dimanche 21 août 2016

La question scolaire : un enjeu crucial.


écrit pendant les mouvements du printemps 2000 ...

Traditionnellement, la question de l'école joue en France un rôle central dans la bataille politique. Des lois laïques de Jules Ferry (1882) à la séparation de l'Église et de l'État (1905), la querelle scolaire est l'enjeu principal de la lutte de la République contre les monarchistes et tous les partis réactionnaires. Les liens entre les enseignants et le mouvement ouvrier sont également très anciens et les instituteurs de feu le SNI jouèrent dans la création et le développement du syndicalisme et des partis socialiste et communiste un rôle aussi important que les prolos en bleu de chauffe de l'imagerie d'Épinal.
En 1961, alors le pouvoir du général de Gaulle n'était sérieusement contesté que par les ultras de l'OAS en Algérie, c'est la grande manifestation du CNAL (Comité National d'Action Laïque) contre la loi Debré qui marque le réveil de l'opposition. En 1984, c'est battu sur ce terrain en un combat douteux que Mitterrand parachève le grand virage qui l'amène à renoncer à toute velléité de réforme du capitalisme. En 1994, c'est pour avoir voulu remettre en cause la laïcité que Bayrou voit se dresser contre lui, en quelques jours, une de ces gigantesques manifestations dont les Français ont le secret. Il doit capituler immédiatement et ses marges de manœuvres sont singulièrement rétrécies.
De l'OCDE à l'OMC : l'argent de l'éducation intéresse le capital.
Les négociations de Seattle fin 1999, qui se sont terminées dans la débandade que l'on sait ne portaient évidemment pas que sur la commercialisation du fromage de Roquefort cher à José Bové, ni sur le cours des céréales ou les rapports entre la démolition des MacDo et le nouveau droit international. Les services devaient figurer au menu, englobant dans cette appellation non seulement les services financiers, l'assurance ou le transport, secteurs où la déréglementation est très avancée, mais aussi la santé et l'éducation. Que l'éducation soit une affaire importante dans la nouvelle stratégie mondiale du capital financier, les experts de l'OCDE l'ont montré avec un grand luxe de détails. Le rapport 1998 a été analysé en détail par Nico Hirt. Les grands axes sont clairs :
  • À la place d'une instruction publique solide, il faut mettre la notion de " formation tout au long de la vie ". Le plus important est donc la " formation continue ". Personne n'a attendu les experts du Château de la Muette (siège de l'OCDE à Paris) pour savoir qu'on se forme toute sa vie durant. Il s'agit, pour l'OCDE d'affirmer la priorité absolue de la formation professionnelle, directement utile et adaptée à la flexibilité de l'emploi, contre cette coûteuse éducation des citoyens qui gaspille encore trop des deniers publics dont les capitalistes sauraient faire un meilleur usage. Du reste, nos experts se targuent de l'appui qu'ils ont reçu de la part des ministres du Travail qui "se sont ralliés à cette vision de l'apprentissage qu'ils ont jugée essentielle pour permettre à tous, jeunes et adultes, d'acquérir et de conserver les qualifications, aptitudes et qualités nécessaires pour s'adapter à l'évolution permanente des emplois et des parcours professionnels".
  • Le savoir doit céder la place à l'acquisition de compétences. " Il est plus important de viser (des) objectifs de formation de caractère général que d'apprendre des matières bien précises. Dans le monde du travail, il existe tout un éventail de compétences de base - qualités relationnelles, aptitudes linguistiques, créativité, capacité de travailler en équipe et de résoudre les problèmes, bonne connaissance des technologies nouvelles - qu'il devient aujourd'hui essentiel de posséder pour pouvoir obtenir un emploi et s'adapter rapidement à l'évolution des exigences de la vie professionnelle. " On croirait lire le jargon des spécialistes français des soi-disant sciences de l'éducation ou encore quelque discours de M. Allègre. Mais il n'en est rien ; cette prose est celle de l'OCDE et c'est là que se trouve la source toujours vive où vont s'abreuver les démolisseurs français de l'école. Plus de matières précises : c'est l'axe de la Charte pour le lycée de l'an 2000 mise en place par Allègre.
  • La vieille pédagogie, basée sur la relation maître-élève, doit faire place aux nouvelles technologies. L'enseignement assisté par ordinateur, l'enseignement à distance, l'internet font de l'éducation un champ privilégié pour le développement de la "nouvelle économie". Ces nouvelles technologies présentent au moins trois avantages que détaillent tant les rapports de l'OCDE que ceux des organisations patronales ou que ceux de certains groupes de pression comme le GATE (Global Alliance for Transnational Education) qui se propose d'évaluer et de comparer les diplômes délivrés par les divers pays. Il s'agit d'abord d'accélérer la transformation de l'enseignement en une marchandise comme les autres : un cours sur CD-ROM ou sur Internet, c'est bien facile à mettre dans le commerce que de construire une école privée offrant des services équivalents à ceux des écoles traditionnelles publiques. Ensuite, la pénétration des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) est un marché potentiellement juteux pour les constructeurs de matériels et les éditeurs de logiciels. M. William Gates, propriétaire de Microsoft, l'a parfaitement compris. Enfin, les élèves habitués au NTIC sont prêts à la "formation tout au long de la vie"; ils peuvent se mettre à niveau sur la plan de la formation professionnelle tout seuls et hors du temps de travail. D'ailleurs la loi Aubry en France a prévu que la réduction du temps de travail pouvait se faire par le biais de temps consacré à la formation.
Depuis 1994, tout le champ de l'éducation est potentiellement couvert par les accords généraux sur la commerce et les services (GATT, devenu GATS et aujourd'hui OMC). En effet, n'échappent à ces accords que les systèmes d'enseignement entièrement financés par l'État. Soit pratiquement aucun ! Le nouveau " round " que devait lancer la réunion de Seattle est censé mettre en œuvre ce que les précédents accords ont inscrit en perspective. En 1998, à la demande du Conseil pour le Commerce des Services, le Secrétariat de l'OMC a constitué un groupe de travail chargé d'étudier les perspectives d'une libéralisation accrue de l'Education. Dans son rapport, ce groupe insiste sur " le rôle crucial de l'éducation dans la stimulation de la croissance économique ". Ce même rapport félicite le Royaume-Uni qui a entrepris " un mouvement d'abandon du financement public au profit d'une plus grande réponse au marché couplée à une ouverture accrue sur des mécanismes de financement alternatifs ".
Il est clair qu'il y a un vaste marché de l'éducation dans lequel les États-Unis sont déjà engagés sérieusement. Compte tenu de la place des service dans la balance commerciale américaine, la pression dans le sens de la " libéralisation " du secteur de l'éducation ne peut que s'accentuer. Encore n'y aurait-il pas vraiment besoin de faire pression. Les gouvernements européens, de gauche autant que de droite, sont entièrement acquis à la cause de l'Oncle Sam. Le seul problème qu'ils aient à résoudre est de savoir comment faire passer la pilule dans la population. Si le nouveau " round " inauguré par Seattle a bien mal commencé, gageons que les travaux se poursuivent dans le plus grand secret et que les technocrates nous présenterons dans quelques mois des projets tout ficelés qu'il ne restera plus aux gouvernements qu'à avaliser.
À Bruxelles, en effet, Madame Cresson, ex-premier ministre socialiste (sic) et grande protectrice des dentistes, a spécialement travaillé sur les questions de l'éducation et de la formation en pilotant le projet Leonardo. Nico Hirtt rappelle : " En 1992, l'article 126 du traité de Maastricht accorde pour la première fois des compétences en matière d'enseignement à la Commission européenne. Dans un contexte économique marqué par l'exacerbation des concurrences à l'échelle planétaire, la Commission va reprendre à son compte le plaidoyer en faveur d'une "ouverture de l'éducation sur le monde du travail". Le Livre Blanc de 93 sur la compétitivité et l'emploi suggère de développer des incitants fiscaux et légaux afin d'encourager le secteur privé et le monde des affaires à s'investir directement dans l'enseignement. A la DGXXII, Mme Cresson met en place un "groupe de réflexion sur l'Education et la formation" sous la direction du professeur Jean-Louis Reiffers. Après avoir participé directement à l'élaboration du Livre blanc "Enseigner et apprendre : vers la société cognitive", ce groupe finalise ses propres recommandations en 1996 : "c'est en s'adaptant aux caractères de l'entreprise de l'an 2000 que les systèmes d'éducation et de formation pourront contribuer à la compétitivité européenne et au maintien de l'emploi". Rapprocher l'école des besoins de l'entreprise, afin de favoriser leur compétitivité, tel sera en effet le leitmotiv de la politique éducative européenne. "
Dérégulation de l'école, compétition et concurrence à l'intérieur du système éducatif, adaptation de l'enseignement aux besoins immédiats du patronat, pénétration accrue de la présence des patrons dans l'école même publique, marche à la privatisation : tels sont donc les axes principaux fixés à tous les échelons par les grandes organisations internationales technocratiques et capitalistes. Ces orientations ont des conséquences pédagogiques précises. À la place de la transmission de savoirs objectifs, l'éducation a maintenant pour mission exclusive l'acquisition de compétences utilisables rapidement et convertibles avec les évolutions du " marché du travail. "
L'école de la République au banc des accusés
La politique suivie par les ministres successifs de l'Education Nationale serait incompréhensible si on ne partait pas de ces considérations internationales. Le gouvernement de la " gauche plurielle ", tout comme celui de M. Blair en Grande-Bretagne s'inscrit ainsi dans la démarche de dérégulation des systèmes éducatifs. M. Allègre, un ami de quarante ans du Premier Ministre, n'est pas seulement une nouvelle incarnation du père Ubu ou un disciple attardé de Enver Hodja. Il est aussi un homme politique ayant des idées précises pour réformer le système éducatif français. Conseiller de Lionel Jospin quand celui-ci était ministre de l'Education Nationale de Michel Rocard (1988-1991), Claude Allègre est persuadé 1/ qu'il faut une refonte radicale du système d'enseignement en France dont quasi rien ne trouve grâce à ses yeux et 2/ que cette refonte ne peut pas se faire d'un coup, mais seulement par des attaques isolées et une stratégie de l'épidémie. Il expose tout cela dans un article paru dans la revue " La Recherche " en décembre 1995.
Philippe Meyrieu, pédagogue en chef, va fournir à Allègre les alibis pédagogiques dont il a besoin. Quelques équipes de sociologues, tel François Dubet, complètent le dispositif intellectuel de l'offensive Allègre. Prolongeant les " innovations " de son prédécesseur Bayrou, Allègre va mener une offensive sans relâche contre les principes fondamentaux. Pourtant rien de tout cela ne tombe du ciel. L'école républicaine est au banc des accusés depuis déjà plusieurs décennies et, curieusement, c'est des rangs de la gauche, voire de la gauche la plus radicale que l'accusation est partie. La dénonciation des cours magistraux, l'idée que la transmission du savoir constitue une violence imposée aux élèves et que la culture classique est une culture de classe, toutes ces thèses servent aujourd'hui d'alibi à la démolition de l'école au profit selon les injonctions des experts du capital financier. Mais elles sont nées dans les rangs de ceux qui prétendaient fournir une critique radicale du capitalisme, de ceux qui voulaient détruire l'école bourgeoise et transformer l'Université en " base rouge ". Le lien entre cette critique ultra-gauche de l'école et l'entreprise actuelle de destruction de l'école selon les plans de l'OCDE, de l'OMC ou du MEDEF est tellement évident qu'on y retrouve souvent les mêmes personnages ! En 1968, le mao-stalinien Geismar voulait détruire l'Université au nom de la révolution culturelle chinoise et se proposait d'installer la France dans la guerre civile (Vers la guerre civile est le titre d'un de ses ouvrages de l'époque). Les objectifs annoncés ont changé semble-t-il et c'est désormais aux côtés d'Allègre que l'ancien guérillero du Quartier Latin, reconvertit en Inspecteur Général de l'Éducation nationale, poursuit la même entreprise. Et les attaques incessantes de Allègre contre les professeurs rappellent immanquablement les vociférations des gardes rouges contre les " mandarins ".
La critique radicale de l'institution scolaire
Le point de départ permettant de comprendre L'égalitarisme scolaire traditionnel est condamné par nos modernes pédagogues au motif qu'il dénie la réalité des différenciations dans les publics scolaires en voulant donner à tous indistinctement le même enseignement. L'égalitarisme serait en fait le moyen le plus insidieux d'entériner l'inégalité et de défendre les privilèges.
Ainsi, l'idéologie scolaire actuelle s'est d'abord constituée comme une critique radicale de l'institution scolaire républicaine. Aux critiques conservatrices dirigées on a vu au cours des années 60 se substituer une critique " révolutionnaire ". Les œuvres phares ici sont les travaux des sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dont le premier livre, Les Héritiers (1964), va fournir le soubassement intellectuel d'une bonne partie de la critique gauchiste en 1968. Ce qui était au départ une étude limitée au milieu étudiant va devenir une théorie générale de l'éducation dans " La reproduction " (1970). De manière schématique mais sans trop déformer la pensée des auteurs, on peut résumer ainsi les thèses essentielles de ces auteurs :
  • Loin de réaliser l'idéal d'égalité des chances, l'école " égalitaire " en apparence ne fait que reproduire la division de la société en classes. Sans le dire, l'enseignement dispensé à l'école est un enseignement qui reproduit les rites, utilise le langage, s'appuie sur les façons de vivre des classes dominantes et par conséquent ne peut que reproduire les inégalités.
  • L'école accomplit d'autant mieux cette fonction de reproduction qu'elle dénie sa propre réalité. Ainsi, si l'enfant des classes populaires échoue, il ne peut pas mettre cet échec sur le compte d'une injustice mais ne doit s'en prendre qu'à lui-même.
  • Par conséquent le rapport pédagogique entre l'enseignant et l'élève est un rapport de domination. Il repose sur une violence symbolique : " toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu'imposition par un pouvoir arbitraire d'un arbitraire culturel ".
  • Cette violence symbolique ajoute du pouvoir au pouvoir et en ajoute d'autant plus que le fondement du pouvoir est dissimulé par cette violence symbolique.
Ce qui se développe, c'est une conception " objectiviste " – c'est peut-être le propre de la sociologie. Elle se préoccupe ni des finalités de l'enseignement, ni des valeurs qui doivent être défendues, ni – et cela peut sembler paradoxal, mais c'est une constante de la sociologie bourdivine – des revendications des dominés et de leurs luttes. Des notions telles que " domination ", " violence symbolique ", " capital symbolique ", étendues à l'infini dissolvent toute analyse sociale en un enchevêtrement de dominations en tout genre, sans la moindre hiérarchie ni la moindre possibilité de définir ce qu'on pourrait en tirer. Si toute action pédagogique est domination et même violence, que nous reste-t-il à faire sinon à saborder l'instrument de cette violence symbolique qu'est l'école.
La conception bourdivine de la domination est radicalement indéterminée. Philosophiquement, on se retrouve en deçà d'Aristote qui séparait les dominations paternelles (celle du père exercée dans l'intérêt de ses enfants et motivées par le sentiment naturel) des dominations despotiques (celle du maître sur ses esclaves qui a une domination totale dans laquelle l'esclave est seulement le moyen au service de maître.) Elle réduit ainsi le maître (magister) au seigneur possesseur d'esclaves (dominus). Du même coup, les enseignants sont enrôlés dans les classes dominantes – la petite noblesse d'État, faisait fi de la longue union, singulièrement en France, des enseignants au mouvement ouvrier, syndical et politique. La sociologie est ainsi devenue une arme contre la politique.
Une deuxième source des théories " modernes " de l'école peut être trouvée chez les disciples d'Althusser, notamment Beaudelot et Establet. Pour Althusser, l'école faisait partie des " appareils idéologiques d'État " (AIE). Sommairement, il s'agit de ceci : la domination de la classe bourgeoise se fait selon deux méthodes : la violence et le consensus. Pour l'exercice de la violence, on aura recours aux appareils répressifs (police, armée) et pour le consensus aux AIE. Les AIE sont donc ainsi des moyens de reproduction de la société de classe et de sa division. Ainsi Beaudelot et Establet (qui sont devenus des chantres des réformes Bayrou et Allègre) décrivent, dans L'école capitaliste en France, les résultats du fonctionnement de l'appareil scolaire : il assure 1/ une distribution matérielle, une répartition des individus aux deux pôles de la société ; et 2/ une fonction politique et idéologique d'inculcation de l'idéologie bourgeoise.
On pourrait montrer par de nombreux exemples à quelles conclusions conduit cette théorie. Ainsi Baudelot & Establet polémiquant contre le plan Langevin/Wallon, s'en prennent à la culture générale comme " moyen de la collaboration de classes " ; ils se prononcent pour la destruction de l'école en tant qu'institution séparée de la production, etc. Cette théorie qui se proclame marxiste toutes les cinq lignes n'a évidemment que des rapports très lointains avec celle de Marx. Il suffit de dire ici que la reproduction de la division de la société en classes, pour Marx, est tout simplement le processus par lequel se produit et se reproduit le capital et par conséquent c'est l'ouvrier qui en acceptant d'être exploité par son patron reproduit chaque jour, chaque heure, chaque minute et chaque seconde le capital et les classes sociales.
Tant du côté de la sociologie bourdivine que des disciplines d'Althusser, on voit clairement comment une critique dite " d'extrême gauche " pouvait fournir les ingrédients idéologiques aux mains de destructeurs de l'école. Toutes les réformes entreprises contre l'école dans les années 70 ont d'ailleurs reçu de ces " gauchistes " de tout poil un soutien direct : face aux luttes des étudiants, des enseignants, tous ces gens répondaient qu'il était hors de question de défendre " l'école bourgeoise ", que les querelles sur les réformes universitaires étaient des querelles au sein de la classe dominante et que la seule chose à faire était de transformer l'université en " base rouge " – c'était la grande époque de la folie maoïste. Naturellement, l'âge venant, cette première phase de soutien indirect devait faire place au soutien direct. Les maos se sont reconvertis, Bourdieu est devenu un notable et les uns et les autres deviennent conseillers des princes.
Équité contre égalité
Utilisant les conclusions de la sociologie et de la vieille théorie des AIE, il s'agira de la mettre en musique avec un " look " aux couleurs du nouveau grand timonier, je veux parler de Mitterrand. À la place de la révolution culturelle et des bases rouges, on va s'intéresser au nouveau problème des années 80, la gestion de la pauvreté et de l'exclusion – soit dit en passant, on va donc progressivement remplacer une vision politique et syndicale revendicative de droits par une " vision humanitaire ". Dans le domaine scolaire, c'est la question de l'échec scolaire qui vient au premier plan. La théorie gauchiste va se modifier mais sans abandonner sa problématique centrale, la critique de l'égalité comme un égalitarisme injuste. En effet, puisque l'école traditionnelle est la même pour tous, elle donne la même chose à ceux qui disposent d'un héritage culturel et social confortable et à ceux qui sont en difficulté, qui sont nés dans des milieux sociaux défavorisés et donc ne peut que reproduire la situation d'inégalité en l'aggravant. L'échec scolaire a donc sa cause première dans les handicaps socioculturels. L'école traditionnelle dissimule cette cause en mettant tous les élèves sur un pied d'égalité. On ne peut remédier à cela qu'en rompant résolument avec l'égalitarisme scolaire et en fondant l'enseignement sur " l'hétérogénéité des publics "
À l'égalité républicaine, il faudra donc substituer l'équité, mauvaise traduction du " fair " américain, c'est-à-dire en fait une forme de " positive action " telle que les démocrates américains l'ont mise en pratique en faveur (ou parfois plutôt en défaveur) des minorités raciales. Il faudrait entrer dans les détails de la mise en œuvre de cette politique bien connue qui commence par le zonage (ZEP, zones sensibles) qui trouve son correspondant dans l'ensemble de la politique sociale et spécialement de la politique de la ville. Il faudrait s'interroger plus longuement sur ce quadrillage du territoire avec les éléments d'une politique de développement séparé qui s'y dessinent sous couvert d'intégration.
Il y a ici quelque chose d'essentiel à noter : toutes ces théories (de Bourdieu à Meirieu !) se donnent pour des " théories de gauche ". Critique de la domination, critique du capitalisme, critique des inégalités au nom de la justice sociale, tout cela a une couleur nette. On sait bien que l'attachement profond de notre pays à l'école laïque et à ses traditions a interdit pendant longtemps tous les gouvernements de droite de parvenir à leurs fins : des coups ont été portés, mais ils sont restés relativement limités. Il fallait donc que la destruction de l'école publique soit légitimée autrement et que c'est de l'intérieur même de son propre camp que surgissent ses pires ennemis.
La fin de l'instruction
La théorie des handicaps socioculturels sert de machinerie idéologique pour légitimer une entreprise de destruction de l'instruction publique. Il conduit d'abord à la liquidation des savoirs, rendus responsables de l'échec scolaire. Selon cette théorie, il est en effet fondamentalement inéquitable d'essayer de transmettre à tous les mêmes savoirs élitistes. L'enseignement traditionnel fondé sur la transmission du savoir hérité est donc condamné. Suivons le raisonnement :
  1. L'acquisition du savoir est d'abord un problème d'héritage socioculturel ;
  2. Or l'école traditionnelle transmet justement ce savoir qui est dans l'héritage socioculturel des favorisés ;
  3. Par conséquent, l'enseignement traditionnel conçu comme transmission du savoir hérité favorise les favorisés et handicape les handicapés.
  4. Donc il faut renoncer à cette mission traditionnelle de l'enseignement et adapter l'école aux habitus socioculturels des handicapés.
Les critiques contre l'enseignement magistral – censé interdire aux jeunes de parler et rendu responsable maintenant de leurs difficultés à l'oral sont un exemple parmi tant d'autres de ces thèses. On en déduit qu'il faut remplacer l'histoire et le français par des " débats " où les élèves doivent " s'exprimer " sur les questions d'actualité. Ainsi est l'ECJS, Enseignement Civique Juridique et Social, sans doute ainsi nommé parce qu'il ne s'agit pas d'un enseignement, que le droit en absent et que les problèmes sociaux y sont vus à travers les préoccupations des ministres socialistes. Qu'on en juge : lors de la mise en place de cet ECJS en classe de seconde (pour des élèves de 15-16 ans) on suggéra fortement aux professeurs de conduire débats et recherches sur les quatre thèmes suivants : la parité, le PACS, les 35 heures et la violence à l'école. Bref, au menu, propagande gouvernementale à toutes les sauces ! Du jamais vu depuis bien longtemps. Pendant ce temps, le ministre déclare que les mathématiques sont inutiles et que c'est seulement par humanité et charité envers les étudiants qu'il met encore des postes au CAPES de mathématiques. Les horaires de langues vivantes sont diminués drastiquement dans toutes les classes du second degré. L'enseignement des lettres est sous les coups de boutoir des réformateurs qui haïssent la littérature, la philosophie rognée de manière insidieuse…
Comme il faut combattre cette violence faite à l'enfant qu'est l'instruction, on propose et c'est le grand slogan de Allègre, que l'enseignement soit " centré sur l'élève ". " Elévocentre " répètent scientifiques (sic) de l'éducation et autres porte-voix, porte-plume et portefaix du ministre. Sur ce terrain, la conséquence première de ces théories est qu'elle conduit à l'interdiction faite aux élèves d'apprendre et de penser. Les ravages ici sont d'ores et déjà graves. On peut dire sans exagération qu'on assiste au saccage de toute une génération. Il n'y a pas de formation réelle de la pensée sans la référence à la tradition. C'est seulement dans l'insertion dans la tradition que peut se développer l'esprit critique. Arendt l'avait déjà bien vu. En coupant l'enseignement de la tradition on fabrique non pas des esprits libres mais du conformisme de masse puisque le seul horizon qui reste ouvert c'est celui du " ici et maintenant ", c'est-à-dire celui de la société capitaliste. C'est précisément ce que visent toutes les " réformes pédagogiques ".
L'anti-autoritarisme des réformateurs démolisseurs de l'école ne vaut pas mieux. La destruction de l'autorité du maître n'est pas celle de sa capacité disciplinaire, mais celle de la légitimité de sa parole. Les attaques de Allègre contre les enseignants ne sont pas simplement la volonté du sinistre de l'Education nationale de liquider les statuts, ni l'expression d'un ressentiment d'origine familiale : il s'agit d'abord de la destruction de la tradition héritée et de la légitimité de la parole de ceux qui en sont les porteurs. Selon les techniques de la révolution culturelle maoïste, du " plein feu sur le quartier général et sur les mandarins ", on dresse les jeunes contre leurs maîtres pour leur interdire de grandir, les enfermer dans l'état de " jeune " soumis aux impératifs du néolibéralisme. On rappellera seulement que cette utilisation des jeunes contre les parents est un des traits distinctifs des régimes autoritaires ou à visée totalitaire. On rappellera également qu'il s'agit d'un anti-autoritarisme qui ne vise qu'une autorité, celle qui procède de la parole et du savoir. Car ces mêmes anti-autoritaires n'hésitent, après avoir semé le désordre, à prôner l'installation presque à demeure des policiers dans les établissements scolaires.
Dans cette situation, il faut singulièrement mettre en question l'enseignement du français tel qu'il a été conçu par des technocrates ivres de puissance, un enseignement qui vise à vider la langue de toute signification pour se transformer en simple codage pour la communication ; le triomphe de la rhétorique – d'une fausse rhétorique – est ici la défaite du sens. L'incapacité à prendre la distance nécessaire entraîne la soumission à l'immédiat et au monde tel qu'il est. L'idéologie managériale pénètre profondément les esprits. Profit, gain, rentabilité : voilà les termes dans lesquels se mène toute réflexion. Règne l'utilitarisme le plus plat et le relativisme – chacun sa vérité, chacun sa morale – domine les esprits. Le langage lui-même est appauvri à un degré inimaginable chez des élèves qui passent le bac. On parle de " gérer " ses passions ! à 18 ans !
Une bataille centrale
Au moment où ces lignes sont écrites, la mobilisation se poursuit dans l'enseignement. Les syndicats directement liés au gouvernement de la gauche plurielle (tel la FSU, dirigée par des proches de Robert Hue) tentent de sauver la mise à Jospin. Alors que la mobilisation s'ordonne autour de la question du retrait des " chartes " et décrets, ils veulent faire du partage de la " cagnotte fiscale " et des moyens la question essentielle. Non que la question des moyens soit secondaire : de nombreuses académies, pour des raisons démographiques sont confrontées à une sérieuse pénurie d'enseignants. Mais la question des moyens, généralement, est une question subordonnée à celle des finalités de l'enseignement. Les mots d'ordre syndicaux du genre " des moyens pour la réforme " sont des mots d'ordre de soutien direct au démolissage de l'école. Au-delà des questions tactiques immédiates, la nouvelle querelle scolaire revêt une importance décisive.
C'est en effet un des points de clivage au sein de la " gauche " et un des axes autour desquels se recomposent toutes les forces politiques. Alors que les chefs de la gauche ne peuvent plus être distingués des chefs de droite auxquels ils ont succédé, alors l'intérieur de l'électorat et des organisations liées aux partis traditionnels, la bataille est d'ores et déjà engagée. La maturation des esprits en quelques mois est tout à fait considérable. Des dizaines de milliers d'enseignants, pour qui le vote à gauche est un réflexe, sont allés remettre leurs cartes d'électeurs aux députés socialistes. Le chantage traditionnel – en attaquant un gouvernement de gauche, vous faites le jeu de la droite – ne fait plus recette. Certes, ces enseignants peuvent plonger simplement dans l'abstentionnisme politique. Y aura-t-il à gauche ds gens pour se lever et proposer une alternative politique ? C'est là question essentielle. En continuant de couvrir le gouvernement Jospin, les courants membres de la " gauche plurielle " qui veulent rester véritablement de gauche courraient le risque de jeter ces dizaines de milliers de citoyens dans le désespoir politique. L'idée se répand que la gauche et la droite sont la même chose et que si on vote la seule à faire est de prendre l'un pour taper sur l'autre !
Ce qui se passe chez les enseignants n'est pas un phénomène isolé. Chez les parents d'élèves, on trouve les mêmes évolutions. Pendant que les dirigeants de la FCPE et de la PEEP (les fédérations de parents de l'élèves de " gauche " et de " droite ") se retrouvent d'accord pour chanter les louanges de la " réforme ", les bases se mobilisent aux côtés des enseignants. Les occupations d'écoles, de collège voire d'institutions officielles comme les inspections d'académies démontrent que la tentative d'opposer les enseignants aux parents a fait long feu et que les manœuvres ignobles du gouvernement se retournent contre lui. Les parents savent bien que le " lycée allégé " que les réformes mettent en place est d'abord dirigé contre les enfants des classes populaires, contre ceux qui ne pourront pas avoir de cours privé, contre ceux qui ne disposent pas de la culture à domicile. Ils commencent à percevoir que le " différentialisme " scolaire, en mettant l'élève au centre enferme l'élève dans le ghetto de son quartier, de son origine sociale et n'a pas d'autre but que d'assurer la protection des rejetons des classes supérieures contre la fréquentation de la plèbe. On finit par savoir que beaucoup de notables socialistes ne mettent pas leurs enfants dans les lycées de " zones sensibles " mais dans les bahuts chics du centre de Paris ou à l'École Alsacienne… Le lycée allégé, c'est le lycée pour les pauvres et le refus de cette politique de ségrégation monte.
Tout cela dessine les axes d'un rassemblement politique unitaire. Défendre l'école de la République, c'est d'abord un autre terrain de lutte contre la mondialisation et la dictature des institutions du capital financier comme l'OCDE, l'OMC et tutti quanti. Défendre l'école de la République, c'est reprendre appui sur la tradition égalitaire qui unit depuis les origines le mouvement ouvrier français à la " gueuse ". On sait bien que l'école en tant que telle ne peut pas changer la société. Demander à l'école de supprimer les différences de classes, c'est lui fixer une mission impossible. Le capitalisme reste le capitalisme et il est impossible que l'école transforme tous les jeunes en capitalistes ou en cadres dirigeants. Sans aucun doute l'école ne peut-elle produire que des pauvres instruits. Mais depuis toujours la tradition du mouvement ouvrier est de lutter contre l'ignorance, car l'instruction non seulement est un bien en soi, mais est aussi une arme dans le combat pour la transformation de la société. Défendre l'école républicaine, c'est donc défendre un point de vue de classe, le point de vue des travailleurs qui forment l'immense majorité du pays. Défendre l'école républicaine, c'est enfin affirmer qu'une société humaine ne peut vivre que s'il existe un bien commun, qui appartienne à tous et à personne et que la vie humaine ne peut subsister dans " les eaux glacées du calcul égoïste " et l'utilitarisme à courte vue.
Voilà quelques éléments qui permettent de commencer à définir ce que devrait faire un véritable parti des travailleurs, rompant résolument les magouilles d'une gauche plurielle " blairisée " et consacrée exclusivement à la défense du désordre capitaliste.
(c) Denis Collin – le 21 Mars 2000.

On comprend donc que le conflit, larvé pendant longtemps, ouvert aujourd'hui, entre le ministre Allègre et le monde enseignant concentre les questions politiques de l'heure. À bien des égards, c'est tout l'avenir de la coalition de la gauche plurielle qui se joue là, comme semblent d'ailleurs s'en rendre compte les alliés du PS, PCF et MDC, qui ne cachent plus leur mécontentement à l'égard du vieux copain de basket de Jospin. Même les socialistes s'inquiètent et commencent à le faire savoir. Il est vrai que de nombreuses délégations assaillent les permanences de députés, pour leur offrir les cartes électorales appelées à ne plus servir… Les députés aiment bien Allègre, mais leur siège leur est encore plus cher. Dans les médias, on s'intéresse surtout à l'anecdotique : les coups d'éclat et les injures du ministre à l'égard des enseignants, les opérations publicitaires tapageuses et les colloques coûteux. Quand les enseignants protestent, on tente de ramener cela à du simple corporatisme ou à des questions de rallonge budgétaire. Tout est fait pour les enjeux politiques fondamentaux soient escamotés. Ces enjeux sont situés à plusieurs niveaux :
1/ l'éducation est une des questions centrales aujourd'hui dans le processus de la mondialisation du capital ;
2/ l'école en France est des points où s'exprime la résistance à la destruction de la République et de la souveraineté populaire au profit du gouvernement technocratique européen ;
3/ la question de l'école peut être l'axe d'une recomposition politique et d'une reconstruction des forces du mouvement ouvrier. Ce sont ces trois enjeux que j'étudierai en premier lieu. Ensuite il s'agira d'étudier comme se disposent aujourd'hui les diverses forces politiques et syndicales. Enfin je tenterai de dessiner quelques axes des batailles à venir.

La théorie de l'évolution. État des connaissances, controverses et usages frauduleux


Le droit naturel


Communauté, société, communautarisme


Qu'est-ce que la justice sociale?


Pour une critique de l'utilitarisme


Utilité et intérêt

Les théories utilitaristes dont Bentham, Mill et Sidgwick sont, traditionnellement et par méconnaissance philosophique, les représentants les plus connus ne doivent pas être confondues avec les théories de type hobbesien ou les théories du " rational choice ", bien qu'il y ait chez Hobbes une dimension utilitariste évidente – mais on pourrait aussi déceler cette dimension chez Spinoza et certaines formes d'utilitarisme ne sont pas complètement absentes de la pensée d'Aristote. peut-être même faut-il accepter cette remarque de J.S. Mill :
Tous les partisans de la a priori, pour peu qu'ils jugent nécessaire de présenter quelque argument, ne peuvent se dispenser d'avoir recours à des arguments utilitaristes.
D'emblée, chez Jeremy Bentham par exemple, l'utilitarisme prend un tour qui l'éloigne du calcul de l'intérêt hobbesien. Alors que chez Hobbes il s'agit de seulement de la survie – la première loi de nature est celle qui nous dicte de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver notre propre vie – l'utilitarisme pose au premier plan la question du bonheur. Il s'agit, en effet, de construire une " arithmétique des plaisirs " qui permette d'accorder " le bonheur au plus grand nombre ". Est utile ce qui augmente le bonheur de la , mais à condition de ne pas oublier que la est un " corps fictif " et que le bonheur doit donc être compris comme celui des individus membres de la . Au lieu d'opposer l'intérêt commun au plaisir individuel, Bentham affirme que l'intérêt commun n'est pas autre chose que l'intérêt des individus et l'intérêt des individus est la maximisation de la somme des plaisirs ou " ce qui revient au même ", la minimisation de la somme des peines. Une fois ce principe admis, nous disposons d'un critère permettant de reconnaître une action  : est moral qui ce qui permet d'augmenter la somme globale de plaisirs disponibles pour une donnée. Ce n'est donc plus l'intérêt égoïste qui commande, mais le bonheur du plus grand nombre, voire de tous – si possible. Alors qu'on pouvait se demander si la philosophie de Hobbes pouvait encore fonctionner comme , ici nous sommes bien dans une philosophie et même une éthique qui part de la définition de ce qu'est la vie bonne pour rapporter nos règles de vie et nos actions à cette définition.
Bonheur et plaisir

L'arithmétique des plaisirs de Bentham souffre de nombreuses lacunes sur le plan de la philosophie , quoique par sa simplification même elle puisse fournir une philosophie parfaitement adaptée à l'économie politique devenue science économique.
Tout d'abord la définition du bonheur comme plaisir est fort discutable sauf à donner au plaisir un sens si large qu'il recouvre entièrement la notion même de bonheur. Or ce n'est pas ce que fait Bentham. Pour lui parler de bonheur sans le lier immédiatement au plaisir, c'est tout simplement du bavardage métaphysique. Mais le plaisir lui-même doit être défini de manière suffisamment sage pour être compatible avec les bonnes mœurs. Bentham n'est pas un libertin français et encore moins le marquis de Sade ! Donc, le plaisir est transformé, conformément en cela avec les enseignements d'Épicure, en une simple absence de douleur – l'aponie épicurienne. Cette double réduction est malheureusement tellement contraire à nos intuitions courantes qu'on ne voit pas bien comment elle pourrait s'imposer d'elle-même. Parmi nos plaisirs les plus intenses, nombreux sont ceux qui demandent des efforts et même de la peine ou de la douleur. Épicure lui-même sait qu'il faut apprendre à supporter la douleur qui est souvent la condition même du plaisir. Et le Montaigne de l'essai " Sur quelques vers de Virgile " est bien plus convaincant que l'hédonisme simplificateur – pour ne pas dire simpliste – de Bentham.
Conscient de ces faiblesses, Mill critique Bentham en modifiant la définition du bonheur et du plaisir. À l'arithmétique, il cherche à substituer une définition qualitative des plaisirs. Le plaisir que l'homme doit rechercher est d'abord le plaisir moral lié à l'exercice de la pensée. Ainsi, J.S. Mill rappelle que le but de la philosophie est de trouver un " premier principe reconnu ", car l'absence d'un tel principe " a fait de la moins le guide que la consécration des opinions professées par les hommes. " Ce qui implique donc que les utilitaristes se proposent de réussir là où les autres spécialistes de ont échoué. Mais quel est donc ce " premier principe " ? Il s'agit tout simplement du " bonheur ", ce qui situe l'utilitarisme dans le champ bien connu de l'eudémonisme. Mais se situant apparemment dans la même tradition épicurienne que Bentham, Mill affirme
Par " bonheur " on entend le plaisir et l'absence de douleur ; par " malheur " la douleur et la privation de plaisir.
Mais immédiatement après, Mill s'empresse de se séparer de tous ceux qui pourraient lui rappeler que tout plaisir vient du ventre. Il faut incorporer à l'épicurisme originel des utilitaristes " beaucoup d'éléments chrétiens aussi bien que stoïciens. " Et donc les plaisirs auxquels il faut assigner la plus haute valeur ne sont pas ceux de la sensation mais ceux " que nous devons à l'intelligence, à la sensibilité, à l'imagination et aux sentiments moraux. " Il faut donc distinguer les plaisirs selon leur qualité :
Peu de créatures humaines accepteraient d'être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisirs de bêtes ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du cœur et une conscience à être égoïste et vil, même s'ils avaient la conviction que l'imbécile, l'ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu'eux-mêmes avec le leur.
C'est pourquoi
Il vaut mieux être un homme insatisfait qu'un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu'un imbécile satisfait.
De ceci se conclut que " l'idéal utilitariste, c'est le bonheur général et non le bonheur personnel. " On voit par là que l'extension de la notion de plaisir et l'introduction de la différence qualitative entre les plaisirs rapproche considérablement Mill des éthiques eudémonistes traditionnelles, d'inspiration aristotélicienne ou chrétienne et si un certaine insatisfaction veut mieux qu'une satisfaction vile, on ne voit plus bien où se trouve le principe premier qui soit en même temps un critère empirique que nous promettaient les utilitaristes. La est ce qui conduit au bonheur ; or le bonheur réside dans le plaisir et le plaisir réside dans la et alors le bonheur réside dans la et par conséquent Mill n'est pas un utilitariste mais un stoïcien qui cherche à parler avec les mots d'une pensée anglaise dominée par l'empirisme et l'économie politique. Ou encore le plaisir réside dans la connaissance et la contemplation du vrai et alors le bonheur réside dans la theoria des Grecs et par conséquent Mill est un aristotélicien. Ou encore, comme le disait déjà Descartes qui voulait mettre d'accord stoïciens et épicuriens, le plus grand contentement de soi réside dans le bon usage du libre arbitre et alors Mill est d'accord avec la cartésienne. Bref, l'extension proposée par Mill transforme presque toutes les morales en morales utilitaristes.
Pour les utilitaristes, la version proposée par Mill présente encore un autre défaut. L'utilitarisme de Bentham a l'avantage d'être la philosophie adéquate à l'économie politique en voie de se transformer en pure et simple apologie du mode de production capitaliste. Il n'en va pas de même avec Mill puisque la préférence pour la vie vertueuse peut s'opposer à la recherche individuelle du maximum de biens matériels qui constitue le principe de base du capitalisme concurrentiel. On peut, en effet, prétendre que l'idéal de la science économique est celui du porc satisfait auquel Mill préfère l'homme insatisfait. Tant que l'économique se contente d'être le moyen au service de la vie, selon la conception traditionnelle qui remonte à Aristote, il n'y a aucun problème particulier. Avec la science économique moderne, il en va autrement puisqu'elle prétend fournir un modèle indépassable pour le droit, la politique et la . Les deux premiers aspects sont vus plus loin. Pour le troisième, si un homme respecte sa parole ou sa signature dans les contrats et si la propriété privée est protégée, il n'y a pas d'autre précepte moral à produire puisque chacun cherchant à maximiser ses avantages sur le plan économique concourra au bonheur de tous. Celui qui est obsédé par la volonté d'avoir toujours plus d'argent, quels que soient les moyens – légaux – employés, celui est véritablement l'être moral. Ambition dévorante, cupidité, égoïsme, absence de toute compassion à l'égard de la souffrance, ce ne sont plus des vices mais des à-côté éventuellement désagréables, et la compassion, la charité, le respect des autres, le courage et la mesure ne sont plus que des vertus annexes qui ne sont pas requises et peuvent même être dangereuses – les économistes classiques n'ont pas de mots assez durs pour fustiger ceux qui, par compassion, veulent aider les pauvres et œuvrent ainsi contre le progrès économique. Discours qui reste celui des grandes institutions économiques (OCDE, AMC, FMI, etc.) aujourd'hui plus que jamais. Un tel discours trouve dans l'utilitarisme de Bentham sont complément idéal. Mais l'utilitarisme de Mill ne peut remplir cette fonction, sauf au prix de contorsions et d'hypothèses supplémentaires. Si l'utilitarisme de Mill est la adéquate au , ce serait seulement entendu dans le sens américain du terme – les " libéraux " sont, outre-Atlantique, plutôt classés à gauche et se donnent comme les porteurs du souci de justice sociale. Si la liberté individuelle est un bien intangible, il est nécessaire cependant de la rendre compatible avec le bonheur général qui constitue, pour Mill, le critère suprême de l'action . Ce qui explique tout à la fois le féminisme, la défense du droit au non conformisme et les tendances socialisantes qui caractérisent cette pensée.
Mill critique de Kant

Dans sa défense de l'utilitarisme, Mill affirme que même Kant, le plus souvent, détermine si une maxime peut valoir comme loi universelle en envisageant ses conséquences et donc en se plaçant d'une certaine manière sur le terrain même de l'utilitarisme. Mill a certainement raison pour quelques uns des exemples utilisés par Kant, mais il a tort de généraliser. Dans la réponse à Benjamin Constant, D'un prétendu droit de mentir par humanité, l'argumentation de Kant est en effet très utilitariste, en dépit du refus de tout critère conséquentialiste dans la doctrine kantienne. Pourquoi le droit de mentir doit-il être refusé même dans le cas où un mensonge permettrait de sauver une vie humaine ? Kant donne deux arguments :
1.      Tout mensonge, quelles qu'en soient les raisons, constitue une injustice envers l'humanité tout entière, car en s'autorisant à mentir, cette action a pour effet que des déclarations en général ne trouvent pas de créance, et que, par conséquent, tous les droits qui sont fondés sur des contrats tombent également.
2.      Le deuxième argument est plus singulier, puisqu'il consiste à mettre en garde ce qui serait tenté d'accepter le mensonge " bien intentionné " contre les conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter :
Si tu as, par exemple, empêché d'agir par un mensonge quelqu'un qui se trouvait avoir des intentions meurtrières, tu es responsable d'un point de vue juridique de toutes les conséquences qui pourraient en résulter. Mais si tu t'en es tenu strictement à la vérité, la justice publique ne peut rien te faire quelles que soient les conséquences imprévues.
On est bien ici dans une argumentation de type utilitariste : il est bon pour l'humanité toute entière que le principe de la parole donnée puisse être tenu pour valide ; il est toujours préférable pour moi de ne pas mentir, c'est la stratégie qui m'épargnera les ennuis dans lesquels on tombe inévitablement dès qu'on se met à mentir. Du point de vue même qui est celui de Kant, tout ce texte est très problématique. Il démontre aussi que le principe d'universalisation qui est à la base de l'impératif kantien recèle de nombreuses difficultés : l'argument de Kant va tellement contre notre sens commun – je dois mentir aux assassins, contrairement à ce qu'affirme Kant – qu'il peut sembler ouvrir la voie à toutes les maximes morales les plus contradictoires entre elles. Mais je laisse de côté, pour l'instant les difficultés de la kantienne.
Mill semble donc fondé à écrire :
[Kant] reconnaît virtuellement que l'intérêt de l'humanité envisagée collectivement, ou tout au moins de l'humanité envisagée sans distinction de personnes, doit être présent à l'esprit de l'agent quand il juge en conscience de la moralité de l'acte.
On pourrait admettre, à la rigueur cette formulation, qui n'est pas très éloignée de cette autre formulation de l'impératif catégorique qui nous commande de considérer l'humanité comme une fin en soi. Cependant, cela ne fait pas de la kantienne une utilitariste. Mill propose d'interpréter ainsi le principe de Kant :
Nous devons diriger notre conduite d'après une règle que tous les êtres raisonnables puissent adopter avec avantage pour l'intérêt collectif.
Aussi proche de l'impératif catégorique que cette formulation puisse sembler, elle est cependant réductrice et conduit finalement à méconnaître ce qui constitue le nerf de la métaphysique des mœurs. L'intérêt collectif de l'humanité ne suffit pas à définir le devoir moral. Et Kant s'en explique clairement dans un des passages les plus remarquables de la 2ème section des Fondements de la métaphysique des mœurs :
Enfin un quatrième à qui tout sourit, voyant d'autres hommes (à qui il pourrait bien porter secours) aux prises avec de grandes difficultés, raisonne ainsi : Que m'importe ? Que chacun soit aussi heureux qu'il plaît au ciel ou que lui-même peut l'être de son fait, je ne lui déroberai pas la moindre part de ce qu'il a, je ne lui porterai pas même envie ; mais je ne me sens pas le goût de contribuer en quoi que ce soit à son bien-être et d'aller l'assister dans le besoin ! Or, si cette manière de voir devenait une loi universelle de la nature, l'espèce humaine pourrait fort bien subsister, et assurément dans de meilleurs conditions que lorsque chacun a sans cesse à la bouche les mots de sympathie et de bienveillance, et même met de l'empressement à pratiquer ces vertus à l'occasion, mais, en revanche, trompe dès qu'il le peut, trafique du droit des hommes ou y porte atteinte à d'autres égards. Mais, bien qu'il soit parfaitement possible qu'une loi universelle de la nature conforme à cette maxime subsiste, il est cependant impossible de vouloir qu'un tel principe vaille universellement comme loi de la nature. Car une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-même ; il peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de la sympathie et de l'assistance des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d'obtenir l'assistance qu'il désire par cette loi de la nature issue de sa volonté propre.
Ce quatrième à qui tout sourit, c'est " l'homme aux écus " de la première section du Capital de Marx. C'est le bourgeois égoïste qui propose que chacun poursuive c'est propres fins et que c'est ce qu'on peut faire de moins mal pour l'humanité tout entière. Sur le plan factuel, Kant admet les prémisses de ce raisonnement. L'égoïsme rationnel est sans doute un bon calcul et pourrait même être profitable à l'humanité. Mais nous ne pouvons pas le vouloir sans nous contredire nous-mêmes. Il ne suffit donc pas qu'un principe soit applicable et avantageux pour l'humanité dans son ensemble, il faut encore que je puisse le vouloir en tant que je suis un être rationnel-raisonnable. D'où la conclusion :
… à coup sûr l'humanité pourrait subsister, si personne ne contribuait en rien au bonheur d'autrui, tout en s'abstenant d'y porter atteinte de propos délibéré ; mais ce ne serait là cependant qu'un accord négatif, non positif avec l'humanité comme fin en soi, si chacun ne tâchait pas aussi de favoriser, autant qu'il est en lui, les fins des autres.
On reviendra sur la critique de cette " conception purement négative ", celle-là même qu'on trouvera dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 – la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. On se contentera pour l'instant de noter le plus important, ce qui sépare Kant des utilitaristes les plus préoccupés du respect de l'autre et du bonheur de l'humanité : les utilitaristes se placent sur le plan de nos tendances spontanées et de ce qui est faisable sans contradiction alors que Kant rompt radicalement avec cette conception en se plaçant du point de vue du vouloir humain. Je peux donc je veux, dit l'utilitariste. Je dois, donc je peux, répond Kant. Ainsi la critique que Mill adresse à Kant manque-t-elle son but. En même temps, tout cela démontre combien les utilitaristes sont loin d'avoir la profondeur et l'ampleur de vue qu'exige la philosophie .
Rawls critique de l'utilitarisme

John Rawls, depuis la publication de la Théorie de la justice, cherche à construire une théorie politique. pourtant cette théorie politique est appuyée sur une conception de la dont l'inspiration kantienne est explicite. La troisième partie de la Théorie de la justice est, d'ailleurs, consacrée aux fins et vise bien à réinsérer la théorie politique dans une philosophie .
Dans la mesure où il affirme la priorité du juste sur le bien, Rawls ne pouvait que s'opposer vigoureusement à l'utilitarisme classique, car pour ce dernier, la priorité est rigoureusement inverse. Montrant que les principes de justice conduisent souvent à des situations indécidables, Mill affirme ainsi que " c'est l'utilité sociale qui permet de décider entre l'un et l'autre ". La subordination de la justice ne pouvait pas être exprimée plus clairement. On retrouve la même idée formulée avec plus de précision un peu plus loin :
Tous les hommes étant également fondés à réclamer le bonheur sont également fondés par là même, et de l'avis du moraliste et du législateur, à réclamer tous les moyens de l'atteindre, mais seulement dans les limites qu'imposent à la maxime les exigences inévitables de la vie humaine et de l'intérêt général, dans lequel est compris celui de chaque individu ; ces limites doivent d'ailleurs être strictement tracées.
Ce qu'on peut encore résumer ainsi :
Toutes les personnes sont estimées avoir droit à l'égalité de traitement, à moins que quelque intérêt social reconnu n'exige le contraire.
La justice n'a sa place que pour autant qu'elle ne contredit pas la nécessaire recherche du bonheur maximum des individus. Cette subordination de la justice au bien – et même plus exactement au bonheur – trouve son expression concentrée dans la formulation qu'en donne Sidgwick et qui constitue le point de départ de la critique de Rawls : une société est bien ordonnée, et par là même juste, quand ses institutions majeures sont organisées de manière à réaliser la plus grande somme totale de satisfaction pour l'ensemble des individus qui en font partie.
Rawls fait d'abord remarquer que l'utilitarisme appliqué à la justice repose sur l'idée qu'il y a un passage naturel entre ce qui est bon pour l'individu à ce qui est bon pour le groupe, autrement dit " La justice sociale est l'application du principe de prudence rationnelle à une conception du bien-être du groupe considéré comme un agrégat. " Dans la conception utilitariste, le juste est conçu comme ce qui maximise le bien. Une fois les principes utilitaristes clairement identifiés, Rawls les remet en cause radicalement, car il s'oppose au principe d'égalité, sur lequel repose la théorie du contrat social :
Puisque chacun désire protéger ses intérêts, sa capacité à favoriser sa conception du bien, personne n'a de raison de consentir à une perte durable de satisfaction pour lui-même afin d'augmenter la somme totale. En l'absence d'instincts altruistes, solides et durables, un être rationnel ne saurait accepter une structure de base simplement parce qu'elle maximise la somme algébrique des avantages , sans tenir compte des effets permanents qu'elle peut avoir sur ses propres droits, ses propres intérêts de base. C'est pourquoi, semble-t-il, le principe d'utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l'idée de réciprocité implicite dans le concept d'une société bien ordonnée.
L'utilitarisme n'est pas une théorie erronée du comportement humain. Rawls doute visiblement que les hommes soient une espèce dotée naturellement d'un altruisme solide et durable. Par conséquent, il est certainement raisonnable de considérer que les individus, en fait, calculent prudemment ce qui sera le plus favorable pour eux et pour leur propre conception du bien. Ce que conteste Rawls, ce n'est pas cela. C'est qu'on puisse étendre cette conception des comportements humains aux principes sur lesquels devrait être construite une société bien ordonnée. Le passage du bien individuel au bien collectif constitue la clé des conceptions morales des utilitaristes, car l'utilitarisme ne peut être une conception que si le bien individuel et le bien collectif peuvent être identifiés. Or, ce passage, affirme Rawls, est illégitime, non parce que les individus seraient différents de ceux que décrit l'utilitarisme, non parce que l'on devrait opposer à l'utilitarisme des morales moins profanes, fondées sur l'obéissance à la loi divine ou à la loi naturelle ou à tout ce que veut d'autre ; mais tout simplement parce que des individus " utilitaristes " placés dans les conditions initiales où l'on doit choisir les principes de base d'une société bien ordonnée ne choisiraient pas le principe d'utilité comme principe architectonique. L'argumentation de Rawls a suscité chez ses commentateurs et critiques un grande perplexité, en ce qu'on y voit se combiner des présuppositions utilitaristes et une référence appuyée aux morales déontologiques du type de celle de Kant. Cette combinaison semble fortement contradictoire et peut-être même explosive.
Le pari de Rawls est que cette combinaison paradoxale permet de construire une théorie robuste. La philosophie de Kant, dans sa forme originelle, pose des questions redoutables. En particulier, elle conduit à accepter un ensemble de postulats nécessaires pour la raison pratique, comme l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et l'existence d'un souverain bien qui réconcilierait l'obéissance au devoir et la recherche du bonheur. Suivre la de Kant ne serait donc possible que si on est un bon protestant piétiste. Un athée reconnaîtrait les exigences morales issues de l'impératif catégorique – pour en arriver là il lui suffit simplement de suivre sa propre raison dans son usage pratique – mais Kant a l'air de croire que mettre en pratique ces exigences serait au dessus de ses forces, faute de ce réconfort moral que lui prodigue la foi – l'idée qu'en agissant bien je serai digne du bonheur … dans l'au-delà ! D'où les accusations si fréquentes qui font de la de Kant une "  de curé ", accusations injustes si on veut bien admettre qu'en réalité la catholique issue en partie de l'aristotélisme revu par saint Thomas d'Aquin est, pour l'essentiel, une eudémoniste voire utilitariste et non une déontologique. La structure de la raison pratique kantienne, du reste, ne rend pas bien convaincant ce recours aux postulats. Il reste que Kant pose une question bien embarrassante : comment l'homme pourrait-il être conduit à admettre les lourds sacrifices qu'impose le respect de la loi s'il est privé de cette référence à une transcendance divine. Habermas laïcise définitivement le kantisme en montrant que le principe d'universalisation (principe " U ") découle des présuppositions pragmatiques de l'argumentation. Rawls prend une autre voie pour aboutir à ce résultat, celle de la procédure propre aux théoriciens du contrat social. Des individus placés dans des conditions initiales adéquates et ne raisonnant que d'un point de vue utilitariste adopteraient les principes de justice non utilitaristes. En tant qu'individu ayant besoin de la coopérer avec les autres individus tout en ayant des intérêts propres, éventuellement conflictuels avec ceux des autres individus, je souhaite raisonnablement que la société que je forme avec les autres soit un système coopération équitable.
Or le principe de maximisation du bien général peut entrer et entre nécessairement en conflit avec les principes d'une coopération équitable. En particulier, la maximisation du bien général peut fort bien conduire au sacrifice de la position que certains membres de la . Les Grecs anciens ne concevaient pas que le bien le plus grand puisse être atteint sans l'institution de l'esclavage ; c'est même un des arguments fondamentaux d'Aristote en faveur de l'esclavage : s'il n'y a plus d'esclaves, tous devront travailler, se préoccuper de la reproduction des conditions de la vie et il n'y aura plus d'hommes libres, c'est-à-dire d'hommes qui puissent se livrer aux activités les élevées et les plus dignes de l'essence humaine. Mais personne ne pourrait choisir une situation où il risque d'être esclave – à moins d'être fou, disait déjà Rousseau – et, par conséquent, une société fondée sur l'esclavage, même si elle maximise le bien général ne serait pas une société bien ordonnée.
On peut certes imaginer qu'il y a des frontières déterminées au delà desquelles le principe d'utilité doit céder le pas aux droits naturels de la personne – qui interdirait par exemple l'esclavagisme – mais en ce cas l'utilitarisme ne peut plus prétendre fournir le critère permettant de définir les comportements humains auxquels doit s'attacher la qualification de " bon " : un comportement est bon non pas s'il est utile, mais s'il respecte la personne. Et on retombe alors dans une déontologique de type kantien, ce à quoi pourtant l'utilitarisme nous promettait d'échapper. Si on essaie de justifier le respect de la personne d'un point de vue utilitariste, les choses sont encore plus compliquées. C'est pourquoi traditionnellement les utilitaristes reprennent toujours plus ou moins des doctrines du bonheur collectif comme justification ultime. À la doctrine utilitariste qui suppose la détermination des comportements individuels par ce qu'on croit être le bien commun, Rawls oppose le principe de respect, le caractère inviolable des droits de la personne et le principe d'égale liberté.
Revue des critiques de l'utilitarisme

L'utilitarisme est face à un dilemme redoutable. Soit il s'en tient à sa version " matérialiste " primitive, type Bentham et alors il tombe dans les difficultés les plus sérieuses – il est une doctrine à peu près inconsistante sur le plan logique. Soit, au contraire, il cherche à échapper à ces difficultés, dans sa version sophistiquée de type Mill – à l'utilitarisme pur et dur, Mill substitue en fait un théorie mixte – mais alors il se heurte à une double opposition :
1.      il est devenu incapable de remplir le programme qui est le sien, à savoir découvrir un principe premier qui puisse servir de critère de jugement moral sans recourir aux morales a priori ;
2.      il ne peut plus nous sortir des embarras dans lesquels la métaphysique nous avait laissé ; l'arithmétique des plaisirs promettait une procédure de calcul de la valeur d'un acte. L'introduction des plaisirs qualitatifs exclut cette procédure et rend parfaitement indéterminés les avantages supposés de telle ou telle action.
Les embarras de l'utilitarisme ont leurs racines dans des contradictions logiques dont on peut trouver l'analyse chez Moore. La première de ces confusions est celle qui découle du fait que l'utilitarisme est un hédonisme. Or, comme le montre Moore, " la conscience du plaisir n'est pas le bien unique, et de nombreuses situations dans lesquelles elle est incluse à titre de partie sont bien meilleures qu'elle. " La deuxième confusion résulte de l'idée que le bien propre et le plaisir personnel sont la même chose. Voici la conclusion de la réfutation qu'en donne Moore :
La seule raison que je puisse avoir de viser mon " bien propre ", c'est qu'il soit bon absolument que ce que j'appelle ainsi m'appartienne – bon absolument que j'aie quelque chose que d'autres ne peuvent avoir si, moi, je l'ai. Mais s'il est bon absolument que je l'aie, alors toute personne a autant de raison que j'ai moi-même de viser le fait le que je l'aie. Si, donc, il est vrai de l'intérêt ou du bonheur de tout homme pris isolément qu'il doive être sa seule fin ultime, cela ne peut vouloir dire qu'une chose : que l'intérêt ou le bonheur de cet homme est le bien unique, le bien universel et la seule chose que quiconque a le devoir de viser. Ce qu'affirme donc l'égoïsme, c'est que le bonheur de chaque homme est le bien unique – qu'un bon nombre de choses différentes sont chacune la seule bonne chose qui soit – ce qui est une contradiction absolue ! On ne pourrait rêver plus complète et plus totale réfutation d'une théorie.
De cela découle, pour Moore qu'il n'y aucun sens à parler d'un égoïsme rationnel et donc l'utilitarisme est une philosophie inconsistante logiquement.
L'échec de l'utilitarisme au regard des buts qu'il se propose lui-même n'est pas vraiment étonnant. L'utilitariste se propose de décrire les motivations psychologiques humaines et il découvre que les hommes cherchent leur utile propre, agissent en fonction de leurs intérêts et voudraient être heureux. Mais pour construire une , il ne suffit pas de décrire les mœurs humaines ; il faut être capable de dire ce que les hommes doivent faire. Or il n'y aucun sens à dire que les hommes doivent rechercher le bonheur ; cela n'aurait pas plus de sens que d'édicter des préceptes pour obliger les gens à respirer, à se nourrir ou à faire l'amour. De ce point de vue, il faut rendre grâce à Kant d'avoir démontrer que le bonheur ne pouvait jamais être un principe moral – non qu'il faille être malheureux pour être moral, mais parce que le bonheur et la appartiennent à deux ordres de l'existence humaine qui n'ont aucun rapport l'un avec l'autre, même sous la forme du sophisme subtil du " bonheur moral " dont Kant a montré les antinomies.
Enfin, l'expérience pratique démontre que l'utilitarisme ne nous permet absolument pas de départager les comportements humains qui peuvent être tenus pour vertueux de ceux qui peuvent être tenus pour vicieux. La multiplicité des conceptions du bien propre interdit qu'un tel critère puisse raisonnablement être tenu pour valable. Le fait pour les individus de pouvoir poursuivre librement la recherche de leur satisfaction égoïste individuelle peut être considéré comme moralement acceptable du point de vue utilitariste, puisque si on adopte les théories de l'économie politique classique, le " laissez faire " est ce qui permet d'augmenter au maximum la richesse globale de la société et ainsi, en de cette forme particulière de la doctrine de l'harmonie préétablie qui a été popularisée par Adam Smith, l'égoïsme individuel le plus cruel se trouve être en même temps le comportement moral par excellence ! Mais en même temps, les philosophes utilitaristes démontrent tous que les comportements altruistes sont profitables à tous et donc profitables à l'individu qui les adopte. Par conséquent la même doctrine utilitariste vous recommandera de ne jamais pratiquer la charité qui encouragerait les pauvres dans leur paresse et de la pratiquer afin de renforcer la cohésion de la société humaine et de pouvoir bénéficier le cas échéant de la même aide que celle qu'on fournit à autrui quand on en a la possibilité (règle d'or). Théoriquement inconsistant, l'utilitarisme aboutit à des comportements contradictoires et peut servir de légitimation à tout et au contraire de tout.
Denis COLLIN

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Du scientisme au relativisme


Aristote définit la vertu comme un juste milieu entre l’excès et le défaut. Il semble bien qu’il en aille de même avec la science. Entre l’excès de science qu’est le scientisme et son défaut qu’est le relativisme, la juste valeur de la science n’est pas toujours facile à saisir.

I.       Concept moderne de la science

Ce que nous appelons science n’est pas très clair. L’épistémologie contemporaine s’est même consacrée à la recherche de la démarcation entre ce qui est science et ce qui ne l’est pas. On distingue un concept ancien de la science, celui que nous ont légué Platon et Aristote, et un concept moderne. L’épistémè grecque désigne toute forme de savoir rationnel. Dans la hiérarchie aristotélicienne des sciences, on distingue les sciences par leur place dans un système hiérarchique : certaines sciences sont architectoniques, elles sont organisatrices par rapport à d’autres sciences qui ne sont recherchées qu’en vue d’une fin extérieure. Au sommet de cette pyramide des sciences figure la philosophie, qui donne aux autres leurs principes. La science moderne, au contraire, se constitue de manière autonome, à l’écart de la hiérarchie traditionnelle des savoirs et en rupture avec « l’école », c'est-à-dire avec la tradition scolastique. Autonome, elle l’est de plusieurs manières.
Elle est émancipée de toute référence aux croyances religieuses. Dans la physique de Galilée, il ne reste plus trace de la présence divine. Cela ne veut pas dire qu’elle est athée. Mais la science est complètement séparée de la théologie. On raconte que Napoléon aurait demandé à Laplace, qui venait de lui dédicacer les premiers volumes de la Mécanique Céleste, dans quel chapitre de cette grande œuvre il était question de Dieu. Ce à quoi Laplace aurait répondu : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Authentique ou non, l’anecdote est significative.
La science moderne est également autonome à l’égard de la métaphysique. Loin d’être la « science architectonique », la métaphysique est écartée comme non pertinente dans le discours de la science. Le positivisme disqualifie la métaphysique soit comme expression d’un âge dépassé de la pensée humaine (voir Auguste Comte), soit comme purement et simplement dénuée de sens (le cercle de Vienne).
Galilée dans ses Dialogues sur les deux grands systèmes mène une polémique systématique contre la physique aristotélicienne. Non seulement la rupture porte sur la conception du monde, mais aussi sur la méthode et finalement sur la définition même de ce qu’on appelle science. La conception galiléenne du mouvement, fondée sur le principe d’inertie, n’a plus besoin d’un premier principe du mouvement, et la recherche des fins de la nature est explicitement rejetée de l’enquête philosophique : « nous rejetterons entièrement de notre philosophie la recherche des causes finales » (Descartes, Principes de la philosophie. I, §38)

II.    Succès de la conception moderne de la science

La science nouvelle peut se targuer de succès suffisamment considérables pour justifier le projet d’où elle est née. Il s’agit évidemment de ses succès pratiques. Alors que jusqu’à l’aube des temps modernes, la science et les techniques se développent sur des chemins presque entièrement distincts, la science va permettre de concevoir des applications techniques maîtrisées. Grâce à la mise en œuvre de la nouvelle méthode dans les sciences, nous allons pouvoir « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». (Descartes : Discours de la méthode, vie partie)
La science moderne a mis en route un processus cumulatif de progrès. Entre les atomistes et les aristotéliciens, il y a bien un débat scientifique, en ce sens qu’ils cherchent des systèmes explicatifs permettant de rendre raison des phénomènes. Mais il est impossible de trancher définitivement entre l’une ou l’autre de ces thèses. On peut accumuler les observations – comme on le fait en astronomie – il est toujours possible de trouver de nouvelles explications permettant de « sauver les phénomènes ». Avec l’introduction de la méthode expérimentale, il est possible de développer la connaissance scientifique de manière systématique. La révolution galiléenne rend obsolète définitivement la physique des Anciens. Elle délimite un champ du savoir et des méthodes qui ne sont pas remis en cause par les développements ultérieurs.

III. Le scientisme

Les triomphes de la science moderne conduisent la naissance d’un scientisme qui va s’épanouir au xixe et au xxe siècles. Si le terme « scientisme » caractérise toute prétention exagérée de la science, on peut le définir plus précisément par les traits suivants.

A.     La science moderne a supplanté les formes de pensée « pré-scientifique »

Parmi ces formes de la pensée pré-scientifique, la métaphysique figure en bonne place. Dans le positivisme, il y a une forme de scientisme. L’affirmation de Comte d’un âge positif, l’âge de la science succédant à l’âge théologique et à l’âge métaphysique s’inscrit dans le mouvement du xixe siècle qui fait de la science la forme la plus élevée de la pensée. Le positivisme se présente comme la nouvelle religion, que Comte espérait prêcher un jour à Notre-Dame. Ernest Renan affirme : « Ma religion, c’est toujours le progrès de la raison, c’est-à-dire de la science. » (L’avenir de la science, préface) La puissance de la science est considérée comme illimitée. Marcellin Berthelot, un des grands chimistes français, s’écriait : « le monde aujourd’hui est sans mystère ».
B.     La science légitime les applications techniques qui en sont issues.
Ainsi Marcellin Berthelot pouvait écrire : « Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit flacon d’épices aromatiques, accommodés à son goût personnel ; tout cela fabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines ; tout cela indépendant des saisons irrégulières, de la pluie, ou de la sécheresse, de la chaleur qui dessèche les plantes, ou de la gelée qui détruit l’espoir de la fructification ; tout cela enfin exempt de ces microbes pathogènes, origine des épidémies et ennemis de la vie humaine. Ce jour-là, la chimie aura accompli dans le monde une révolution radicale, dont personne ne peut calculer la portée ; il n’y aura plus ni champs couverts de moissons, ni vignobles, ni prairies remplies de bestiaux. L’homme gagnera en douceur et en moralité parce qu’il cessera de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes. » (Discours prononcé lors d’un banquet de la Chambre syndicale des Produits Chimiques le 5 avril 1884)
C.     Les sciences de la nature forment le modèle de toute science.
Le scientisme affirme que seule mérite le nom de science un genre de connaissance basé sur le modèle des sciences de la nature, plus précisément de la physique newtonienne. Les sciences de l’homme doivent emprunter leurs méthodes et leurs outils aux sciences naturelles. La psychologie comportementaliste considère comme seul objet d’une psychologie scientifique les comportements observables et qu’on peut éventuellement soumettre à expérimentation. En faisant varier les stimuli et en mesurant les réponses, on espère trouver des lois analogues aux lois de la physique. La sociologie, selon Comte, est une « physique sociale ». Durkheim s’exprime ainsi : « Successivement la physique et la chimie, puis la biologie et enfin la psychologie se sont constituées. On peut même dire que, de toutes les lois, la mieux établie expérimentalement — car on n'y connaît pas une seule exception et elle a été vérifiée une infinité de fois — est celle qui proclame que tous les phénomènes naturels évoluent suivant des lois. Si donc les sociétés sont dans la nature, elles doivent obéir, elles aussi à cette loi générale qui résulte de la science et la domine à la fois. » Mais c’est surtout en économie, d’économie politique devenue science économique, que la dérive scientiste est la plus nette. L’utilisation de fort contestables modèles mathématiques a donné l’illusion que l’économie était une « science comme les autres » et, pour tout dire, la mère de toutes les sciences sociales.
D.     La science a réponse à toutes les questions importantes.
Toutes les questions auxquelles l’humanité est confrontée doivent pouvoir trouver leur solution scientifique. C’est vrai non seulement des questions techniques au sens propre, c'est-à-dire celles qui concernent les rapports de l’homme avec son environnement naturel ou technique ; mais des questions qui concernent les rapports que les hommes entretiennent entre eux. L’art de l’institution des enfants cède la place aux « sciences de l’éducation ». Les rapports entre les hommes et les femmes sont du ressort du « sexologue ». Partout s’affirme, contre la décision proprement politique, le pouvoir des experts chargés au nom de la science de définir ce qui est bon et ce qui doit être décidé.

IV.Le relativisme

Le scientisme n’est nulle part théorisé comme tel. Mais il existe comme un ensemble de représentations non questionnées, qui s’imposent avec d’autant plus de force dans la vie sociale. La critique du scientisme peut être conduite de divers points de vue :
-         valorisation des connaissances non scientifiques contre la « froide rationalité scientifique » ;
-         Affirmation des limites de la science : la science pourrait se heurter à des limites objectives indépassables – dans ce sens vont très souvent les interprétations philosophiques du théorème de Gödel sur les limites de l’axiomatisation des mathématiques ou du mal nommé « principe d’incertitude de Heisenberg ».
-         Critique de la conception de la science comme moyen de maîtrise : il s’agit de mettre en cause une « technoscience » qui réduit la raison à la raison instrumentale.
Ces critiques cependant, sont des critiques collatérales. Elles ne touchent pas le cœur du scientisme, à savoir la prétention à la validité absolue de la science. « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait Montaigne, repris par Pascal. Le relativisme contemporain reprend pour en faire un principe épistémologique le relativisme sceptique classique. Partant du constat que l’histoire des sciences n’est peut-être pas cette exposition progressive de la vérité absolue que promettent les scientistes, les relativistes proposent une nouvelle conception de l’activité scientifique.
En premier lieu, on doit constater que la science est un pseudo-universel. Il existe des sciences, différentes quant à leurs objets, leurs méthodes, leurs capacités prédictives et le type d’énoncés qu’elles produisent. Un théorème mathématique n’est pas la même chose qu’une loi physique. Ces sciences elles-mêmes n’existent que dans contextes généraux qui les définissent ou non comme telles. L’idée d’une démarcation absolue entre science et métaphysique ou entre science et croyance est un leurre scientiste.
En second lieu, on doit admettre que les théories scientifiques qui se succèdent ne sont pas des versions successives et chaque fois améliorées de la même vérité scientifique. Thomas Kuhn reconstruit l’histoire des sciences à partir des concepts de paradigme et de révolution scientifique. Une révolution scientifique est un changement de paradigme, c'est-à-dire un bouleversement et une restructuration du champ de la science tout entier. Cette conception discontinuiste conduit à l’idée que les théories scientifiques ne peuvent pas être comparées et que, par conséquent, elles ne peuvent pas être mises en série sur la ligne d’un progrès, parce que les concepts qu’elles utilisent se comprennent seulement en tant qu’éléments d’un système qui leur donne sens. Le caractère incommensurable des théories scientifiques est au point de départ des conceptions relativistes de la science.
On va progressivement passer au relativisme épistémologique proprement dit en imaginant qu’entre des théories incommensurables, l’une d’entre elles ne s’impose pas parce qu’elle est « vraie » mais parce qu’elle a vaincu les autres théories concurrentes, soit parce qu’elle est plus efficace, soit parce qu’elle est mieux en harmonie avec les conceptions dominantes. Au jugement théorique concernant le vrai s’est substitué le constat pragmatique de ce qui est. Comme le dirait Richard Rorty, le mot « vrai » est un mot grandiloquent dont nous décorons les propositions qui se sont révélées efficaces et avantageuses pour nous.
Parmi les différents relativismes, on distingue l’anarchisme épistémologique défendu par Paul Feyerabend et le relativisme fondé sur la sociologie des sciences, défendu en France par Bruno Latour. Pour Feyerabend, « l’idée que la science peut et doit être organisée selon des règles fixes et universelles est à la fois utopique et pernicieuse. » Il oppose à cette visée pernicieuse son principe « anarchiste » qui dit que « tout est bon ». Feyerabend s’attache, de façon assez provocatrice à montrer que la science tient souvent du mythe et que la science telle qu’elle s’est construite dans la civilisation occidentale n’est qu’une science parmi d’autres sciences possibles. De son côté, Bruno Latour essaie d’insérer la science parmi les activités sociales en général. La science s’explique comme les autres activités par les intérêts individuels et collectifs, les alliances pour le pouvoir et les conflits sociaux.

Conclusion

Il y a deux manières d’aborder le relativisme épistémologique. D’un certain côté, il est une réaction saine face à un dogmatisme scientiste arrogant. Il a contribué à dissiper les mythes de la science légendaire au profit d’une étude concrète des théories scientifiques. Mais au-delà, le relativisme est inconsistant – il se heurte au classique paradoxe du sceptique qui se contredit lui-même en affirmant qu’il n’y a pas de vérité – et peut mener à la confusion et aux pires absurdités : personne ne peut sérieusement soutenir que la médecine moderne n’a pas plus de valeur que la « science » des rebouteux.

Bibliographie

Paul Feyerabend : Contre la méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, 1979, réédition collection « Points »
A.Sokal et J.Bricmont : Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997

Commentaires

Valeur - relativisme - scepticisme - épistémologie - vérité scientifique
par Olivier Montulet, le Vendredi 24 Décembre 2010, 21:49
Certes on ne peut dire que la valeur de la médecine occidentale n'est pas la même que celle des rebouteux. Cette valeur est en l'occurrence la pertinence.
Mais la science, par préceptes ontologiques, exclu de son champ les valeurs.
La philosophie analyse les valeurs mais ne les juge pas. En cela elle est scientifique. Elle observe et décrit les valeurs mais ne les qualifies sur une échelle  de valeurs morales.
La pertinence est l'adéquation entre l'ambition et le résultat. Mais le rebouteux a-t-il la même ambition que la médecine? Et ses résultats sont-ils en rapport avec son ambition?
On le voit nous sommes dans deux champs différents de deux disciplines sans rapports commun si ce n'est le mieux être du "patient". L'une de ces disciplines ne peut être jugée par l'autre. C'est là le fondement du relativisme qui consiste à  constater que chaque discipline, y compris scientifiques est tributaire de ses paradigmes et ne peut être extrapolée en dehors d'eux.
Les paradigmes scientifiques sont notamment que le monde est observable et descriptible par la raison. C'est une croyance, communément admise certes, mais une croyance quand même.
En cela la science fait partie d'un ensemble plus large des croyances.
La science est très matérialiste et elle est adaptée à notre conception matérialiste du monde.
Les conceptions non matérialistes ne sont pas pour autant irrationnelles. Et lorsqu'on pénètre ces "cultures" on constate que les connaissances qui en émergent ne sont pas moins rationnelles et cohérente que notre science.
Dans notre monde de pensée la médecine a plus de valeur que les rebouteux.

C'est important car nous avons besoins de valeurs pour construire notre individu mais aussi pour vivre collectivement.(c'est d'ailleurs ce qui fait la nécessité des religions ou des idéologies). Et la médecine est plus en adéquation avec notre société et ses représentations, que le monde des rebouteux (à ne pas confondre avec les charlatans).

L’universalité de la science et notamment de la médecine n’est valable que dans notre univers social occidental du XXIème siècle.
Mais en dehors il n’est plus universel. Il est relatif.
***
Le scepticisme est une disposition à n'être satisfait de ses observations et de ses descriptions que dans le moment où elles sont faites. Et donc de rester ouvert à une remise en question de celles-ci à l’aune de novelles connaissances ou de nouvelles observations.  Ce relativisme temporel est la plus grande vertu du scientifique. Toutefois les sciences axiologiques ne sont pas soumises à ce relativisme temporel puisqu’elles sont exclusivement constructions de la raison. Toutefois elles sont relatives à leurs axiomes qui limitent considérablement leur champ d’application. Ce champ peut s’avérer dans le temps insuffisant pour appréhender l’universalité. La géométrie d’Euclide est une géométrie axiologique parfaitement cohérente applicable à l’échelle humaine mais elle se révèle aujourd’hui inadaptée à la description de l’infiniment grand comme de l’infiniment petit.
Il existe aussi une autre forme de scepticisme c’est celui qui s’interroge sur la pertinence d’extrapolations d’observation d’un concept à une réalité. Par exemple : un modèle climatique cohérent est-ils pour autant extrapolable à la réalité ? C’est la question que posent les dits climato-sceptiques. Naturellement ils ne posent pas cette questions en l‘air, par opposition ou en réaction. Ils la posent en l’argumentant,:les modèles n’incluent pas l’activité solaire ou pas suffisamment ; les calibrages temporels des périodes climatiques et des périodes d’abondance de CO2 dans l’atmosphère sont trop approximatifs pour être mis en concordance… Ou dans un autre registre, les théories climatiques ne sont-elles pas devenues des dogmes quand on en arrive à décréter qu’il y a consensus tout en disqualifiant de ce faites ceux qui contredisent ce consensus…
***
Le relativisme et le scepticisme comme l’absence de certitude (ce qui ne veut pas dire absence de conviction) sont les garants de l’épistémologie scientifique et de ce faite de la vérité scientifique.
Le grand penseur du XIe siècle, le sceptique arabophone Al-Ghazali connu en latin sous le nom d’Algazel n'en dirait pas autre chose.


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