dimanche 17 avril 2016

Hannah Arendt, Marx et le problème du travail


Réflexions à partir de Condition de l'homme moderne

La pensée de Hannah Arendt constitue sans aucun doute une des pensées fortes de ce siècle, même si la communauté philosophique (il vaudrait mieux parler ici des institutions qui gouvernent la discipline philosophique) lui accorde une place encore marginale. Hannah Arendt disait, parlant d'elle-même, " I don't fit. " En dépit de sa formation classique impeccable, en dépit de ses rapports avec Heidegger et Jaspers, elle est restée longtemps en dehors des grands courants de la philosophie contemporaine, bien qu'à l'évidence les choses aient commencé à changer. Si ses analyses sur le système totalitaire (dernier volume des "Origines du totalitarisme") ont eu, malgré tout, un certain retentissement chez les sociologues et les spécialistes de sciences politiques, ce n'est peut-être pas qu'il y a de plus original chez Hannah Arendt. Les discussions chez les marxistes antistaliniens entre les années 30 et les années 50 sont, de ce point de vue, d'une richesse trop sous-estimée et la tentative de H. Arendt de conduire un parallèle systématique entre stalinisme et nazisme souffre de graves défauts de logique, défauts qui sont d'autant plus visibles qu'elle refuse les amalgames faciles devenus si courants dans la littérature d'aujourd'hui, style "Livre Noir Du Communisme". Cependant "le Système totalitaire" ne constitue que la troisième partie d'un ensemble qui comprend aussi les essais sur "L'antisémitisme" et "L'impérialisme", œuvres à bien des égards passionnantes. Et les considérations sur l'État- et sa décomposition permettraient sans doute d'éclairer les débats contemporains sur la mondialisation et la dilution des pouvoirs des États.
Mais Hannah Arendt ne s'en tient pas à la théorie politique. Ses articles sur "La crise de la culture" -- devraient être impérativement recommander à tous nos réformateurs de l'enseignement. Dans "La condition de l'homme moderne" qui constitue une confrontation stimulante avec la pensée de Marx sur un de ses points les plus ambigus, elle s'attaque au problème du travail et de sa place dans la hiérarchie des activités humaines.
Il me semble d'autant plus intéressant de revenir sur cette question qu'une partie importante des travaux publiés récemment sur le thème de la " fin du travail " s'inspirent souvent des analyses de "La condition de l'homme moderne". Parfois, il s'agit même d'un pillage presque systématique quoique non avoué. Mais un pillage qui évacue les problèmes posés par Hannah Arendt pour s'en tenir à un exposé squelettique de ce qu'on prend pour ses thèses. Je laisserai de côté ces développements récents -- traités dans mon livre sur "La fin du travail et la mondialisation" -- pour m'en tenir à la question centrale de l'analyse du travail et de la confrontation avec Marx. Je voudrais montrer que les thèses de Hannah Arendt sont tout à la fois stimulantes -- elles tranchent dans le vif de l'économisme et du scientisme dominants -- mais aussi redoutablement ambiguës, qu'elles peuvent nourrir une critique pertinente de la modernité aussi bien qu'une impuissante nostalgie d'un monde à jamais disparu de l'artisanat et de la claire séparation de genres de vie. Je chercherai, à partir de là à mieux éclaircir le rapport en Arendt et Marx - Hannah Arendt prend Marx au sérieux mais je crois qu'elle reste prisonnière d'une lecture marxiste assez orthodoxe qui la conduit souvent à attaquer Marx là où elle est, de fait d'accord avec lui.

La crise du travail

Le prologue de la Condition de l'homme moderne pourrait être écrit aujourd'hui. Après avoir souligné la portée philosophique considérable de la conquête de l'espace, Hannah Arendt écrit : " Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C'est l'avènement de l'automation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait simplement qu'on s'est servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans pouvoir y parvenir. "
Hannah Arendt fait référence ici à une tradition, qu'on peut faire remonter à l'Antiquité grecque, dans laquelle le travail est dévalorisé et considéré simplement comme le genre d'activité propre aux esclaves. Il s'agit pour elle, non de restituer la conception grecque, mais de prendre appui sur cette tradition pour la faire jouer comme un outil critique de la condition de l'homme moderne. On trouve, en effet, des tentatives d'explication de cette conception du travail chez les grands auteurs de la philosophie grecque classique. Ainsi, dans un passage très embarrassé des Politiques, Aristote cherche à penser le problème de l'esclavage, se demandant si cette institution n'est pas contraire à la justice. Or l'argument central d'Aristote, ou, du moins, celui qui n'est jamais réfuté et reste le seul solide, est l'argument selon lequel on ne sait pas comment faire pour se passer de cette institution, indispensable à la vie de l'ensemble de la cité. Aristote évoque l'hypothèse que "les ingénieurs n'auraient pas besoin d'exécutants, ni les maîtres d'esclaves " si " les navettes tissaient d'elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare." Mais cette idée, dans laquelle Marx voit une des manifestations du génie aristotélicien, lui paraît extravagante ; l'esclavage est donc reconduit comme une nécessité éternelle. Les hommes libres doivent savoir user judicieusement des esclaves s'ils veulent conserver leur temps libre, leur loisir au sens noble (la skolé), pour la philosophie et la vie publique. Si travailler, c'est vivre la condition de l'esclave, la liberté n'est donc possible que lorsqu'on mène une vie libérée de la contrainte du travail : cette idée ancienne viendra jusqu'à nos jours, portées par les anciennes classes dominantes (le travail est l'activité ignoble par excellence). On retrouve aussi cette idée chez Nietzsche et chez d'autres auteurs nostalgiques du passé grec et elle y est utilisée comme critique d'un monde moderne soumis à la rationalité technicienne. Pour cette raison même, la critique du travail comme étant, par essence, esclavage pourra se retrouver dans les mouvements anticapitalistes, par exemple, dans certains courants du socialisme utopique. Ainsi chez Fourier. Pour ces derniers courants - et Marx y puise en partie son inspiration - l'avantage de la technique et du développement de l'industrie moderne tient à ce qu'ils permettent d'envisager comme une possibilité réelle la construction d'une organisation sociale libérée du travail, d'une société dans laquelle, à la différence de la cité antique, la skolé, loin d'être le privilège d'une minorité pourrait être envisagée comme la skolé pour tous.
Mais la critique du travail opérée par Hannah Arendt ne s'inscrit pas dans cette filiation. Elle réfute l'optimisme qui voit dans l'automatisation moderne le moyen technique de la réalisation du grandiose projet de la skolé pour tous. En effet : " L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et, parmi les intellectuels, il ne reste plus que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. "
Bien avant que l'expression soit à la mode, Hannah Arendt peut apparaître, ici, comme la véritable théoricienne de "l'horreur économique". Elle perçoit, avec un sens très aigu de la réalité historique, que le développement sans fin de la base productive du mode de production capitaliste, loin de mener au bonheur et à la satisfaction des besoins dans une société de loisirs et de consommation, ouvrira au contraire la voie à une crise qui ne sera pas seulement une crise économique classique mais une véritable crise de la vie humaine elle-même. Cette perception historique se fonde sur une conception originale du travail, ou, plus exactement sur la tentative de redonner vie et force à une conception que H. Arendt tire la philosophie antique, de Platon et Aristote à saint Augustin.
Il faut donc commencer par la critique sans concession de la conception moderne qui subsume sous le travail à peu près toutes les sortes d'activités, tous les genres de la vie active, qu'il s'agisse du travail agricole, de l'ouvrage des artisans, de la vie politique ou de l'activité intellectuelle pure. H. Arendt ne se contente pas de tailler dans cette confusion et de reconstruire des séparations conceptuelles entre les divers genres de vie. Elle articule ces séparations conceptuelles sur un système de trois partitions, ou de trois dichotomies, hiérarchiquement ordonnées. Mais ce qui constitue le nœud où s'articulent ces dichotomies, le point central qui donne son sens à tous les autres développements, c'est la tentative de faire table rase de toute la philosophie moderne du travail, dont Hannah Arendt postule qu'elle est commune aux économistes classiques anglais et à Marx. Mais comme cette conception moderne du travail est articulée à la conception de la science qui domine à partir de Galilée, Descartes et Newton, c'est bien la remise en cause des " sciences européennes " qui se profile. Évidemment, dans tout cela on trouvera de nombreux thèmes dont la filiation avec la pensée de Heidegger n'est pas douteuse. Mais c'est là une généralité trop vague pour être utile et pour caractériser ce qu'accomplit véritablement Hannah Arendt. Du reste, si on peut dire que Heidegger vise trop large quand il parle de la technique et du travail et, finalement, manque son but, Hannah Arendt, au contraire, tente d'éviter ces généralités sans contenu pour s'attaquer de front à notre condition, dans ce qu'elle a de tout à fait spécifique à notre époque.

L'action

Cette confusion entre les divers genres d'activité a des origines philosophiques lointaines : la tradition platonicienne ou chrétienne, en donnant l'importance décisive à l'opposition de la vie active et de la vie contemplative a tendu, par contrecoup, à effacer la différence entre les divers genres d'activités de la vie active, puisque, en dépit de leurs différences, ces divers genres de vie appartenaient à une sphère inférieure, renvoyaient aux parties de l'âme les moins nobles. De même, la traduction de la définition de l'homme selon Aristote comme " zoon politikon " par " animal social " et non " animal politique " efface toutes les frontières entre les diverses formes de la " vie sociale " en général et dissout la spécificité de la cité dans toutes les autres formes d'association : il n'y aurait plus de distinction de nature entre la cité, comme entité proprement politique, et n'importe quelle sorte d'association créée pour des buts particuliers. Ces confusions sont menées à leur point culminant dans la conception moderne qui fait du travail la valeur suprême, à quoi se ramènent toutes les activités sociales, pour autant qu'elles aient une valeur ; ainsi la conception moderne, par exemple, valorise l'action de l'homme politique en l'assimilant à un travail, et non parce qu'il serait en soi noble de s'occuper des affaires de la cité.
Schématiquement, H. Arendt distingue, au sein de la vie active, une première division essentielle entre les activités qui concernent le domaine public et celles qui ont trait à la vie privée ; elle rappelle que ce domaine privé, pour les Anciens, loin d'être comme pour nous celui de la réalisation du bonheur individuel, était essentiellement celui du besoin, de la nécessité imposée pour reproduire les conditions de la vie humaine. Le domaine public, au contraire, est celui de l'action, celui dans lequel l'individu libre peut se consacrer aux affaires publiques, celui des rapports entre égaux, celui dans lequel seulement il est possible de parler du bonheur , celui enfin dans lequel chaque homme peut entrer dans la mémoire de la communauté et gagner ainsi sa part d'immortalité. Il est donc clair que mener une vie uniquement privée, c'est, dans ce contexte, mener une vie privée de l'essentiel, car l'essentiel, pour une vie humaine, réside dans cette vie publique, dans cette vie où les hommes entrent en rapport les uns avec les autres par la médiation du langage et non par la médiation des choses. En effet, et je crois que, sur ce point, les analyses de Hannah Arendt restent tout à fait pertinentes, l'action publique ne peut pas, en droit, être assimilée à un travail. Cette assimilation dans le monde moderne en dit long sur nos représentations de la vie et renvoie à une conception de la vie sociale qui tend à exclure le politique en tant que tel. L'action, au sens de H. Arendt, est ce qu'on pourrait appeler un " agir communicationnel ". Or la caractériser comme travail, c'est l'assimiler à l'activité qui porte sur les choses et c'est donc transformer la vie politique en une technique, un savoir-faire, reposant éventuellement sur une science, dont l'objet est une société réifiée, transformée en chose. On connaît la formule de Saint-Simon, reprise par Marx, " passer du gouvernement des hommes à l'administration des choses ", ce qui est la formule même de la technocratie.
L'analyse de Hannah Arendt présente une faiblesse qui tient à son idéalisme ; les évolutions de la réalité sociale, l'assimilation de l'action au travail, l'abolition des séparations traditionnelles entre les divers modes d'activité, sont expliquées, d'une part, par des références vagues au " monde moderne " en général et, d'autre part, par les confusions de ses théoriciens, les économistes classiques anglais ou Marx. Or, la destruction des structures traditionnelles de l'activité n'est pas le propre du monde moderne en général, car le " monde moderne ", ça ne veut rien dire de précis ou, plus exactement, ça englobe trop de choses, Galilée, Molière, la Compagnie des Indes orientales, l'Encyclopédie, la démocratie, le " totalitarisme ", la physique quantique et des tas d'autres choses encore. S'il y a destruction des structures traditionnelles de l'activité, c'est la conséquence du développement du mode de production capitaliste et c'est Marx qui, le premier, en a donné une analyse historique précise.
Considérons d'abord le rapport entre la vie active et la vie contemplative. La science était pour les Anciens essentiellement théoria, c'est-à-dire contemplation ; elle tenait sa valeur de ce qu'elle était séparée de toutes les nécessités de la vie pratique ; cet idéal grec s'est maintenu assez longtemps et il y a encore quelques savants qui osent s'affirmer partisans de la science désintéressée. Le mode de production capitaliste se caractérise, au contraire, par l'intégration de la science aux besoins de la production. La rupture de la science et la philosophie est rendue nécessaire pour orienter la science exclusivement vers les besoins pratiques, directement opératoires. Dans la conception ancienne, sage, savant et philosophe représentaient trois dénominations pour un seul et même personnage. Dans le monde moderne, le savant doit être un ingénieur. La science est soumise aux principes de la division du travail et le savant doit produire des résultats qui peuvent être incorporés au fonctionnement de la production. De la même façon, si on reprend la définition que Tony Andréani donne du politique, comme " espace où s'effectue en dernier ressort la reproduction/transformation du système social " , l'action politique se trouve ainsi structurellement intégrée au fonctionnement d'ensemble du mode de production capitaliste. Pour un capitaliste, l'homme politique n'est pas un homme libre qui, par son action, assure son immortalité dans la mémoire des hommes ; c'est quelqu'un qui doit remplir des fonctions techniques, en assurant le maintien de l'ordre, en facilitant les échanges et en participant ainsi à la diminution des faux frais de la production. Les hommes politiques eux-mêmes ont si bien intégré cette conception que les organisations politiques sont de plus en plus souvent présentées comme des entreprises qui assurent des productions et des services et qui, sur le plan comptable comme sur celui de l'évaluation des actions publiques, doivent être soumise aux mêmes normes que l'entreprise.
Quand Hannah Arendt écrit que la fin du travail pour une société de travailleurs est la pire des choses qu'on puisse imaginer parce que nous ne savons plus rien des activités plus hautes et plus élevées pour lesquelles il vaudrait la peine de se dispenser de travail, c'est bien cette situation qu'elle vise. Mais cette appréciation pessimiste est fort contestable : la plupart des individus savent bien qu'il existe des activités plus élevées que celles que dictent les contraintes de la reproduction des conditions de la vie ; l'expansion de la vie associative, par exemple, aussi varié et aussi confus que cela puisse apparaître, exprime bien cette recherche d'espaces où peut se déployer la véritable liberté qui suppose une activité désintéressée. Hannah Arendt était une admiratrice de la révolution des conseils ouvriers hongrois de 1956, et le " conseillisme " de Rosa Luxemburg a toujours eu une influence souterraine sur sa conception de la démocratie : elle pouvait donc parfaitement apprécier combien était puissante, dans les masses populaires, cette aspiration à retrouver le vieux sens de l'action, comme action politique libre. Le mouvement ouvrier est né tout simplement de cette constatation que la vie humaine vraiment digne d'être vécue ne pouvait se réduire à la simple reproduction des conditions de la vie. Les grèves débutent toujours pour des motifs immédiats d'ordre matériel, mais elles comportent une dimension morale et politique qui va bien au-delà de ces motifs immédiats : on ne se fait pas trouer la peau pour quelques centimes d'augmentation.
Hannah Arendt présente ainsi comme un mouvement général inéluctable, déterminé par des causes métaphysiques mystérieuses - un changement de notre rapport au monde - ce qui est l'enjeu d'un combat, de l'affrontement entre deux tendances contradictoires. Le mode de production capitaliste tend à soumettre à sa loi toutes les sphères de la vie sociale, y compris celles où les individus croient agir librement ; mais loin d'être une fatalité, cette situation est précisément l'enjeu central, le plus fondamental, de tous les mouvements sociaux ou de tous les mouvements qu'on pourrait appeler du terme général de " mouvements antisystémiques ". L'histoire du mouvement ouvrier est d'une part l'histoire d'une longue lutte pour limiter l'emprise du " travail dicté par la nécessité et les fins extérieures " (Marx) sur la vie individuelle des prolétaires. Mais elle est en même temps l'histoire de la construction par les ouvriers de leur propre espace public, de leur autonomie au sein même de la société capitaliste. On remarquera aussi que c'est précisément cette question de l'autonomie de l'espace politique qui a constitué la première ligne de démarcation entre le " parti Marx " et les proudhoniens ; ces derniers s'opposent à Marx en affirmant que l'action politique n'est qu'une pure duperie et que la modification des conditions économiques, à l'intérieur même de la sphère économique, constitue l'alpha et de l'oméga de la lutte des classes.
A ces remarques près, je veux bien reprendre la distinction de Arendt entre la sphère de l'action et la sphère de la production des conditions de la vie. Un peu plus loin, j'essaierai de montrer que cette distinction est compatible avec la manière dont Marx voit l'avenir du travail dans ses derniers textes.

Travailler et œuvrer

La distinction introduite par Arendt entre l'action, activité propre au domaine public, et la production des conditions de la vie elle-même, qui ressortit au domaine privé, se redouble d'une division à l'intérieur du domaine privé lui-même. Alors que nous avons tendance aujourd'hui à subsumer sous le concept de travail toutes les activités qui ont trait aux besoins humains, à la production et à la reproduction des conditions de la vie, H. Arendt souligne qu'il y a là une division fondamentale, tellement fondamentale qu'elle est inscrite dans la trame même de nos langues. En effet, les langues indo-européennes distinguent toutes ces deux genres d'activité, les couples labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais attestent de l'importance et de l'ancienneté de la division entre travailler et œuvrer.
Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique le plus fondamental ; c'est, au sens le plus immédiat, ce que Marx appelle, de son côté, la reproduction de la vie. " La condition humaine du travail, c'est la vie elle-même " écrit H. Arendt. Mais c'est précisément pour cette raison que le travail ne peut en aucun cas représenter la valeur humaine la plus importante. Le travail n'est pas encore ce qui est spécifiquement humain ou plus exactement il correspond à la naturalité de l'homme, qui est pour H. Arendt la non-humanité de l'homme. Ce qui caractérise le travail, c'est qu'il est une activité cyclique, une activité qui ne connaît jamais de fin, une activité épuisante, toujours à recommencer, parce que le besoin biologique revient de manière cyclique et parce qu'en permanence la nature menace d'envahir et de submerger le monde humain.
Hannah Arendt présente son analyse du travail comme une critique des thèses de Marx, bien qu'elle refuse de joindre sa voie aux " antimarxistes professionnels ". La critique de Marx porte d'abord sur son refus de la distinction essentielle entre travail et œuvre, cette distinction qu'on peut trouver chez Aristote opposant l'artisan, celui qui œuvre avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui " tels les esclaves et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins de la vie ", ou chez Locke quand il sépare " le travail de nos corps " et " l'oeuvre de nos mains ". H. Arendt affirme que les Anciens ne méprisaient pas le travail parce qu'il était effectué par les esclaves. C'est plutôt à l'inverse qu'il faut comprendre les choses : c'est parce que travail était considéré comme quelque chose de méprisable que l'esclavage a été institué. Il fut en effet d'abord " une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail " . Du même coup, l'incompréhension de la théorie de la nature non humaine de l'esclave (animal laborans) telle qu'on la trouve chez Aristote, peut s'éclairer. Aristote ne niait pas que l'esclave fût capable d'être humain. " Il refusait de donner le nom d'hommes aux membres de l'espèce humaine qui étaient soumis à la nécessité ". H. Arendt, évidemment, ne reprend pas directement les thèses d'Aristote à son compte, mais, par l'importance qu'elle accorde à ces réflexions, elle indique clairement que le travail est considéré fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salarié, le travail de l'esclave ou le travail du serf, non pas donc le travail dans tel ou tel mode de production, mais le travail général, le travail dans son essence en tant que composante fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il s'agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la vie en tant qu'elle distingue les êtres vivants des choses inertes, bref de ce que les Grecs appelaient zoé ; mais la vie humaine (bios), cet espace de temps tissé des événements qui s'intercalent entre la naissance et la mort, de ces événements qui peuvent être racontés, unis dans un récit, la vie, donc, en ce deuxième sens, proprement humain, la vie en ce deuxième sens ne s'exprime pas dans le travail.
L'œuvre, pour Hannah Arendt, est exactement l'antagoniste du travail. Elle est l'humanité de l'homme comme homo faber, ce par quoi le monde dans lequel l'homme vit est un monde humain, un monde où la marque de l'homme est repérable, y compris dans ce qui peut être pris comme nature. " L'oeuvre fournit un monde artificiel d'objets. [...] La condition humaine de l'oeuvre est l'appartenance-au-monde. " L'opposition du travail et de l'œuvre, c'est, au fond, l'opposition entre le travail du chasseur et de l'agriculteur et celui de l'artisan, entre celui qui, bien que sous une forme modifiée, est encore soumis au processus biologique, semblable en cela encore aux animaux, et l'homme dont l'activité est " artifice " et, donc, la marque propre de l'humanité.
A la différence du travail cyclique, l'œuvre est un processus qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s'achève dans un objet qui possède une certaine durée, un objet qui possède sa propre existence, indépendante de l'acte qui l'a produite. Le produit de l'œuvre s'ajoute au monde des artifices humains. " Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines. " Il ne s'agit pas ici d'une remarque faite en passant ; cette caractéristique de l'oeuvre est de la plus haute importance. En effet,
(1) Elle définit l'œuvre comme l'objectivité de la vie humaine qui s'oppose à ce que H. Arendt appelle la subjectivisation de la science moderne qui ne fait que refléter la subjectivisation plus radicale encore du monde moderne. "
(2) Elle est ce qui fait de l'œuvre l'indispensable moyen de la sécurité de la vie humaine : l'œuvre est ce qui constitue le monde artificiel indispensable pour accueillir la fragilité de la vie humaine.
Or " cette grande sécurité de l'œuvre se reflète dans le fait que le processus de fabrication, à la différence de l'action, n'est pas irréversible : tout ce qui est produit par l'homme peut être détruit par l'homme, et aucun objet d'usage n'est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L'homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu'il est ou s'est fait maître de la nature, mais surtout parce qu'il est maître de soi et de ses actes. [...] Seul avec son image du futur produit, l'homo faber est libre de produire, et, de même, confronté seul à l'œuvre de ses mains, il est libre de détruire. " C'est là, assurément, un passage étonnant. Si l'action, la praxis, constitue le genre de vie le plus conforme à l'homme en tant qui cherche l'immortalité et veut agir conformément à sa nature , à son tour l'œuvre présente, par certains côtés, une véritable supériorité puisque, premièrement, elle est vraiment la condition la plus essentielle non pas tant de la vie que de ce qui fait que la vie humaine est humaine ; et, deuxièmement, l'œuvre exprime la liberté humaine.
Cependant, remarque encore H. Arendt, si les penseurs de l'Antiquité établissent la différence entre travail et œuvre, ils la négligent en pratique, parce qu'ils sont dominés par l'opposition entre le domaine public et le domaine privé. L'époque moderne en renversant la hiérarchie ancienne ne peut pas plus distinguer homo faber et animal laborans. Ainsi, H. Arendt définit-elle une problématique originale, non point tant parce qu'elle vise à rendre son importance à une distinction pensée et oubliée des Anciens et déniée des Modernes, que parce qu'elle retravaille cette distinction pour son propre compte en lui faisant subir des inflexions décisives qui la rendront apte à donner une grille d'interprétation de la condition de l'homme moderne.
La distinction entre travail et œuvre a évidemment un caractère stratégique dans l'analyse de H. Arendt : cette analyse établit la véritable hiérarchie des genres d'activités au sein de la production des réquisits de la vie humaine, et, ipso facto, c'est en fonction de ce système de valeurs que sont évaluées les conditions modernes de la production. Or, pour H. Arendt, ce qui caractérise la manière moderne de fabriquer les objets qui constituent notre monde artificiel, c'est précisément qu'elle s'accomplit sur le mode du travail. Le procès de production dans la société industrielle (capitaliste) moderne produit effectivement des objets et peut donc ainsi être rabattu sur la catégorie de la fabrication ou de l'œuvre. Mais dans ce procès, l'individu agissant travaille, au sens que H. Arendt donne à ce mot : c'est pour lui une activité qui n'a ni début ni fin assignable parce que le travailleur ne peut jamais se rapporter au produit de son activité comme à son œuvre. En effet, l'activité de l'ouvrier moderne présente les caractères suivants :
  • l'ouvrier produit des objets dont il ignore la forme ultime - s'il la connaît, c'est de manière contingente, cette connaissance n'est pas nécessaire à l'accomplissement de sa tâche.
  • les outils ne sont plus que des instruments de mécanisation du travail et H. Arendt souligne la différence essentielle qui s'installe progressivement entre outil et machine (l'outil prolonge la main qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen).
  • il est impossible de distinguer clairement les moyens et les fins, alors que pour l'homo faber cette distinction est indiscutable.
  • l'automatisation ne fait que pousser à leur terme toutes ces tendances. Dans ce mode de production, " la distinction entre l'opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l'opération (qui n'est qu'un moyen en vue d'une fin) n'ont plus de sens. "
Ainsi, dans le monde moderne, la différence, essentielle, entre travail et œuvre tend à disparaître, l'œuvre étant résorbée dans le travail, constatation que Marx fait à sa manière à la suite des économistes anglais : le mode de production capitaliste s'instaure sur la base de la destruction de l'artisanat et de l'organisation sociale dont l'œuvre était le but. La transformation de l'œuvre en travail exprime ainsi, selon H. Arendt, la pénétration des forces naturelles dans le monde des artifices humains et cette pénétration " a brisé la finalité du monde. " L'automatisation transforme en effet la fabrication en un processus naturel, si on appelle naturel ce qui est spontané, ce qui se fait sans l'intervention de l'homme. Ainsi, la discussion sur le machinisme se serait égarée, en cherchant à distinguer les bons services et les mauvais effets des machines. " Il ne s'agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si nos machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n'ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et ses objets. "
La condition de l'homme moderne est ainsi marquée par la destruction potentielle de l'œuvre, c'est-à-dire de l'objectivité, au profit d'un processus naturel qui finit par expulser l'homme lui-même. Autrement dit, la grande erreur de la philosophie du travail des Modernes a été de nier la spécificité de l'œuvre et de présenter le triomphe du travail sur l'ancien monde de la production artisanal à la fois comme le développement normal de la fabrication et comme un progrès ouvrant la voie à une maîtrise accrue de l'homme sur la nature. C'est pourquoi H. Arendt affirme qu'il y a un socle commun aux classiques (Smith par exemple) et à Marx, par exemple dans leur conception de la fertilité du travail et dans leur commun mépris du travail improductif. Il serait nécessaire de montrer en quoi cette position repose sur une interprétation biaisée et des classiques et de Marx, interprétation abusive nécessaire, pour H. Arendt si elle veut conserver la cohérence de son schéma explicatif. Ainsi, l'exemple du travail improductif a été assez mal choisi, d'abord parce que la question de la distinction du travail productif et du travail improductif reste chez Marx une source de grandes difficultés. Ensuite parce que Marx ne reprend pas purement et simplement la distinction de Smith ; il montre comment cette distinction fonctionne à l'intérieur du mode de production capitaliste mais ne fait pas de cette forme particulière une forme générale, anhistorique de la distinction entre travail productif et travail improductif. Dans un passage qui doit être pris cum grano salis, Marx dit clairement : "Le concept de travail productif (partant, de son contraire, le travail improductif) repose sur le fait que la production capital est production de plus-value, et que le travail qu'elle emploie est du travail producteur de plus-value." Marx continue par une digression comique sur le criminel producteur de crimes et de droit criminel, passage qui est là avant tout pour montrer l'imbécillité des préjugés et des prêchi-prêcha des économistes apologétiques. Parler comme H. Arendt de mépris de Marx pour le travail improductif, mépris qu'il aurait en commun avec A. Smith, c'est encore une fois se tromper du tout au tout sur la lecture de Marx.
On pourrait également montrer que, sur de nombreux points, il n'y a pas, entre les analyses de Marx et celles de Hannah Arendt, le fossé qu'elle tend à creuser. Ce qui pose problème chez H. Arendt, c'est la transformation de l'opposition entre travail et œuvre en une opposition absolue à laquelle elle donne un caractère métaphysique, puisqu'il s'agit de l'opposition de la nature et du monde de l'homme et qu'elle fait de la domination moderne du travail une destruction du monde de l'homme et une remise en cause de son appartenance au monde. Par conséquent, cette opposition absolue ferme toutes les issues. D'un côté, la soumission de la fabrication à l'automatisation prépare la catastrophe d'un monde de travailleurs sans travail. D'un autre côté, tout espoir d'échapper à cette catastrophe doit être abandonné puisque l'idée marxienne de l'émancipation du prolétariat repose sur une erreur radicale concernant l'essence du travail. Comme, par ailleurs, il est impossible de retourner en arrière, de revenir à l'antique séparation des genres de vie, la seule issue est dans une tentative purement intellectuelle de restaurer une échelle de valeurs plus conforme à la dignité de l'esprit humain.
Ainsi, en dépit de la fécondité de beaucoup de ses analyses, Hannah Arendt est conduite dans une impasse théorique et pratique, dont les auteurs récents, spécialistes en matière de "fin du travail", ne sont pas sortis. Or, cette impasse découle de deux erreurs centrales :
(1) l'opposition entre travail et œuvre est pensée comme opposition absolue alors qu'elle n'a qu'un caractère relatif ; elle peut être éclairante, à condition de n'en point faire le schéma explicatif unique.
(2) il est impossible de comprendre sérieusement la condition de l'homme moderne au travail en faisant abstraction des rapports sociaux déterminés dans lesquels elle se situe.
Considérons d'abord le premier point. La réduction du travail au cycle vital, ou encore la réduction de l'homme à l'animal laborans, n'est pas le fait de Smith ni de Marx. C'est d'abord le fait de Hannah Arendt qui se refuse à analyser la différence essentielle entre les activités par lesquelles l'animal assure sa survie et sa reproduction et la manière dont l'homme produit les conditions de sa vie et produit ainsi, " indirectement " dit Marx, sa vie elle-même. Ce qui caractérise le travail humain, au sens courant du terme (et non au sens restreint que lui donne H. Arendt), c'est qu'il est production. Ce terme, si on suit Marx, est précisément l'unité de deux aspects contradictoires. " Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. " Marx définit donc bien ici le travail comme condition naturelle de l'homme à la manière de Arendt. Mais il ajoute qu'il ne faut pas s'en tenir à cette forme purement instinctive. En effet, " Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. " Ce passage est très connu, mais il pourrait être appuyé par des dizaines d'autres du même genre. Marx y définit le travail dans ce qu'il a de spécifiquement humain comme fabrication et la polémique que mène Arendt contre Marx est ainsi, pour une large part, dénuée de fondement.
Produire ses conditions de vie pour l'homme, c'est donc à la fois travailler et fabriquer au sens de Hannah Arendt. C'est à la fois pourvoir avec son corps aux besoins de la vie et oeuvrer avec ses mains. Si, d'ailleurs, on s'échappe des considérations métaphysiques générales, on peut facilement voir que toute activité fabricatrice comporte une large part de travail, de pure peine, d'incessante lutte contre l'envahissement du procès de production par les forces naturelles. Inversement, il n'y a pas de travail pur, au sens de Hannah Arendt, sauf quand l'homme est réduit en esclavage dans le but de servir de moteur, de simple source d'énergie, comme aux galères ou quand les esclaves étaient utilisés pour actionner les machines archaïques. Il est d'ailleurs très curieux que H. Arendt ne s'aperçoive même pas que la séparation stricte entre travailler et œuvrer correspond en réalité à une séparation sociale propre à tous les systèmes esclavagistes antiques et que c'est précisément la généralisation du travail " libre " qui tend à abolir cette distinction. Ou plutôt, si H. Arendt perçoit l'existence d'un lien entre l'esclavage et le mépris dans lequel les Grecs tenaient le travail, c'est un lien compris sur un mode entièrement idéaliste : l'institution de l'esclavage découlerait du mépris grec à l'égard du travail...
Il y a aussi, semble-t-il, dans l'analyse de H. Arendt, une méconnaissance de la réalité de la production moderne, méconnaissance compréhensible car l'époque où elle écrit La condition de l'homme moderne est celle de l'apogée du taylorisme et du " travail en miettes ". Cette méconnaissance repose aussi sur une des faiblesses majeures de la tentative de Hannah Arendt, à savoir la tentative d'écrire quelque chose de pertinent sur le travail comme condition de l'homme moderne sans s'appuyer sur des études empiriques. Ainsi, elle ne saisit pas l'essence du machinisme dans lequel elle ne voit qu'un accélérateur du travail, alors que le travailleur change de position à l'égard du procès de travail . Elle se contente de constater d'ailleurs que les robots ménagers travaillent moins bien qu'une bonne, ce qui est un point de vue assez étroit pour juger de l'évolution technique de notre siècle. Mais, de manière significative, elle manque totalement ce qui se passe dans l'agriculture. Elle y verrait pourtant comment le travail soumis au rythme biologique fait place à une activité de type industriel, dans laquelle la peine du paysan est remplacée par l'habileté et la connaissance du pilotage scientifique et technique du fermier moderne. Loin de se soumettre au processus biologique, le fermier moderne est un véritable fabricant, un fabricant de produits qui pour certains seront consommés rapidement, mais pour d'autres seront aussi des produits durables (par exemple dans les productions destinées à l'industrie ). De plus, et de tous temps cela a été vrai, le travail agricole, bien qu'il vise directement les besoins biologiques humains, construit indirectement le monde humain qui ne se compose pas que de choses produites par les artisans, mais comprend aussi des paysages, des routes, des chemins, etc. qui rendent la campagne tout simplement habitable et dont que la nature que nous connaissons le plus souvent est une nature humanisée. Tout cela, Hannah Arendt le reconnaît parfois. Ainsi elle admet que " le travail apporte aussi à la nature quelque chose de l'homme " mais c'est pour ajouter que les choses produites par le travail " ne perdent jamais complètement leur naturalité complètement leur naturalité : le grain ne disparaît pas dans le pain comme l'arbre dans la table. " Ces remarques sont tout à fait arbitraires et ne visent qu'à maintenir une thèse qui prend eau de toutes parts. On peut facilement rétorquer à Hannah Arendt que la trace du grain de blé dans un biscuit a totalement disparu alors que la trace de l'arbre, de ses veinures et de ses noeuds est toujours bien visible dans le meuble en bois brut et que les pierres dont sont faites les maisons gardent toujours leurs propriétés naturelles. Mais cette discussion sans fin serait dépourvue de sens si elle ne révélait chez Hannah Arendt la persistance d'un préjugé vitaliste qu'elle reprend, sans jamais s'interroger à son sujet, dans l'ontologie aristotélicienne. Ce qui est naturel, pour Hannah Arendt, c'est ce qui appartient " au monde de la génération et de la corruption ", ce qui croit, vit et meurt, ce qui est proprement de l'ordre de la physis au sens grec, à quoi s'oppose la matière brute inanimée, qui doit être informée par la main de l'homme.
Sans quitter le domaine de l'industrie, il faut aussi remarquer, avec H. Arendt, que les robots et les machines automatiques, bien qu'ils servent le travail, sont cependant des produits de l'œuvre. Mais cette remarque est incohérente avec le reste de l'argumentation de Arendt, puisque les robots sont également produits de manière industrielle par les dispositifs automatisés. En outre, l'automatisation et le développement des robots contiennent, en puissance - même si ce n'est pas ce qui se passe effectivement, en raison des rapports sociaux qui séparent le producteur des moyens de production - une véritable révolution qui peut réduire massivement le travail au sens de Arendt pour faire place à nouveau à l'œuvre. La machine automatique moderne, et non les automatismes frustres qui marquent la grande industrie tayloriste, élimine la pure dépense de peine sans commencement ni fin pour dégager la place à l'activité de planification et de pilotage ou de commande, c'est-à-dire à l'activité orientée en vue d'une fin consciente. Qu'il s'agisse d'une activité ne demandant plus une habileté manuelle précise mais une connaissance technique élevée ne change rien à cette évolution, bien au contraire.
En ce qui concerne le second point, il est parfaitement clair que, pour partie, les raisons que Hannah Arendt avance à l'appui de sa thèse concernent non pas le machinisme et l'automatisation en général mais le machinisme et l'automatisation dans le mode de production capitaliste. Ainsi la confusion des fins et des moyens dans le processus de production n'existe que pour l'ouvrier transformé en serviteur de la machine ; l'entrepreneur capitaliste, au contraire, sait très bien que le processus de production a pour fin la production d'objets qu'il faudra vendre. Évidemment, ces objets sont à leur tour, pour le capitaliste, des marchandises et ils ne sont donc que des moyens d'accumuler du capital en réalisant la plus-value, mais, dès qu'on est entré dans la production marchande, il en va déjà ainsi. Car, à moins de sombrer dans un mystique obscurantiste du travail manuel, le fait de passer des outils anciens du forgeron aux machines à usiner automatiques, par exemple les machines-outils à commande numérique, n'est pas une transformation de la situation ontologique. La véritable transformation est d'ordre social : elle est celle qui a transformé le travailleur indépendant possesseur de ses moyens de production et donc maître de l'ensemble du processus de fabrication en un prolétaire moderne contraint de se vendre pour vivre. Ce n'est pas la machine qui empêche l'ouvrier de maîtriser l'ensemble du processus de fabrication, ce sont les rapports sociaux de production. Bien sûr, les moyens techniques du travail ne sont pas indifférents, et ce n'est pas par hasard si Marx répète que le machinisme est la forme adéquate du capital fixe. Mais l'étude des développements à l'intérieur du mode de production capitaliste ne doit pas conduire à escamoter ce premier changement décisif qu'a été l'expropriation du travailleur individuel au profit du capitaliste.

Une société de consommation ?

L'élimination de toute référence aux structures sociales conduit H. Arendt à passer de la critique du travail à la critique de la société de consommation. Si le monde moderne a réduit l'homme d'action et l'homme de métier au travailleur, l'animal laborans, c'est la destruction même du monde qui se profile à l'horizon, à travers le développement d'une société de consommation. Pour H. Arendt, en effet, " les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation, et, plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. " C'est pourquoi existe " la menace qu'éventuellement aucun objet du monde ne sera à l'abri de la consommation, de l'anéantissement par la consommation. " D'où provient cette menace ? La réponse de Arendt est d'une clarté terrifiante : " La désagréable vérité, c'est que la victoire que le monde moderne a remportée sur la nécessité est due à l'émancipation du travail, c'est-à-dire au fait que l'animal laborans a eu le droit d'occuper le domaine public " . Le caractère réactionnaire de ces propos saute aux yeux. Bien sûr, la société moderne n'est pas une société de consommation, elle reste une société dans laquelle la production tend toujours à se développer pour une consommation solvable beaucoup trop étroite : le développement d'une nouvelle misère dans les pays capitalistes les plus riches apporte un démenti cinglant aux thèses de Arendt. Sans parler de la misère endémique qui frappe des centaines de millions de personnes dans les pays les moins développés.
Quand H. Arendt parle de l'émancipation du travail comme si c'était un fait accompli, la confusion atteint un niveau supplémentaire. Ce qu'elle appelle " émancipation du travail " , c'est le fait que les préoccupations économiques ont envahi le domaine public, autrement dit que le mode de production capitaliste a intégralement soumis à ses besoins la sphère du politique et encadré toute action dans les limites que fixent les besoins de la reproduction du capital. Mais, précisément, la domination des préoccupations économiques est la domination des préoccupations concernant la circulation, et non la domination des préoccupations concernant la production. La circulation, en effet, semble avoir conquis une indépendance à peu près complète, alors même que la production disparaît de l'horizon des économistes - par exemple dans le passage de l'économie politique classique aux théories marginalistes et aux diverses écoles néoclassiques. Autrement dit, H. Arendt parle d'émancipation du travail là où s'effectue en réalité un processus qui tend à effacer la question même de l'émancipation du travail.
Encore une fois, l'élimination de toute analyse des rapports sociaux conduit H. Arendt à transformer l'apparence immédiate en réalité métaphysique. La pensée de Hannah Arendt n'a sans doute pas grand chose à voir avec la critique réactionnaire du mode de production capitaliste et pourtant, par la logique même de son analyse du travail, elle les rejoint dans une apologie de l'artisanat ancien, la dénonciation de la vie moderne et de la consommation, presque prête à entonner la ritournelle connue sur le " matérialisme sordide des masses ". On devrait pourtant rappeler que la recherche du bien-être matériel et l'amélioration du confort de la vie quotidienne est reconnu comme une préoccupation légitime par toute la tradition philosophique, ancienne aussi bien que moderne, que seule est condamnée la passion de l'argent pour lui-même, ce que Aristote appelle " chrématistique ". En outre, le développement de la " civilisation matérielle " va de pair avec le développement de la culture : le livre de poche ou le disque sont sans doute des produits typiques de la " société de consommation " qui n'ont pas la durabilité du livre de jadis et qui " profanent " l'œuvre d'art, au sens où on la concevait autrefois, mais le premier à commencer cette entreprise de profanation fut Martin Luther qui utilisa l'imprimerie et la Bible en langue vulgaire pour propager la révolution dans la chrétienté.
Au total, l'œuvre de Hannah Arendt se révèle contradictoire. Il y a une volonté d'introduire des distinctions conceptuelles précises, de redonner vie à la tradition philosophique pour comprendre le monde moderne. Il y a aussi la défense vigoureuse du sens de la vie publique et de l'action, c'est-à-dire de ce rapport direct entre les hommes qui ne se réduit pas aux rapports de production et d'échanges ; mais ces vues pénétrantes, qui constituent le point de départ d'une critique virulente de la condition de l'homme dans le mode de production capitaliste se combinent avec une incompréhension de la réalité concrète, l'hypostase de quelques traits de la réalité, transformés en absolus métaphysiques, et le refus de relier ces constatations à une analyse sérieuse des relations sociales dissimulées sous ces apparences - refus justifié indirectement, dans la dernière partie de La condition de l'homme moderne, par la critique des sciences sociales.
Si le travail de H. Arendt est important, ce n'est pas seulement par sa valeur intrinsèque ; c'est aussi et surtout parce qu'il démontre de manière presque chimiquement pure comment la critique du travail en général, considéré de manière abstraite et indépendante des rapports sociaux conduit dans une impasse au bout de laquelle il ne reste plus qu'à s'emporter contre l'avidité des masses qui engloutissent tout et engloutissent le monde, et à prôner un retour à la frugalité antique, les savants et philosophes ayant déterminé eux-mêmes que nous avions trop de tout et que nos besoins doivent désormais être limités. Retour du refoulé de la morale chrétienne, entre autres, ces positions se retrouvent très souvent dans les utopies contemporaines, y compris les utopies écologistes. Et comme cette volonté de limiter a priori les besoins et la consommation contredit en son fonds la conception moderne de la liberté, face à l'utopie, le apparaît comme le libérateur, le défenseur des conquêtes de la modernité. 

L'avenir de la nature humaine selon Habermas


L'avenir de la nature humaine par Jürgen Habermas. (Traduit de l'allemand par Christian Bouchindhomme. Gallimard, 2002, " nrf essais ")

Dans L'avenir de la nature humaine, un ouvrage composée de plusieurs conférences; Habermas se livre à un exercice de philosophie appliquée autour des questions posées par les nouveaux développements des biotechnologies. Pour ceux qui l'auraient oubliée, son inspiration kantienne est manifeste et il en déploie rigoureusement toutes les conséquences. Au moment où toutes les barrières éthiques traditionnelles semblent brisées les unes après les autres devant les progrès des bio-technologies et les espérances médicales dont elles nous bercent, Habermas met en évidence la naissance d'un nouvel eugénisme, un eugénisme libéral, à l'opposé des méthodes barbares des nazis, mais un eugénisme qui commence à avoir les moyens de ses ambitions. Si la technique nous permet de corriger, dès la conception, tous les " défauts " dont nous héritons naturellement, inévitablement apparaîtra un humain-type, conforme aux normes de qualité " zéro défaut " et du coup les parents qui n'auraient pas pris la peine de se préoccuper de la qualité de leur produit apparaîtront comme des parents indignes et les vies des individus non conformes à la norme seront considérées comme des vies de moindre valeur. A l'évidence les analyses d'Habermas nous ramènent directement aux questions épineuses qui ont été soulevées en France en 2001 avec le fameux "arrêt Perruche".
Habermas est confronté à un adversaire de taille: l'utilitarisme qui domine très largement la réflexion en bioéthique. De quel droit s'opposerait-on aux manipulations génétiques qui permettraient la naissance d'un enfant débarrassé des handicaps génétiques que ses parents lui auraient légués en se contentant de procréer selon la méthode naturelle. Plus personne (ou presque) ne proteste contre la vaccination. Pourquoi s'interdirait-on d'intervenir plus en amont? Habermas montre la différence: ce qui est en cause, ce n'est plus la guérison " post festum " de maladies ou l'intervention préventive sur un sujet dont les caractéristiques génétiques sont fondamentalement dues au hasard ou, en tout cas, sont indépendantes du projet et de la volonté de quiconque. Ce qui s'annonce est d'un tout autre ordre. Il s'agit d'une transformation radicale du rapport de l'homme à sa descendance. Loin de se limiter à la procréation, il se transformerait en véritable " fabricant ", l'enfant deviendrait le simple résultat d'un projet parental auquel il faudrait le comparer, comme nous comparons la réalisation de la maison au projet de l'architecte. L'enfant né du calcul et des combinaisons de la génétique ne serait plus dans le regard de ses parents et dans le sien propre une personne autonome au sens de Kant. Le livre se conclut par cette question: " Est-ce que le premier homme qui déterminera dans son être naturel un autre homme selon son bon vouloir ne détruira pas également ces libertés égales qui existent parmi les égaux de naissance afin que soit garantie leur différence? "
On est donc bien au-delà du débat piégé sur la clonage, où les condamnations horrifiées du clonage reproductif servent de leurre derrière lequel s'avancent les partisans du clonage thérapeutique, c'est-à-dire à brève échéance de la procréation programmée selon les méthodes de l'élevage ou de l'industrie modernes.
Un regret : le livre de Habermas fait partie d'une discussion et il répond à certains auteurs, notamment américains, comme Dworkin ou Nagel, mais nous n'avons pas accès en français aux textes critiqués par Habermas. Peut-être des éditeurs nous permettront-ils d'accéder facilement aux derniers ouvrages de ces auteurs...


Les faits et les normes. Nouvelles réflexions sur Marx


RÉVOLUTION ET TRADITION : Contrairement aux affirmations brutales sur la «suppression de la philosophie» et aux interprétations trop rapides de l'’énigmatique onzième thèse sur Feuerbach, je suis persuadé que ce que Marx nomme «communisme» n’est rien qu’une reprise particulière, dans les conditions nouvelles du développement du mode de production capitaliste, de l’'idéal émancipateur de la pensée philosophique rationaliste, cet idéal qui sans doute prend sa source chez Platon et Aristote, mais que le XVIIe et le XVIIIe siècle porteront à ses plus hauts sommets dans la culture européenne et dont les grands noms sont Descartes, Spinoza, les philosophes français des Lumières, (singulièrement Diderot et les matérialistes), Rousseau, Kant ou Hegel. Je voudrais expliquer ici, pour les lecteurs de Carré rouge, pourquoi, selon moi, si nous voulons revivifier le courant de pensée issu de Marx, si nous voulons tirer sérieusement et sans concessions le bilan d’un siècle de mouvement ouvrier plus catastrophique qu’exaltant, si nous voulons penser les conditions d'’une perspective communiste pour notre temps, alors nous devons retravailler dans cette tradition philosophique. Plus : face à la montée de nouvelles formes d’obscurantisme et à la domination insolente et mutilante de l’idéologie bourgeoise dans la culture, notre tâche est de défendre cette tradition. Enfin, comme nous avons rompu avec le mode de pensée sectaire qui a fait tant de ravages, comme nous ne prétendons plus à la vérité absolue, nous devons nous confronter avec la pensée de ceux qui, à partir de prémisses et d'’une histoire radicalement différente de la nôtre, essaient de définir ce que serait une société juste et quel sens il faut donner aux mots d'’égalité et de démocratie. Je crois que nous avons à apprendre des traditions nonmarxistes ou «post-marxistes».
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[Cet article est paru pour la première fois dans la revue Carré Rouge, en janvier 1999.]

Bien commun et république


On dit souvent que la politique est un art d’exécution. De ce point de vue, ainsi que le note Léo Strauss, elle ne différerait pas de l’art d’être père de famille, de l’art de faire la cuisine, etc. Or, il n’y a pas de philosophie culinaire, ni de philosophie paternelle, alors qu’il y a une philosophie politique. S’il y a une philosophie politique, alors qu’il n’y a pas de philosophie culinaire, c’est que les finalités de la cuisine sont parfaitement claires, alors que les finalités de la politique ne le sont point. Le but premier de la philosophie politique, telle que les Anciens – Platon et Aristote – l’ont conçue, est le recherche de cette finalité suprême de la politique. Cette recherche, d’ailleurs, a une place si importante dans leur œuvre que l’on pourrait dire que l’expression « philosophie politique » est une expression pléonastique.
À la question quelle est la finalité de la politique ? la réponse traditionnelle est : la politique est la recherche du Bien Commun. Mais est-ce bien là le sens de la politique ? Et si c’est le cas, en quoi consiste ce Bien Commun ? Voilà sur quoi les avis divergent. D’autant que trois notions assez différents s’entremêlent : le bien commun est-ce vraiment la même chose que le bien public ou que l’intérêt général ? L’intérêt général est l’intérêt de tous, mais cet intérêt est-il quelque chose de commun ? Cette discussion en apparence assez byzantine recouvre en fait, comme on le verra plus loin, des conceptions assez différentes de la politique.

Le Bien commun est l’essence de la politique

C’est d’abord dans la philosophie antique qu’il faut aller chercher ce qu’est le Bien Commun. Je me contenterai d’explorer quelques aspects de la pensée aristotélicienne et de la pensée stoïcienne qui nous donnent, toutes les deux, un bon aperçu de ce problème. Il faudrait aussi étudier « Les Lois » de Platon et quelques autres textes canoniques. Mais à chaque jour suffit sa peine.
Qu’est-ce qu’une Cité ? Nous avons déjà abordé ce problème. Mais il faut redonner ici la réponse d’Aristote. Qu’est-ce que c’est que cette chose étrange, la cité ? Quand on dit, comme on le dit souvent après Aristote, que l’homme est un animal social, on n’a rien dit du tout. Il nous faut revenir sur ce texte fameux des Politiques, dont nous avons déjà parlé. Les animaux sociaux ne manquent pas et pas seulement les abeilles, les fourmis, les termites et autres exemples favoris des philosophes. La plupart des grands mammifères vivent en groupes plus ou moins vastes et ces groupes connaissent toujours une forme, même minimale, d’organisation. Mais l’homme n’est pas un animal grégaire comme les autres animaux grégaires. C’est un animal politique, un « zoon politikon » nous dit Aristote. Il y a des discussions épineuses sur l’interprétation de cette thèse aristotélicienne. Aristote nous dit que « l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille ou n’importe quel animal grégaire »[1]. Mais cette traduction n’est pas la seule possible ; le grec mallon  peut se traduire par « plus que » aussi bien que par « plutôt que », nous signale le traducteur. La première traduction laisserait entendre que les autres animaux grégaires sont aussi des animaux politiques, quoiqu’ils soient moins politiques que l’homme, alors que la seconde traduction pourrait faire penser qu’il y a une différence de nature entre la vie grégaire des animaux et la vie politique de l’homme, et que, par conséquent la cité humaine ne peut pas être comparée à la ruche ou à la fourmilière et que parler de la reine des abeilles ce n’est qu’une façon de parler anthropomorphique.
Il est inutile de s’engager plus en avant dans l’interprétation d’Aristote puisque les deux traductions ont de bons arguments à faire valoir. La première peut s’appuyer 1° sur l’utilisation habituelle de mallon dans les autres parties de l’œuvre d’Aristote et 2° sur l’Histoire des animaux où les animaux sont divisés en deux grandes classes, les animaux sporadiques et les animaux politiques. Mais l’interprétation en faveur de la seconde traduction semble corroborée par de nombreux autres passages des Politiques. Ainsi Aristote affirme que c’est
plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité car autrement il existerait aussi une cité d’esclaves et une cité d’animaux alors qu’en fait il n’en existe pas parce qu’ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi[2].
Si les animaux grégaires ne vivent pas dans une cité, ils ne sont donc pas politiques. Tout simplement parce que vivre dans une Cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi. Ces deux derniers traits nous semblent les caractéristiques fondamentales de l’éthique individuelle, mais pour Aristote, ils définissent les raisons fondamentales de la vie dans une Cité. Nous ne pouvons pas être heureux en dehors de la vie dans Cité. Et nous ne pouvons même pas mener une vie guidée par un choix réfléchi. Ce qui peut se comprendre de plusieurs façons : 1/ L’homme ne peut former son propre esprit et devenir apte à réfléchir que dans la vie commune – les petits d’homme ont besoin d’une longue éducation ; 2/ Une vie guidée par un choix réfléchi, c’est précisément ce qu’est la vie politique dans une république dirigée par des citoyens égaux et libres ; autrement dit la vie politique donne en « grands caractères » le modèle de nos vies individuelles.
Si la vie « politique » est le bien propre de l’homme, nous avons une première définition du Bien Commun. Il existe sans doutes des biens propres à chaque individu, pour celui-ci ce sera gagner de l’argent, pour celui-là de gagner le cœur de la femme de ses rêves. Mais il y a un Bien de l’homme en tant qu’homme et par définition ce Bien ne peut pas être propre à chaque individu, il est commun à tous ceux qui vivent dans une Cité.
Par conséquent agir en vue de la vie dans une cité juste, c’est ce que tout homme raisonnable peut faire de mieux en vue de son bien véritable. Ces précautions étant posées, il nous faut maintenant dire plus précisément en quoi consiste le fait de vivre dans une cité. Aristote donne une réponse sans équivoque : c’est vivre sous le commandement des lois. Autrement dit, notre bien le plus précieux, ce bien commun, réside d’abord dans l’ordre légal qui régit la Cité. Voyons un peu ce qu e cela pourrait vouloir dire pour un esprit contemporain. Dans le sentiment de la patrie, par exemple, entrent bien sûr toutes sortes de sentiments compliqués qui ont à voir avec la nostalgie : le sentiment de la patrie n’est jamais aussi fort que lorsqu’elle vous manque. Lorsque vous manquent la couleur du ciel  et les habitudes de vos voisins ou le son de votre langue maternelle. Mais le véritable patriotisme ne peut résider dans cet attachement aux choses ; il ne peut résider que dans l’attachement aux lois.
Qu’on me permette une digression. Voilà dans cette idée d’attachement aux lois une idée qui permet de répondre à une des questions centrales que pose Habermas. Habermas constate /1/ que l’évolution des sociétés complexes qui sont les nôtres met en cause les bases traditionnelles de l’État- et  /2/ qu’il faut en finir avec les attachements ethniques qui fondent l’État- et conduisent à la guerre pour convertir notre patriotisme en un patriotisme constitutionnel. Je laisse de côté le caractère convenu du /1/ ­ j’en ai abondamment traité dans mon livre sur La fin du travail et la mondialisation. Pour le /2/, eh bien ! il suffit de lire Aristote pour comprendre qu’il n’y a pas d’autre patriotisme sensé que le patriotisme constitutionnel. Par conséquent la découverte d’Habermas n’en est pas une. Où plus exactement elle en est une seulement pour un Allemand ! C'est-à-dire pour quelqu’un qui vit dans un pays qui n’a jamais réalisé son unité nationale sous des lois que ses citoyens puissent aimer, sauf peut-être depuis 1989. Dans un pays qui a toujours privilégié la filiation naturelle sur tous les autres liens, avec par exemple ce principe du « droit du sang » qui a subi à peine quelques entailles dans les dernières mois. Bref, avec son appel au « patriotisme constitutionnel », Habermas, involontairement, nous rappelle pathétiquement que l’Allemagne n’en a pas fini avec sa propre question nationale.
Mais laissons là Habermas et revenons aux Anciens. Si le Bien Commun est ce bien qui nous est le plus précieux, c’est à lui que doivent naturellement être soumis les principes éthiques. L’éthique nous dit Aristote est subordonnée à la politique : cela veut dire que personne ne peut faire prévaloir ses propres conceptions morales ni sa propre vision du bonheur ; ce qui donne la direction et le sens de nos conceptions personnelles, c’est précisément ce bien commun qui existe dans la cité.
On peut, en restant chez les Anciens, voir comment les Stoïciens pensaient cette question du Bien Commun. On réduit trop souvent les Stoïciens à une de l’indifférence à la douleur et de refus des plaisirs, une qui visent uniquement la conquête de l’autonomie intérieure. Pourtant les Stoïciens ont aussi une politique, étroitement liée à leur physique et à leur . Cicéron en donne un exemple très intéressant dans son traité des devoirs ( de Officiis). Le point de départ de Cicéron est l’existence d’une humaine. Toute la doit être conçue à partir de ce primat de la humaine. Faire du tort à autrui, dit Cicéron, c’est « supprimer la vie commune et la société des hommes ». Or cette « société du genre humain » est ce qui est avant tout conforme à la nature. Notons que ce n’est pas la « polis » comme chez Aristote qui est le bien suprême conforme à la nature ; c’est l’expression bien plus large et bien plus indéterminée de « société du genre humain » qui renvoie à l’universalisme stoïcien. En effet comme le monde est un tout (« un gros animal » disent souvent les philosophes stoïciens), il existe par nature quelque chose qui unit tous les hommes et donc leur véritable cité est le monde (cosmos), ce qui fait de chaque homme un « citoyen du monde » (cosmopolitique).
Revenons un moment sur cette notion de société. Une société est un groupe de compagnons, elle est formée d’alliés ou d’associés. C’est donc bien plus vague que ce que les Grecs entendent par « polis ». Mais qu’est-ce qui fait qu’on s’associe ? C’est le fait de faire prévaloir un intérêt commun aux associés. Donc, l’essence même de la vie sociale réside dans cet intérêt commun et ainsi que le dit encore Cicéron, il faut identifier l’intérêt particulier et l’intérêt général.
La portée de cette notion de Bien Commun est très vaste. Elle sert de fondement à l’idée de droit naturel. La justice n’est quelque chose de conventionnel, qui dépendrait du temps et du lieu, mais la mise en œuvre des principes dictés par la Raison humaine laquelle n’est pas autre chose que ce qui est commun à tous les hommes. Si on admet le droit naturel en ce sens ancien, on est alors obligé de renoncer à toutes les formes de relativisme et de positivisme juridique… On voit que les enjeux ne sont pas minces.

Ambiguïté du contractualisme

Évidemment, l’idée d’une nature humaine sociable est discutable. Hobbes remarque les hommes prennent plus de déplaisir que de plaisir à la vie en commun. Toutes les théories contractualistes modernes reposent sur cette idée ; ce n’est pas la nature qui fait la société et l’institution politique, mais pour cela il faut un artifice, une « première convention » dit Rousseau, qui marque, comme une césure fondamentale l’entrée dans la vie sociale, le passage de la nature à la culture s'effectuant ainsi dans l’institution du politique.
S’il est besoin d’un artifice, c’est que les hommes n’ont pas naturellement quelque chose à mettre en commun, ne ressentent pas  spontanément cette de nature du genre humain. Par conséquent la finalité du politique est profondément différente de ce que concevaient les Anciens. Dans le contractualisme moderne, le politique apparaît non comme l’expression du bien commun mais le système artificiel de coexistence de nos égoïsmes. Nous n’acceptons l’ordre politique que dans la mesure où il nous est utile. Le Bien commun n’est, s’il existe, que ce qui peut être utile à tous, le point d’intersection où nos objectifs personnels peuvent se rencontrer. Et rien d’autre. Qu’on comprenne bien les différences : chez Cicéron, par exemple, la question de l’utile n’est pas ignorée ; mais Cicéron affirme qu’il ne peut pas y avoir de contradiction entre le juste et l’utile, c'est-à-dire entre la reconnaissance de la suprématie du bien commun et notre « utile propre ». En effet, rien n’est plus utile à l’homme que cette vie commune dans laquelle sa nature s’épanouit.
Chez Hobbes, comme chez les principaux théoriciens libéraux, il n’en va pas ainsi : dans l’absolu, rien n’est plus utile à l’homme que d’affirmer son droit sur tous et sur toutes choses et c’est cela qui est conforme à sa nature et c’est pour cette raison que, comme le dit Hobbes, la condition naturelle de l’homme est la guerre. L’État et donc la loi commune ne sont acceptables que dans la mesure où ils assurent la protection de notre vie et de notre propriété et nous permettent de poursuivre en paix nos entreprises. On voit bien d’ailleurs que, du coup, il n’y a pas de contradiction entre l’État Léviathan « absolutiste » tel que le définit Hobbes et l’État minimum cher aux libéraux. Comme rien n’est commun aux hommes que leur égoïsme, l’État est nécessairement comparable au monstre biblique que Job ne pouvait pas pêcher avec un hameçon ! Pour tenir les hommes en respect, il n’y a que la force. Mais en même temps cet État minimal, car, puisque rien n’est commun, sauf cette crainte de la force, l’État doit être réduit à ses fonctions répressives et guerrières. Généralement on n’aime pas Hobbes parce que Hobbes évente le secret de l’État moderne et le secret du capitaliste, parce que, à l’avance, Hobbes démonte le soi-disant lien entre liberté économique et liberté politique, entre égoïsme sacré et défense des droits individuels des personnes. Quand il dit que la soumission à l’État Léviathan est la renonciation au droit au profit de l’obligation, il ne fait qu’exposer ce qui se passe effectivement. Pour les plus libéraux des libéraux, les plus démocrates des démocrates, les droits du Léviathan sont intangibles, inviolables. On respecte votre droit à vous agiter dans tout ce qui est insignifiant ou inoffensif, mais pour les choses sérieuses, c’est la force qui l’emporte. L’actualité nous en fournirait des exemples en abondance.
Le nœud de toute cette affaire est la question de la propriété. Le seul droit naturel sacré pour nos théoriciens est le droit de propriété. C’est pourquoi d’ailleurs les théoriciens lockéens des droits de l’homme qui proclamèrent l’indépendance des États-Unis firent passer les droits des hommes noirs après le droit de propriété des gros planteurs esclavagistes. Selon l’adage juridique, la propriété de tous n’est la propriété de personne. Or la propriété de personne est une propriété dont on ne prend aucun soin – puisque ce n’est pas à moi, je ne m’en occupe pas – et par conséquent c’est une propriété condamnée à dépérir rapidement. Autrement dit, moins il y a de choses que les hommes possèdent en commun et plus ils sont riches. Locke, grand théoricien de la propriété privée comme droit fondamental, appuie le mouvement des « enclosures » qui consiste à liquider la propriété commune des paysans écossais, irlandais ou anglais.
Il ne faut pas mettre tous les théoriciens modernes du contrat dans le même sac. Spinoza, tout en concevant la politique de manière moderne, rénove pourtant la pensée du droit naturel en soulignant 1/ que jamais le droit naturel ne peut disparaître devant le droit positif de l’État qui ne peut que le limiter et 2/ que toute la vie politique peut être fondée en raison en partant de la de nature des hommes (« il n’est rien d’aussi utile à l’homme qu’un autre homme »), c'est-à-dire en faisant le lien avec la pensée stoïcienne ancienne. Chez Rousseau, les choses sont différentes, mais il ne s’oppose pas moins aux théoriciens libéraux anglais. Le point de départ de l’entrée des hommes dans l’état civil est bien l’intérêt particulier, mais le contrat, par ses termes mêmes produit une transformation singulière dans la condition des hommes :
Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.  (Contrat Social, I, VIII)
Ce que Kant dit autrement : si les hommes passent à la vie sociale en raison de leur égoïsme – l’insociable sociabilité de l’homme dit Kant – celle-ci vie sociale s’ordonne selon le droit et convertit en moralité ce qui a été « pathologiquement extorqué ». Mais cette conversion est aussi le passage du moi à un moi collectif et alors mon bien le plus précieux n’est plus mon bien personnel mais le bien commun. La rousseauiste n’est pas naturelle, elle est instituée, conventionnelle, mais elle n’en a pas moins d’importance.

La discussion actuelle

On voit clairement en quoi les problèmes qu’on vient d’évoquer s’inscrivent pleinement dans notre actualité. On pourrait schématiser cette discussion en opposant la République et la démocratie. Les républicains affirment l’existence d’un bien commun alors que les démocrates centrent la réflexion sur les droits de l’individu. Cette opposition pourrait être emblématisée : république française contre démocratie anglo-saxonne. Cette opposition prend du relief si on voit comment elle oppose d’un côté le courant utilitariste néolibéral et le courant républicain dont les figures les plus importantes sont sans doute Habermas et Rawls. L’un et l’autre tentent de reconstruire l’idée d’un bien commun sans avoir recours à des notions métaphysiques comme la nature humaine telle que les Stoïciens affirment qu’elle est. En réalité ces auteurs tentent de trouver une synthèse entre la démocratie libérale et l’idée républicaine.
Pour Habermas, c’est la politique délibérative, fondée sur l’éthique de la discussion qui doit permettre de  dépasser cette opposition. « Nos réflexions sur la théorie du droit nous ont appris que la procédure mise en œuvre par la politique délibérative constitue le cœur même du processus démocratique. Une telle lecture de la démocratie a des conséquences pour la pour la conception d’une société centrée sur l’État d’où partent, en règle générale, les modèles traditionnels de la démocratie. On perçoit alors les différences qui séparent ce modèle à la fois de la conception libérale de l’État, gardien d’une société fondée sur l’économie et la conception républicaine d’une éthique institutionnalisée par l’État. » (Droit et démocratie, page 320) Quelles sont les deux conceptions en cause ?
·                     Le modèle républicain est celui d’une «  éthique ». « Selon la conception républicaine, la formation de l’opinion et de la volonté politiques des citoyens sont le medium à travers lequel se constitue la société en tant que totalité politiquement structurée. La société est par nature politique, societas civilis ; en effet, par la pratique d’autodétermination politique des citoyens, la prend pour ainsi dire conscience d’elle-même et, au moyen de la volonté collective des citoyens, agit sur elle-même. La démocratie est ainsi le synonyme d’une auto-organisation politique de la société dans son ensemble. » (ibid. page 322)
·                     Le modèle libéral est ainsi défini : « Le pivot du modèle libéral n’est pas l’autodétermination démocratique des citoyens rassemblés pour délibérer, mais l’imposition des normes de l’État de droit à une société fondée sur l’économie, censée assurer l’intérêt commun conçu comme étant essentiellement apolitique, en satisfaisant les attentes de bonheur des particuliers qui participent activement à la production. » (ibid. page 322)
On voudrait bien pouvoir faire la synthèse de ces deux modèles, comme le voudrait Habermas. Mais la question qui bloque, c’est que ces deux conceptions sont opposées sur ce qui en constitue le pivot. En effet, en république, il existe véritablement quelque chose qui est commun, quelque chose qui n’appartient à personne et appartient à tous en même temps. Au contraire, la conception libérale au sens français ou au sens défini par Habermas ne définit rien qui véritablement commun ; les intérêts sont semblables et mutuellement compatibles, mais ils ne forment pas à proprement parler un intérêt commun.
1)      On pourrait discuter ces questions en se plaçant sur un terrain économique. L’existence de biens publics accessibles à tous donne certes réalité et consistance à l’idée de bien commun. De ce point de vue la question de la place des investissements publics, de la propriété nationale, des services publics, ce n’est nullement une question de technique pour savoir ce qui serait le plus profitable pour la croissance et les intérêts privés. C’est au contraire, à l’évidence, une discussion sur ce qu’on entend par République.
2)      Les libéraux politiques comme Rawls montrent que la reconstruction des principes d’une société bien ordonnée suppose l’existence de biens publics Rawls écarte aussi bien le capitalisme libéral que le socialisme bureaucratique. Il part de la notion de « bien public » qui contient les biens communs et ouverts à tous (défense, santé, etc.). Contre les maux publics (comme la pollution), il y a nécessité d’opposer d’autres biens publics (protection de l’environnement).
3)      Mais le bien commun, c’est peut-être autre chose de plus fondamental et qu’on comprend de plus en plus mal aujourd’hui. Ce que crée la vie politique, ce résultat le plus important de l’action, c’est un monde commun, un espace partagé dans lequel les hommes se reconnaissent mutuellement. La destruction des richesses matérielles publiques – en un mouvement qui rappelle irrésistiblement les vastes privatisation par lesquelles naissent le capitalisme anglais – va de pair avec le mouvement de la destruction de ce bien commun plus important au fond que le précédent. S’il ne s’agissait que d’un problème d’organisation économique et de répartition des richesses entre les divers composantes de la société, il n’y aurait vraiment rien de nouveau sous le soleil. On resterait dans un cadre bien connu, celui qui a défini la vie politique, avec ses affrontements droite-gauche. Or, aujourd’hui, on en est au point au point où l’espace même de la confrontation qui fait défaut ! La déconstruction méthodique de l’espace politique par la technocratie, c’est cela : la destruction de ce qui fait tenir debout la société, de ce qui fait qu’elle « une société » et pas un agglomérat.
4)      Il y a quelque chose qui exprime au paroxysme ce que nous disons ici. On parle de plus en plus du remplacement de la démocratie politique par la démocratie de l’actionnaire (la « corporate gouvernance »). Évidemment on remarquera que la soi-disant démocratie des actionnaires est l’enterrement du principe d’égalité : on vote si on a une action au moins et plus on est riche, plus on a de voix. Ce n’est donc pas de démocratie qu’il s’agit mais d’oligarchie et c’est quelque chose qui est ouvertement revendiqué par les intellectuels aux ordres du capitalisme néolibéral. Mais il y a peut-être pire encore : les actionnaires n’ont aucun lien avec l’entreprise dont ils sont les propriétaires nominaux. L’entreprise pour chaque actionnaire n’est qu’un lieu temporaire de placement en vue d’obtenir des dividendes et surtout une hausse du cours de l’action. Autrement dit 1/ L’actionnaire n’investit dans une entreprise que pour se débarrasser de cet investissement quand il aura réalisé une plus-value suffisante. 2/ Les actionnaires ne forment jamais une . On ne peut même pas dire qu’ils forment une association de co-propriétaires, car cette propriété ils ne l’exercent pas en commun et elle n’est même pas une propriété du tout ! c’est cela modèle qui nous est proposé, le modèle de la décomposition sociale la plus complète. Y a-t-il un bien commun entre les gens qui passent autour d’une table de jeux dans un casino ? C’est cela pourtant la société de demain, la « cyber-société » organisée autour de la soi-disant nouvelle économie.

 (17 mars 2000)


[1] Les politiques, I,2, 1253a.
[2] Les politiques, III, 9, 1280a.

Quelques remarques sur l’article de Jean-Jacques Kupiec, « La biologie a-t-elle opéré sa révolution copernicienne ? »

(La Raison, n° 474, septembre/octobre 2002)

Il faut dire, tout d’abord, que le livre de Kupiec et Sonigo, Ni Dieu, ni gène, (Seuil, 2000) est à lire et à relire, à la fois pour sa clarté, sa capacité à relier les questions philosophiques et les recherches scientifiques et par l’audace enfin des vues qui y sont exposées. Affirmant que la génétique n’est pas une science, mais seulement une théorie scientifique de l’hérédité, les deux auteurs jettent un pavé dans la mare. En proposant de faire de la théorie de l’évolution par la sélection naturelle la base d’une théorie matérialiste de l’ontogénèse, ils ouvrent une voie qui semble très féconde.
Résumant sa problématique philosophique pour La Raison, Kupiec a certainement raison de faire de la propagation du nominalisme une des conditions de la grande révolution scientifique moderne, celle qui donne les Copernic et les Galilée. Il me semble cependant qu’en opposant nominalisme et aristotélisme, Kupiec fait fausse route. Certes, la grande majorité des aristotéliciens sont partisans du réalisme des universaux. Mais les aristotéliciens nominalistes sont assez nombreux. Aristote, en effet, est aussi bien le père du nominalisme que celui du réalisme et, de fait, les écoles nominalistes de la philosophie médiévale partent de la relecture de la métaphysique aristotélicienne. Des propositions à connotation nominaliste se trouvent affirmées dès les premières pages des «Catégories». « La substance, au sens le plus fondamental, premier et principal du terme, c'est ce qui n'est ni affirmé d'un sujet ni dans un sujet : par exemple l'homme individuel ou le cheval individuel. » Or ces réalités individuelles sont le fondement de toute réalité : « Faute donc par ces substances premières d'exister, aucune autre chose ne pourrait exister. » Dans la « Métaphysique », Aristote développe la même idée en refusant que les universaux puissent être considérés comme substances, car l'universel est ce qui appartient naturellement à une multiplicité et donc « rien de ce qui existe comme universel dans les êtres n'est une substance ; c'est aussi parce qu'aucun des prédicats communs ne marque un être déterminé mais seulement telle qualité de la chose. » Et « Ainsi donc, nous venons de rendre évident qu'aucun des universaux n'est substance et qu'il n'y a aucune substance composée de substances. »
C'est précisément ce refus des universaux comme substances qui structure l'anti-platonisme d'Aristote et en particulier sa polémique contre la théorie des idées. Au couple Idée-apparence qui fait des multiples « étants » des manifestations phénoménales de l’Idée, seule dotée de réalité et d’intelligibilité, Aristote oppose la substance comme substrat singulier et véritable étant, dont les accidents modifient l’apparence. Les diverses substances peuvent avoir des attributs communs à partir desquels sont construits des « universaux », des espèces et des genres qui ne sont jamais véritablement des substances mais peuvent seulement « être dits » des substances en un certain sens particulier. Représentant le plus connu du nominalisme médiéval, Guillaume d’Occam (1290-1349) se situe dans cette filiation aristotélicienne. Et la philosophie d’Occam joue un rôle capital dans l’évolution intellectuelle qui conduit à la science moderne.
Ces remarques n’atteignent pas la problématique de Kupiec que je partage très largement. Mais il fallait rendre à César ou plutôt à Aristote (l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque, disait Marx) ce qui lui revient.
Denis Collin
(Cet article a été publié dans le n°476 du journal "La Raison")

Sur la philosophie morale de Kant

La philosophie de Kant constitue une innovation majeure dans la pensée , non parce qu’elle conduirait à des propositions morales inédites mais parce qu’elle déplace le point de vue à partir duquel les principes moraux peuvent être fondés. Pour aller vite, on peut dire que les morales traditionnelles étaient fondées soit sur l’obéissance à l’autorité divine – obéissance liée à un système de menaces (l’enfer) et de promesses de la béatitude éternelle – soit sur des principes ontologiques (par exemple dans l’idée de loi naturelle). Ces morales sont des morales téléologiques : les actes moraux visent une certaine fin, individuelle ou collective, censée être l’accomplissement de la destinée humaine. Agir moralement, c’est ainsi agir en vue d’un bien, sachant qu’un bien quelque chose que l’on peut désirer posséder. Or ce genre de se perd dans de nombreuses difficultés. La loi divine n’est pas facile à connaître et ses commandements sont souvent obscurs. Les fins qu’il est bon de poursuivre sont l’enjeu de désaccords sérieux. Tel fait résider le bien dans le plaisir, tel autre dans la , tel autre encore dans la vie harmonieuse de la cité ou dans la contemplation du vrai. En outre, si les sociétés traditionnelles étaient toujours plus ou moins soumises à une dominante, issue de la tradition, dans la société moderne, pluraliste, doivent pouvoir coexister de nombreuses conceptions du bien raisonnables, mais néanmoins contradictoires les unes avec les autres. La démarche initiée par Kant promet précisément de résoudre ces contradictions en redéfinissant les fondements et le champ de la .
I.                   La bonne volonté
A.     Révolution copernicienne
Comme dans la théorie de la connaissance, Kant opère en philosophie une véritable révolution copernicienne. L’homme ne reçoit la loi ni de la nature ni de Dieu mais de la raison et d’elle seule. L’action n’est pas le moyen en vue d’atteindre un bien. Elle est uniquement dictée par le devoir, quoi qu’il puisse nous en coûter. Il ne s’agit plus d’atteindre le bonheur, mais seulement de s’en rendre digne, mais « sans garantie de résultat » ! À la téléologique se substitue une déontologique.
B.     La liberté
Le principe de l’action étant la volonté, il s’agit donc de déterminer ce qu’est une bonne volonté. Kant montre qu’il est impossible de déterminer ce qu’est une bonne volonté en partant des fins visées par cette volonté. Les maximes d’une volonté déterminée par ces fins sont toujours hypothétiques. Une bonne volonté est une volonté autonome, c'est-à-dire libre. Alors que, traditionnellement la loi est conçue comme ce qui vient limiter la liberté de l’homme, au sens du libre-arbitre, c'est-à-dire de sa capacité de choisir le bien ou le mal, de pécher ou de refuser le péché, avec Kant, la liberté devient le principe même de la loi . Une liberté ne serait qu’une expression contradictoire. Être libre, c’est faire ce qu’on veut. Mais ce que l’homme veut librement ne peut pas être chose que ce que lui dicte sa raison, indépendamment de tout mobile sensible. Ainsi la bonne volonté n’est rien d’autre que la loi que dicte la raison.
C.     L’universalité de la loi
Or la loi de la raison est une loi de non contradiction ou encore une loi d’universalité. Une volonté absolument bonne ne peut pas être mauvaise ! Elle ne peut pas se contredire elle-même : je ne peux pas vouloir « x » ici et maintenant et « non x » demain ou ailleurs. C’est ainsi que « le caractère qu’a la volonté de valoir comme une loi universelle pour des actions possibles a de l’analogie avec la connexion universelle de l’existence des choses selon des lois universelles, qui est l’élément formel de la nature en général. » D’où se déduit la formule de la volonté absolument bonne : « Agis selon des maximes qui puissent se prendre en même temps elles-mêmes pur objet comme lois universelles de la nature. » L’impératif moral est un impératif catégorique, parce qu’il ne souffre aucune exception, parce que ses commandements sont nécessaires et ne sont soumis à aucune condition, ni à aucune hypothèse supplémentaire.
II.                L’universalisation et le respect d’autrui
A.     La formelle
Nous sommes ainsi parvenus à ce principe d’universalisation qui constitue le noyau de la kantienne mais dont on n’aperçoit pas tout de suite la portée. Une action n’est une action que si la maxime qui la commande peut valoir comme loi universelle, répète Kant sous diverses formes. C’est là quelque chose de remarquable car la n’est plus définie par son contenu – sa « matière » dit Kant – mais uniquement par sa forme. C’est la conséquence du fait que la loi est un produit de la raison pure dans son usage pratique – donc indépendamment de tout mobile matériel – et c’est la condition de la moralité, car si la était définie par sa matière, s’y mêleraient nécessairement des mobiles empiriques et des considérations de prudence (pragmatiques).
L’application de ce principe est en apparence fort simple. Par exemple, on peut se demander s’il est permis, dans certains cas, de mentir. La réponse kantienne est catégorique : ne mentir jamais ! En effet, si je m’accorde le droit de mentir pour certaines raisons pragmatiques déterminées, du même coup, je dois l’accorder à tout autre, qui lui aussi trouvera toujours des raisons spécifiques de mentir. Dès ce moment, c’est l’existence de la vie sociale et de la vie humaine tout court qui devient impossible puisque plus personne ne peut avoir confiance en la parole de l’autre, plus aucun contrat ne pourrait être souscrit.
Ainsi, on voit apparaître chez Kant quelque chose qui trouvera son développement dans la philosophie du XXe siècle. Les principes de la moralité ne sont pas définis par un contenu dont on pourrait éventuellement discuter, mais par une procédure. L’impératif catégorique kantien ne nous dit rien de déterminé ; il nous indique seulement – mais c’est considérable – la marche à suivre si nous voulons savoir comme agir et quelles maximes sont des maximes légitimes pour déterminer notre décision. Autrement, dit le formalisme kantien, loin de condamner l’impératif catégorique à l’impuissance – selon la célèbre formule qui dit que Kant a les mains pures mais n’a pas de main – se révèle, au contraire, un principe moral dont les applications « concrètes » sont les plus larges.
B.     Se mettre à la place de l’autre
L’impératif catégorique, en effet, n’est pas le principe d’une universalité abstraite qui laisserait la voie ouverte à toutes les mises en œuvres concrètes possibles, y compris les plus tyranniques. On pourrait, par exemple, imaginer que l’égoïsme soit un principe universalisable. Kant, lui-même, envisage cette solution, dans le texte cité plus haut. Une société d’égoïstes indifférents aux autres, donc non envieux, est ainsi théoriquement possible. C’est même l’hypothèse de base tant de l’économie politique classique de Smith que des théories modernes du choix rationnel. Néanmoins, Kant refuse cette hypothèse de l’égoïste indifférent, car si elle est possible universellement sans contradiction, nous ne pouvons pas la vouloir : en effet, « il peut survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de l’amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de la nature issue de sa propre volonté. »
Il ne suffit pas seulement, comme semblent le croire des critiques un peu superficiels de Kant, que la maxime de l’action puisse être généralisée, il faut se demander si chaque homme – et même chaque être raisonnable – pourrait la vouloir. Il faut donc en quelque sorte se mettre à la place des autres, et en premier lieu à la place de tous ceux qui pourraient être injustement défavorisés par la mise en œuvre d’une règle, par ailleurs non contradictoire et acceptée par le plus grand nombre.
C.     Le respect de l’humanité dans chaque homme
Le principe d’universalisation kantien ainsi entendu conduit donc à une nouvelle formulation de l’impératif : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Ce n’est pas l’humanité en général qu’il faut respecter mais l’humanité dans chaque individu. Ainsi l’autre est un autre moi-même non parce qu’il me ressemble, parce que nous appartenons à la même tribu ou à la même , mais parce que nous sommes également doués de cette dignité suprême qu’est l’appartenance à l’humanité, comme fin suprême.
C’est ainsi la raison pratique qui constitue la humaine comme une totalité. L’humanité n’est pas une qualité biologique, mais cette reconnaissance mutuelle des individus comme sujets moraux. Et cela vaut pour tout homme, même le plus égoïste, même le plus méchant, car celui-là reconnaît encore une loi universelle même si, dans ses propres actions il ne la suit jamais, incapable qu’il est de résister à ses inclinations au mal.
III.             Conséquences de la de Kant
A.     Critique de l’utilitarisme
Ainsi, la philosophie de Kant s’oppose radicalement à toutes les morales utilitaristes. La maxime de l’utilitariste est : Agis en vue d’augmenter la quantité de bonheur du plus grand nombre. Il existe plusieurs formes de cet utilitarisme ; un utilitarisme hédonisme qui fait résider le bonheur dans le plaisir et dans l’absence de douleur chez Bentham, un utilitarisme plus élaboré chez John Stuart Mill ou Henry Sidgwick ; mais dans toutes ces doctrines, c’est la fin, le bonheur collectif, qui rend justice des moyens. Kant ne s’oppose pas à l’utilitarisme seulement parce que c’est une du bonheur - un eudémonisme – et donc une aux principes indéterminés puisque chacun a sa propre conception du bonheur, alors que, pour lui, seule l’intention est et seule la bonne volonté est vraiment bonne. Il s’oppose encore à l’utilitarisme parce cette doctrine viole la formule du respect de l’humanité dans chaque homme. En effet, l’utilitariste calculant la somme de bonheur collectif peut parfaitement admettre que quelques-uns soient défavorisés, si cela profite à la majorité.
Pour Kant, cela est impossible, puisque alors je serais amené à considérer certains membres de la humaine uniquement comme des moyens et non comme des fins en soi. Les droits de chaque individu sont inviolables, même si ce respect aboutit à ce que l’humanité prise dans son ensemble soit moins heureuse. On a souvent reproché à Kant son approbation de la terrible formule : fiat justitia, pereat mundus (que la justice soit faite et que périsse le monde). On a vu dans cette formule l’expression du fanatisme moral kantien. Kant précise pourtant l’interprétation qu’il en donne : « que la justice règne, dussent périr les scélérats de tout l’univers ; cette sentence, qui a passé en proverbe, est un principe de droit bien énergique, et qui tranche courageusement tout le tissu de la ruse ou de la force. » (Projet de paix perpétuelle)
B.     Principes de justice
Dans la conception de Kant, la philosophie donne les fondements du droit dont la politique doit être la mise en œuvre. C’est donc dans la fidélité à l’inspiration kantienne que s’inscrit la Théorie de justice de John Rawls qui veut donner les principes de base d’une société bien ordonnée. Ces principes de base sont les suivants :
1)       Principe d’égale liberté : tous les individus ont « un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous ».
2)       Principe de différence : « les inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. »
Cela signifie qu’une règle d’organisation sociale – par exemple, une règle de répartition des richesses ou des pouvoirs – n’est juste que si elle peut être acceptée par chacune des personnes concernées. C’est là une conséquence directe de la formulation de l’impératif catégorique comme respect de l’autre. Mais cet exemple a encore un autre avantage : il permet d’en finir une bonne fois pour toutes avec l’idée que le moralisme kantien est un rigorisme formel, insupportable pour l’humanité concrète. Imaginons qu’une certaine règle de répartition des richesses soit favorable à la croissance mais qu’elle suppose qu’une partie de la population en paie le prix – par des licenciements ou des baisses de salaires. Les défavorisés pourraient, à la limite, l’accepter au nom du sacrifice à la collectivité. Mais le législateur kantien refusera cette proposition parce que lui ne prône pas une du sacrifice mais une fondée sur des principes de justice. Or ces principes de justice supposent que chacun a le droit de vivre et de défendre ses propres intérêts. Et donc cette philosophie, qui refuse de faire du bien-être et de l’intérêt égoïste une motivation , est en même temps la philosophie qui considère comme légitimes les principes de prudence et les calculs pragmatiques de tous les individus, à égalité des droits.
C.     L’éthique de la discussion
Cette norme kantienne d’universalisation suppose-t-elle que nous acceptions préalablement des hypothèses métaphysiques fortes – par exemple l’adhésion à la philosophie transcendantale de Kant et au rôle qu’il donne à l’a priori ? Les théoriciens de l’éthique de la discussion, Jürgen Habermas et Karl Otto Apel montrent qu’il n’en est rien. Dans toute discussion pratique, entre individus de bonne foi qui cherchent à prendre une décision se trouvent toujours déjà inclus des principes moraux du type des principes kantiens. Ainsi, selon Habermas, « Dans les argumentations, les participants doivent partir du fait qu’en principe tous les concernés prennent part, libres et égaux, à une recherche coopérative dans laquelle seule peut valoir la force sans contrainte du meilleur argument. »
Les formes de communication sociale les plus exigeantes recèlent donc en elles-mêmes des présuppositions éthiques ou morales qui conduisent à admettre le principe d’universalisation et le principe du respect de chacun comme des principes fondamentaux auxquels on se saurait déroger.
        Bibliographie
Emmanuel Kant : Fondements de la métaphysique des mœurs ;Traduction et postface de Victor Delbos. Le Livre de Poche, les classiques de la philosophie, 1993
Emmanuel Kant : Projet de paix perpétuelle, collection Profil, Hatier
John Rawls : Théorie de la justice, Traduction C.Audart ; Le Seuil, réédition Points,1998.
Jürgen Habermas : De l’éthique de la discussion, Traduction de Mark Hunyadi, Le Cerf, 1992, réédition Champs/Flammarion, 1999

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