lundi 27 février 2017

Le Moloch a faim

Ou le retour du travail au cœur de la lutte politique
Par Denis Collini
La question du travail constitue l’arrière-plan des débats et des combats, sociaux, politiques et idéologiques, des dernières décennies. Mais elle a subi de singuliers chambardements : dans les années 90, on allait vers la fin du travail annoncée par le chômage de masse dans les pays les plus industrialisés, alors que les dernières années ont été marquées par le retour en force de la valeur travail. Étonnante inversion qui n’étonnera que ceux qui ne veulent pas voir que le chômage de masse n’est que le revers de l’insatiable soif capitaliste de travail vivant. Évidemment, pour comprendre cela, il faut cesser de traiter Marx en chien crevé et s’astreindre à le lire sérieusement.
Que l’actuel président de la République, ami et défenseur déclaré des principaux groupes du CAC 40 (Bouygues, Bolloré, Lagardère, Arnault, etc.), ait fait de la « valeur travail » son thème principal de campagne électorale, cela pourrait surprendre. Si, autre surprise, et cela sans exception, lesdits candidats de gauche ont évoqué la valeur travail, ce fut toujours sur le mode réactif, défensif, et toujours à retardement, sans jamais critiquer ou dépasser l’horizon théorique de Sarkozy1.

De la valeur travail

Les mots ne sont pas innocents : ni M. Sarkozy, ni son inspirateur et porte-plume Henri Guaino ne pouvaient ignorer qu’en économie la « valeur travail » désigne une théorie déclarée obsolète depuis la fin du XIXe siècle. Issue de l’économie politique anglaise classique (Smith, Ricardo), cette théorie a été retravaillée par Marx pour en faire l’élément central de l’analyse de l’extorsion de la plus-value, c’est-à-dire de l’exploitation capitaliste. La gauche a rangé Marx dans des cartons qu’elle ne retrouve plus et a abandonné tout cet héritage.
À cette théorie, centrée sur la production, l’économie politique2 que Marx nomme apologétique a substitué une théorie centrée sur la circulation, sur la formation des prix de marché à partir de la notion d’utilité. Alors que la théorie marxienne est une théorie du déséquilibre, la nouvelle économie politique est une théorie de l’équilibre général. La théorie de la valeur travail est celle d’un capital conquérant, assoiffé de produire toujours plus – le capitaliste est un « agent fanatique de la production pour la production », disait Marx – alors que la théorie de l’utilité, dite néoclassique, est celle d’un capital fatigué des ennuis de la production, d’un capital rentier3.
Il n’est pas dans notre propos de reprendre complètement ici le débat théorique sur la valeur travail.4 Contentons nous de souligner l’importance de cette théorie dans l’œuvre de Marx. Plusieurs auteurs, y compris des marxistes, ont fait le choix de dénier toute valeur à la théorie de la « valeur travail ». Ainsi John Elster, auteur d’un important livre sur Marx, considère que cette théorie est une « tentative de Marx pour appliquer la distinction hégélienne entre essence et manifestation à la vie économique, notamment aux rapports entre les valeurs et les prix. »5 Elster commet ici une erreur, car ce n’est pas chez Hegel que Marx va chercher la « valeur travail » mais, comme on vient de dire dans l’économie politique anglaise. Marx apporte à cette théorie une seule nouveauté, qui le distingue fondamentalement de Ricardo : l’ouvrier vend au capitaliste, non son travail mais sa force de travail. Le salaire n'est que le prix de la force de travail transformée en marchandise et c’est précisément parce qu’il n'avait pas vu ce « détail » que Ricardo confond valeur et coût de production. Confusion explicable : Marx lui-même mettra assez longtemps pour formuler cette correction de l’économie politique classique.
Pourquoi les économistes, les sociologiques et les positivistes de tout poil qualifient-ils la « valeur travail » de théorie métaphysique ? Parce que cette théorie n'est pas opératoire6, disent-ils. Elle butte en effet sur l'hétérogénéité du travail et l'impossibilité d'effectuer l'opération consistant à ramener le travail complexe au travail simple. C’est un des arguments les plus courants contre la « valeur travail » : si la valeur des marchandises est déterminée par le temps de travail social nécessaire à leur production, comment peut-on comparer le travail simple (sans qualification) et le travail complexe (celui de l’ouvrier qualifié ou du technicien). Mais cet argument repose sur l’incompréhension de ce qu’est véritablement la « valeur travail » chez Marx. Ce n’est pas une théorie intemporelle de la valeur qui vaudrait dans n’importe quelle société et qu’on pourrait appliquer au travail dans n’importe quelle condition socio-historique. C’est seulement un schéma théorique, un « idealtype » qui permet de comprendre la dynamique de fonctionnement du mode de production capitaliste. Comment le travail complexe se réduit-il au travail simple ? Pour répondre à cette question, on peut se reporter à la manière dont la division du travail opère cette réduction : les travaux complexes des artisans ou des ouvriers très qualifiés sont réduits par l’organisation de la division du travail à des travaux simples ; à la limite, ils sont réductibles à une pure dépense d’énergie (comme, par exemple, sur la chaîne fordiste7). Aujourd’hui encore, lorsque les managers capitalistes comparent les durées nécessaires pour produire une automobile en France et au Japon à un moment historique donné, ils réduisent d'un seul coup des quantités énormes de travaux plus ou moins complexes et tous singuliers à une pure durée de travail. Ils savent également en conclure que, puisque les prix doivent être peu ou prou proportionnels aux temps de travail incorporés dans les produits, autrement dit aux valeurs, il faudra que celui qui dépense plus de temps que le temps social moyen fasse quelques « gains de productivité ».
Un économiste peut, certes, se passer de la « valeur travail ». Il peut observer la formation des prix sur le marché grâce aux théories marginalistes et en déduire des modèles. Mais la réussite pratique, opératoire, de l’économie néoclassique (si elle était avérée…) ne dirait encore rien de sa validité théorique. Pour reprendre une comparaison faite par Marx, on pourrait aussi dire que pour expliquer le mouvement apparent du soleil autour de la terre, la cosmologie galiléenne n'est d'aucune utilité ; le système de Ptolémée amélioré par Tycho Brahé y parvient tout à fait. Pour autant, on ne peut pas en déduire que la théorie de Ptolémée est plus scientifique que celle de Galilée !
On peut en effet faire comme si la valeur-travail n'était d'aucune utilité : elle n'est d'aucune utilité mathématique directe puisque les quantités mesurables dans la sphère de la circulation sont les prix et qu’on ne mesure pas des valeurs – bien que Marx postule, car c’est la logique même de son analyse qui l’exige, que la somme des prix est égale à la somme des valeurs. Mais la sphère de la circulation n'est qu'un aspect, ni secondaire, ni dérivé, certes, mais partiel du mode de production capitaliste. L'objet de l'économie politique, si celle-ci veut être une science, se situe dans l'unité de la sphère de la production et de la sphère de la circulation ou encore dans l'unité de la production et de la consommation. La circulation a pour les économistes un avantage épistémologique puisque cette sphère est immédiatement identifiée dans les concepts utilisés par les individus qui échangent des marchandises ou qui croient vendre leur travail. Les individus réels n'y apparaissent que sous les espèces du consommateur tandis que le producteur (aujourd’hui rebaptisé ressource humaine) est réduit au rôle de « facteur travail » au côté du « facteur capital ». Quant à l'ouvrier en tant que producteur, il n'entre dans ce circuit que comme vendeur de travail, une sorte de prestataire de service, évacuant ainsi la double subordination (formelle et réelle) du travailleur au capitaliste qui constitue l'objet des analyses du Capital. Ainsi l’économie politique néoclassique n’est pas « fausse ». Elle est idéologique.
Il y a une deuxième question. Pour Marx, la transformation de l'argent en capital, ou encore la transformation de l’homme aux écus en capitaliste se passe et ne se passe pas dans la sphère de la circulation ! Plus exactement, elle s’y passe en cachant d’autant mieux que c’est ailleurs que se passent les choses sérieuses ; et ceci parce que cette transformation n'est possible que si l'homme aux écus trouve en face de lui un vendeur de force de travail.8
Or, « en tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail réalisé en elle. Mais elle n'existe en fait que comme puissance ou faculté de l'individu vivant. »9 Pour que cette puissance de l’individu vivant10 soit transformée en puissance objective du capital (en « facteur travail »), il faut que des conditions historiques déterminées aient été réunies qui aient fait apparaître de manière indépendante cette marchandise « force de travail ». Celle-ci est une marchandise bien particulière, dans laquelle s’exprime l’aliénation de l’individu, dans tous les sens du terme. En vendant sa force de travail, l'ouvrier n'est pas dans la même situation que celui qui vend une aune de toile ou un habit. Il se vend lui-même, c’est-à-dire qu’il s’aliène et devient donc étranger à lui-même et il s’objective, c’est-à-dire devient objet, extérieur à lui-même, en transformant sa « puissance personnelle » en une force de production11. Les économistes peuvent faire des équations dans lesquels le salaire n'apparaît que comme une quantité d'argent correspondant en fait à une prestation de service, ces équations scotomisent cette réalité fondamentale.
Si les économistes « bourgeois » refusent la « valeur travail », c’est tout simplement parce qu’ils ne comprennent même pas de quoi elle parle ! Chez Marx, la théorie de la « valeur travail » est d’abord une théorie de l'exploitation et donc incluse dans une théorie des rapports sociaux. La formule du capital, A–M–A’, n’est rien d’autre que la formule de la domination du capital sur le travail : l’argent s’échange contre de la marchandise force de travail qui en étant consommée (mise en œuvre dans le procès de production) reproduit sa valeur augmentée de la plus-value.
L’économie néoclassique fait valoir que le profit capitaliste procède de la capacité qu’a le détenteur de capital à exploiter les « ressources » à sa disposition. Mais cette façon de procéder qui noie tous les moyens de la production sous le terme de ressources (y compris les « ressources humaines »12) est encore purement idéologique. Le jardinier du dimanche qui exploite les recherches de son jardin ouvrier récolte des légumes qui constituent une richesse. On peut dire qu’il profite de son jardin. Mais pour autant il n’a fait aucun profit et ni brouette, ni sa bêche ne sont du capital fixe. Marx ne cesse de le répéter, le capital n’est pas une chose mais un rapport social, un rapport social qui prend l’apparence d’un rapport entre les choses étrangères : « Les individus se trouvent en face de leurs propres échanges et de leur propre production comme devant un rapport objectif avec lequel ils n'ont aucun lien réel. »13
Bref, l’économie néoclassique, celle qui domine dans les universités et la recherche est bien incapable de réfuter la théorie de la valeur travail. Mais inversement, c’est en dégageant le noyau central de cette théorie telle que Marx la reformule qu’on peut comprendre l’étrange myopie de l’économie néoclassique.
L’intérêt du discours de Nicolas Sarkozy sur la valeur travail est de remettre l’accent, encore fois sans l’avoir voulu, sur le rapport fondamental dans le mode de production capitaliste, le rapport capital/travail fondé sur l’extorsion du surtravail. Pendant que les bavards aux ordres et les ignorants pontifient sur la nouvelle création de valeur, l’économie de l’immatériel et autres calembredaines de la même farine, le nouveau chef de l’État, représentant « décomplexé », c’est-à-dire avoué, de la classe dominante, répète qu’il faut travailler plus pour que le capital gagne plus. Le capital a soif de plus-value et il doit pour cela extorquer un maximum de surtravail. L’extension sans limites des heures supplémentaires défiscalisées et sans charges sociales (c’est-à-dire d’heures supplémentaires payées en réalité moins cher que les heures normales) constitue un des moyens pour relancer la bataille pour l’augmentation du temps du travail14, c’est-à-dire l’augmentation de la plus-value.
Marx distinguait deux manières de produire de la plus-value. La manière archaïque, la production de plus-value absolue, consiste à allonger sans retenue la durée du travail et à embrigader toute la famille, femme et enfants, dans l’armée du capital. La manière plus moderne, la production de plus-value relative, consiste à augmenter la productivité du travail pour diminuer la part de la journée de travail que l’ouvrier consacre à remplacer l’équivalent de la valeur de sa force de travail (son salaire) afin d’augmenter la part du travail gratis (la plus-value).
La loi des 35 heures de Mme Aubry a été un puissant accélérateur de la production de plus-value relative. Selon la stratégie du « donnant-donnant » la réduction du temps de travail s’accompagnait d’une plus grand flexibilité15, d’une réorganisation du travail pour améliorer la productivité et d’une cure d’austérité salariale. Les objectifs de ce plan ayant été atteints – y compris en dégoûtant une partie des ouvriers de la revendication de réduction du temps de travail, on se prépare à passer à la deuxième étape, c’est-à-dire à s’accorder aux conditions mondiales actuelles de la production capitaliste en augmentant à nouveau la durée de la journée de travail.

De la réduction du temps de travail

Des socialistes et autres bonnes âmes de gauche protestent. M. Sarkozy irait contre la « tendance séculaire » à la réduction du temps de travail. En quelque sorte naturellement, le mode de production capitaliste conduirait à une réduction inéluctable de la durée du travail – on passe sous silence les dures luttes du mouvement ouvrier pour arracher la journée de 8 heures, les congés payés, etc. Dans un excellent livre, le philosophe italien Pietro Basso remet les pendules à l’heure.16
Cette prétendue tendance séculaire à la baisse du temps de travail n’existe que dans l’esprit des apologistes du système capitaliste. Basso rappelle les « prophéties » de Keynes : une fois les malentendus de la lutte des classes dissipés et les capitalistes convaincus de leur véritable intérêt, « nos petits-enfants », disait Keynes, pourront se contenter de travailler trois heures par jour. Les petits-enfants de Keynes ont depuis longtemps des cheveux blancs et les trois heures par jour sont aussi loin de nous que dans les années 30. Si on prend l’exemple américain, on constate en effet que la durée quotidienne ou hebdomadaire du travail n’a pratiquement pas varié depuis l’entre-deux-guerres. Elle aurait même plutôt tendance à augmenter, notamment avec la diffusion du modèle Wal-Mart.
Basso montre d’ailleurs bien que le calcul annuel du temps de travail est typiquement le point de vue du capitaliste qui alloue sur une année ses « facteurs », alors que, du point de vue de la vie subjective de l’ouvrier, c’est la journée qui compte. Encore une bonne occasion de comprendre ce qu’il en est de la prétendue objectivité des « sciences économiques ». Mais également de comprendre la signification réelle, de classe, de la loi Aubry qui liait la réduction du temps de travail à son annualisation.
Basso met en garde contre les illusions qui pourraient naître de certaines avancées formelles dans ce domaine : les 35 heures (par la loi) en France ou les 35 heures en Allemagne par les accords de branche dans la métallurgie et l’imprimerie. C’est à la réalité qu’il faut s’attaquer : la multiplication heures supplémentaires, de plus en plus souvent non payées, le présentéisme  — les travailleurs se rendent au travail en avance et partent en retard par crainte d’être licenciés, ils vont au travail malades, finissent leur travail à la maison, etc. —, la multiplication des doubles emplois (aux États-unis et au Royaume-Uni, évidemment, mais de plus en plus courants dans les autres pays d’Europe), l’intensification du travail, toutes données auxquelles il faut ajouter la mise au travail massive et dans les pires conditions de centaines de millions de pauvres des pays émergeants. Basso analyse l’exemple édifiant de cette entreprise vietnamienne où les équipes sont de 24 heures !
Le temps de travail, c’est aussi l’intensification du travail. Les maladies professionnelles se multiplient. Les accidents du travail causent, bon an mal an, 300.000 morts ; un génocide silencieux qui n’intéresse visiblement pas les médias. Les conditions de travail sont au cœur de ce phénomène. Et Basso donne une analyse pénétrante du toyotisme, ce successeur ultramoderne du fordisme. Sur une chaîne fordiste traditionnelle, on a calculé que le temps de travail effectif était au mieux de 47 secondes par minute (Le reste du temps est lié à l’attente de l’arrivée de la pièce ou à la lenteur du processus global.) Avec son slogan du juste à temps, le toyotisme est d’abord une réorganisation du travail qui permet d’éliminer dans le détail tous ces micro-temps morts. Dans l’atelier toyotiste on peut atteindre jusqu’à 57 secondes par minute de travail effectif. Le travail comme simple dépense de la force de travail : on retrouve ici la valeur travail de Marx dans toute sa pureté et ceux qui la confirment, ce ne sont pas les économistes de profession (qui n’ont que mépris pour cette théorie métaphysique) mais les capitalistes et leurs fonctionnaires quand ils s’occupent de production.
Basso s’intéresse également aux discours sur la dématérialisation du travail et la croissance des services. Là encore ses démonstrations, dûment étayées par des rapports et des données chiffrées, emportent la conviction. Le secteur des services, c’est d’abord la croissance du travail matériel, souvent déqualifié, mal payé et précaire. Il nous invite à regarder dans l’arrière-cour des grands centres financiers (nettoyage, restauration, entretien)... Les services peuvent aussi ressembler aux pires des bagnes industriels : les plates-formes d’appels téléphoniques en sont un bon exemple. Mais surtout, les « miracles » vantés ici et là ne concernent jamais les secteurs des services. Évidemment, les pays émergeants émergent par l’industrie. Mais aussi à l’intérieur des grands pays capitalistes, c’est encore l’industrie qui, seule, peut « faire des miracles » : ainsi l’exemple de l’Italie du Nord-Est dont le développement est fondé sur l’industrie, l’exploitation forcenée du travail et l’atomisation de la classe ouvrière.
Enfin, Pietro Basso donne une analyse rigoureuse des contre-exemples allemand et français. Premier constat : dans les deux cas, c’est la lutte des travailleurs qui a imposé la réduction du temps de travail et nullement une tendance immanente à la baisse du temps de travail. Deuxième constat : là où la réduction du temps de travail a été imposée, elle est très loin d’avoir touché tous les secteurs et le temps de travail hebdomadaire moyen, en Allemagne comme en France, reste largement au-dessus des 40 heures. Troisième constat : les capitalistes ont d’ores et déjà entamé le démantèlement de cette réduction du temps de travail. En imposant des heures supplémentaires non payées avec le chantage à la délocalisation, ils ont fait que les 35 heures allemandes ne sont presque plus qu’un souvenir. Quant à la France, entre politiques d’assouplissements et de contournements, la limitation de la durée de travail s’avère n’être qu’un leurre. Là, comme en Allemagne, elle a été payée de l’amputation des temps de pause, de la flexibilité des horaires, du développement du travail de nuit et du travail des samedis et dimanches. Le soi-disant travail choisi n’est jamais que le travail choisi par les patrons.
Concernant la France, Basso analyse également le sens de la loi Aubry et de l’opération 35 heures du gouvernement Jospin. En pesant ses mots, il la définit comme une opération corporatiste : le donnant-donnant cher à Martine Aubry vise à monnayer une réduction nominale du temps de travail contre l’intensification de l’exploitation du travail, c’est-à-dire contre l’extraction de la plus-value relative. Le sens de cette loi est d’ailleurs fourni par les hommes politiques de la droite française eux-mêmes. Ils ont tempêté contre cette loi qui empêcherait les gens de travailler plus, mais finalement personne n’a proposé son abrogation.
En Allemagne, la situation s’est également profondément dégradée et les 35 heures ne sont plus qu’un souvenir. La proximité de pays à bas salaires et à législation sociale souple, membres de l’Union européenne, a permis d’exercer sur les ouvriers allemands un chantage éhonté, de nombreuses entreprises industrielles passant de 35 à 40, voire 41, 42 heures sans la moindre augmentation de salaire. Pour s’assurer la paix sociale, le gouvernement Schröder a mis en place le système d’indemnisation du chômage (Plan Artz IV) et le nouveau gouvernement de coalition CDU/SPD n’a eu qu’à continuer dans la même voie.
Aujourd’hui, il règne autour de cette affaire une véritable terreur intellectuelle. Pas un syndicat, pas un parti politique ne met encore dans ses priorités la réduction du temps de travail. Il suffit de rappeler que la candidate de la gauche a admis la nécessité d’assouplissements négociés de la loi Aubry, autrement dit qu’elle a admis pour l’essentiel le raisonnement de son adversaire de droite.

De la fin du travail … ou peut-on vivre sans travailler ?

Si on s’attache à penser la réalité sociale autour de rapports conflictuels entre les classes sociales, l’analyse de la question du travail est centrale et force est de constater que les deux dernières décennies ont été celles de reculs et de défaites majeures du mouvement ouvrier. À tel point qu’on peut même se poser la question de l’existence de ce mouvement lui-même. Mais laissons pour une autre fois cette question qui exigerait d’envisager quelques scénarios pour l’avenir. Tenons-nous en au présent et au passé proche.
Comme dans toutes les situations de ce genre, il ne suffit pas de décrire, il faut aussi expliquer. La première explication est assez évidente : il y a eu une défaite intellectuelle de la gauche ou des gauches. Comme le fait remarquer Jean-Marie Harribey17, l’incurie de la pensée de gauche sur la question du travail est patente : « La gauche politique et une bonne partie des gauches intellectuelles et mouvementistes ont, depuis deux décennies, déserté tout pensée cohérente sur le travail ». Il ajoute : « Depuis longtemps, les bien-pensants avaient enterré Marx et sa théorie de la valeur-travail, fondement de la critique du capitalisme, d’autant plus pertinente que la financiarisation du système s’emballait. Et nous nous sommes retrouvés tout nus. »
L’enthousiasme qui avait accueilli dans les années 90 le très mauvais livre de Viviane Forrester, L’horreur économique et la diffusion des thèses de Dominique Méda (Le travail, une valeur en voie de disparition), d’un côté, les élucubrations sur la richesse immatérielle de l’autre constituent effectivement un fatras qui a ouvert en grand la voie à la contre-offensive de la droite. Les mirages de la net économie et le développement d’une nouvelle gauche  ancrée dans les professions intellectuelles de la communication, de la culture ont largement contribué à escamoter le rapport capital/travail.
On pourrait faire la liste de ces billevesées s’ordonnant autour du thème de la fin de la centralité du travail. En commençant par le pire, par exemple le film de Pierre Carles, Attention, danger travail, apologie réactionnaire du RMI et des indemnités chômage comme moyen de vivre sans travailler. Sur le site présentant son dernier film, Volem rien foutre al païs, on peut lire : « Dans cette guerre économique qu'on nous avait promise il y a bien des années et qui avance comme un rouleau compresseur, existe t-il encore un sursaut d'imagination pour résister ? Mis en demeure de choisir entre les miettes du salariat précaire et la maigre aumône que dispense encore le système, certains désertent la société de consommation pour se réapproprier leur vie. "Ni exploitation, ni assistanat !" clament-ils pour la plupart. Ils ont choisi une autre voie, celle de l'autonomie, de l'activité choisie et des pratiques solidaires... » La théorie de la « désertion » comme réponse au capital, exposée de manière grossière et un peu niaise dans les films de Carles a une version subtile, philosophique, chez Toni Negri qui fait de Saint-François d’Assises la nouvelle figure du révolutionnaire.18
Plus perverses parce que nettement mieux élaborées, voici les théories de l’allocation universelle ou du revenu universel de citoyenneté19. Il s’agit, disent ces auteurs, de déconnecter travail et revenu. Voyons la définition classique que donne Jean-Marc Ferry : « Définition : revenu social primaire distribué égalitairement de façon inconditionnelle à tous les citoyens majeurs de la communauté politique de référence. »20 Ferry montre avec talent les bonnes raisons qu’on pourrait avoir d’instituer un tel revenu. Il serait conforme aux principes de justice sociale généralement admis dans le contexte sociopolitique qui est le nôtre. Il ne bouleverserait pas l’échelle des revenus qui ne serait que très faiblement resserrée par un revenu également distribué à tous, aux riches autant qu’aux pauvres. Et s’il est coûteux au premier abord (environ 15% du PIB en partant du principe d’un revenu européen), compte tenu des coûts croissants de l’indemnisation du chômage, des nombreuses allocations qui sont distribuées de manière assez tarabiscotées aux individus privés des ressources nécessaires pour se loger ou envoyer leurs enfants à l’école. Le RMI tel qu’il existe en France ne serait ainsi qu’une application mal conçue et même vicieuse de ce bon principe. En effet manque au RMI l’universalité, le niveau suffisant pour permettre de mener une vie digne et l’impossibilité de cumuler le RMI avec un autre revenu.
Dans l’absolu, dans un monde idéal, le revenu de citoyenneté est parfaitement soutenable. Mais son principal défaut est justement d’être fait pour un monde qui n’existe pas. Il ne possède même pas l’avantage d’être une utopie réaliste comme la théorie de la justice de Rawls. En effet, s’il est conçu pour la société actuelle, le revenu de citoyenneté oublie tout simplement la structure de classes et s’il est fait pour une autre société, une société non capitaliste, il devient tout simplement inutile.
Admettons que ce revenu soit mis en place selon la définition de Ferry. Distribuer un revenu, c’est distribuer de la richesse qui doit donc être produite. Si on suit l’argumentation des partisans du revenu de citoyenneté, il n’est nul besoin d’avoir préalablement bouleversé les structures de la production et de l’échange (nous restons dans une économie de marché capitaliste). Dans notre société, c’est-à-dire dans les formations sociales, la richesse est distribuée sous plusieurs formes : salaire direct, salaire différé, profit, rente et intérêt. On peut à titre provisoire laisser de côté la petite production marchande faite par des producteurs échangistes indépendants dans la mesure où elle joue un rôle de plus en plus marginal.
Si le revenu de citoyenneté est prélevé sur le salaire, il est donc une des formes du salaire différé, comme le sont les prestations sociales (chômage, maladie, retraite) qui proviennent des charges salariales, c’est-à-dire de la part du salaire que le salarié ne touche pas directement. Mais ce n’est pas du salaire différé, puisqu’il est perçu immédiatement et sans condition. Actuellement, les droits sociaux sont acquis par cotisation. C’est le travail qui ouvre des droits. Le revenu de citoyenneté au contraire est un droit inconditionnel. S’il est prélevé comme une part du salaire, c’est-à-dire s’il est alimenté par un fonds basé sur les charges salariales, il crée une situation où certains individus pourraient choisir de passer leur vie sans travailler grâce au travail des autres. Autrement dit, les salariés qui choisiraient de travailler seraient les contributeurs forcés. Ils seraient tout simplement exploités par ceux qui ont choisi de vivre de la rente qu’est alors le revenu de citoyenneté.
Il n’en va pas mieux si le fonds est prélevé sur les profits capitalistes. D’une part ces profits ont eux-mêmes comme origine ultime (quelle que soit la forme qu’ils prennent dans le circuit financier) le travail productif. Les capitalistes n’accepteraient de verser une part importante de leur profit qu’à la condition d’une exploitation accrue des travailleurs. Il est évident que les capitalistes, considérant que le salarié non qualifié a déjà de quoi vivre avec le revenu de citoyenneté, paieraient ce travailleur à un salaire dérisoire. S’ils devaient augmenter les salaires pour trouver des salariés qui autrement seraient peu motivés pour gagner en travaillant 15 ou 20 % de plus que ce qu’ils gagnent en restant chez eux à vivre du revenu de citoyenneté, les capitalistes se tourneraient tout naturellement vers les pays où on trouve de la main-d’œuvre plus malléable, ceux où le revenu de citoyenneté n’existe pas.
Enfin, et Ferry insiste sur ce point, le droit au revenu de citoyenneté est lié à une appartenance politique. Pour Ferry, c’est le cadre européen qui est le bon cadre, plutôt que le cadre national (ce serait même pour lui une bonne façon de donner un contenu à l’Union européenne). Cela signifie alors que le revenu de citoyenneté n’est de droit que pour les ressortissants d’un des pays de l’UE. Donc les travailleurs immigrés en seraient exclus. Sauf à les assimiler de forces à des Européens. Pour des raisons évidentes, l’obtention du statut d’Européen deviendrait un objet de bataille féroce et tant les gouvernements que la masse des citoyens tendraient naturellement à limiter autant que possible la reconnaissance de ce statut à ceux qui viennent d’autres pays. Et donc, sauf à renvoyer dans leur pays tous les immigrés non européens, on aurait donc en Europe une race d’ilotes qui travailleraient et ne vivraient que de leur salaire laissant aux Européens la jouissance du farniente.
Admettons maintenant, ce que ne fait pas Ferry et ce que ne font pas en général les défenseurs du revenu de citoyenneté, que ce revenu s’inscrive dans le cadre d’une transformation radicale des rapports sociaux de propriété. Nous pourrions alors envisager une distribution beaucoup plus égalitaire des revenus. Pour autant serait-il possible de donner inconditionnellement à chacun selon ses besoins et admettre qu’une partie de la société puisse renoncer à travailler ? Marx, dans un passage assez connu de la Critique du programme de Gotha21, affirme que le « droit égal » fondé sur la maxime « à travail égal, salaire égal », reste le droit bourgeois, propre à la première phase de la société communiste et que c’est seulement dans une deuxième phase rendue possible par l’abondance née du développement illimité des forces productives que l’on pourra enfin passer à la formule du communisme proprement dit, « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »22.
Supposons tout d’abord que cette formule ne soit pas la dernière trace du socialisme utopique dans la pensée de Marx23. L’organisation sociale garantit non seulement à chacun de vivre mais encore de satisfaire tous ses besoins – qui ne doivent d’ailleurs pas être restreints puisque l’homme civilisé est, pour Marx, l’homme « riche en besoins ». Mais en contre partie, chacun doit donner selon ses capacités. Ce qui ne devrait pas poser de problème puisque dans la société communiste version 1875, le travail deviendrait le premier besoin de l’homme !
La perspective développée dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand est cependant fort problématique et semble comme un écho des Manuscrits parisiens de 1844 (par exemple cette idée que le travail devient, pour l’homme non aliéné, le premier besoin !). Mais Marx développe presque au même moment dans Le Capital des propos incompatibles avec cette Critique. Il y a ainsi chez Marx deux communismes. Le premier est un communisme utopique dont nous venons de voir un aspect. Le second est un socialisme ou un communisme possible, c’est-à-dire celui d’une société qu’on puisse penser à un horizon humain raisonnable, en partant des hommes tels qu’ils sont et sans vouloir fabriquer un « homme nouveau ». Cette société socialiste ou communiste est celle que l’on trouve, par exemple, dans le texte que Maximilien Rubel place en conclusion du livre III du Capital.24 Une fois réalisée « l’expropriation des expropriateurs », une fois la production organisée par « les producteurs associés »25, on reste cependant dans une société où les ressources restent rares et doivent donc être réparties selon des critères de justice (selon « le droit bourgeois » dirait la Critique du programme de Gotha).
Si les ressources sont rares, le travail fait nécessairement partie de ces ressources rares. Le travail dicté par les besoins est en quelque sorte une nécessité éternelle puisque, précisément, le cercle des besoins ne cesse de s’élargir au fur et mesure que se développent les moyens de satisfaire les besoins. Pour avoir une société d’abondance (réquisit du communisme utopique), il faut pouvoir limiter les besoins – on aura alors une abondance du genre étudié par Marshall Sahlins26. Mais évidemment une telle abondance est opposée à la perspective individualiste du déploiement de toutes les potentialités humaines que soutient Marx. Donc le travail ne disparaîtra pas et il ne pourra jamais être un pur plaisir que les hommes accompliront dans la joie… Il peut seulement être organisé de manière plus économique, plus conforme à la nature humaine (à sa dignité, dit Marx dans le passage cité du Capital). Mais, en même temps, la véritable liberté ne commence qu’au-delà de ce temps de travail nécessaire, dans les activités qui sont à elles-mêmes leur propre fin alors que le travail est précisément ce qui est dicté par les nécessités extérieures et, de ce point de vue, ce qui n’est pas facultatif. Précisément pour cette raison, personne en état de travailler ne pourrait en être dispensé dans une société d’où l’exploitation a été bannie (sauf évidemment les enfants, les malades et les personnes âgées). Pour que le loisir, le temps consacré aux activités qui permettent à l’individu de se réaliser soit un loisir pour tous, il faut aussi que le travail soit le devoir de tous. Comme disent les paroles de l’Internationale, « l’oisif ira loger ailleurs ».
À tous égards, donc, le revenu de citoyenneté est une très mauvaise idée. Elle a son origine dans une transformation idéologique des sociétés capitalistes développées qui progressivement ont rendu la production comme invisible. L’idée est que la machine à produire fonctionne presque de manière autonome et que la production est comme une manne qu’il n’y aurait plus qu’à répartir. Pour justifier cette façon de voir, des auteurs de gauche et même des marxistes s’appuient sur un passage des Grundrisse de Marx. Le passage clé est le suivant : « Le travailleur ne s’interpose plus comme un chaînon entre l’objet naturel modifié et lui-même ; c’est un acte spontané — transformé en processus industriel — qu’il interpose entre lui-même et la nature non organique dont il se rend maître. Il se place à côté du processus de la production au lieu d’en être l’agent principal. Ce qui apparaît là, dans cette transformation, comme le maître pilier de la production et de la richesse, ce n’est ni le travail immédiat ni le temps de travail, c’est l’appropriation par l’homme de sa propre force productive universelle, c’est l’intelligence et la maîtrise de la nature par l’ensemble de la société — bref, l’épanouissement de l’individu social. »27
De ce passage, certains auteurs déduisent que le travail disparaît en tant que créateur de la richesse au profit d’un processus qui prend la forme d’un acte spontané « transformé en processus industriel » et qui aboutit à ce que le travailleur finalement est à côté du procès de production. Dans la suite de ces affirmations, en effet, Marx envisage que le temps de travail puisse n’être plus la mesure du travail, tout comme la valeur d’échange ne serait plus la mesure de la valeur d’usage. Sur ces deux pages dont nous ne citons ici qu’une partie, Negri et ses disciples, en tordant les citations, ont bâti une théorie extravagante qui fut même vendue sous le titre alléchant (?) de « Nouveau manifeste communiste »28. Mais si on va un peu plus loin que les morceaux choisis de la nouvelle gauche radicale, Marx rappelle que « Le capital est une contradiction en acte : il tend à réduire au minimum le temps de travail, tout en en faisant l’unique source et la mesure de la richesse. Aussi le diminue-t-il dans sa forme nécessaire pour l’augmenter dans sa forme inutile, faisant du temps de travail superflu la condition – question de vie ou de mort – du travail nécessaire. »29 Quant à ceux qui pensent que le procès de production pourrait maintenant être conçu de manière semblable aux processus naturels, Marx rappelle « la nature ne construit ni locomotives ni chemins de fers, ni télégraphes électriques, ni machines automatiques, etc. Ce sont des produits de l’industrie humaine »30.
Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ce manuscrit est fort discutable et s’insère très mal dans le schéma théorique du Capital. Par exemple, Marx affirme que la science devient « une force productive directe »31 mais cette affirmation qui est l’une des bases des théorisations de Negri n’est jamais reprise dans le texte du Capital ; elle peut même être considérée comme contradictoire avec les thèses que Marx soutient ailleurs ; et surtout, on a de bonnes raisons de la tenir pour fausse.32
Bref, de quelque façon qu’on prenne la question, il n’est aucune façon raisonnable de soutenir de manière marxienne une sorte de « droit à la paresse » dont la société devrait couvrir les frais.
Tout d’abord, si à un horizon humain prévisible le communisme marxien reste utopique, on doit admettre que le travail reste un bon critère de répartition des revenus. On remarquera d’ailleurs que dans la société actuelle, ce n’est pas ce critère qui domine mais celui de la propriété. Quand M. Sarkozy dit vouloir fonder la société sur le mérite, il tient incontestablement la propriété pour un mérite essentiel… ainsi que l’attestent les premières mesures de son gouvernement. Inversement, la maxime paulinienne « Qui ne travaille pas ne mange pas. » peut judicieusement être appliquée à une société où la couche parasitaire dominante, celle du capital financier, vit grassement en laissant son argent travailler à sa place.
Certes, de manière limitée et dans certains secteurs, le principe « À chacun selon ses besoins. » peut trouver un champ d’application. Il n’est pas besoin d’imaginer une société idéale pour cela. Il suffit de considérer ce que nos sociétés ont déjà accompli qui est, en partie, contradictoire avec le mode de production capitaliste et qui, pour cette raison, est remis en cause. Ainsi la protection sociale fonctionne-t-elle (au moins théoriquement) sur le principe communiste, « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. ». Mais c’est possible précisément en raison de la nature des besoins visés (Personne ne peut vouloir subir une opération dont il n’a aucun besoin.).
En second lieu, l’idée qu’une partie de la société pourrait selon son gré être dispensée de travailler en vue de gagner sa vie est insoutenable. Le travail est une ressource rare tout simplement parce que le travail fatigue ! Seuls peuvent considérer le travail comme une ressource si abondante qu’on peut en geler une part considérable ceux qui ne sont pas contraints d’user leur corps pour produire les conditions de la vie. Ne pas comptabiliser le temps de travail, ne pas le répartir judicieusement et ne pas l’économiser, c’est typiquement la mentalité esclavagiste… ou l’expression de la mentalité de ceux qui ne voient plus le travail parce qu’ils vivent dans leur bulle et consomment en croyant que ce sont les cartes bancaires qui permettent de se procurer des biens.

Du travail et de l’emploi

C’est parce que « L’oisif ira loger ailleurs » que le droit au travail est le seul droit sérieux que puisse revendiquer ceux qui pour vivre ne disposent que de leur force de travail. Pris en lui-même le droit au travail peut sembler une revendication obsolète. Après tout, aucun individu n’est empêché de travailler dès lors qu’il trouve du travail. Pourtant, c’est sous le drapeau du droit au travail que la classe ouvrière a fait pour la première fois irruption sur la scène politique, lors des terribles journées de juin 1848. Quelle en est la signification ? Le mode de production capitaliste repose sur la séparation du travailleur et des moyens du travail si bien que le travailleur ne peut produire et donc vivre qu’en tombant sous la domination du possesseur de capital. Réclamer le droit au travail, c’est d’abord et avant tout une protestation contre cette séparation du travailleur et des moyens du travail, c’est une protestation contre l’expropriation du travailleur sur laquelle repose le mode de production capitaliste. Revendiquer le droit au travail, ce n’est donc pas revendiquer le droit d’être exploité par un capitaliste ! C’est revendiquer une réorganisation de la société sur des bases nouvelles de telle sorte que chacun puisse vivre de son travail.
C’est précisément cela qui permet de comprendre les événements de 1848. La commission spéciale, sous la responsabilité de Louis Blanc et de l’ouvrier Albert, qui siège au Palais du Luxembourg, avait pour but d’étudier les moyens de réduire la misère ouvrière. Sous son égide, furent organisés les « ateliers nationaux », une institution destinée à donner du travail aux chômeurs. Une institution inoffensive qui est l’ancêtre du fameux « traitement social du chômage ». Pourtant ces ateliers nationaux devinrent très vite la cible des attaques des classes dominantes qui y voyaient le spectre du communisme et des partageux. En juin 1848, quand les ateliers nationaux furent fermés, les ouvriers parisiens s’insurgèrent et manifestèrent pendant plusieurs jours. Il fallut la répression sanglante menée par Cavaignac et des milliers de morts pour écraser cette véritable révolution ouvrière.
Or, les programmes politiques des partis de gauche, y compris les partis de la gauche dite radicale ou alternative, ont complètement oublié le droit au travail et significativement l’ont remplacé par le droit à l’emploi. Ce n’est évidemment pas du tout la même chose ! Revendiquer le droit à l’emploi, c’est revendiquer d’être employé par un patron, c’est-à-dire revendiquer le salariat comme l’objectif de la lutte des travailleurs33. Il est très curieux que des gens qui défilent depuis des années sous le slogan Le monde n’est pas une marchandise fassent de la réduction du travailleur au rang de vendeur de la marchandise force de travail le nec plus ultra des revendications radicales.
Cette gauche oublie même sa propre histoire. Quand, il y a plus de trente ans, les ouvriers de Lip occupent l’usine, saisissent le stock de montres et relancent la production au profit du comité de grève, ils expriment sans en être clairement conscients la contradiction fondamentale de toutes les luttes sociales de la période : la défense du droit au travail exige que la hache soit portée dans les rapports capitalistes de propriété. Évidemment, il ne pouvait y avoir de socialisme dans une seule usine et, isolée, réduite à une technique de sauvetage des entreprises, l’expérience Lip était vouée à l’échec. Mais ce qu’elle a signifié portait bien plus loin que ce mot d’ordre absurde d’interdiction des licenciements – qu’on réduit souvent à l’interdiction des licenciements boursiers34 !

Conclusion

La confusion théorique entretenue autour du travail et de la distribution des revenus s’est inscrite dans l’idéologie d’une gauche pour qui les ouvriers n’étaient que des témoins d’un passé révolus dont il fallait simplement organiser l’euthanasie, la mort heureuse. À la place d’un socialisme fondé sur l’émancipation sociale des travailleurs, on a eu droit à un socialisme de dames patronnesses, penchées sur la misère des pauvres. Le droit à la dignité de celui qui veut vivre de ce qu’il peut faire par lui-même était délaissé en même temps qu’étaient délaissées toutes les luttes contre l’exploitation capitaliste. En pleine campagne électorale, on apprend que trois salariés du centre d’étude Renault se sont suicidé, victimes des nouvelles méthodes de management sacrifiées sur l’autel du profit. La violence du capital venait ainsi crûment en pleine lumière. Les confédérations ouvrières rappelaient qu’on pouvait dénombrer en 300 et 400 cas du même type chaque année. Cette affaire qui sonnait comme un véritable rappel au réel n’a occupé aucune place dans la campagne électorale, ni de la droite, ce qui est bien naturel, ni de la gauche ! Comme n’ont occupé aucune place les 2000 accidents du travail quotidiens. On avait là le véritable concentré des relations sociales, la réalité brutale de la lutte des classes, c’est-à-dire de la contradiction capital/travail.
Le capital détruit les deux sources de toute richesse, la terre et le travail, disait Marx. Rien n’est plus évident aujourd’hui. Rien n’est plus facile à observer même en lisant la presse bourgeoise. Le bavardage social-libéral, le bavardage écologiste remastérisé par les vedettes de TF1 comme le bavardage alternatif de la nouvelle petite-bourgeoisie sont à l’évidence incapables de donner une réponse à ce constat devenu une question de vie ou de mort.

Bibliographie

BASSO, Pietro, Temps modernes, horaires antiques, éditions Page Deux, Lausanne, 2005.
BOUKHARINE, Nicolas, L’économie politique du rentier. Critique de l’économie marginaliste, EDI, Paris, 1972, avec une préface de Pierre Naville.
COLLIN, Denis, La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996.
COLLIN, Denis, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan, 1997.
COLLIN, Denis, Revive la République, Armand Colin, 2005.
COLLIN, Denis, Comprendre Marx, Armand Colin, 2006, collection « Cursus ».
ELSTER, John, Marx, une interprétation analytique (Titre original : Making sense of Marx), traduit de l’anglais, PUF, Paris, 1989.
MARCUSE, Herbert, L’homme unidimensionnel, traduit de l’anglais, Éditions de Minuit, 1968.
MARX, Karl, Le Capital, cité ici dans la traduction de Joseph Roy, reprise par l’édition Rubel in La Pléiade et également disponible sur le site MIA, http://www.marxists.org/francais/marx/works/
MARX, Karl, Grundrisse, cité ici dans l’édition Rubel sous le titre Principes de la critique de l’économie politique, in Œuvres II, La Pléiade.
1 Sur la question de la valeur travail, Sarkozy a toujours eu la main. Cela est si vrai, si dramatiquement vrai, qu’il a pu passer pour le seul véritable candidat défenseur des intérêts des travailleurs !
2 Une mauvaise habitude, typique du novlangue, a remplacé l’économie politique d’antan par la science économique. Si l’économie était une science, cela se saurait ! Par contre elle reste éminemment politique, mais ses thuriféraires font tout pour masquer cette caractéristique désagréable qui rendrait un vain peuple soupçonneux quand à l’objectivité et à la neutralité de la prétendue science pour laquelle on a même inventé un faux prix Nobel… Persuader les citoyens qu’ils ne peuvent comprendre ces affaires trop complexes et qu’il faut laisser la direction de ce qui les concerne au premier plan à des « experts », c’est cela l’objectif de l’apparat soi-disant scientifique. En vérité, le citoyen sait très bien de quoi il retourne quand il est confronté aux délocalisations, aux propriétaires invisibles et au capitalisme mafieux qui prend une place de plus en plus grande dans le fonctionnement « normal » de l’économie.
3 Nicolas Boukharine caractérise ainsi l’économie politique marginaliste de l’école autrichienne. Voir Boukharine, 1972.
4 Plusieurs développements concernent ce sujet dans Collin, 1996 et Collin, 2006.
5 Elster, 1989, page 171
6 Il y a trente ans déjà, Herbert Marcuse faisait une critique en règle de la transformation de toute pensée en « pensée opératoire ». Voir Marcuse, 1968
7 Une fois de plus on peut vérifier que les catégories de l’économie politique ne prennent leur sens que dans le développement complet du mode de production capitaliste. « L’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe ».
8 Sur ce point, voir Capital, I, ii, 6
9Capital Livre I,i,4
10 La puissance de l’individu vivant : c’est, selon nous, l’expression clé qui permet de comprendre l’ensemble de l’analyse du Capital. Voir Collin, 1996.
11 Marx utilise indifféremment les deux termes allemands Entfremdung et Entaüsserung qu’on traduit par « aliénation » et qui ont, chez Hegel des sens bien différents.
12 Une expression répugnante pour quiconque garde un tant soit peu le sens du respect dû à la personne humaine.
13Principes d'une critique de l'économie politique in Œuvres 2, Gallimard, « La Pléiade » p. 214
14 En même temps, et ce n’est pas un de ses moindres « mérites », il fait passer d’une façon presque convaincante un droit du travail acquis de haute lutte - notamment celui de la limitation de la journée de travail -, non seulement pour obsolète, mais comment allant contre la liberté individuelle des travailleurs.
15 Notamment en faisant disparaître le concept juridique de journée de travail.
16 Voir Basso, 2005
17 Jean-Harribey, « Un regard positif sur le travail », Politis, 31 mai 2007.
18 Voir T. Negri et M. Hardt, Empire et la critique de ces thèses dans Collin, 2005, chapitre III.
19 Il s’agit d’un ensemble de propositions défendues par des gens comme André Gorz, Philippe Van Parijs ou encore Jean-Marc Ferry.
20 Jean-Marc Ferry, « Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration sociale » dans « Vers un revenu minimum inconditionnel ? », in Revue du Mauss, 1996, n°7, p. 115-134.
21 Voir Critique du programme du parti ouvrier allemand in Œuvres I, La Pléiade. Le statut de ce texte si souvent cité ne manque cependant pas de poser problème. À bien des égards il est aberrant relativement au cours de la pensée de Marx à ce moment-là. Voir Collin, 2006.
22 La question des besoins, à elle seule, débouche sur des difficultés inextricables.
23 Ce qu’on a de bonnes raisons de croire, cependant (cf. infra). Le communisme tel que Marx le présente à ce moment précis est un mixte de Saint-Simon et Fourier.
24 Voir Œuvres II, « La Pléiade », pp. 1485-1486.
25 Voir Capital, Livre I, chap. XXXII. Ce chapitre est placé en conclusion dans l’édition Rubel (voir Œuvres I, « La Pléiade »).
26 Voir M. Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance. Economie des sociétés primitives, 1972, Gallimard, NRF, 1976 pour la traduction française.
27 Voir Principes d’une critique de l’économie politique, Œuvres II, « La Pléiade », p.305-306.
28 Empire fut vendu avec ce bandeau…
29 Op. cit., p. 306
30 Op. cit., p. 307
31 Ibid.
32 Sur ce point, voir D. Collin, 2006. La science comme « force productive directe » n’apparaît que dans ce manuscrit et ni l’expression, ni l’idée ne sont reprises dans le Capital alors qu’elle aurait dû avoir sa place dans le long chapitre consacré au machinisme (Livre I, chap. XV). Si la machine est de la « science matérialisée », Marx montre dans ce chapitre que le machinisme n’a pas de productivité propre. Ce qui, seul, donne sa valeur au machinisme, c’est la transformation des rapports sociaux de production (la division du travail) que, tout à la fois, il rend possible et exige (voir Collin, 2006, pages 86-91). Donc seul le travail vivant est productif, d’où la contradiction du capital qui ne peut vivre qu’en exploitant le travail vivant et doit en même temps toujours plus l’expulser du procès de production. Il faut ajouter que le concept de « forces productives » reste toujours assez vague chez Marx, qui va même jusqu’à parler de la transformation des forces productives en « forces destructrices » (voir Idéologie Allemande, in Œuvres III, « La Pléiade », page 1106).
33 Une vieille chanson du Nord dit : « Tu s’ras toudis qu’un employé, un train’misère, un salarié… » Voilà au fond l’hymne commun de Besancenot, Buffet et Bové. L’Internationale disait : « Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes ! »
34 L’interdiction des licenciements, ou l’interdiction des licenciements dans les entreprises qui font des profits. sont des propositions soit inapplicables, soit inefficaces, soit dépourvues de sens. Inapplicables si dominent les rapports capitalistes de production, inefficaces si on se contente de vœux pieux sans moyens de coercition, dépourvues de sens dès lors qu’une transformation sociale décisive aurait été engagée. Si la propriété capitaliste reste inviolable, personne ne pourra jamais obliger un patron à embaucher et garder quelqu’un. Car les patrons ne licencient pas par sadisme, mais parce que cela fait partie des moyens nécessaires pour empêcher le taux de profit de baisser et pour rester concurrentiel face aux autres capitalistes. Quand un grand groupe automobile supprime 4000 postes parce que ses ventes sont en baisse et que, face à la concurrence, il délocalise sa sous-traitance dans les pays à bas salaires, il fait qu’appliquer ce que demandent les propriétaires légaux de l’entreprise. Et s’il ne le fait pas, l’entreprise disparaîtra purement et simplement. Une entreprise automobile a pour but de produire non des automobiles mais du profit. L’interdiction des licenciements est impossible sans porter la hache dans les rapports de propriétés. L’interdiction des licenciements « boursiers » ne vaut pas mieux. Que serait un capitalisme « non boursier » un capitalisme dont le profit ne serait plus le moteur ? On peut résumer l’affaire ainsi : soit le mouvement ouvrier n’a pas la force d’imposer l’interdiction des licenciements et alors c’est une pure pétition de principe. Soit il en a la force, et alors cette mesure devient inutile puisque la domination du capital est en train d’être renversée. Le mot d’ordre en apparence radical appartient au registre du pire réformisme, celui qui agite des formules creuses pour éviter que soient posées les questions cruciales, celles de la structure sociale de base.

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Denis Collin enseigne la philosophie en lycée. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Comprendre Marx (Armand Colin, 2006), Revive la République (Armand Colin, 2005). Site internet : http://denis-collin.viabloga.com

Les grandes philosophies sont-elles dogmatiques ?

Les systèmes philosophiques ont mauvaise presse. C’est Engels qui affirme que la philosophie de Hegel fut le dernier et le plus colossal avortement de la philosophie systématique. Un peu partout, on dénie à la philosophie tout pouvoir véritatif – seules les sciences, sans qu’on précise toujours bien ce que l’on entend par là, posséderaient le privilège d’atteindre la vérité. Kant, en fracassant la vieille métaphysique, ce « champ de bataille », aurait mis fin une fois pour toutes à toute cette philosophie dogmatique.
La philosophie est recherche de la vérité, telle est le point de départ de la philosophie telle que Platon la définit. Mais si la philosophie est recherche de la vérité, elle n’a pas la prétention de la posséder ! Tous les dialogues de Platon peuvent être lus à cette aune et c’est pourquoi ils sont si souvent aporétiques, y compris des dialogues tardifs comme le Théétète qui échoue à définir le savoir, se contentant de dire ce qu’il n’est pas. On peut penser que l’affirmation de Platon selon laquelle seules les Idées sont vraies est une affirmation de ce dogmatisme, fondé sur la séparation de deux mondes, le monde sensible voué à la croyance et à l’illusion et le monde intelligible, une sorte d’arrière-monde comme l’aurait dit Nietzsche. Malheureusement, cette lecture de Platon manque totalement de la finesse et de la compréhension nécessaire pour saisir ce que dit le père fondateur de la philosophie. Dire qu’il y a deux mondes chez Platon est déjà largement un abus. Il n’y a qu’un seul monde mais deux domaines de la connaissance, eux-mêmes divisés en deux. Ce que le domaine intelligible produit, c’est précisément la vérité du domaine sensible. Quand on a lu et médité le Timée, on comprend ce lien. Il est difficile de croire que la science moderne et Kant nous dispenserait en quelque sorte de prendre au sérieux la pensée de Platon, sauf à en faire un objet d’histoire ou de philologie. Commençons par le plus simple. Dire que seules les Idées sont vraies est absolument évident. Les choses sensibles ne sont pas vraies. Elles existent … ou non si ne sont que des produits de notre fantaisie. Rechercher les Idées vraies, c’est le seul sens général que l’on puisse attribuer à l’expression « recherche de la vérité ». En ce sens tous les philosophes sans exception sont des platoniciens et comme lui des « idéalistes ». Mais c’est aussi vrai des scientifiques ! La gravitation universelle n’est pas une chose visible, sensible, ce n’est pas un réalité que les sens peuvent appréhender. C’est une idée ! Une idée dont la vérité se peut prouver en prenant le chemin descendant de la dialectique (platonicienne), c’est-à-dire en montrant comme elle peut expliquer les phénomènes sensibles observés et prédire d’autres phénomènes qu’on observera. En bons platoniciens, lecteurs parfois du Timée, les physiciens modernes ont commencé par supposer une sorte de structure mathématique du monde, sous-jacente à tous les phénomènes. Le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique disait Galilée. Les mathématiques constituent une science « médiane » dit Platon dans la République. Médiane parce que les objets mathématiques sont des objets idéaux, perceptibles seulement par l’intelligence – quand je dis avec Euclide que le point est ce qui n’a pas de partie, je ne pourrai jamais percevoir un point par mes yeux. Mais ces objets ont une image sensible (le point que je trace sur le tableau) et c’est précisément parce qu’ils ont une image sensible que les objets mathématiques sont particulièrement aptes à nous permettre de penser la réalité physique. Pour comprendre tout cela autrement, il faut lire Hegel, c’est-à-dire comprendre comment le mouvement même de l’esprit conduit à ce « tranquille royaume de lois » qu’est la science physique moderne.
Comment donc réduire Platon à cette caricature des deux mondes et à ce que Nietzsche, pas toujours bien inspiré, a cru pouvoir nommer arrière-monde halluciné ? Venons-en à Aristote, à bien des égards un anti-Platon, notamment dans sa critique des « Idées ». On sait que la philosophie moderne s’est largement constituée contre Aristote, faisant d’ailleurs souvent mine d’oublier tout ce qu’elle lui emprunte et notamment ses catégories. Au fond les modernes ont tendance à présenter à Aristote comme l’inventeur d’une science dépassée (la logique ne sert à rien, soutient Descartes) et le tenant d’une métaphysique dogmatique, cette « science de l’être en tant qu’être ». Mais Aristote n’a jamais prétendu avoir réussi à construire une « science de l’être en tant qu’être ». Comme l’a excellemment montré Pierre Aubenque dans Le problème de l’être chez Aristote, cette ontologie générale, exigée par l’architectonique aristotélicienne des savoirs est introuvable. Ajoutons que s’il est un penseur non dogmatique, un penseur qui revient sans cesse sur ses propres affirmations pour les rediscuter, un penseur de l’à peu près et de l’incomplétude des savoirs, c’est bien Aristote. On ne peut que rendre grâce à Hegel et à Marx d’avoir redonné sa vigueur à « l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque ».
Les grands philosophes « rationalistes » ne sont pas plus dogmatiques. Ni Descartes ni Spinoza ne prétendent détenir une vérité objective indélogeable. Le but de Descartes est de trouver un fondement stable à la physique moderne, celle que fonde Galilée et le génie de Descartes est d’avoir compris la rupture profonde induite par le Pisan et d’annoncer une nouvelle époque, une époque où tous seront « cartésiens ». Là où Descartes voyaient des vérités indubitables, certains de ses disciples, comme Malebranche, n’ont pas manqué de soulever de nouveaux problèmes ; les objections aux Méditations Métaphysiques et les réponses à ces objections donnent l’exemple d’une discussion philosophique éloignée de tout dogmatisme et où sont posées des questions qui sont encore les nôtres dans le domaine de la « philosophie de l’esprit ».
Bien que les propositions de L’éthique soient démontrées more geometrico, il n’y a pas plus de dogmatisme chez Spinoza. Ce dernier ne part pas de vérités assénées au malheureux lecteur mais d’actes de l’intelligence à partir desquels se déploie un ensemble de propositions qui visent à définir le cadre de toute connaissance possible. Il ne s’agit pas seulement d’affirmer que Dieu est la nature, proposition qui, en elle-même ne serait que la marque de l’athéisme de Spinoza. Il s’agit de définir les conditions de toute pensée. L’Éthique est foncièrement une logique de la connaissance. La prendre pour une série d’affirmations métaphysiques et indémontrables ou pour une psychologie affective, c’est commettre une erreur monumentale.
Kant n’apparaît ainsi comme une rupture fondamentale qu’en reconstruisant une histoire de la philosophie imaginaire, en lui inventant des adversaires faciles à abattre. Sans vouloir retirer quoi que ce soit aux mérites de Kant, il est préférable de n’en point faire le chevalier blanc de la lutte contre la philosophie dogmatique et la métaphysique classique.

Faut-il enterrer l’État-nation ?

La mort de l’État-nation serait un fait avéré. Ne subsisteraient que les noms, l’apparat, mais sa réalité se serait progressivement évanouie, dissoute dans le processus que l’on appelle ici mondialisation et ailleurs globalisation. Tout ce qui naît mérite de périr. L’État-nation n’a pas toujours existé et il est naturel de penser qu’un jour ou l’autre il doit être englouti dans l’éternelle mutation des choses. Cependant la nouvelle de la mort de l’État-nation est sans doute prématurée. Alors que la construction européenne était censée incarner le dépassement de l’État-nation, alors que les diverses de la « gouvernance » mondiale (FMI, OMC, etc.) devaient nous faire entrer dans le « post-national », nous assistons aux prémices de la dislocation de l’Union Européenne qui apparaît de plus en plus comme une « prison des peuples » et au développement des revendications « identitaires » qui pulvérisent même les vieilles nations ou les moins vieilles. Loin d’aller vers le « post-national » nous pourrions même aller vers « l’ante-national », vers l’explosion en communautés ethniques, en tribus ainsi qu’on le voit en Libye et ailleurs.
Pour comprendre ce qui est en cause, nous nous proposons tout d’abord de revenir aux questions théoriques les plus fondamentales telles que les a posées la tradition philosophique. Nous tenterons ensuite de dégager l’originalité du modèle de l’État-nation tel que l’Europe l’a inventé. Nous montrerons ensuite que la tradition internationaliste du mouvement ouvrier est étroitement liée à l’État-nation et en quoi le mondialisme d’une certaine gauche est la négation de l’internationalisme. Enfin nous tenterons de dégager quelques perspectives à court terme, quelques orientations générales pour les luttes politiques à mener.

Le droit de gens et le point de vue cosmopolitique

Comme c’est souvent le cas, les termes de nos discussions actuelles ont été posés depuis l’Antiquité grecque qui reste pour nous une source toujours vive de réflexion. L’idéal de la cité grecque était celui d’une communauté politique fermée. Les Grecs formaient un peuple qui partageait une langue – par opposition à ces barbares dont la langue était incompréhensible. Mais ils ne formaient pas une nation, même s’ils admettaient que les règles qui s’appliquaient à un Grec étranger n’étaient pas exactement celles que l’on devait appliquer à des barbares. Au-delà du droit propre à chaque cité (les lois d’Athènes n’étaient pas celles de Sparte), il existait une sorte de « droit commun », un koinon nomos, dont l’extension n’était pas bien déterminée, mais qui était une sorte de droit naturel. Ainsi les lois de l’hospitalité faisaient-elles partie de ce droit commun. C’est aussi ce qui expliquait le statut particulier des métèques à Athènes, par exemple. Et c’est aussi ce qui explique pourquoi ces cités grecques n’ont jamais formé que des « ligues » ou des fédérations ». On ne peut appliquer à ces cités le terme d’État-nation, précisément parce qu’on ne peut pas encore parler d’État et que l’organisation politique ne prétend point représenter la nation – c’est-à-dire ceux qui peuvent prétendre à une naissance commune. On pourrait traduire polis par « communauté politique ». Mais encore une fois, c’est une communauté bien délimitée : polis renvoie à un verbe qui signifie « bâtir des murs ». Chez Platon et Aristote, cette limitation de la polis découle de la nature des choses. Il faut qu’elle soit assez grande pour que soit assurée son autarcie, par la diversité des corps de métiers qu’on y pourra trouver. Mais il faut aussi qu’elle ne soit pas trop grande – la démesure est un défaut majeur dans l’éthique grecque – afin de préserver son unité.
Avec la décadence de la cité – Athènes tombe aux mains des Macédoniens avant d’être conquise par Rome – les philosophes vont opposer le point de vue cosmopolitique. Le monde formant une unité, tous les êtres y sont liés par des liens organiques, et les êtres humains font partie de ce tout et ont entre eux des liens naturels de sympathie. Ils forment comme une grande famille et ils ont des devoirs les uns envers les autres par le simple fait d’être humains. On a trop souvent réduit les stoïciens à une morale de l’indifférence aux passions et au culte de la liberté intérieure. Mais le stoïcisme grec – dont Cicéron reprend souvent les grandes lignes – inclut une conception politique globale et souvent subversive. Certains stoïciens grecs en sont venus à affirmer l’illégitimité de l’esclavage et l’un d’entre eux est parti combattre aux côtés d’esclaves en révolte.1 À l’opposé de l’anti-politisme épicurien, le stoïcisme est donc une politique, une politique qui vise à penser l’organisation de la communauté des humains et non plus simplement l’organisation d’une petite cité. Ce n’est nullement un hasard si cette conception trouva des échos puissants chez un Romain comme Cicéron, contemporain de la formation de l’imperium romain sur des territoires d’une étendue prodigieuse.
Après la chute du monde antique, la politique va se résumer à la monarchie et dans le monde chrétien la monarchie est universelle, puisque le seul monarque est Dieu dont les rois et les empereurs sont les représentants sur Terre. Je laisse de côté pour l’instant (pour y revenir plus loin) tout ce qui, avec et contre le thomisme, va s’élaborer principalement dans les républiques de l’Italie du Nord. Mais c’est avec la formation de puissants États revendiquant une base nationale : Angleterre, Espagne, France, qu’on aura tôt fait d’opposer à l’éclatement du « Saint Empire Romain germanique ».
Pour dire les choses schématiquement, le grand bouleversement des temps modernes sur le plan de la philosophie politique tient à ce que l’organisation politique n’est plus saisie comme un fait naturel – l’homme n’est plus le zoon politikon d’Aristote – mais comme le résultat d’un contrat. Le peuple se fait peuple, comme le dira si bien Rousseau. Et il se fait peuple en se donnant un pouvoir souverain commun. Avant que ces idées aient pu être théorisées sur le plan politique, il y a de grands bouleversements politiques qui ont fait émerger un sentiment national ou patriotique, dont Duby fait remarquer qu’il était déjà patent au moment de la bataille de Bouvines. Les sujets du Roi de France deviennent des Français qui reconnaissent le même pouvoir politique et se sentent liés par une communauté de destin. Après Bodin, Hobbes construit la théorie de l’État moderne mais il laisse un problème en suspens. Si le pacte social et l’institution du souverain assurent la paix à l’intérieur des frontières nationales, entre les nations demeure l’état de nature, c’est-à-dire l’état de la guerre de chacun contre chacun. Il ne croit visiblement pas à quelque chose comme le droit des gens, théorisé par Grotius, un droit de la paix et de la guerre qui s’imposerait aux nations souveraines ou plutôt que les nations souveraines devraient volontairement s’imposer.
Le traité de paix de Westphalie, qui met fin à la guerre de Trente ans, instaure une sorte de droit international et fait naître une véritable conscience européenne. Et c’est cette conscience européenne portée par les Lumières qui conduire à réexaminer, à nouveaux frais, la question du droit cosmopolitique.
Du point de vue des Lumières, c’est-à-dire du point de vue d’un rationalisme abstrait, d’un rationalisme non dialectique, l’avenir appartient non pas à ces formes historiques que sont les États-nations ou les empires, mais à un gouvernement rationnel de l’humanité toute entière. Dans L’idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant esquisse un tableau du progrès humain qui doit déboucher sur une forme de gouvernement du droit à l’échelle de la communauté humaine. Pour lui, il est impossible de s’en tenir à ce « concert des nations » dans lequel la paix n’existe que par l’équilibre des puissances. Mais l’instauration d’une sorte d’État souverain à l’échelle mondiale apparaît comme une tâche utopique, mais aussi potentiellement tyrannique. Kant est donc revenu sur ses premières propositions. Dans La Paix perpétuelle, il redonne toute leur place aux nations. Son « projet de traité de paix perpétuelle » repose sur trois piliers : la constitution républicaine des États, la reconnaissance du « droit des gens », c’est-à-dire du droit des peuples à se gouverner eux-mêmes sans intrusion de puissances extérieures et enfin une « société des nations ». Mais si la thèse kantienne peut et doit sans doute encore nous inspirer, elle apparaît comme un projet normatif extérieur à la dynamique même de l’histoire. Ayant vu passer « l’esprit du monde à cheval » alors qu’il était à Iena lorsque Napoléon Ier y entre, Hegel voit dans la vitalité des peuples ce par quoi s’exprime le progrès de l’esprit. Loin de tout pacifisme abstrait, il affirme que la guerre est précisément ce par quoi s’exprime la vitalité d’un peuple. Il y a des États parce que la guerre est toujours potentiellement à faire. Lecteur admiratif de Machiavel, il refuse la position de la « belle âme ». Que la philosophie arrive toujours trop tard, comme l’oiseau de Minerve qui ne prend son vol qu’au crépuscule, la pensée de Hegel le montre aussi. Mais la dynamique de la vitalité des peuples va devenir la dynamique de la course à l’accumulation de puissance et bientôt l’impérialisme deviendra le mode de survie de la société bourgeoise, débouchant sur la guerre mondiale, c’est-à-dire une guerre totale qui par deux fois au cours du XXe siècle a menacé d’engloutir la civilisation humaine elle-même.
On le voit les questions dont nous débattons aujourd’hui sont anciennes. Elles parcourent toute l’histoire de la philosophie et l’histoire tout court. La « fin de l’histoire », proclamée urbi et orbi après la chute du mur de Berlin et la désagrégation du bloc des pays du « socialisme réel », ouvrait la voie à une nouvelle vague de la pensée cosmopolitique. Les nations avaient engendré la guerre. La dissolution des nations dans le grand marché mondial devait engendrer une paix éternelle – mais comme le remarquait ironiquement Kant, le lieu de la paix éternelle, c’est le cimetière.
De cette histoire essayons tout de même de retenir l’essentiel. La paix entre les hommes est évidemment un idéal à poursuivre. On ne peut guère parler de civilisation tant que les conflits sont réglés au final dans le sang et les massacres. Il est cependant parfaitement légitime de se défendre face aux agressions étrangères. Mais il est illégitime de vouloir imposer à un autre peuple, à la pointe des baïonnettes, une certaine conception de la vie commune, fût-elle animée des meilleures intentions. Dans ce domaine on peut sans peine être rousseauiste. Et entre les Girondins partisans de la guerre révolutionnaire en Europe et Robespierre qui s’en tenait à la « ligne Rousseau », c’est Robespierre qui avait raison. Voilà quelques points qui ne souffrent guère de discussions. Trop généraux pourtant.
Le point de vue cosmopolitique de Kant est bien trop large. On sait que pour lui, même un peuple de démons, pourvu qu’ils aient un entendement, finirait pas se gouverner selon les principes du droit. Des individus abstraits, réduits à de purs entendements, accepteraient certainement des règles de droit communes dans un monde sans frontières. Mais si on peut penser de tels individus dans le « royaume des fins », dans notre monde tragiquement sensible, tragiquement humain, les individus sont plus gouvernés par leurs passions que par leur entendement. Et l’entendement lui-même, s’il est sans doute commun à toute l’humanité s’est toujours forgé dans des communautés particulières, avec leur propre héritage historique, leur propre manière de voir le monde et leur propre langue. Ainsi, on sait bien que le self government des Anglais n’a pas le même sens que le droit à l’autodétermination des Français. Ainsi la résolution 242 de l’ONU n’a pas le même sens suivant qu’on la lit en français ou en anglais. L’universel et le particulier se font face, comme deux pôles opposés et irréconciliables.
L’amour de l’humanité est sans aucun doute un beau précepte que nous devons essayer de faire nôtre, autant qu’il est possible. Mais, comme le faisait remarquer Rousseau, il y a tant de cosmopolites qui aiment le Tartare pour n’avoir pas à aimer leurs compatriotes, tant de belles âmes qui n’adressent pas la parole à leur voisin. « Le patriote est dur à l’étranger » remarque encore l’auteur de l’Émile, sans porter de jugement de valeur sur cette assertion. Or sans cet « amour », sans cette philia chère à Aristote et que nous pourrions traduire par « fraternité », il n’est point de communauté politique pensable. Des procédures juridiques ont, certes, la plus grande utilité. Mais une procédure juridique, n’en déplaise aux libéraux, ne fait pas un ordre politique. Elle ne peut que régler, quand elle y parvient, les différends entre individus soucieux uniquement de leur propre bien. Une communauté politique suppose que l’on partage bien autre chose que la reconnaissance de suprématie des lois : sens du bien commun, réseaux d’amitiés, fierté d’appartenir à une certaine culture, et, risquons le gros mot, des valeurs. Pour qu’existe une communauté politique mondiale, il faudrait donc procéder à une uniformisation des cultures, des mœurs, des croyances, communier dans une langue commune et tenir pour nuls et non avenus les attachements à la famille, à son pays, aux paysages de son enfance comme aux chansons qui nous ont bercés. Un tel idéal est connu : c’est l’utopie de la mondialisation néolibérale qui présuppose des individus menant tous des existences séparées, mais au fond tous identiques et réductibles à des automates rationnels maximisant leur utilité. Des individus vendeurs de force de travail (de travail abstrait) et des consommateurs avides de toujours consommer plus. Mais l’utopie s’est fracassée, avec la montée du terrorisme, avec le retour des revendications de puissances que l’on pensait devenues définitivement subalternes (la Russie ou la Turquie). Fin de la fin de l’histoire. Retour au tragique.
Il y a une autre raison qui s’oppose à l’idée que le mondialisme est l’avenir de l’humanité. Soit on est partisan de l’anarchie – mais celle-ci n’est qu’une autre forme de l’utopie néolibérale – soit on maintient la nécessité d’un ordre politique en remplaçant tous les systèmes des États par une « gouvernance mondiale ». Or, contre cette gouvernance mondiale, se dresse inévitablement l’aspiration à la démocratie. On peut presque établir une loi : plus un État est gros et moins il est démocratique, c’est-à-dire moins le peuple peut dire son mot de la conduite des affaires humaines. Les 20.000 citoyens athéniens pouvaient se réunir sur l’agora et d’ailleurs ils n’y venaient pas tous. Mais déjà dans les nations modernes qui ont plusieurs millions et souvent plusieurs dizaines de millions de citoyens, la démocratie directe est devenue impossible et la représentation politique suppose un empilement de strates de décision de plus en plus complexes. Le sentiment que nos compatriotes nous sont parfaitement étrangers s’est déjà beaucoup développé, et la décence ordinaire et le sentiment d’appartenance à une communauté, dont le ciment est le bien commun, sont singulièrement affaiblis face aux comportements anti-sociaux qui existent nécessairement dans toute société. Quand le regard des autres ne suffit plus pour empêcher mille et une incivilités, il ne reste que la répression et l’action de la police. En passant à l’échelle supérieure, au mondialisme, si l’on veut éviter le chaos social (l’anarchie) il faut un gouvernement tyrannique. Un gouvernement mondial serait tyrannique ou vain doit constater Kant. Et on ne saurait lui donner tort.
À l’opposé la nostalgie des petites communautés « naturelles » n’est au mieux qu’un songe creux. Les familles, les clans, les tribus ne peuvent être des organisations sociales et politiques. La chaleur humaine de la famille, aussi importante soit-elle comme refuge (voir C. Lasch, Un refuge dans ce monde impitoyable) n’est guère favorable à la liberté. Dans la famille l’individu n’est pas pour lui-même, il est pour les autres et ne se définit que dans ses rapports avec les autres membres de la famille, qui sont pour lui père, mère, sœur, frère, etc. Même si la famille est indispensable comme premier moment de la sphère éthique, le jeune homme ou la jeune femme doit briser son unité fondée sur le sentiment, afin de se retrouver en tant que lui-même, égal aux autres dans la sphère de la société civile. Il n’y a ici presque rien à ajouter aux analyses de Hegel dans les Lignes fondamentales de la philosophie du droit. Les clans, les tribus et toutes formes d’organisation fondées sur les « liens du sang » présentent tous les traits négatifs de la famille, sans avoir d’avantage par rapport à cette dernière. Aristote le faisait déjà remarquer : la famille ou le village sont les domaines de la monarchie (dans le meilleur des cas). Le gouvernement politique doit au moins avoir l’extension de la cité.
Mais la liberté dont l’individu jouit dans la société n’est qu’une liberté partielle. Celle de choisir son occupation, de s’installer où bon lui semble et d’épouser qui lui convient. C’est une liberté fragile d’abord parce que dans la société civile, les hommes sont les uns à côté des autres, mais ne forment pas une communauté – c’est l’opposition soulignée par Tönnies entre Gesellschaft et Gemeinschaft. Seul l’État rationnel, l’État de droit peut garantir la liberté individuelle et faire de chaque individu un citoyen partie prenante de la formation de la volonté générale. L’État qu’on peut réduire au gouvernement, à l’administration et aux organes judiciaires est la sphère qui englobe toutes les autres sphères. Il est à proprement parler l’organisation de la nation. Une nation n’est pas une communauté d’origines – ce n’est pas une ethnie – et elle n’est pas non plus une communauté de langue ou une communauté religieuse. C’est la communauté politique effective. Elle est, pour reprendre l’excellente définition d’Otto Bauer, une « communauté de vie et de destin » qui a son origine non dans les liens du sang – il n’y a pas de herdbook des citoyens – mais dans l’action politique des individus qui vont l’instituer. La nation est toujours, au moins potentiellement, un État-nation. Dès qu’un groupe humain possède une conscience nationale, il aspire à former un État. Comment se forme cette conscience nationale ? Il n’y a aucune règle générale. L’histoire, à chaque fois, emprunte des voies différentes. Les Juifs ont longtemps formé des communautés préservant jalousement leurs particularités et notamment les rituels, le respect de la loi et l’inlassable reprise des textes de la Torah et du Talmud. L’idée même d’une nation juive n’avait aucune formulation positive. L’entrée dans la modernité et l’intégration des Juifs aux sociétés les plus avancées sur le plan de l’égalité des droits (Royaume-Uni, France puis Allemagne) pouvaient laisser penser à une disparition pure et simple de la « question juive ». C’est dans le sillage du mouvement des nationalités, dont la grande explosion est ce « printemps des peuples » de 1848, que la question d’un « foyer national juif » a été posée et a donné naissance au sionisme. Il a encore fallu le déchaînement de l’antisémitisme nazi, secondé par les antisémites de toute l’Europe, pour que le projet sioniste finisse par emporter l’adhésion des Juifs d’Europe, qui étaient nombreux à être opposés au sionisme (ainsi le « Bund », parti ouvrier marxiste des Juifs de Pologne). Ni la religion, ni la langue (en l’occurrence le yiddish) ne suffisaient à former une nation juive. Ce sont les événements historiques qui ont cristallisé ce qui n’était qu’une vague possibilité. Que tout ce processus ait été couvert d’une idéologie pseudo-religieuse et d’un mythe tragique (« une terre sans peuple pour un peuple sans terre ») et ait débouché sur un drame dont on n’est pas encore sorti, cela ne change rien au fond de la question.
Entre l’universel abstrait du cosmopolitisme et le particularisme de la tribu ou de l’ethnie, la nation politique, c’est-à-dire la nation organisée en État souverain, apparaît ainsi comme une médiation nécessaire. Le « droit des gens », c’est le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, y compris donc le droit de divorcer d’avec les nations avec qui elles ont été « mariées » de force, sachant qu’en même temps le droit de divorcer n’est évidemment pas l’obligation de divorcer. Une confédération d’États souverains décidant souverainement de mettre en commun leur monnaie, leur défense et quelques autres choses encore pourrait aussi apparaître comme une forme possible de réalisation des aspirations nationales.

L’histoire de l’Europe est celle de l’État-nation

On pourra nous reprocher d’ériger en modèle quelque chose qui est essentiellement européen. En effet, c’est l’histoire de l’Europe et plus particulièrement de sa partie occidentale, catholique, puis catholique et protestante qui fournit l’archétype de l’État-nation. Ce qui domine l’histoire mondiale, ce sont les empires en lutte contre ou englobant des petites communautés politiques – le plus souvent des principautés. L’empire romain puis l’empire romain d’Orient, la Chine, le Japon, l’empire moghol, les Incas, la Russie, l’empire ottoman, etc. telles sont les formes impériales qui gouvernent l’immense majorité de l’humanité. Les Romains n’ont pas créé d’État-nation : c’est la suprématie de la république de Rome qui s’affirme, même quand Rome n’est plus dans Rome, quand les empereurs s’établissent à Milan, par exemple. Cependant, presque à son corps défendant, l’empire romain a laissé les linéaments d’une nation, le regnum italicum d’où sortira finalement dans la deuxième partie du XIXe siècle l’unité italienne.
La particularité de l’Europe occidentale (jusqu’à la Pologne!), c’est la manière dont l’empire romain s’est effondré et l’échec de toutes les tentatives de maintenir en Europe le régime d’empire. La chute de l’empire romain – dont la date initiale est certainement la mise à sac de Rome par les Vandales d’Alaric – est un étrange processus. Les territoires gouvernés par Rome sont envahis par les « barbares », mais des barbares souvent installés depuis longtemps à l’intérieur du limes, des barbares au moins partiellement romanisés qui n’établiront leur royaume qu’en prêtant une allégeance, souvent purement formelle, à l’héritage de l’empire romain. Revendications mythiques d’une origine commune : les Francs se prétendent les descendants des Troyens, par un certain Francion, frère d’Énée ! Soumission à Rome en la personne de l’institution qui se prétend l’héritière de l’empire, l’Église catholique. Le royaume franc s’établit quand Clovis renonce à sa religion, l’arianisme, et se convertit à la religion officielle de l’empire, le catholicisme, alors même que cet empire n’existe plus. En 476, Odoacre dépose le dernier empereur romain d’Occident, Romulus Augustule, renvoie à Constantinople les insignes impériaux et met ainsi officiellement fin à cet empire qui a plus de 1300 ans selon la chronologie des historiens romains. Mais c’est en 495 que Clovis reçoit le baptême. Et quand les Francs, avec Charlemagne, tentent de reconstruire un empire, c’est à Rome, auprès de l’évêque de Rome, qu’ils vont chercher la consécration. L’illusion de la reconstitution d’un empire romain germanique et chrétien ne dure cependant pas bien longtemps. Le partage de l’empire entre les fils de Charlemagne, selon la loi franque, commence à dessiner les grandes lignes de ce que sera l’Europe.
On peut lire l’histoire de l’Europe comme l’incessant combat entre les tentatives du pape de Rome de rester le suzerain final de tous ces royaumes et les successeurs de « l’empire romain germanique », mais aussi comment ce combat de formes politiques dépassées et finalement impuissantes va permettre l’émergence de la vie politique moderne et des nations. Soulignons ici deux aspects. Le combat de l’empereur et du pape va avoir comme premier enjeu l’Italie du Nord, c’est-à-dire l’Italie qui s’est enrichie et qui se trouve en pointe du développement économique dès le Xe et XIe siècle. Gênes, Venise, Florence ne sont pas des petites principautés mais de véritables capitales économiques, celles d’où partent les flux commerciaux et les innovations économiques et financières majeures. Elles vont profiter de la neutralisation réciproque de leurs prétendus suzerains pour se construire et porter la culture, les arts et les lettres et les idées politiques nouvelles à des sommets. C’est là, dans ce laboratoire italien de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance que s’est inventée la politique moderne (voir sur ce sujet Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, et Denis Collin, Lire et comprendre Machiavel). C’est que sont reprises et retravaillées les idées républicaines et une conception neuve du politique, une conception émancipée des références religieuses autant que de tout le discours ethnique. Deuxième aspect, la lutte entre le pouvoir pontifical et le pouvoir impérial se double très vite de la lutte des royaumes pour gagner leur indépendance et pour n’avoir pas à obéir aux ordres de Rome. Si bien que de fait, les Européens entament très tôt leur sortie du « théologico-politique » pour parler comme Spinoza. Les rois de France s’allient au pape quand ça les arrange et luttent contre lui quand ils y trouvent intérêt. L’Église de France passe de fait sous le contrôle du royaume. Plusieurs rois de France furent excommuniés : Louis VII, Philippe-Auguste pour bigamie, Philippe le Bel, Louis XII, Henri II, Henri III, Henri IV. Le roi d’Angleterre, Henry VIII, n’hésite pas à rompre définitivement avec Rome et les papistes et à former sa propre église, sous son contrôle direct (on n’est jamais si bien servi que par soi-même). Charles Quint très catholique roi d’Espagne va se retrouver à la tête d’un « saint empire » où les protestants donnent de la voix et, quand il entrera dans Rome, la « ville sainte » sera pillées par les « nouveaux barbares », les soldats protestants de l’armée du très catholique roi. Bref, comme disait Marx, quand en haut on joue du violon, il ne faut pas s’étonner si en bas on se met à danser.
Si l’Italie du Nord n’a pratiquement jamais connu le féodalisme au sens strict, en Espagne, en Angleterre et en France, c’est l’absolutisme et la construction de puissants États-nations qui vont ruiner à long terme le féodalisme et permettre l’émergence des nations modernes. Cherchant une solution au malheur de la « pauvre Italie », divisée entre républiques et principautés rivales, Machiavel voit dans le modèle français le modèle d’un État unifié où le roi lui-même est soumis aux lois. Pour comprendre la formation des États-nations européens, il est donc nécessaire de remonter à cette période de leur première affirmation qui va de pair avec les premières affirmations du sentiment patriotique. Voir dans l’État-nation une formation politique post-révolutionnaire, postérieure en tout cas à la révolution industrielle, le relier simplement à la domination bourgeoise comme le font souvent les marxistes, c’est ne pas comprendre combien il est enraciné dans le sentiment des peuples, combien ses racines, compliquées, plongent loin dans notre histoire. On pourrait sans doute soutenir la thèse selon laquelle, c’est précisément parce que se sont formés des États-nations que l’Europe a été le continent révolutionnaire – pensons aux révolutions anglaise et française au XVIIe et XVIIIe siècle, aux révolutions du XIXe et du XXe siècle – et aussi le continent où la classe bourgeoise a pu se développer et révolutionner le monde entier, pour le meilleur et pour le pire.
Dans toute l’Europe, le développement de l’État-nation est le corollaire d’un vaste mouvement d’émancipation des peuples. Émancipation vis-à-vis du régime d’empire au profit de l’insertion dans une communauté de vie et de destin, c’est-à-dire d’une communauté dont on veut partager l’histoire et au moyen de laquelle on peut espérer « faire l’histoire ». C’est très exactement ce qui surgit au grand jour et comme un écho de la révolution française dans le « printemps des peuples » de 1848. Ce mouvement comprend des mouvements nations contre les empires – le plus touché est l’empire autrichien, ultime descendant du « saint empire romain germanique » qui tentera de se sauver sous la forme de l’empire austro-hongrois – et des mouvements pour la constitution de l’unité nationale, en Allemagne et en Italie. Dans ces deux derniers pays, le mouvement national ne trouvera son accomplissement que sous une forme « impure », puisque l’unité nationale sera forgée sous la direction d’une monarchie, la monarchie prussienne ou la monarchie du Piémont-Sardaigne imposant le ralliement des autres parties de la nation. Réécrivant l’histoire italienne, certains auteurs estiment que l’unité italienne est en fait la conquête du sud par le nord. Ce n’est pas complètement faux, mais c’est oublier que cette conquête a bénéficié d’un large assentiment populaire et que la monarchie a chevauché un mouvement révolutionnaire (dont Mazzini et Garibaldi sont les figures marquantes) pour mieux l’étouffer et « tout changer pour que rien ne change » selon la fameuse formule de Lampedusa dans Le Guépard.
Si, selon les convictions républicanistes (voir Machiavel) il n’est pas de citoyen libre que dans une république libre, alors l’émancipation nationale, la constitution de nation politique apparaît donc bien comme la condition nécessaire de la liberté politique – bien qu’elle n’en soit pas la condition suffisante. Et nous avons là affaire à une « invention européenne » qui a essaimé ensuite dans le monde entier. Les colonies espagnoles d’Amérique latine ont largement puisé dans la révolution française l’inspiration de leurs révolutions contre le colonisateur. Contre l’empire ottoman entré en crise profonde vont se réveiller des nations arabes et d’abord l’Égypte et la Tunisie. Et c’est encore ce modèle de l’État-nation qui servira de boussole aux luttes révolutionnaires contre les empires coloniaux établis par la Grande-Bretagne, la France ou l’Allemagne… Ainsi cette invention européenne a-t-elle révélé son universalité.
Un dernier mot sur cette question. Hannah Arendt soutient, justement, que ce qui détruit l’État-nation c’est la submersion du bien commun par les intérêts privés, processus qui donne naissance à l’impérialisme. La transformation des États-nations européens (et bientôt américain) en puissances impériales, garantissant les intérêts des groupes financiers et industriels vivant de l’exploitation des colonies, a bien été le facteur principal d’érosion de l’État-nation et a fourni souvent des motifs légitimes de le haïr. Mais il ne faut pas confondre l’État-nation avec la maladie qui le détruit.

La nation et l’internationalisme

L’idée nationale est à l’origine un des piliers de l’internationalisme ouvrier, ce que ne comprennent plus guère les « marxistes » ou prétendus tels qui peuplent ce qui reste de l’extrême-gauche. On leur rappellera que le meeting de St Martin Hall, où l’Association Internationale des Travailleurs fut fondée en 1864, avait deux grandes revendications à son ordre du jour : le soutien aux Irlandais et aux Polonais en lutte pour leur indépendance nationale ! Et Marx, dans cette affaire, est l’un des plus fervents partisans du soutien apporté à ces revendications nationales. Du point de vue du marxiste borné, c’est assez incompréhensible. Ni la Pologne ni l’Irlande ne sont des grandes nations industrielles dans lesquelles une révolution sociale pourrait être attendue à terme rapproché. Ce sont des nations très catholiques, donc peut perméables aux « idées marxistes ». Et cependant, cet intérêt de Marx pour la nation se comprend aisément.
D’une part, comme le dit déjà le Manifeste du Parti Communiste de 1848, si la lutte de classes est internationale dans son contenu, elle est nationale dans sa forme. Et la forme, c’est essentiel pour un aristotélicien comme Marx ! La forme, c’est ce qui fait être les réalités en informant la matière. Bien sûr que la lutte des classes est internationale dans son contenu, puisque le mode de production capitaliste est par définition « mondialisé » (même si Marx n’employait pas ce mot) et que l’opposition capital/travail structure les rapports sociaux – ou plus exactement parce que le capital qui n’est pas une chose mais un rapport social est le rapport social dominant. Mais pour que la lutte des classes existe, pour qu’elle soit autre chose qu’une incessante guérilla du travail pour résister aux empiétements du capital, elle doit pouvoir se concentrer en lutte politique, c’est-à-dire en lutte pour imposer, même par segments, des entraves légales au libre jeu du capital. Quand on veut limiter la journée de travail, il faut une loi de limitation de la journée de travail et pour qu’une telle loi existe, il faut un gouvernement qui l’adopte et en organise la mise en œuvre. Si la lutte des classes est politique, si on ne fait pas de Marx une sorte d’anarchiste, on doit admettre que le cadre de la lutte des classes est celui d’une communauté politique. De ce point de vue l’émancipation nationale est un préalable, ne serait-ce que pour que chacun soit clairement mis devant la réalité : ce n’est pas la soumission à l’empire le problème à résoudre, c’est la question du capital. Vérification par un contre-exemple : dans l’Union européenne, c’est le « supra-national » qui organise la destruction systématique des positions que le mouvement ouvrier avait réussi à organiser dans le cadre national.
D’autre part, comme le dit Marx, « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ». Les ouvriers anglais ne seront pas libres tant que le Royaume Uni opprimera l’Irlande ou l’Inde. Tant que les opprimés dans une nation sont de facto, et même sans l’avoir voulu, les complices de l’oppression d’une autre nation, ils ne font que renforcer les chaînes par lesquelles le capital les lie au maintien du mode de production capitaliste. La domination de quelques grandes puissances constitue un facteur essentiel du maintien de l’ordre capitaliste à l’échelle européenne et mondiale. Marx et les internationalistes soutiennent la Pologne contre la Russie, non seulement parce que c’est le droit le plus élémentaire des Polonais qui est en cause, mais aussi parce que l’autocratie tsariste est perçue comme le pilier de la réaction en Europe. C’est pour la même raison que Marx a publié, à partir de 1853, plusieurs articles contre la politique favorable à la Russie du Premier Ministre Palmerston. Il soutient même le conservateur Urquhart, adversaire intransigeant de l’autocratie moscovite…
Cette attention de Marx pour la question nationale ne s’est jamais démentie – même si, sur la fin de sa vie, il devient un peu moins anti-russe ! C’est encore sur la question nationale que Lénine, partisan de l’indépendance polonaise, s’oppose à Rosa Luxemburg qui défend, selon lui, un internationalisme abstrait en refusant de faire de l’indépendance de son pays une question politique centrale. Quand les bolcheviks prennent le pouvoir en Russie, c’est encore la question nationale qui joue un rôle moteur. L’empire tsariste était selon Lénine une « prison des peuples » et les bolcheviks devaient défendre le droit à l’autodétermination. Les interventions de l’Armée rouge en Pologne (ce fut une cuisante défaite) puis en Ukraine et Géorgie (où Staline s’illustra d’une manière telle que Lénine en fut alarmé) montrèrent que ce qui vaut en théorie ne vaut pas toujours en pratique… Cependant, officiellement, la Russie est transformée en une union de républiques socialistes et soviétiques (URSS) et non en un seul État. La Russie elle-même n’était donc qu’une république parmi toutes ces républiques formellement autonomes et encore : la Russie est une « république fédérative », c’est-à-dire une fédération de républiques. La complexité de l’édifice n’empêchera pas l’appareil stalinien de tout écraser et de transformer en tristes farces toutes ces garanties institutionnelles. Mais, en dépit de son destin, l’URSS naissante montre bien que l’internationalisme ne s’oppose pas à l’État national.
Le mot « internationalisme » est lui-même suffisamment parlant. Il ne signifie pas la disparition des nations, puisqu’il faut bien qu’il y ait des nations pour que l’on puisse parler d’internationalisme ! L’appel à la fraternisation des peuples (« Paix entre nous, guerre aux tyrans ») n’est pas la disparition des peuples mais la recherche, presque kantienne pourrait-on dire, d’une paix perpétuelle. C’est au nom d’un internationalisme dévoyé que Guy Mollet s’opposait à l’indépendance de l’Algérie, prétextant de l’unité de prolétariats français et algériens, alors même qu’un internationalisme véritable commandait justement le soutien aux indépendantistes algériens. Si « la souveraineté réside essentiellement dans la nation », comme le dit la déclaration de 1789, tout naturellement le peuple algérien ne pouvait participer à la souveraineté qu’en disposant de sa propre nation, en faisant sa propre expérience politique.
Une large fraction de l’extrême-gauche, se réclamant le plus souvent du « marxisme » défend non pas l’internationalisme, mais le mondialisme et exprime sans fard sa détestation des nations. Dans le cadre de la campagne du référendum sur le traité constitutionnel européen, Toni Negri, un des maîtres à penser du nomadisme universel, s’était écrié : « l’État-nation est une merde » lors d’un meeting pro-Union Européenne convoqué en 2005 par l’ex-trotskiste Julien Dray. À ce meeting intervint également Cohn-Bendit, autre thuriféraire du « machin » bruxellois. Les plus anciens se rappelaient que des manifestants de 1968, pour protester contre l’expulsion de Cohn-Bendit du territoire français, criaient « les frontières, on s’en fout ». Peut-être eussent-ils été mieux informés en demandant aux Vietnamiens, bombardés par l’aviation US, si, eux aussi, se foutaient des frontières. Ce mondialisme réclamé par les partisans du nomadisme universel, c’est-à-dire de l’exil de travailleurs immigrés et des peuples, n’est rien d’autre qu’une des figures de l’idéologie dominante, exprimant le besoin du capital de franchir toutes les barrières qui pourraient s’opposer à la mise en valeur du capital, ravageant la Terre et les cultures humaines dans leur diversité. Les grandes firmes de boissons gazeuses, de restauration rapide ou de fabrication et vente des pesticides n’aiment pas les frontières. La diversité des hommes leur déplaît puisque l’homme idéal est uniquement de la force de travail employable au plus bas coût, doublé d’un consommateur avide et interchangeable. Mais qu’on n’aille pas nommer « internationalisme » cette propagande en faveur de la domination mondiale du capital.

Et maintenant ?

Loin de produire une humanité sympathique, éclairée par les spécialistes du marketing, et baignée dans la culture « new age », la destruction des nations, organisées méthodiquement par les grandes puissances et par quelques moins grandes a engendré des monstres. À la place des nationalismes arabes, pas toujours très sympathiques et bien moins laïques qu’on ne l’a dit parfois, se propage aujourd’hui une idéologie totalitaire profondément régressive sous le nom d’islamisme. À la place des vieilles nations, commencent à se manifester toutes sortes de « communautarismes » anti-politiques, fondés sur la « race », le sang, la religion, etc. Le retour du refoulé menace ainsi toute civilisation. Au Canada, le multiculturalisme « post-national », revendiqué par le premier ministre libéral Justin Trudeau qui accorde sans compter son soutien à toutes les formes de la propagande islamiste, se révèle comme une arme de guerre contre l’indépendantisme québécois. Et que dire de la France ?
En même temps, tout le monde sait bien que dans l’effondrement, le seul môle auquel on puisse se raccrocher, c’est encore l’État-nation. En Méditerranée, ce sont les garde-côtes italiens, les bénévoles de Lampedusa, tous ces Italiens, mis au régime maigre par l’Union Européenne, qui assurent le sauvetage des milliers de malheureux qui tentent sur des radeaux de fortune de fuir les massacres et la misère. Pas les belles âmes post-nationales qui dispensent leurs discours moralisateurs et leurs vœux pieux. En France, qui permet à tous de se faire soigner, de ne pas mourir à la porte de l’hôpital faute d’un compte en banque suffisamment garni ? Notre bonne vieille Sécurité Sociale. Qui assure tant bien que mal la sécurité des citoyens ? Les polices nationales. Qui paye l’école ? Les États nationaux. Et ainsi de suite.
La fin des États-nations ouvre la voie à la barbarie, n’en déplaise aux valets de plume de la classe capitaliste transnationale, quand bien même ils se déguisent en terribles révolutionnaires mondialistes. Inversement, la seule voie qui reste ouverte si on refuse d’être précipités dans la barbarie – comme celle qui se développe au Proche et Moyen-Orient, est de redonner vie aux nations. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un vœu pieux que seuls quelques nostalgiques, quelques indécrottables conservateurs pourraient nourrir, mais d’un mouvement qui se fait jour dans la vieille Europe même sous des formes assez déplaisantes. Le Brexit britannique n’était pas exempt de toute arrière-pensée raciste, on le concédera volontiers, mais fondamentalement il a marqué l’attachement d’un peuple à sa façon de se gouverner, à ses traditions et à la souveraineté du Parlement dont on disait déjà au XVIIIe siècle qu’il pouvait tout faire sauf changer un homme en femme. La montée de ce que la presse nomme « euroscepticisme » s’inscrit dans ce même mouvement. S’il y avait un référendum, on sait que les Italiens souhaiteraient quitter la zone euro et retourner à la lire et en France, plus personne ne veut organiser de référendum au sujet de l’Union Européenne, tant les politiques craignent le résultat. Pour faire avaler les couleuvres post-nationales, il ne faut pas s’embarrasser de la souveraineté populaire dont les belles gens, les « sachant » se méfient comme de la peste.
Le souverainisme n’est pas un gros mot. Il signifie seulement être partisan de l’article III de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ! De l’article III et des autres qui lui sont étroitement Le souverainiste n’est un nationalisme tant est-il que le nationalisme est une maladie de la nation. La souveraineté signifie seulement être maître chez soi et non vouloir régenter les autres. Bien au contraire, celui qui est jaloux de sa propre indépendance est tout disposé à s’entendre avec ses voisins pour le respect mutuel des indépendances. Vous n’accepteriez pas que votre voisin vienne vous imposer la couleur des peintures de la cuisine ou l’agencement de vos meubles ni qu’il vous interdise la consommation du vin rouge ou de telle ou telle variété de viande ! Et c’est pourquoi vous vous interdiriez de faire des remarques sur son aménagement intérieur quand bien même son mauvais goût vous semblerait-il patent. Ce respect mutuel n’interdit nullement de lui prêter vos clés pour qu’il arrose vos plantes d’intérieur quand vous êtes en vacances, vous engageant du reste à nourrir son poisson rouge quand c’est à son tour de partir. La souveraineté des nations n’exclut nullement la bonne entente ! Mais elle est une condition minimale de la liberté.
Défendre une conception raisonnable de la souveraineté nationale, permettre à chacun d’aimer son pays, ses traditions, sa culture sans pour autant cultiver d’hostilité envers les étrangers et en reconnaissant le devoir d’hospitalité et d’entraide qui s’impose envers les malheureux – des principes moraux eux aussi inscrits dans notre longue histoire – c’est le seul moyen de s’opposer aux exploiteurs de la crise, aux prétendus « identitaires » incultes et autres groupes violents qui deviendront demain les fourriers de la destruction de la civilisation. On sait comment l’abaissement de l’Allemagne après la première guerre mondiale a nourri le nazisme qui, prenant prétexte de la défense de l’identité aryenne des Allemands, a précipité ce pays phare de la culture dans l’abîme. La leçon sera-t-elle entendue ?
Le 7 octobre 2016 – Denis Collin
1Sur cette question, on lira l’ouvrage du regretté Costanzo Preve, Una nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino ontologico-sociale della filosofia (éditions Petite Plaisance, 2013).

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