de lui.
  2. Un être objectif est un être qui est l’objet d’un autre être.
L’homme a son être hors de lui. Il ne se crée pas lui-même. Comme être naturel il est le produit d’un autre être naturel (par l’engendrement) et ne peux exister qu’en incorporant à sa propre nature des objets de la nature extérieure. Mais de ce point de vue on ne comprendrait plus ce qui distingue l’homme des animaux, ce qui ferait donc du travail en tant que production quelque chose d’autre qu’une activité naturelle – aussi naturelle que celle par laquelle les araignées tissent leur toile et les abeilles construisent les cellules de cire de la ruche.
Revenons donc au premier des Manuscrits de 1844. Marx écrit :
L’homme est un être générique. Non seulement parce que, sur le plan pratique et théorique, il fait du genre, tant du sien propre que de celui des autres choses, son objet, mais encore – et ceci n’est qu’une autre façon d’exprimer la même chose – parce qu’il se comporte vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis du genre actuel vivant, parce qu’il se comporte vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis d’un être universel, donc libre.
Ce qui est générique, c’est ce qui est propre au genre que Hegel définit comme un « Universel concret » (cf. Encyclopédie, §177). Chez Hegel, tout cela posé spéculativement dans la première partie de l’Encyclopédie, « La science de la logique ». Pour Marx, ce qui caractérise l’être humain, c’est qu’il pense lui-même comme être universel. Il s’élève au-dessus de l’individualité subjective pour reconnaître en lui l’universel objectif : je ne suis pas simplement moi, je suis homme. Par là, chaque individu se pense comme représentant de l’Homme, du genre humain. Marx dit « universel, donc libre » : que veut-il dire par là ? Voyons d’abord cette universalité du Gattungswesen.
La vie générique tant chez l’homme que chez l’animal consiste d’abord, au point de vue physique, dans le fait – que l’homme (comme l’animal) vit de la nature non-organique, et plus l’homme est universel par rapport à l’animal, plus est universel le champ de la nature non-organique dont il vit.
L’homme en tant qu’être vivant (organique) ne peut vivre que la nature non-organique. Mais la différence entre l’animal et l’homme semble être ici une différence quantitative d’universalité. L’animal a des besoins limités qu’il ne peut satisfaire que dans une sphère limitée (son biotope). Alors que pour l’homme, il y a un rapport avec toute la nature. Il n’a pas une nourriture bien définie, s’adapte à tous les climats. En ce sens il est bien un individu universel.
De même que les plantes, les animaux, les pierres, l’air, la lumière, etc., constituent du point de vue théorique une partie de la conscience humaine, soit en tant qu’objets des sciences de la nature, soit en tant qu’objets de l’art – qu’ils constituent sa nature intellectuelle non-organique, qu’ils sont des moyens de subsistance intellectuelle que l’homme doit d’abord apprêter pour en jouir et les digérer – de même ils constituent aussi au point de vue pratique une partie de la vie humaine et de l’activité humaine. Physiquement, l’homme ne vit que de ces produits naturels, qu’ils apparaissent sous forme de nourriture, de chauffage, de vêtements, d’habitation, etc.
Le parallèle est éclairant entre la vie intellectuelle et la vie physique de l’homme. La conscience humaine est bien d’abord la conscience perceptive qui se « nourrit » des choses extérieures soit comme objet de science, soit comme objet d’art. Sans ce rapport à la nature extérieure à l’homme il n’y pas de conscience. Autrement dit, la conscience est la conscience d’un quelque chose qui n’est pas elle, une conscience qui vise la nature extérieure à l’homme. Pour dire les choses de manière encore plus précise, elle est le rapport entre l’homme et son environnement. De la même manière, le corps ne vit que dans ses rapports avec le monde extérieur.
L’universalité de l’homme apparaît en pratique précisément dans l’universalité qui fait de la nature entière son corps non-organique, aussi bien dans la mesure où, premièrement, elle est un moyen de subsistance immédiat que dans celle où, [deuxièmement], elle est la matière, l’objet et l’outil de son activité vitale. La nature, c’est-à-dire la nature qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps non-organique de l’homme.
Retenons ici cette expression : la nature est le corps non organique de l’homme. La position de l’homme extérieur à la nature et qui pourrait la connaître en quelque sorte du point de vue de Dieu est la position qui se développe à partir du XVIIe siècle, celle de l’homme en surplomb qui peut se rendre comme « maître et possesseur de la nature ». Mais cette conception est proprement idéologique.
L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature.
Si la nature est le corps de l’homme, Marx en déduit que l’homme est une partie de la nature – il serait intéressant ici de faire les rapprochements qui s’imposent avec Spinoza – on peut donc dire que l’homme est la nature devenant conscience.
Comment s’opère ce processus ? Marx le dit quelques lignes plus loin.
Mais la vie productive est la vie générique. C’est la vie engendrant la vie. Le mode d’activité vitale renferme tout le caractère d’une espèce, son caractère générique, et l’activité libre, consciente, est le caractère générique de l’homme. La vie elle-même n’apparaît que comme moyen de subsistance. L’animal s’identifie directement avec son activité vitale. Il ne se distingue pas d’elle. Il est cette activité. L’homme fait de son activité vitale elle-même l’objet de sa volonté et de sa conscience. Il a une activité vitale consciente. Ce n’est pas une détermination avec laquelle il se confond directement. L’activité vitale consciente distingue directement l’homme de l’activité vitale de l’animal. C’est précisément par là, et par là seulement, qu’il est un être générique. Ou bien il est seulement un être conscient, autrement dit sa vie propre est pour lui un objet, précisément parce qu’il est un être générique. C’est pour cela seulement que son activité est activité libre. Par la production pratique d’un monde objectif, l’élaboration de la nature non-organique, l’homme fait ses preuves en tant qu’être générique conscient, c’est-à-dire en tant qu’être qui se comporte à l’égard du genre comme à l’égard de sa propre essence, ou à l’égard de soi, comme être générique. Certes, l’animal aussi produit. Il se construit un nid, des habitations, comme l’abeille, le castor, la fourmi, etc. Mais il produit seulement ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou pour son petit ; il produit d’une façon unilatérale, tandis que l’homme produit d’une façon universelle ; il ne produit que sous l’empire du besoin physique immédiat, tandis que l’homme produit même libéré du besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu’il en est libéré; l’animal ne se produit que lui-même, tandis que l’homme reproduit toute la nature ; le produit de l’animal fait directement partie de son corps physique, tandis que l’homme affronte librement son produit. L’animal ne façonne qu’à la mesure et selon les besoins de l’espèce à laquelle il appartient, tandis que l’homme sait produire à la mesure de toute espèce et sait appliquer partout à l’objet sa nature inhérente ; l’homme façonne donc aussi d’après les lois de la beauté.
C’est précisément dans le fait d’élaborer le monde objectif que l’homme commence donc à faire réellement ses preuves d’être générique. Cette production est sa vie générique active. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. L’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme : car celui-ci ne se double pas lui-même d’une façon seulement intellectuelle, comme c’est le cas dans la conscience, mais activement, réellement, et il se contemple donc lui-même dans un monde qu’il a créé.
Ces lignes se suffisent à elles-mêmes. La poiesis est l’activité par laquelle l’homme se distingue de l’animal et se pose comme « être générique », non pas de façon purement intellectuelle comme dans la philosophie de Hegel, mais de manière pratique-sensible

mardi 29 décembre 2015

L'ordre de la nature

Si on peut faire une science (ou des sciences) de la nature, c’est qu’on suppose un certain ordre dans la nature puisque la science vise à ramener la diversité des phénomènes à des règles générales, à découvrir la raison de ces phénomènes et à les classer (ex. : classification du règne vivant, classification périodique des éléments naturels, etc.). Mais la nature de cet ordre reste problématique. S’agit-il d’un ordre qui caractériserait la nature en elle-même, un ordre que nous ne ferions que découvrir ? S’agit-il au contraire d’un ordre qui ne concerne que les phénomènes tels qu’ils nous sont donnés dans l’intuition sensible ? Ou encore ne s’agit-il pas seulement d’une construction conventionnelle qui n’a d’autre justification que son intérêt pratique.

mercredi 23 décembre 2015

L'énigme de l'art

Un article de Tony Andréani

Un livre récent d’Yvon Quinioui, aussi rigoureux que subtil, et appuyé sur une connaissance sans faille des auteurs, est construit autour de cette énigme : pourquoi l’art nous paraît-il porteur de vérité (ce qu’assureront, en philosophie, des penseurs comme Bergson et Heidegger), et pourquoi cette vérité se dévoilerait-t-elle à travers le sentiment de la beauté ? C’est d’abord à démonter cette double illusion que s’attache Quiniou, et c’est ce qui fait le côté passionnant de son livre, conduit comme une enquête policière : derrière le crime parfait, il y a des coupables. Suivons son parcours
Il part de Kant. Ce dernier, cherchant la spécificité du jugement esthétique, lui assigne un certain nombre de traits : la satisfaction de l’amateur d’art est désintéressée, elle n’a rien à voir avec ses intérêts vitaux (le beau n’est pas l’utile) ; le beau se présente à lui comme universel, à l’instar de la vérité (nous soutenons que le beau est universellement valable) ; le beau a son ordre particulier, sa finalité interne (c’est ce que postule le jugement de goût) ; le beau enfin apparaît comme une propriété de l’objet d’art, et non comme une qualité que nous y mettons. Il en résulte une autonomie, voire une transcendance, de l’art par rapport à la vie. Tout cela, Kant cherche à l’expliquer par un libre jeu des facultés (l’imagination et l’entendement), à la différence de la vie pratique et de l’activité rationnelle. Mais c’est là une explication idéaliste. Car l’art n’est qu’une illusion, ou plutôt une série d’illusions. Il faut chercher ce qui se cache derrière elles, par un travail d’investigation fondé sur les sciences humaines. Cependant, comme on le verra, on ne peut, dit Quiniou, se défaire totalement de ces illusions.

L’art n’est qu’un jeu d’illusions

Le premier à les avoir dénoncées, et avec une virulence particulière, est Nietzche. L’art n’est pour lui qu’une manifestation « sublimée » (le terme est déjà de lui) de la vie. L’ivresse que procure l’œuvre d’art (par exemple à l’écoute d’une musique) n’est que le symptôme d’une augmentation de puissance, et elle est donc totalement subjective. Mais ce diagnostic est encore grossier.
C’est avec Freud que le sens profond de la satisfaction esthétique et le processus psychique qui la rend possible se dévoilent. L’art est la manifestation des désirs refoulés, à travers un certain nombre de déguisements, qui leur permettent de contourner la censure, et qui utilisent les mêmes mécanismes que le mot d’esprit ou le rêve (à la différence que l’art est éveillé) : transposition, condensation, déplacement, symbolisation, allusion. Ainsi le plaisir esthétique s’explique-t-il par la réalisation fantasmée du désir et par le soulagement lié à une levée partielle du refoulement. La célèbre analyse que Freud donne du tableau de la Sainte Anne de Léonard de Vinci illustre la façon dont s’opère, à l’insu de l’artiste, la sublimation de ses désirs refoulés (l’attachement à la mère, une homosexualité latente et la crainte qu’elle lui inspire, masquée sous la forme d’un vautour dissimulé dans les plis de la robe de la Sainte). L’art est donc intensément subjectif.
Mais il est aussi immergé dans le social. Il ne s’agit pas seulement de noter que l’art reflète son époque, que son histoire est inséparable de l’histoire tout court. Il a aussi une fonction sociale, développée avec brio par Bourdieu, dans sa critique féroce de Kant : loin d’être un pur jeu de l’esprit, l’art hiérarchise les objets en fonction de l’appartenance sociale de l’artiste et de l’amateur d’art, il fonctionne comme un signe de distinction, et l’appartenance sociale détermine même l’idée que nous nous en faisons. Une critique pourtant réductrice, car elle néglige le plaisir qu’il procure. Quiniou fait ici intervenir Vygotski, qui introduit la satisfaction esthétique à travers l’expression d’un sentiment : l’art est une « technique sociale du sentiment ».
Au terme de ce parcours il apparaît que l’art, dans sa prétention à une vérité spécifique délivrée à travers l’impression de beauté, n’est qu’une illusion. Mais une illusion dont on ne peut se passer.

Une illusion indispensable

Nietzsche lui-même le reconnaît : l’art nous rend la vie supportable, il est nécessaire à la vie, non seulement parce qu’il exalte la puissance, mais encore parce qu’il rend sa violence acceptable en la mettant à distance. C’est l’exemple de la tragédie grecque, qui nous fait admettre ce que nous ne supporterions pas dans la réalité. Freud voit dans l’art une sorte de thérapie spontanée. Alors l’art est-il comme la religion : une illusion apaisante, un opium qui nous soulage des malheurs de notre existence ?
Arrivé au bout de son parcours, Quiniou s’interroge. Non, certes l’art n’a aucune valeur de vérité. Il faut la réserver au discours rationnel de la science. Reste que nous ne pouvons pas nous détacher du besoin de beauté. « Je voudrais tenter de résoudre cette ultime question de la beauté formelle que la résorption de l’art dans la vie semble rendre difficile à penser »ii. Car, finalement, Kant a donné une excellente description de la satisfaction esthétique  comme désintéressée, du jugement esthétique comme jugement à prétention universaliste et de la beauté comme finalité sans fin et interne à l’objet. « Une phénoménologie exacte » donc. Et, très honnêtement, Quiniou conclut qu’il y a là une aporie théorique, une « non-clarté (théorique) », qui « nous éblouit »iii. Cela finit par ressembler à une expérience mystique, ou à une nécessaire religion terrestre.
La partie théorique de son livre semble nous conduire à un désenchantement vis-à-vis de l’art et à une aporie insoluble. Et pourtant Quiniou attache un grand prix à l’art, et avoue qu’il ne peut s’en passer. C’est dans le récit qui suit, histoire d’un voyage à Sienne précédé d’un deuil – un très fort moment autobiographique – qu’il nous livre des éléments pour résoudre l’énigme de la beauté et la question de sa valeur de vérité. Je voudrais m’engager dans ses pas et y ajouter quelques éléments d’analyse.

Le paradoxe du beau

Qu’est-ce qui fait l’effet beauté, sans lequel nous n’avons pas le sentiment d’avoir affaire à une œuvre d’art ?
1° Quiniou le note, la contemplation esthétique nous met hors du temps, nous donne même un sentiment d’éternité. Or je crois qu’on peut préciser le sens de cette évasion hors du temps. Si le récepteur se trouve dans un état particulier, dans une nouvelle temporalité psychique, c’est que le rythme de l’activité ordinaire est suspendu, un rythme toujours marqué par la chose à faire, inscrite dans un « projet » (au sens de Sartre). Cette suspension du temps, quand on la désigne par le terme de contemplation, semble ne s’appliquer qu’aux arts plastiques, et non à l’écoute d’un morceau de musique ou à la lecture d’un chapitre de roman. Mais en fait, dans tous les cas, nous sommes arrachés à notre monde quotidien, nous vivons une pause dans le cours de l’action. Et c’est très différent de ces moments de détente comme la pêche à la ligne ou le repos sur une plage, où il reste un but, précisément le changement de rythme avec les occupations habituelles. Disons que le temps de la jouissance de l’œuvre artistique, qui peut d’ailleurs être très agité (par exemple lors d’un concert de rock), est celui d’une totale mise entre parenthèse, pour nous glisser dans une autre vie où nous ne sommes plus des acteurs.
Muriel Barbery en fait la remarque à propos des films d’Ozu. Les pas hachés des femmes japonaises nous mettent dans une temporalité qui n’a rien de naturel, et qui devrait donc nous heurter. « Il se produit au contraire une étrange félicité, comme si la rupture produisait l’extase et le grain de sable de la beauté (…) Car l’Art, c’est la vie, mais sur un autre rythme »iv.
2° Quiniou note que, dans l’art, l’imposition d’une forme à un contenu déréalise celui-ci, le met à distance. Mais il y a plus. La suspension du temps est aussi une déréalisation du désir. Il est toujours là, mais il n’a pas à s’accomplir, fût-ce sous la forme du phantasme, qui est une réalisation, mais imaginaire. Je citerai à nouveau Muriel Barbery, à propos de la contemplation d’une nature morte, car je ne saurais dire mieux : « Alors la nature morte, parce qu’elle figure une beauté qui parle à notre désir mais est accouchée de celui d’un autre, parce qu’elle convient à notre plaisir sans entrer dans aucun de nos plans, parce qu’elle se donne à nous sans l’effort que nous la désirions, incarne-t-elle la quintessence de l’Art, cette certitude de l’intemporel. Dans cette scène muette, sans vie ni mouvement, s’incarne un temps excepté de projets, une perfection attachée à la durée et à sa lasse avidité – un plaisir sans désir, une existence sans durée, une beauté sans volonté. Car l’Art, c’est l’émotion sans le désir »v. Autre exemple : le nu artistique fait signe à notre désir, mais il ne l’excite pas, comme le fait la pornographie, ni ne l’euphémise, comme le font les œuvres dites érotiques (pour mieux passer la censure), il le met à distance, il l’inscrit dans une émotion sans but et sans durée.
C’est donc en ce sens que nous sommes désintéressés, en réinterprétant l’idée de Kant.
3° Mais tout cela ne fait pas une œuvre d’art, ce n’est qu’une condition de la beauté. Celle-ci réside dans la mise en forme, au sens le plus général du terme : recherche sur la composition, la ligne, le matériau (visuel, sonore, textuel), le cadrage, la séquence. Une mise en forme essentielle à l’œuvre d’art, comme Quiniou y insiste à mainte reprise. Je précise à mon tour.
Ce que l’amateur d’art perçoit, c’est la richesse et la singularité de cette forme, qu’il ne trouve pas dans l’objet représentatif ordinaire, c’est tout le travail de l’artisan qui y est inscrit (ce qui suppose aussi une éducation, j’y reviendrai). Et, ce qu’on appelle le « génie » de l’artiste, ce n’est pas seulement la force du sentiment qu’il exprime, c’est son extraordinaire habileté à le mettre en forme, mieux encore : à chercher, et chercher sans cesse la forme la plus adéquate pour le traduire. Quelque fois elle vient presque tout seule (on parle alors d’inspiration), la plupart du temps elle est reprise, et reprise « sur le métier », et toujours nourrie d’une tradition (les grands peintres ont toujours commencé par copier leurs prédécesseurs, avant de rompre avec eux). Soyons clairs : c’est là autre chose que le style. Le style, comme le remarque Quiniou, c’est la marque d’une subjectivité forte, qui a su s’exprimer quand d’autres n’y arrivent pas. C’est la « pâte personnelle » facilement reconnaissable, mais l’effet de style est lié à la forme, par exemple au choix et au rythme des mots, à leur couleur, à leurs scansions, à leurs silences même. Encore faut-il que l’effort ne soit pas trop visible, que la forme ne mange pas le contenu. Il arrive en effet que la recherche stylistique nuise à la bonne forme : quel écrivain, en se relisant, n’a pas supprimé ce qui était trop voulu, trop alambiqué ? La forme se découvre plus qu’elle ne se construit.
On dit souvent d’un paysage ou d’un objet qu’il est beau, sans donc qu’il y ait eu un travail de mise en forme. Mais c’est une erreur. Le sentiment de beauté (même quand l’objet est particulièrement laid) vient d’une certaine mise en forme par le spectateur lui-même (il a trouvé le point de vue, le jeu de lumière, le rapport de couleurs qui ont transfiguré, au sens propre du terme, ce qu’il est en train de regarder). Mieux : il projette des formes artistiques sur ce qu’il croit voir naïvement. « C’est beau comme un tableau ».
Avec la mise en forme nous retrouvons l’harmonie de Kant, la finalité interne de l’objet d’art.
Mais la mise en forme suffit-elle ?
4° Il me semble, avec Quiniou, que le propre de l’œuvre artistique est la profondeur et l’intensité du sentiment exprimé. Je suis frappé par le fait que les grands peintres (et les grands musiciens etc.) courent toute leur vie après l’expression des mêmes sentiments (qui peuvent avoir un référent explicite ou n’être que des impressions, comme dans la peinture dite abstraite), cherchant sans cesse la forme qui leur conviendra le mieux, quitte à changer de technique quand celle qu’ils utilisent s’épuise. Ce sont des obsessionnels, et l’on pourrait parler avec Freud d’une véritable névrose obsessionnelle. C’est peut-être moins frappant quand les œuvres sont de commande et le sujet imposé, mais, même dans ce cas, on retrouve la même quête d’un jeu de sensations qui vous hantent. La chose est plus claire quand l’artiste est autorisé, par le changement social (pensons au romantisme) à se montrer individualiste. Un Cézanne, un Van Gogh font en un sens toujours le même tableau, mais soit avec des changements de technique, soit en raffinant la technique qu’ils ont trouvée. Autre exemple : Bonnard peint toujours le même modèle dans toute sa fraicheur (sa femme), alors qu’elle a vieilli, le même paysage, alors qu’il en change constamment. Et c’est l’obstination de cette quête, qui d’ailleurs soustrait souvent l’artiste aux grands évènements et drames sociaux, qui se donne à éprouver à l’amateur d’art. Un cas particulier, en peinture, pourrait être celui de Picasso, qui ne cesse d’inventer des formes nouvelles, et cela effectivement déroute souvent le spectateur. Mais celui qui est entré dans l’univers de Picasso y reconnaîtra les mêmes obsessions.
Cela va même plus loin. Je crois que l’artiste « sincère », comme on dit, est littéralement envoûté par ce qu’il produit, comme s’il passait de l’autre côté du miroir. Comment expliquer qu’un Rothko ait fait pratiquement toujours le même tableau, avec trois fois rien (quelques lignes, quelques taches de couleur), mais qu’il ne se soit jamais lassé de le faire ? Cela d’ailleurs finit par confiner à l’expérience mystique, et les écrits des peintres (plus diserts que les musiciens) sont significatifs à cet égard. Quoiqu’il en soit, c’est bien, je crois, ce caractère obsessionnel de l’œuvre d’art, qui impressionne si fortement le spectateur, lecteur ou auditeur. Mais, pour le ressentir, il faut être dans une disposition particulière, se laisser aussi envoûter. C’est tout le problème des musées, qui ne le permettent pas de par la multiplicité des œuvres et les mouvements de foule (Quiniou fait la même remarque). L’idéal serait de posséder l’œuvre chez soi, pour se laisser envahir par elle. Mais le concert en petit comité n’est plus guère possible, et aucune reproduction ne peut égaler la chose peinte. Je me souviens des tableaux de Zao Wou Ki, qui me laissaient indifférent en reproduction, et qui, un jour où le musée était presque désert et où le temps ne m’était pas compté, se révélèrent littéralement à moi.
Voilà qui pourrait rendre compte de cette impression que le beau appartient à l’objet même : la subjectivité de l’artiste est tellement passée dans l’œuvre qu’elle semble détachée de lui et comme transfusée en elle. Inutile, quand nous sommes vraiment pris, de regarder la notice biographique, de chercher à savoir ce que le tableau représente vraiment.
5° Cela permettrait peut-être de résoudre ce paradoxe noté par Quiniou, et hérité de Kant : comment le beau peut-il prétendre à un caractère universel, alors qu’il n’y a rien de plus subjectif ? On dit « J’aime » quand l’œuvre entre en résonance avec nos désirs inconscients, offrent une catharsis à nos phantasmes, nos angoisses, nos terreurs primitives. Mais, quand on dit « je n’aime pas », on peut rester fasciné par ce qui nous déplait, et dire « c’est beau, mais je n’aime pas ». Je suggère que, alors, on reconnaît la puissance émotionnelle de l’œuvre et que l’on salue la perfection de sa mise en forme.

En quoi l’art est finalement véridique

Quiniou, dans son récit, dit que l’esthétisation adoucit la souffrance que peut susciter le sujet horrible d’une œuvre, par exemple une scène de supplice, en la mettant à distance. Mais, au-delà de ce bénéfice psychologique, je pense que l’art nous offre un chemin de connaissance sur soi bien moins ardu que celui de la science, et aussi plus apaisant. Une thérapie savante est toujours douloureuse. Si l’art est une thérapie spontanée, elle est beaucoup plus douce. Elle abaisse le niveau du refoulement sans nous plonger dans les affres du transfert et de l’abréaction. Elle aide à reconnaître la vérité intime dans ce moment de suspension de l’activité qui diffère de la rupture de la cure et de son affrontement au praticien. Oui, elle nous rend la connaissance de soi supportable. Et ce n’est pas rien.
En second lieu, l’art permet une communication avec autrui, en l’occurrence l’artiste, plus directe que le dialogue, et plus profonde que l’échange, si spontané soit-il. Quiniou insiste longuement sur cette fonction de communication : l’œuvre d’art nous ouvre à d’autres perspectives que les nôtres. On peut dire plus. Il y a quelque chose qui ressemble à de la télépathie dans la réception de l’œuvre artistique et qui est d’une autre nature que l’intériorisation des émotions de l’autre dans la vie ordinaire, ce phénomène qui a alerté les penseurs, depuis la Théorie des sentiments moraux de Smith jusqu’aux analyses du mimétisme chez des auteurs comme Keynes ou René Girard (une intériorisation qui explique par exemple la compassion ou qui fonde la rivalité). Encore une fois, c’est parce que nous avons mis hors jeu l’urgence de notre désir et suspendu le temps contraint de la rencontre effective.
En troisième lieu j’ajouterai que l’art nous donne une ouverture sur les mystères de la vie en société et de l’univers. C’est là, bien sûr, qu’il est le plus illusoire, le plus éloigné de la science. C’est là aussi qu’il est le plus proche de la religion. Mais il n’est pas religion, parce qu’il reste toujours ancré dans le sensible, alors que la religion vise la transcendance et ne sert de l’art que pour la figurer, quand bien même elle ne l’interdit pas, comme le fait l’islam le plus rigoriste. Il a une valeur de vérité certes très faible, comparée à celle de la science, et propice à tous les délires métaphysiques. Mais il nous fait ressentir ce que les graphiques, équations et algorithmes, dans leur abstraction et leur froideur, sont incapables de faire. Par exemple la fleur peinte figure le vivant bien plus efficacement qu’une planche de botanique, ou encore le paysage nous dit la terre bien plus fortement que des relevés topographiques. On voit bien, d’ailleurs, que la science a constamment besoin d’images pour nous « faire comprendre » ce qu’elle élabore, et que le mieux qu’elle puisse proposer à notre sensibilité ce sont des figurations qui ressemblent à un tableau.
Si tout cela est vrai, on voit sans peine que notre monde vécu est de plus en plus privé d’art, et que cela contribue à notre mal être.

L’art a déserté nos sociétés

Ce jugement paraîtra excessif ou de parti pris, peut-être même à Quiniou lui-même, qui, en dehors de quelques notations, ne s’y aventure pas. Car, bien sûr, il existe toujours des œuvres d’art, et les musées sont plus fréquentés que jamais. Mais, si l’on s’attache aux tendances d’ensemble, notre époque ne s’intéresse plus à la beauté. Un terme qui est d’ailleurs pratiquement absent du discours politique, qui ne parle plus que de « culture » (je n’ai entendu que Jean-Luc Mélenchon en faire un des buts de la vie). Si on continue à dire « c’est beau », c’est pour faire bien, c’est comme signe de distinction (au sens de Bourdieu). Un terme qui est aussi souvent récusé par les praticiens de l’art, comme le relève Quiniou, au prix d’un faux sens (la confusion du beau avec l’académisme).
La plupart des œuvres dites paresseusement « post-modernes » ne sont que du spectacle, avec fort peu de texte et de mise en scène, autrement dit fort peu de contenu et de mise en forme. Il s’agit de frapper le spectateur plus que de l’enchanter, de le choquer plus que de l’hypnotiser, de jouer sur le banal et la forme la plus pauvre possible pour se mettre à sa portée. A la limite, l’art n’est plus qu’évènement, comme dans certaines « installations » et « performances ». Je prends quelques exemples dans ce que je connais un peu. La chanson française d’autrefois (Brel, Piaf, Brassens par exemple) était poésie rythmée, résultat d’un savant alliage (avec, souvent, un complexe travail d’orchestration), celle d’aujourd’hui, même quand elle est de bonne qualité mélodique, est pauvre de mots et de sonorités. Bien sûr il y a heureusement des exceptions. La peinture d’aujourd’hui, elle, est bien souvent une peinture « à l’estomac », jouant d’objets quotidiens pour plaire au vulgaire et d’astuces de forme, pour faire signe à l’amateur distingué. Je l’opposerai par exemple à l’hyperréalisme, qui est une sublimation (au sens freudien) du réel, et au surrréalisme, dont le travail formel est extrêmement « léché ». Sans parler de l’œuvre purement mercantile, dont tout le succès repose sur une entreprise de promotion empruntant au marketing. Où est le beau là-dedans ?
Ce déclin ou cet oubli de la beauté s’inscrit à l’évidence dans la marchandisation du monde. La marchandisation, c’est le règne de l’utile tarifé. Mais, comme l’utile ne fait pas assez vendre, sauf (et encore…) quand il s’agit de ciment, de briques ou de chaudières, les marchands ont utilisé une parodie de l’art, l’ont en quelque sorte prostitué : c’est la publicité, qui joue de façon primaire sur les phantasmes, et qui va même jusqu’à piller les œuvres d’art. C’est l’une des astuces du marketing que d’associer aux objets des connotations artistiques. Un journaliste impertinent faisait remarquer que la musique d’ambiance dans les rayons des grands magasins est une arme secrète du commerçant. Par exemple la musique classique est associée à des produits haut de gamme, même s’il s’agit de pâtées pour chat. Ou encore : «chaque fois que vous ferez vos courses au supermarché, ne vous étonnez pas d’entendre une ambiance de cascade sur un air de Brahms : vous serez au rayons des couches- culottes »vi). Est-il besoin de le dire, aucune fonction de vérité ici, tout juste un racolage. Il n’y a, à mon sens, que la publicité sur les parfums qui comporte un élément de création artistique.
Le monde post-moderne est un monde pressé. Il faut produire, vendre et acheter vite, et le reste n’est que délassement, divertissement au sens pascalien du terme. L’œuvre d’art, avec ce qu’elle suppose de suspension du temps et de contemplation, d’épreuve du goût, n’y a plus sa place. Le monde actuel maudit les artistes, qui lui font perdre son temps. Il lui préfère l’évènementiel, le toujours nouveau, il programme l’obsolescence de l’ancien. Il aime les jeux video, parce que le jeu absorbe toute l’énergie ailleurs contenue. Je ne voudrais pas m’étendre davantage, mais je crois pouvoir dire que, dans ce monde « sans cœur », il ne reste plus aux moins cultivés, quand ils ne supportent plus sa banalité et la pauvreté du quotidien, que la religion. Osons le dire, la mort de l’art fait le lit du religieux, un religieux qui fuit autant le mercantilisme que la jouissance sensible, parce que celle-ci a été trop dénaturée par lui.
Le monde contemporain n’apprécie pas les émotions sans désir. Il faut jouir tout de suite, et sans entraves, et pour cela multiplier les objets du désir. Certes il ne parle que de besoins, mais c’est bien le désir qu’il flatte, à travers les sollicitations permanentes de la consommation, offertes par l’hypermarché et l’e.commerce, voulant nous faire croire que le bonheur est à portée de la main. C’est aussi une façon de nous détourner de l’idée de la mort, qui pourrait nous conduire à relativiser la valeur des possessions. Or ce n’est pas du tout ce que fait l’œuvre d’art. Dans un très beau développement, Quiniou (qui écrit très bien), nous explique comment la satisfaction esthétique, au lieu de nous faire oublier la perspective de la mort, ne nous procure qu’un répit et un moyen de consolation. Un répit, car le temps de la contemplation est celui d’un moment d’éternité (la suspension, la parenthèse dans la fuite en avant). Un moyen de consolation car elle nous ouvre sur la permanence de ces œuvres qui traversent les siècles et qui nous émeuvent encore. Et bienheureux celui qui peut laisser une telle trace.
Le monde contemporain n’aime pas le travail, l’infinie patience qui fait la belle œuvre, il ne considère que l’acte technique, à remplacer aussi vite que possible par la machine. Il va même jusqu’à demander à la machine de faire des objets soi-disant d’art à notre place. Ce sont des algorithmes (les logiciels) qui feront la mise en forme. Mieux, ou pire encore, il cherche à faire oublier au travailleur qu’il est un travailleur, avec le poids écrasant des rapports sociaux, pour lui faire croire que son destin est d’être un consommateur, et que le marché a toutes les ressources pour satisfaire le moindre de ses caprices.
Le monde contemporain enfin est hostile à l’universalité de l’œuvre d’art. Il exalte les différences, il adore le relativisme, qui lui permet de flatter le narcissisme et offre un espace indéfini à son productivisme et à son consumérisme des petites différences.
Il me reste à nommer, de son propre nom, l’organisateur de ce monde contemporain. C’est, on l’aura compris, le capitalisme absolu, celui qui aspire à faire fructifier à l’échelle la plus large possible et dans tous les domaines possibles, l’argent de la thésaurisation et de la spéculation plus que celui du commerce, comme le redoutait ce grand amateur d’art qu’était Keynes. Il faut lire ici un auteur qui y a vu particulièrement clair : le regretté Bernard Maris, dans son essai sur Capitalisme et pulsion de mortvii.
i Yvon Quiniou, L’art et la vie, Le temps des cerises, 2015.
ii Ibidem, p. 95.
iii Ibidem, p. 96.
iv Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, Gallimard, p. 164.
v Ibidem p. 220.
vi Pierre Barthélémy, dans sa rubrique « Improbabolologie » d’un supplément du journal Le Monde daté du 26 août 2015
vii6. Gilles Dostaler et Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort, Arthème Fayard/Pluriel, 2010.

Marx, le communisme et la République

Q : Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc communiste, l’humanité vit grosso modo sous l’égide d’un unique régime socio-économique : le capitalisme. Ce régime se globalise de manière de plus en plus hégémonique et convertit progressivement au « modernisme » même les territoires les plus pauvres et les plus engoncés dans leurs traditions locales, pour en faire de nouvelles zones de production ou de marché. Le socialisme, qui a pu apparaître pendant longtemps comme la principale alternative à la logique libérale, a probablement cessé aujourd’hui de fonctionner comme un Idéal ou un Grand Récit capable de susciter l’enthousiasme des foules. Même la crise économique de 2008, qui, en France (et sans doute ailleurs dans le monde), a quelque peu discrédité le capitalisme aux yeux d’une partie de l’opinion publique, n’a pas suffi à réhabiliter le socialisme comme alternative crédible. Autrement dit, on ne croit plus guère aux sirènes du marché ; mais on se méfie plus encore des lendemains qui chantent. Comment expliquer cette désaffection du socialisme ? Cette idéologie est-elle morte ?
R : La chute du mur de Berlin et l’effondrement du « bloc communiste » marquent en effet un changement d’époque et le passage à un monde entièrement dominé par le mode de production capitaliste, ce que certains auteurs appellent « capitalisme absolu », un capitalisme qui ne contient plus sa propre contradiction, un capitalisme qui ne semble plus contenir aucun possible différent. En qualifiant cette nouvelle époque de « fin de l’histoire », Fukuyama affirme donc que ce mode de production est notre éternel présent. Il faut cependant se garder de faire de 1989 une rupture absolue, une « catastrophe historique » sans précédent. En vérité, ce socialisme qui a quitté la scène de l’histoire à la fin du « court XXe siècle » était en crise depuis longtemps.
La première grande crise du socialisme advient en 1914. Le ralliement des principaux partis socialistes à leur propre impérialisme, leur soutien à la guerre et à l’union sacrée est déjà une crise majeure. Fernand Braudel estime que c’est à ce moment précis, en août 1914, que la vieille social-démocratie s’est effondrée. Elle n’a pas disparu comme force politique immédiatement, mais elle était devenue tout autre chose. Non plus une organisation internationaliste visant à une transformation sociale radicale, mais une organisation de « gestion loyale du capitalisme », comme l’a dit clairement Blum lors de son procès à Riom. Elle restait une « organisation ouvrière » en ce qu’elle négociait des avantages, des « acquis sociaux » pour le prolétariat qu’elle était censée représenter. Mais cette position n’était tenable qu’à deux conditions : 1° que le mode de production capitaliste continue de fonctionner sans trop de soubresaut – d’où son ralliement aux politiques économiques anti-crises de type keynésien – et 2° que les puissances capitalistes les plus avancées disposent de surprofits suffisants – ce qui découlait de leur position dominante dans le système mondial. Au fond, sur cette question, Lénine avait vu clair : la social-démocratie vivait des surprofits impérialistes. C’est d’ailleurs pour cette raison que les partis sociaux-démocrates, après s’être ralliés à leur propre impérialisme, se sont ralliés à l’impérialisme dominant, l’impérialisme américain. On voit clairement qu’avec la « mondialisation », ces deux conditions ont disparu, ce qui explique l’agonie pitoyable de la social-démocratie européenne.
En 1917, les bolcheviks russes crurent relever le drapeau du socialisme et, avec leur nouvelle internationale, l’Internationale Communiste, ils pensaient faire revivre l’idéal émancipateur des origines. Mais la révolution russe, dans l’esprit de ceux qui ont pris le pouvoir en novembre 1917 à Moscou, était un pari : loin de croire qu’ils pouvaient construire « le socialisme dans un seul pays », ils attendaient l’extension de la révolution aux principaux pays capitalistes et au premier chef en Allemagne. Ce pari a été perdu, pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici et « l’arrière-train plombé de la révolution » en a pris la tête avec l’établissement du système stalinien, système qui est lui-même tombé en crise en dépit de ses succès économiques obtenus au prix de sacrifices humains terrifiants. Dès la mort de Staline, l’affaire est réglée. Certains hiérarques, comme Beria, cherchent une réintégration de l’URSS dans le système capitaliste mondial. Beria a été liquidé parce que la caste dirigeante ne se sentait pas prête à se sacrifier sur l’autel de la restauration immédiate du capitalisme. Mais les tendances contradictoires ont continué d’agir souterrainement jusqu’à l’entreprise de Gorbatchev avec les soubresauts qui ont conduit à la liquidation de l’URSS.
Rien n’était écrit par avance. « Les hommes font leur propre histoire », comme le disait Marx. Mais le socialisme, sous ses diverses variantes, sociales-démocrates aussi bien que communistes, a fonctionné comme un mécanisme d’intégration de la classe ouvrière au capitalisme. J’ai développé tout cela dans mon livre, Le cauchemar de Marx (Max Milo, 2009). La domination absolue du mode de production capitaliste apparaît ainsi comme le résultat paradoxal de l’histoire du « socialisme ayant réellement existé », à distinguer soigneusement des songes éveillés, des utopies qui lui ont donné naissance. On peut penser, comme le regretté Costanzo Preve, que tout cela découle d’une unique raison : les classes subalternes, comme la classe ouvrière, ne peuvent pas devenir des classes dominantes ! Le projet marxiste de la « dictature du prolétariat » est une contradiction dans les termes, quelque chose d’aussi impossible qu’un cercle carré. La direction de la société échoit toujours aux classes dominantes et non à une classe qui se définit justement par le fait qu’elle est dominée sur tous les plans.
Q. : Avec un constat aussi accablant, y a-t-il donc une chance de voir le socialisme renaître dans un futur plus ou moins proche ?
R. : Tout cela oblige à repenser fondamentalement les conditions de l’émancipation humaine. Que l’on garde les vieux noms de socialisme ou de communisme, cela n’importe guère, encore que le nom de « communisme » porte en lui-même des aspirations sociales et morales essentielles. Le communisme suppose l’existence du bien commun comme le bien le plus précieux et la conception de la société des hommes comme une  qui se gouverne elle-même, à l’opposé des conceptions hiérarchiques autoritaires ou de celles qui réduisent les relations sociales à des contrats entre individus égoïstes cherchant à maximiser leur utilité. Une chose est certaine, sauf à vouloir changer la nature humaine (ce à quoi rêvent les illuminés du « post-humain » ou les apôtres du « transhumanisme »), on ne pourra pas « amener l’homme à muer sa nature en celle d’un termite », comme le dit Freud dans Malaise dans la culture. La poussée à la liberté individuelle et la défense même des conditions d’une vie décente se heurte toujours à la volonté de domination absolue du capital. Et ce sera encore plus vrai demain. En effet, si les socialistes français ont pu affirmer – dès 1991 – que le « capitalisme borne notre horizon historique », on doit admettre aujourd’hui que l’horizon historique du capitalisme est particulièrement bouché. Dans Le capitalisme a-t-il un avenir ?, Immanuel Wallerstein et Randall Collins soutiennent que le mode de production capitaliste est voué à un effondrement certain à l’horizon de quelques décennies. Je partage globalement ce pronostic, pour les raisons qu’avancent ces deux auteurs et pour quelques autres raisons encore. La seule question est de savoir sur quoi débouchera cet effondrement : une société plus juste, plus fraternelle, capable de régler de manière économique ses rapports avec la nature ou un nouvel âge barbare, conforme à la théorie de l’histoire de Vico ? Mais encore une fois, comme rien n’est écrit dans « le grand rouleau », l’issue dépendra de nous, de notre capacité à faire que le futur soit le nôtre, comme le dit le philosophe italien Diego Fusaro. La perspective à penser d’urgence devrait reprendre les idéaux du socialisme et du communisme des origines – ce qui ne saurait être un retour au marxisme orthodoxe – mais dans les conditions nouvelles et en observant avec la plus grande attention les mouvements réels par lesquels passe aujourd’hui la résistance au capitalisme absolu.
Q. : Face à l’échec et aux désillusions du « communisme ayant réellement existé », beaucoup cherchent en effet désormais à renouer avec le « socialisme des origines » (tout comme nombre de chrétiens, d’ailleurs, déçus par l’involution de leur propre religion, en ont appelé au cours de l’histoire à un retour aux sources salvateur, c’est-à-dire à la doctrine originelle du Christ). Il est parfaitement juste et naturel, devant une suite de déceptions, d’en revenir aux commencements. Mais il n’est pas certain en revanche que tous les socialistes s’accordent sur ce qu’était le socialisme des origines, pas plus que les chrétiens n’ont pu le faire sur la doctrine du Messie, d’autant que tous les socialistes des premières générations ne défendaient évidemment pas les mêmes idées. Quel socialisme ou communisme originel appelleriez-vous donc de vos vœux ? Et, surtout, comment pourrait-il s’articuler avec les conditions pratiques particulières du monde contemporain, afin d’échapper en quelque sorte au piège du prophétisme irréaliste et utopique ?
R. : Je ne suis pas sûr qu’il y ait un « socialisme des origines » avec lequel on pourrait renouer. Je me méfie en général de tous ces « retour à… » dans lesquels on cherche une planche de salut dans ce qui n’est plus. Les océans de limonade de Fourier, c’est assez drôle mais le phalanstère a quelque chose de nettement plus inquiétant… Je veux bien qu’on aille chercher chez Proudhon un socialisme associatif qui nous guérirait des plaies du collectivisme bureaucratique, mais je me contenterai de rappeler que, pour Marx, la formule du communisme s’écrit ainsi : « producteurs associés » et je vois mal ce qu’un proudhonien pourrait y trouver à redire. Cette formule générale repose, d’une part, sur l’idée développée dans les Grundrisse selon laquelle le développement même du mode de production capitaliste a séparé le possesseur du capital du procès de production capitaliste, procès dont la direction appartient à des fonctionnaires, les directeurs d’usine qui ne sont plus propriétaires. D’autre part, la division du travail et l’automatisation intègrent la science comme « force productive directe » et créent un « general intellect », un intellect collectif qui unit tous les acteurs du procès de production, du directeur aux ouvriers non qualifiés. Autrement dit, pour Marx, il n’était absolument pas nécessaire d’imposer de l’extérieur un idéal d’organisation concocté par les « ingénieurs sociaux » : le communisme se coulera dans le prolongement même des tendances profondes du mode de production capitaliste et se contentera de prendre acte du caractère purement parasitaire que prenait la propriété capitaliste.
Les rêves de retour à la petite production marchande, à une situation idyllique qui n’a jamais existé, à des communautés ancestrales repeintes aux couleurs de la nostalgie, ne nous seront, je le crains, d’aucun secours. Seuls des intellectuels urbains, blasés de leur propre confort, peuvent embellir la  agraire d’antan. Celle-ci était le plus souvent un véritable système d’esclavage qu’on supportait par la routine, par le poids des croyances et superstitions ; et en son sein régnaient souvent des relations d’une violence qu’on aurait du mal à imaginer aujourd’hui. Elle avait aussi de bons côtés et stimulait sans doute des valeurs morales que nous regrettons. Mais si cette  agraire s’est si facilement défaite, ce n’est pas seulement à cause de la violence capitaliste – incontestable par exemple dans le cas anglais longuement analysé par Marx – mais aussi parce que dans une  de paysans libres, comme la France après la Révolution, les paysans voulaient obtenir les libertés de la vie urbaine. La chanson de Jean Ferrat, « La montagne », raconte cette histoire dans sa version nostalgique, mais elle oublie que la modernité technique est apparue comme une véritable libération. Ce que je dis du monde rural peut être facilement étendu. Je ne crois pas que nous soyons prêts à renoncer aux avantages que nous a donnés la coopération à grande échelle. Je vous réponds par internet et en utilisant un ordinateur coréen fabriqué en Chine avec des composants et des logiciels dont certains viennent des États-Unis ; et mon correcteur d’orthographe est québécois… La principale force productive, disait Marx, c’est la coopération ; et la division mondiale du travail exprime cette coopération élargie. Les gains de productivité qu’elle procure rendent plus accessible à une large partie de la population ce qui, autrefois, n’était même pas l’apanage des plus riches.
Vous pouvez toujours dire aux gens : « vous n’avez pas vraiment besoin de ceci ou de cela », « menez une vie frugale et plus conviviale, plus sobre et plus égalitaire. » Ces discours moralisateurs sont impuissants. Je peux à titre individuel décider de changer mon existence, renoncer à la possession de gadgets au profit d’une vie plus éthique, fondée sur la méditation ou les rencontres avec les autres. Mais je ne me sens aucun droit à dire aux autres comment ils doivent vivre. Dans toute une série de pensées contestataires (décroissance, retour à Ivan Illich, etc.), il y a au fond cette idée que le changement radical qu’appelle la crise de notre société ne peut trouver d’issue que dans un changement moral, dans l’adoption d’une nouvelle éthique individuelle que je pourrais partager mais qu’il est impossible de vouloir imposer à tout le monde. Je pressens dans tout cela une sorte de « dictature sur les besoins » qui était précisément la marque distinctive du collectivisme bureaucratique de l’URSS et de ses pays satellites, comme l’ont montré les théoriciens de l’école de Budapest, disciples de Lukàcs. Spinoza affirme : « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même ; et nous n’éprouvons pas de la joie parce que nous réprimons nos penchants ; au contraire, c’est parce que nous en éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos penchants. » (Éthique, V, p. XLII) Je crois que c’est la bonne manière de prendre les problèmes. Nous ne mènerons pas une vie meilleure et moins aliénée en refreinant notre appétit de consommation, toutes ces envies qui nous servent d’objets d’une satisfaction substitutive dans une société qui repose sur la valorisation de l’illimitation du désir et sur la frustration.
Il me semble plus utile de travailler comme l’a fait mon ami Tony Andréani sur les modèles de socialisme, réfléchir à des réformes de structures qui pourraient être mises en œuvre à un horizon humain assez proche. Par exemple, autant j’apprécie sur le plan théorique les travaux de la « Wertkritik », la « critique de la valeur » (Kurz, Jappe, Postone…) autant je trouve parfaitement fantaisiste l’idée que l’on puisse « sortir du capitalisme », comme ça, simplement en le décidant, un peu comme quand on décide de sortir de chez soi. Il faut imaginer des transitions dans lesquelles se combineront nécessairement des éléments d’une société entièrement nouvelle et des éléments du vieux monde. Je déteste le sectarisme. Les sectaires sont intransigeants, ils refusent toute transition comme une compromission, mais c’est parce que, au fond, ils n’ont nulle intention de rompre avec le vieux monde.
On peut très bien imaginer des expériences relativement amples de « socialisme associatif », c’est-à-dire basées sur le système coopératif – Andréani a beaucoup réfléchi sur les coopératives ouvrières – mais ces éléments de socialisme au sein d’une société dominée par le mode de production capitaliste doivent se soumettre aux lois générales du capital et ils sont nécessairement pervertis à plus ou moins long terme. On oublie trop que nous avons une longue expérience des mutuelles, des coopératives ouvrières, de la gestion par les salariés eux-mêmes de leurs entreprises, pour ne rien dire du vaste mouvement coopératif dans le monde agricole. Il faudrait aussi se souvenir que « l’État providence », qui n’est pas encore démantelé, contient de nombreux éléments de « socialisme », ce que d’ailleurs les capitalistes ne manquent pas de lui reprocher. Nous avons donc une vaste expérience d’un siècle et demi de luttes sociales et d’acquis. En étudier les points forts et les points faibles, comprendre succès et échecs, voilà qui nous serait bien plus utile que de rouvrir les grimoires du socialisme utopique !
Il faut penser les rapports entre un secteur marchand avec des entreprises privées, des entreprises publiques, des coopératives, et un secteur non marchand. J’avais esquissé quelques idées à ce sujet dans mon Revive la République (Armand Colin, 2005). Mais il y a encore un problème plus important. Les théoriciens de la critique de la valeur, tout comme Michéa d’ailleurs, nous demandent de tourner le dos à la politique. Pour dire les choses rapidement, la  humaine est nécessairement une  politique, une  des lois. Il me semble impossible de penser une  non politique. L’utopie marxienne et marxiste, c’est cette idée de dépérissement de l’État, qui d’ailleurs justifiait la « dictature du prolétariat » comme forme transitoire vers l’extinction de l’État. Rompre avec cette utopie pour revenir au socialisme des origines, tout aussi utopique, c’est une opération qui n’a aucun sens. J’ai puisé dans la tradition républicaniste de quoi concevoir une république sociale qui serait le cadre adéquat rendant possible la transition entre la société actuelle et une société socialiste ou communiste. Il est une autre tradition vers laquelle on pourrait se tourner, celle du « socialisme libéral » italien de Carlo Rosselli et Giutizia e libertà. Mais on ne peut plus guère utiliser l’expression « socialisme libéral » sans s’exposer aux pires malentendus. Je préfère donc me dire « communiste républicain » : la république comme forme politique au service du bien commun, de la vie d’une  heureuse guidée par un choix réfléchi, comme l’aurait dit Aristote.
Q. : Articuler socialisme et républicanisme peut paraître à première vue étonnant, dans la mesure où les socialistes ont souvent été perçus à juste titre comme des opposants au régime républicain libéral qui, peu ou prou, s’est instauré en France depuis plus d’un siècle. En outre, l’internationalisme marxiste qui a tendu à prévaloir au fil du temps dans la nébuleuse révolutionnaire y a largement étouffé toute fibre républicaine. Force est pourtant de constater que les premières générations de socialistes, dans l’Hexagone, étaient volontiers animées d’une verve républicaine extrêmement forte, parfois associée d’ailleurs à un patriotisme qu’on aurait beaucoup de mal à assumer aujourd’hui sans être placé à l’extrême droite de l’échiquier politique. En quoi la tradition républicaniste pourrait-elle à vos yeux revivifier les débats actuels en faveur du socialisme ? Et, peut-être plus important encore, de quel républicanisme parlons-nous en l’occurrence ? Car la République telle que la concevait la tradition aristotélicienne, jusqu’à la Renaissance au moins, n’est peut-être pas totalement soluble dans le républicanisme des Lumières, sans rien dire des régimes républicains que nous connaissons concrètement au XXIe siècle, qui s’éloignent assez considérablement de leurs modèles d’ori­gine…
R. : Les mots sont archi-usés. République, socialisme, , internationalisme, communisme… Il faudrait pour chacun de ces mots redonner des définitions, re-fabriquer des concepts. Commençons par la République. Il y a sûrement un point commun à toute la tradition philosophique républicaniste : la république, c’est le bien commun et donc il y a l’idée que la vie politique des hommes n’est pas seulement une juxtaposition d’existences séparées, mais forme bien une , unie autour d’une certaine idée du bien commun. La deuxième idée du républicanisme est que la république a pour but de garantir la liberté, qu’elle est « la liberté par la loi », ce qui explique l’attachement des républicanistes à la séparation des pouvoirs, à la dynamique du conflit (Machiavel) ou encore, pour parler comme Pettit, à la « contestabilité garantie ». De tout cela se tire assez facilement l’idée centrale des républicanistes contemporains (de Pocock et Skinner à Pettit ou à moi-même) : la république, c’est la liberté comme non-domination. De quoi se tirent aisément des principes d’organisation qui, comme le remarque Philip Pettit, poussent au radicalisme social : la protection contre la domination suppose la protection du salarié dans ce contrat de subordination qu’est le contrat de travail, la protection du citoyen contre la puissance des riches, la protection des minorités contre la « tyrannie de la majorité », etc. Dans mon ouvrage Revive la République (Armand Colin, 2005), j’ai essayé de montrer justement la continuité entre républicanisme et socialisme. Après tout, c’est la vieille idée de Jaurès, le socialisme, c’est la république jusqu’au bout.
Vous m’interrogez sur les Lumières. Les républicanistes y étaient rares. Spinoza – disciple de Machiavel dans le Traité politique –, Jean-Jacques Rousseau et Kant : voilà les seuls penseurs franchement républicains. Pour la plupart, les autres penseurs des Lumières espèrent que le changement viendra d’en haut, d’un « despote éclairé », ou souhaitent une monarchie constitutionnelle sur le modèle anglais ; et ils se méfient de l’irruption du peuple comme de la peste, bien éloignés sur ce point des vues du « très pénétrant Florentin », Machiavel, qui considérait les tumultes populaires comme le mouvement des humeurs saines dans une république, car c’est le peuple seul qui peut être le gardien de la liberté.
Évidemment, c’est une certaine manière de concevoir la république qui est la mienne. À cette république sociale, on peut opposer la république bourgeoise, « conseil d’administration des affaires communes de la bourgeoisie ». Le heurt entre ces deux sortes de républiques a eu lieu pour la première fois en juin 1848. Par rapport à cet affrontement central, les notions de droite et de gauche, de  et d’antilibéralisme sont confuses. Les bourgeois « de gauche » étaient du côté de ceux qui ont fusillé les ouvriers qui réclamaient le droit au travail et la république sociale. Le  défend la liberté de conscience, la liberté d’expression et d’association, la liberté de la presse, etc. et évidemment aucune politique visant à l’émancipation humaine ne peut se développer si elle est privée de cet oxygène qu’est la liberté libérale ! Le socialisme étatiste ou autoritaire, croyant que seules les élites bureaucratiques éclairées peuvent dire au peuple ce qui est bon pour lui n’ont qu’un attachement modéré pour ces libertés libérales. L’expérience montre qu’ils sont souvent les premiers à les remettre en cause quand la situation se tend un peu. Et ce ne sont pas les développements de la police de la pensée et de la police de la parole au nom du « politiquement correct » qui pourront me faire changer de jugement sur ce socialisme. Pour toutes ces raisons, je refuse de faire partie des antilibéraux. En revanche, j’ai eu maintes fois l’occasion de constater que les hérauts du , s’ils sont de sourcilleux défenseurs du « libre marché » et de la « libre concurrence », s’accommodent volontiers de la surveillance généralisée et l’intrusion de l’État et des puissances financières dans la sphère privée, voire dans celle de l’intimité.
Ce que nous appelons couramment « république » aujourd’hui, ce n’est le plus souvent que le gouvernement des oligarchies où une caste – politique, financière et médiatique – se partage le pouvoir, le peuple n’étant admis qu’à voter au concours de beauté pluriannuel nommé « élections » où l’on doit choisir la « meilleure image » parmi tous ceux qui, quoi qu’il arrive, feront la « seule politique possible », celle du capital financier.
Q. : L’idée de République est souvent associée au nationalisme, ou du moins au patriotisme. Or, le socialisme, à l’opposé, est traditionnellement internationaliste. Faut-il concilier à vos yeux patriotisme et socialisme, et, si oui, comment y parvenir ?
R. : Marx disait que la lutte de classes est internationale dans son contenu mais nationale dans sa forme. Ce n’est pas une petite affaire. L’émancipation des travailleurs, telle qu’il la concevait, suppose donc la conquête de la « forme  » à travers laquelle seulement peut s’affirmer le contenu international de la lutte de classes. Ainsi l’opposition /internationalisme est-elle parfaitement absurde, en tout cas pour quiconque s’est mis à l’école de Marx ! D’ailleurs, le mot même d’internationalisme suppose qu’il y a des nations. Les marxistes – du moins certains d’entre eux – ont confondu l’internationalisme avec le mondialisme ou le cosmopolitisme. Mais Marx, défenseur infatigable des droits nationaux des Polonais et des Irlandais n’a jamais fait cette confusion. Aujourd’hui nous voyons bien que c’est le capitalisme lui-même qui détruit les nations (de l’Union Européenne aux bombardements « humanitaires » sur les pays du Proche et du Moyen Orient).
Je sais bien que la  engendre cette maladie épouvantable qu’est le nationalisme ou le chauvinisme. Mais ce n’est pas en laissant l’idée nationale aux nationalistes ou aux chauvins qu’on se protégera de cette maladie. C’est seulement en renouant le lien entre question nationale et question sociale. Les gauchistes cosmopolites ou mondialistes oublient que la seule tentative d’instaurer un pouvoir ouvrier en France, la Commune de Paris, cette « forme enfin trouvée de la république sociale », comme le disait Marx, a commencé par le refus du peuple parisien de voir la capitale désarmée et livrée aux Prussiens. Le puissant mouvement qui a trouvé son expression dans les conquêtes sociales de la Libération fut aussi étroitement et en un tout indissociable national et social.
En conséquence de ces analyses peut-être un peu trop théoriques il y a aussi une pensée stratégique. Si un mouvement de transformation advient – et il me semble que l’évolution du mode de production capitaliste le rendra inéluctable – il ne procédera pas de la vision d’une société idéale où les hommes vivront d’amour, mais, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire, de réactions défensives. Vouloir rester « maître chez soi », c’est la forme première de la revendication de la liberté – le citoyen libre dans une république libre, qui est l’idéal de Machiavel.
Pour ceux qui ne pensent qu’avec des schémas, ce mouvement peut prendre des formes étranges, comme on le voit en Grèce avec l’alliance entre la gauche radicale et un parti nationaliste de droite, ou comme on l’entend dans les discours de Pablo Iglesias et de Podemos où se mêlent les thèmes classiques des « indignés » et des appels à la souveraineté de la . Et ce n’est que le début ! Il faudrait parler de ce qui se passe en Ukraine aujourd’hui et de cette confusion qui désoriente analystes et forces politiques classiques, tentant en vain de faire rentrer ce qui se passe dans ce pays dans les schémas classiques et faussement rassurants : fascistes contre antifascistes, libéraux contre antilibéraux, CIA comme Russie, etc.
Q. : Un socialisme républicain est-il nécessairement souverainiste ? Il y avait à la fin du XIXe siècle de vastes débats dans la nébuleuse socialiste, en France notamment, entre ceux qui défendaient un socialisme très centralisateur (dont l’internationalisme était souvent mâtiné en effet d’un fort patriotisme national), comme Jules Guesde, et ceux qui au contraire défendaient plutôt l’autonomie locale contre le pouvoir central (généralement disciples de Proudhon et partisans de Bakounine). Au sein de cette seconde mouvance, qu’on pourrait qualifier de fédéraliste, l’idée républicaine de « bien commun » n’était pas abandonnée ; mais on envisageait plutôt la chose publique comme un enchevêtrement de niveaux de pouvoirs, et l’on demandait à ce que chaque décision fût prise dans la mesure du possible à l’échelle la plus locale du gouvernement. Il s’agissait ainsi en quelque sorte de défendre la non-domination des particularismes locaux par le pouvoir central, car, selon la formule de Maurice Charnay, le véritable patriotisme est celui du cœur, qui nous attache au petit coin de terre régional « où nous sommes venus au monde et où nous voulons mourir ». Dans les cités-États antiques de Grèce, dans les communes du Moyen Age et dans les riches cités marchandes de la Renaissance italienne, les premières républiques de notre histoire furent précisément des républiques locales. Comment pensez-vous pour votre part la problématique du local et du national, ou si l’on veut du fédéral et du souverain, en relation avec votre défense d’un républicanisme socialiste ?
R. : Il faudrait d’abord s’entendre sur ce qu’on appelle souverainisme. Le Souverain est cette instance au-dessus de laquelle il n’est pas d’autre pouvoir. En ce sens le républicanisme n’est pas souverainiste : parce qu’ils défendent l’idée de liberté comme non-domination, parce qu’ils savent que la non-domination vise à protéger les individus y compris contre la tyrannie de la majorité, les républicanistes ne sont pas souverainiste. Aucun pouvoir ne peut être acceptable si les citoyens ne disposent pas de contre-pouvoirs effectifs, si n’existe pas une clause de contestabilité garantie pour le dire comme Philip Pettit. Les républicanistes comme moi ne sont pas opposés à l’existence d’une instance internationale à laquelle les citoyens pourraient faire appel pour défendre leurs droits fondamentaux. Dans mon Revive la République (Armand Colin, 2005, j’écrivais : « Une République ne peut déléguer sa souveraineté que si cette délégation permet une meilleure protection de la liberté contre la domination. On pourrait admettre une cour européenne dont la fonction serait de protéger les citoyens contre l’arbitraire étatique ou patronal. Mais la cour de Luxembourg est essentiellement une cour qui protège les puissants contre les lois sociales imposées par la lutte séculaire des travailleurs. »
Le souverainisme est cependant plus souvent identifié à la souveraineté nationale. Un citoyen libre dans une république libre, tel est le principe républicaniste déjà énoncé par Machiavel. La liberté politique est impensable, si le pouvoir politique n’est pas responsable devant les citoyens mais devant une autorité extérieure, supranationale, comme c’est le cas dans l’Union Européenne sur les questions essentielles – le principe de subsidiarité ne laissant aux États-nations que la mise en musique des directives européennes, même si pour cela il faut balayer les résultats des élections démocratiques, ainsi que le prouve actuellement l’exemple grec. Il n’existe pas d’autre cadre politique, pas d’autre cadre dans lequel les hommes peuvent chercher à prendre leurs propres affaires en main, que l’État-. Il est à remarquer que l’impérialisme, en premier lieu l’impérialisme américain, cherche la destruction des États-nations, sauf évidemment l’État- que forment les USA. La pulvérisation de l’Irak, le chaos au Proche-Orient, la ruine des nationalismes arabes (nassériens, baasiste, etc.), tout cela constitue une régression terrible. Le prétendu « khalifat », qui prospère sur ces décombres, c’est la barbarie. Pour revenir à l’Europe, la résurrection sous les auspices du capital financier, du régime d’Empire, type Saint-Empire Romain germanique est une perspective que personne ne devrait souhaiter.
Reste la question du centralisme étatique, qu’on appelle parfois, mal à propos, jacobinisme. Il me semble que la souveraineté de l’État- n’implique ni le centralisme napoléonien (terme qui convient mieux que jacobin), ni le rabotage de toutes les particularités régionales. Lorsque que la Commune de Paris se soulève, Marx y voit « la forme enfin trouvée de la république sociale ». Et il commence à penser la phase transitoire entre capitalisme et communisme comme une fédération d’organisations type « commune de Paris ». On a souvent mal compris l’opposition Marx-Proudhon, Marx centralisateur contre Proudhon fédéraliste. En réalité leur opposition porte sur des questions théoriques (voir Misère de la philosophie) et la nécessité de construire un parti ouvrier apte à lutter sur le terrain politique, perspective à laquelle Proudhon était radicalement hostile. Mais l’opposition porte beaucoup moins sur les perspectives politiques à long terme. La formule de Marx définissant la société qui viendrait après le capitalisme comme celle des « producteurs associés » devrait parfaitement convenir à un partisan de Proudhon !
Pour revenir aux questions plus immédiates, il faut rappeler ceci : le premier Clemenceau, le Clemenceau radical des années 1880, s’était dans la bataille politique avec un programme politique démocratique radical, qui incluait la suppression des préfets, l’autonomie de gouvernement des communes et une réduction du pouvoir des administrations centrales. Il proposait en somme de faire un pas vers ce « gouvernement à bon marché », du type de la Commune de Paris, qui fut la première la république sociale. Et c’est pourquoi Engels et Marx proposaient aux socialistes français de soutenir la campagne de Clemenceau (Voir sur ce point mon livre La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011). Je suis un partisan des 36000 communes, aujourd’hui vilipendées et enserrées dans le carcan des communautés d’agglomération, des métropoles, etc. La démocratie communale devrait non pas être mise en pièce comme on le fait aujourd’hui mais restaurée et élargie. On devrait garantir la compétence universelle des communes, aujourd’hui remise en cause. La régionalisation, entreprise par De Gaulle, poursuivie par Deferre et Fillon, n’est qu’un machin visant à décharger l’État central de ses responsabilités tout en corsetant toujours plus les diverses collectivités locales et territoriales. Le récent découpage régional, qui relève du pur charcutage, devrait achever de convaincre ceux qui croient encore que la régionalisation à la sauve Ve République permettra l’extension de la démocratie. Cependant, si l’unicité de la loi est garantie, on peut envisager d’élargir le rôle des régions et des départements. Les élus locaux sont souvent plus proches des électeurs et plus sensibles à leur pression ! Mais le mouvement devrait partir d’en bas et non des décisions bureaucratiques prises par les spécialistes de l’aménagement du territoire … en fonction des intérêts de la caste dominante.
Que les particularismes locaux soient préservés, j’y suis plutôt favorable. On pourrait très bien apprendre une langue régionale à l’école publique sans remettre en cause le français comme langue nationale. Mais la condition est que cela reste optionnel. Le brassage de la population française fait que ces langues régionales n’ont tout de même plus beaucoup d’importance et sont ignorées de la majeure partie des habitants des régions concernées. Et puis quelle langue régionale enseignera-t-on en Île-de-France, en Bourgogne, dans les pays de Loire, etc. ? Ce n’est pas un problème spécifiquement français. L’Italie est beaucoup plus régionalisée que la France et certaines régions comme le Val d’ Aoste ou le Tyrol italien admettent officiellement une langue régionale autre que l’italien. Elles sont théoriquement bilingues. Pour connaître un peu le Val d’Aoste, j’ai pu me rendre compte que les valdotains parlent de moins en moins français et que l’italien domine aujourd’hui de manière écrasante, ce qui n’était pas le cas il y a trente ans. Il est à craindre que, bien souvent, les particularismes régionaux ne soient plus que du folklore, type « Bienvenue chez les Chtis ». Mais, encore une fois, si se développent les formes d’autogouvernement local, on pourra voir dans quelle mesure ces particularismes sont encore vivants.
Pour résumer : oui au développement de l’autogouvernement local, non à la dissolution des nations, non à l’instrumentalisation des particularismes régionaux par une politique de mise en concurrence et d’extension indéfinie du domaine du marché.


[Interview donnée à la revue Krisis, n°42, décembre 2015]

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...