lundi 18 septembre 2017

Fiche de lecture: Alcibiade de Platon

Ce dialogue (dont l’authenticité a été parfois contestée) passe pour être une véritable introduction à la philosophie de Platon. Il est sous-titré « Sur la nature de l’homme, genre maïeutique ». Les sous-titres ne sont pas de Platon mais d’une époque bien ultérieure.

Il s’agit – et c’est le thème central – de « prendre soin de soi-même », de « prendre soin de son âme » en choisissant la philosophie ou la « vie philosophique ». Je reprends ici le plan proposé par les éditeurs GF (p.14).

I.                   Entrée en matière : la rencontre de Socrate et Alcibiade (103a-106c)

Socrate est un amoureux d’Alcibiade. Il ne l’a jamais abordé. Mais lui est resté fidèle alors que tous les autres amoureux l’ont abandonné à cause de son arrogance. Pourquoi Socrate n’a pas fait comme les autres ?  À cause de son démon ! L’apologie de Socrate, Platon lui fait dire :
Le démon, c’est-à-dire ce qui en l’âme est proprement divin. Socrate en parle à de nombreuses reprises. Dans
[…] comme vous me l'avez maintes fois et en maints endroits entendu dire, se manifeste à moi quelque chose de divin, de démonique […]. Les débuts en remontent à mon enfance. C'est une voix qui, lorsqu'elle se fait entendre, me détourne toujours de ce que je vais faire, mais qui jamais ne me pousse à l'action. Voilà ce qui s'oppose à ce que je me mêle des affaires de la cité […] [31c-d].
Ce démon, il en parle encore abondamment dans d’autres dialogues, notamment Le banquet. Ici Socrate promet pour plus tard un développement sur ce démon.
Ce qui les rapproche, c’est d’abord qu’Alcibiade veut savoir ce que Socrate a en tête : « tu me troubles à être toujours là où je suis » (104d). Et Socrate lui répond (105e) : « je vais de révéler à toi-même tes pensées. » Alcibiade veut être puissant mais personne ne peut lui donner ce que Socrate se prépare à lui donner. On remarque que le problème du souci de soi va se poser à partir du moment où Alcibiade veut exercer le pouvoir politique. Chez Platon, tout finit par converger vers la politique, c’est-à-dire l’ordonnancement juste de la cité. Alcibiade a été mal éduqué et il doit maintenant surmonter les conséquences de cette mauvaise éducation au moment où il veut diriger les Athéniens.

II.                Examen des compétences d’Alcibiade (106-109b)

Pour prétendre diriger les Athéniens, il faut en posséder la compétence. Socrate commence par là. La politique est le fait de ceux qui en possèdent le savoir. Quand on confie la cité à ceux qui ne savent rien ou qui font semblant de s’y connaître, la cité est condamnée à la guerre civile, à l’anarchie ou à la tyrannie, bref au règne de la violence. La République, le Politique et Les Lois, les trois grandes œuvres directement politiques de Platon développeront ce point.
Socrate développe ici un de ses raisonnements favoris par dichotomie qui prend en quelque sorte en tenaille son interlocuteur si bien qu’à la fin celui-ci ne sait plus que penser. Voyons comment il procède.
·         Ce qu’on sait vient des autres ou de soi-même.
·         Or Alcibiade ne peut pas conseiller les Athéniens sur ce qu’il a appris des autres (l’alphabet, la flûte …)
·         Pour les autres sujets (architecture, etc.), les Athéniens s’adresseront à un spécialiste – ce que n’est pas Alcibiade. Il en va de même pour le combat …
·         Conclusion : Alcibiade ne possède aucune tékhnê !
On retrouvera toute cette discussion sur les tékhnê dans le Gorgias. Gorgias, le rhéteur, prétend être capable de tenir des discours sur tous les sujets, même s’il n’a aucune compétence pourvu qu’il maîtrise l’art de faire des beaux discours. Alcibiade procède différemment : le rhéteur reconnaît que la rhétorique peut servir la justice autant que l’injustice. Alcibiade reconnaît qu’il ignore toutes ces téckhnê au sujet desquelles Socrate l’a questionné mais affirme posséder la compétence de savoir quand il est juste d’employer celle-ci ou celle-là. Mais c’est précisément cette compétence en matière de justice qui est maintenant interrogée.

III.              Qu’est-ce que le juste ?  (109b-116e)

A.               Ignorance d’Alcibiade en la matière (109b-113c)

Socrate reprend le fil de son raisonnement. Soit Alcibiade a appris la justice de quelqu’un d’autre soit il l’a découverte par lui-même.
·         Or Alcibiade n’a pas fréquenté de maître en matière de justice.
·         Il affirme avoir appris la justice du grand nombre, mais ce n’est pas un bon maître !
Si le grand nombre n’est pas compétent en matière de justice, il n’est donc pas compétent en matière de politique. Bien que non développée, on retrouve ici la position classique de Platon qui tient la démocratie pour un mauvais régime, pas tout à fait le pire – le pire étant la tyrannie – mais celui qui conduit directement au pire des régimes.
Conclusion : Alcibiade est ignorant en matière de justice. Il s’engage dans une « entreprise déraisonnable » : « enseigner ce que tu ne connais pas, ayant négligé de l’apprendre »

B.                Le juste est l’avantageux (113c-116e)

Ce passage tente de construire un concept du juste. En effet Alcibiade essaie de se tirer d’affaire en disant
·         Que la distinction du juste et de l’injuste va de soi et que ce n’est pas là-dessus qu’on délibère ;
·         Que le véritable sujet de délibération est l’avantageux ou le nuisible.
Socrate met en cause la distinction entre juste et avantageux. À Alcibiade qui soutient que l’avantageux peut être injuste, Socrate rétorque ceci :
·         Certaines choses justes sont avantageuses
·         Ce qui est juste est beau
·         Ce qui est bon est bon
·         Or ce qui est bon est avantageux
·         Donc ce qui est juste est avantageux.
Conclusion d’Alcibiade désorienté : « je ne sais plus ce que je dis ».

IV.             Les espèces de l’ignorance (116e-119a)

A.               Connaissance et espèces d’ignorance (116e-118b)

L’ignorance d’Alcibiade pose maintenant la question d’une classification des genres d’ignorance.
·         On ne s’égare pas sur ce que l’on sait
·         On ne s’égare pas sur ce que l’on ne sait et dont on sait qu’on ne le sait pas
·         On s’égare sur ce que l’on ne sait pas et que l’on croit savoir.
C’est à la dernière catégorie qu’appartiennent les erreurs propres à l’action.
Alcibiade est dans la pire des ignorances : il se lance dans l’action comme s’il savait alors qu’il ne sait pas (il erre sur les choses les plus importantes, le juste, le bien …)

B.                L’ignorance en politique, de Périclès à Alcibiade (118b-119a)

Suit tout un passage dirigé contre Périclès qui faisait le savant mais ne l’était pas. Savoir quelque chose en effet, c’est être capable de le transmettre. Or Périclès n’a rien transmis à ses fils, donc Périclès entre dans la catégorie de ceux qui croient savoir ce qu’ils ne savent pas… Et Alcibiade se propose de continuer dans cette lignée !

V.               Les véritables rivaux d’Alcibiade (119a-124b)

À partir de là, il y a un changement de méthode dans la discussion. Socrate essaie de définir ce que doit comporter l’éducation de celui veut diriger ses concitoyens. Les Perses et les Lacédémoniens sont les grands rivaux d’Athènes et leur richesse et leur puissance ils les doivent à leur éducation.
Le futur roi des Perses est éduqué par quatre « gardiens royaux », le premier enseigne la religion, le second enseigne l’art de gouverner, le troisième lui apprend à dire la vérité et le dernier est son professeur de tempérance. Rien de tel dans l’éducation d’Alcibiade.
En ce qui concerne les Lacédémoniens, là encore leur éducation fait référence qui enseigne « la tempérance, le sens de l’ordre, l’aménité, l’humeur facile, la fierté, la discipline, le courage, la force d’âme, l’amour du travail, de la victoire et de l’honneur » (122c).
Les vrais rivaux d’Alcibiade ne sont pas les autres Athéniens, mais ces chefs étrangers. Et pour les vaincre, on ne peut l’emporter sur eux que « par le soin et la technique ». Le « connais-toi toi-même » rappelé ici par Socrate doit être pris au sens le plus simple : « regarde-toi, regarde toi comme tu es en comparaison de tes véritables rivaux.

VI.             Comment pouvons-nous devenir meilleurs (124b-127d)

Il faut savoir maintenant à quoi appliquer ce soin. À devenir meilleur, répond Socrate. Mais meilleur en quoi ? Suit un dialogue socratique classique qui vise à déterminer quel est l’objet de la compétence qu’il faut acquérir. Une longue suite d’interrogations aboutit à définir la cité bien gouvernée comme celle où règne la concorde et où chacun occupe la place qui est la sienne. Or Alcibiade qui convient de cela ne peut même pas le définir et doit constater à nouveau : « je ne sais même pas ce que je dis ». (127d)

VII.          Qu’est-ce que prendre soin de soi-même ? (127e-135e)

A.               Soi-même et ce qui nous est propre (127e-128d)

Si dans une cité juste, chacun s’occupe des choses qui lui sont propres, il faut définir ce que c’est.
·         Il y a les choses qui se rapportent à nous (les membres, etc.)
·         À chacune de ces choses correspond une tekhnê pour en prendre soin.
·         Mais le soi-même est autre chose que l’ensemble des choses qui se rapportent à soi.
·         La technique qui permet de prendre soin de soi repose sur la connaissance de soi

B.                Qu’est-ce que soi-même ? (128d-132b)

Reste à déterminer le soi. Nouvelle suite de questions qui aboutit à la conclusion que le soi-même est différent du corps. On est arrivé alors au nœud qui donne son sous-titre au dialogue : « de la nature de l’homme » (129c : « qu’est-ce donc que l’homme ?).
Conclusion : ce qu’est l’homme, c’est son âme.
Mais ici on n’a encore défini que les « soi » particuliers.  L’homme, c’est son âme. Mais le « soi-même lui-même », c’est encore autre chose. Il y a là une question classique qui est celle de la réflexivité propre à la pensée humaine et qui sera au cœur de la « philosophie du sujet » qu’on peut faire naître avec Descartes et qui conduit à la phénoménologie. Mais Platon n’emprunte pas cette voie.
·          Les diverses occupations de chacun, les métiers, ce n’est pas s’occuper de soi (et donc les choses qui nous sont propres, ce n’est pas cela !).
·         Dans le dialogue, c’est une âme qui parle à une âme.
·         Dans l’amour véritable, l’amant aime l’âme de l’aimé et donc est indifférent aux ravages du temps sur le corps (c’est pourquoi Socrate aime encore Alcibiade alors qu’il a passé l’âme d’être aimé pour son corps). C’est la définition de ce qu’on appelle « amour platonique ».

C.                Comment prendre soin de soi-même ? (132b-135e)

Il faut donc prendre soin de l’âme et diriger sur elle ses regards. Suit une comparaison entre le « connais-toi toi-même » et « regarde-toi toi-même ». On peut se voir dans un miroir ou dans le regard d’un autre, à condition de fixer la pupille. De la même façon, il faut fixer la « pupille de l’âme »,  la pensée réflexive.
La connaissance de soi est au fond de fixer le divin et par là la connaissance de soi a une valeur éthique – se connaître, c’est être tempérant et juste : se connaître soi, c’est connaître ce qui est propre à soi et par conséquent aussi ce qui est propre aux autres et donc c’est être juste. Conséquence : celui qui ne se connaît pas lui-même ne peut pas être politique – ou alors il sera un mauvais politique qui prendra de mauvaises décisions.
Conclusion générale : il ne reste plus à Alcibiade qu’à suivre l’enseignement socratique, c’est-à-dire à prendre soin de soi, c’est-à-dire à devenir juste et tempérant, c’est à cette condition seulement qu’il pourra prétendre diriger les Athéniens.

vendredi 15 septembre 2017

A nouveau sur la morale laïque



Est-il vraiment nécessaire d’enseigner la morale laïque ?

On nous dit que l’école devrait enseigner la morale laïque. Une loi a même été votée à ce sujet. Mais avant de se demander si c’est bien là la tâche de l’école, il convient de se demander si la « morale laïque » existe vraiment, ou encore s’il est possible de penser une morale laïque qui prendrait place à côté des morales non-laïques, c’est-à-dire religieuses ou encore qui les engloberait toutes dans un vaste projet syncrétique. Cette présentation des choses me semble erronée pour plusieurs raisons :
1)       Il n’y a pas à proprement parler de morale religieuse mais seulement des préceptes moraux inclus dans des corpus dogmatiques ;
2)       Il n’y a pas à proprement parler de morale spécifiquement laïque mais tout simplement une morale humaine qui peut légitimement prétendre à l’objectivité et à l’universalité.
3)       La laïcité ne peut être réduite à un principe de tolérance ; elle s’inscrit au contraire dans la visée républicaine de l’émancipation.

On peut et on doit se passer des morales religieuses

La loi morale semble, au moins dans la tradition judéo-chrétienne, s’annoncer d’abord sous la forme de la loi religieuse. Le Décalogue est le modèle de cette conception : la loi s’impose à tous parce qu’elle n’a pas une origine humaine. Et cette transcendance est nécessaire pour que la loi puisse s’imposer car, sans cela, les hommes n’auraient aucune raison de l’adopter. Bien au contraire, sans l’autorité de la loi, ils ne peuvent que se jeter dans la débauche et dans l’idolâtrie, ainsi que le constate Moïse, de retour du Sinaï. Le corollaire de cette conception, c’est la puissance de châtier dont dispose Dieu. Il peut châtier les hommes de leur vivant, comme il le fait à Sodome et Gomorrhe. Mais le châtiment, dans la conception chrétienne, vient plutôt après la mort où les âmes des pécheurs sont livrées aux tourments éternels de l’enfer. Même si la théologie fait de l’amour de Dieu le mobile de l’obéissance à la loi, c’est essentiellement dans la crainte de Dieu que s’enracine la moralité. Cette question hante Les frères Karamazov de Dostoïevski : « si Dieu n’existe pas, tout est permis. »
L’idée d’un fondement de la morale dans l’autorité transcendante d’une intelligence ordonnatrice du monde se retrouve dans les doctrines providentialistes du xviie siècle et dans la théologie naturelle. Chez Locke, par exemple, la loi morale est une loi naturelle, et c’est pourquoi il refuse la vision hobbesienne de l’homme à l’état de nature comme un être qui ne connaît que son « droit de nature » sur tous et sur toutes choses. Mais cette loi naturelle qui interdit à l’homme de disposer de sa propre vie et de celle des autres ou encore qui fonde la séparation du tien et du mien, c’est-à-dire de la propriété, selon Locke, c’est dans le Nouveau Testament qu’on en trouve l’expression la plus achevée.
On pourrait critiquer ce besoin de fondement théologique de la morale par l’examen de ses conséquences. Nos sociétés sont pluralistes et admettent la liberté de conscience, par conséquent la liberté de ne pas croire en Dieu. Ainsi, nous aurions un fondement de la morale qui ne vaudrait que pour les croyants. Une telle morale suspendue à la foi perdrait toute autorité. Dans les critiques modernes de la morale en général, on retrouve d’ailleurs cette même problématique mais inversée : puisque la morale découle de la religion et que la religion n’est que superstition, destinée à intoxiquer les hommes au profit des tyrans et des parasites, la morale elle-même n’est qu’une superstition dont on devrait se débarrasser au plus vite. L’argument du nécessaire fondement théologique de la morale se retourne contre lui-même.
Il y a également un argument de fait : si la foi pouvait fonder la morale, cela se saurait ! Les sociétés où la foi garde une très grande importance ne sont ni plus ni moins immorales que les sociétés où le scepticisme à l’égard de la religion est très ancien. Les citoyens des États-Unis sont généralement très religieux – c’est peut-être même le plus religieux des pays développés – et pourtant ils ne semblent pas très bien placés pour donner l’exemple de la régénération morale aux libres penseurs goguenards de l’autre côté de l’océan. Une question soulevée depuis fort longtemps : déjà Pierre Bayle montrait que l’athée vertueux était de loin préférable au bigot superstitieux[1].
En troisième lieu, les défenseurs du fondement théologique de la morale font comme si la révélation religieuse était unique et comme si ses leçons étaient univoques. Mais quelle foi peut donc servir de fondement à la morale ? Celle de l’Ancien Testament, celle du Nouveau Testament, celle du Coran ? Faut-il plutôt suivre les leçons de Bouddha ? Les esprits syncrétistes affirment que toutes ces religions partagent un fond moral commun. Admettons cela – qui est tout sauf évident. Alors il s’ensuit que l’aspect moral de ces religions n’a aucun rapport avec les croyances proprement religieuses qu’elles imposent. Ce qu’elles ont de commun, ce sont quelques préceptes raisonnables que tous les hommes peuvent partager indépendamment de la question de savoir si Marie a été conçue sans pêché originel ou si c’est bien Gabriel qui a révélé à Muhammad les vérités du Coran. L’argument syncrétiste loin de revaloriser le rôle de la foi montre finalement qu’on peut fort bien s’en passer.
En quatrième lieu, les morales religieuses si elles existent sont en fait des prescriptions de vie qui débordent de très loin le champ de la morale. Peut-on trouver un quelconque sens moral aux interdits alimentaires ? Manger de la viande le vendredi saint ou manger du porc, sont-ce là des pêchés au même titre que le vol ou le parjure ? Peut-on mettre le meurtre et la fornication sur le même plan ? Il suffit de poser ces questions pour avoir la réponse. Le mélange de la diététique et de la moralité a quelque chose d’inconvenant.
Est-il vrai que si Dieu n’existe pas, tout est permis ? Norberto Bobbio analyse la signification de la parole des chevaliers de l’ordre teutonique, « Dieu le veut ». « C’est le revers du nihilisme : si Dieu existe et que je combats à ses côtés, alors toute atrocité est possible ».[2] Il n’y a pas si longtemps, les chrétiens pensaient que tuer et mourir pour sa foi étaient des manifestations d’un comportement éthique exceptionnel. Et les ordres mendiants fournissaient de redoutables et cruels inquisiteurs. Ainsi, les fanatiques de confession islamique ne nous sont point étrangers. S’ensuit-il que nous devions considérer notre conception des hommes comme individus libres et égaux seulement comme une conception éthique parmi d’autres, une conception définitivement ancrée dans la subjectivité de « l’homme occidental », sans valeur en dehors de cet horizon ?
Le développement, à nouveau, des diverses formes de fanatisme religieux, jusque sous ses manifestations les plus monstrueuses, nous oblige à poser cette question. Si Dieu existe, d’une part le croyant est justifié dans sa croyance et l’autre est dans l’erreur absolue qu’il faut extirper pour la plus grande gloire de Dieu. Si Dieu existe, la vie terrestre n’est qu’une vie misérable qui ne saurait en rien être comparée avec la vie dans l’au-delà et, par conséquent, la mort n’est pas à craindre, ni pour soi, ni pour les autres, puisque de toutes façons, c’est Dieu qui décide de rappeler à lui les mortels. C’est pourquoi dans les religions cohabitent si facilement les préceptes moraux les plus incontestables et l’utilitarisme le plus prosaïque et le goût du sacrifice le plus terrifiant. Credo quia absurdum ! En effet, il faut croire parce c’est absurde, car sinon comment croire pour des raisons morales à des dogmes qui enseignent que les bébés non baptisés erreront éternellement dans les limbes ? Comment admettre une justice divine qui condamne les enfants pour les fautes des parents ? Comment l’amour pourrait-il ordonner l’extermination des infidèles ?

Il y a une morale humaine universelle que l’on peut fonder sur la raison

Inversement, si Dieu n’existe pas, la responsabilité morale nous incombe intégralement. Pas de justice ni de miséricorde divine dans l’au-delà. Trouver nos propres limites, c’est notre affaire. Déterminer ce que nous devons nous interdire, cela nous concerne et la réponse est dans l’usage de notre jugement et nulle part ailleurs. Autrement dit, on pourrait renverser la proposition commune sur l’amoralisme de notre époque désenchantée. C’est parce que la religion a déserté les esprits et les pratiques sociales que nous avons besoin de morale et c’est parce que nous pouvons entrer dans l’âge de la majorité – pour parler comme Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? – que la morale, une morale autonome, humaine, rien qu’humaine, est véritablement possible.
Cette possibilité postulée semble se heurter aux impératifs d’une « laïcité ouverte » qui laisserait leur place aux « morales religieuses » dans un grand projet syncrétique. L’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi, pour reprendre une des expressions favorites de Pierre Legendre[3], semble conduire directement à ces conclusions relativistes lesquelles conduisent, de fait, à une sorte de nihilisme moral. Inversement, penser qu’il y a une objectivité des valeurs éthiques – ou du moins de certaines d’entre elles – conduit à admettre que certains principes de vie s’imposent à tous, de manière universelle, y compris contre les formes particulières de la vie éthique de telle ou telle communauté. Nous pensons que le respect de l’intégrité physique des personnes fait partie des principes les plus fondamentaux inclus dans « les droits universels de l’homme » et c’est pourquoi, en dépit de quelques formidables régressions au XXe siècle, la torture est condamnée comme moyen légitime d’investigation judiciaire. Pourtant, certains groupes considèrent l’excision comme une pratique normale permettant à la jeune fille d’entrer dans la vie adulte comme femme. Dans cette pratique, le psychanalyste reconnaîtra sans peine la terreur masculine exacerbée devant la sexualité féminine. Mais la psychanalyse n’a pas vocation normative. Devons-nous alors admettre que les valeurs éthiques qui posent que les femmes ne peuvent devenir femmes qu’en étant privées de la possibilité de jouir ont les mêmes droits à faire valoir que les valeurs d’égalité et de droit au bonheur, proclamées par les déclarations américaine et française dès la fin du XVIIIe siècle ? C’est ce qu’ont soutenu les courants se réclamant de l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan. Il est curieux de constater que le relativisme, affirmant la primauté de la subjectivité et l’équivalence de toutes les valeurs, conduit ainsi à la soumission à la tradition, même la plus cruelle et la plus obscurantiste.
On pourrait sortir de cette contradiction en trouvant un moyen de démontrer qu’il existe des valeurs éthiques objectives. Comme on ne peut plus guère s’en référer à l’autorité religieuse, celle de la raison devrait nous offrir une bonne solution, s’il y en a une. Il suffirait alors de mettre ses pas dans ceux de Kant. Les Fondements de la métaphysique des mœurs montrent justement que ni la tradition, ni l’autorité religieuse, ni les motivations utilitaires ne peuvent assurer un fondement à la moralité. Cela est évident pour la tradition et l’autorité religieuse, mais, pour Kant, il en va de même des principes utilitaristes. Si l’utilitarisme est une morale guidée par la recherche du bonheur, alors, comme « chacun voit midi à sa porte », chacun a sa propre conception du bonheur et donc une morale fondée sur le principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires. L’un affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un verra dans le loisir le vrai bonheur alors que l’autre posera que c’est seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre. Si l’utilitarisme rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait, la morale dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme. Au contraire, la morale kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les sociétés se peuvent déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien, ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité de respecter la parole donnée, etc. Pour être pleinement convaincu, il faudrait encore montrer que l’impératif catégorique peut être pensé indépendamment de l’édifice d’ensemble de la philosophie de Kant. En effet, s’il découlait seulement de la philosophie transcendantale, on pourrait n’y voir que le résultat d’une conception métaphysique particulière et non un principe valant objectivement et, par conséquent, on serait ramené à notre problème de départ. Dans des directions différentes, Apel[4], Habermas[5] ou Tugendhat[6] nous donnent de bonnes raisons de penser qu’on peut séparer la raison pratique de son fondement transcendantal. Mon Morale et justice sociale[7] s’aventure sur cette même voie.
Mais il est une deuxième difficulté, déjà soulevée par Hegel. Les valeurs éthiques ne sont pas seulement des principes abstraits mais doivent être effectives. Ce qui suppose qu’elles ne sont pas seulement des interdits mais aussi des moyens, pour l’individu, de réaliser ses fins propres. Rousseau qui, à bien des égards, est le précurseur le plus direct de Kant, croyait qu’on pouvait aimer la vertu et que cette passion serait suffisamment forte pour contrebalancer nos autres passions. Posons encore le problème autrement. En suivant Rawls, on affirme la priorité du juste sur le bien, mais comment cette priorité pourra-t-elle s’imposer si les individus – sous le voile d’ignorance ou non – n’y voient pas aussi la réalisation de leur bien le plus précieux. Autrement dit, pour être assuré qu’il existe des valeurs éthiques objectives, il ne suffit pas de s’en remettre aux raisons procédurales du disciple de Kant ou de Rawls. Encore faudrait-il les appuyer sur des fondements anthropologiques. Par exemple, si on admet comme pertinente la description de l’homme comme homo œconomicus ou encore celle de David Gauthier qui en fait un « maximisateur » rationnel, on voit mal comment un tel individu pourrait défendre la priorité du juste sur le bien. Inversement, si on pense que les affects peuvent être aussi, voire plus efficaces que le calcul égoïste, alors on pourra imaginer que les individus trouvent leur bonheur autant dans le travail bien fait que dans l’argent que rapporte ce travail, ou encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité conviviale – même frugale – plutôt que dans la solitude glacée de la compétition économique.

La laïcité n’a de sens que dans la perspective de l’émancipation

Ce qui nous amène au fond de la question. La morale – une morale humaine dans laquelle tous pourraient se reconnaître – est inséparable d’un certain ordre politique. La conception républicaniste qui soutient l’idéal de la liberté comme non domination offre le terreau social qui rendrait effective une telle morale. Il s’agit ici d’affirmer que l’homme ne peut être libre que dans une cité libre, c’est-à-dire une cité à la fois indépendante – par exemple de puissances étrangères qui voudraient lui dicter sa loi – et protégée contre la tyrannie des « grands » qui naturellement cherchent à opprimer le peuple, pour reprendre ici un schéma machiavélien dont la pertinence reste parfaitement actuelle.
L’idéal républicain, tel que le défendent les républicanistes, est fondamentalement émancipateur. La laïcité s’inscrit tout naturellement comme une des composantes essentielles de cet idéal. Car il s’agit évidemment de la très vieille revendication de la liberté de conscience (nul ne peut être inquiété pour l’expression de ses opinions même religieuses), mais plus encore de l’émancipation intellectuelle des citoyens des obscurantismes en tous genres, non parce que nous croirions en la promotion d’une raison abstraite (la déesse Raison !) mais parce que la liberté ne peut pas vivre quand l’espace politique est soumis aux pressions incessantes de groupes de pression religieux dont le mot d’ordre commun est « soumission », soumission à Dieu, soumission à un prétendu ordre naturel immuable, soumission à l’injustice (qui ne serait que le prix que nous devrions payer pour nos péchés).
Si nous abordons les choses de ce point de vue, le regard que nous devrions porter sur l’enseignement de cette « morale laïque » change radicalement. Nous n’avons pas besoin d’une morale laïque, mais d’une école laïque apte à former des citoyens capables de juger par eux-mêmes. Ce qui veut dire une école qui instruit réellement. Pas cette école qui a broyé les programmes d’histoire au nom de fumeuses considérations méthodologiques ou épistémologiques, privant les jeunes gens de la connaissance de la continuité historique qui est aussi la continuité des luttes émancipatrices (de 1789 à 1945 ou 1968 pour la France). Il serait nécessaire aussi de se demander si on doit bien continuer d’enseigner aux élèves de sixième l’histoire racontée par la Bible comme si c’était vraiment de l’histoire. Si l’on veut que l’école soit laïque, il faut enfin refuser obstinément l’envahissement des programmes scolaires par les « grands enjeux du monde contemporain » et autres questions sociétales qui touchent jusqu’aux programmes de SVT (la question du genre ou celle du plaisir sexuel sont au programme de SVT en première). La laïcité de l’école exige également que les groupes de pression économiques soient tenus en lisière, alors même que toutes les réformes successives des dernières décennies tendent de plus en plus à leur ouvrir la porte du sanctuaire. L’école ne peut rester laïque que si elle est préservée, autant que faire se peut, de l’intrusion des affrontements idéologiques et des groupes de pression. Bref si le savoir reste au centre de la relation pédagogique. Le savoir et rien d’autre. Pas même l’introuvable morale laïque.
On n’en déduira pas qu’il faut rejeter tout « l’héritage » des religions. L’Ancien et le Nouveau Testament peuvent parfaitement être lus et étudiés mais comme des œuvres humaines, simplement humaines, méritant par là un examen critique comme celui que Spinoza leur a déjà fait subir voilà trois siècles et demi. S’il faut enseigner le « fait religieux » comme fait social, historique et philosophique, il n’y aucun problème. C’est d’ailleurs ce que l’école laïque a toujours fait, avec une bienveillance et une ouverture d’esprit que l’on chercherait en vain du côté des adversaires de la laïcité et de la pensée libre. Tous les élèves, bon gré mal gré ont entendu parler de Pascal, mais pratiquement jamais de ses adversaires libertins…
Plutôt que la morale laïque, nous aurions besoin que l’État respecte complètement le principe de laïcité. Est-il possible de donner des leçons de morale laïque quand la laïcité est méconnue dans les départements placés sous le statut concordataire ? Pour ne rien dire de Mayotte. La réponse est évidente. Soit la laïcité est véritablement un principe constitutionnel et alors elle doit s’appliquer sur tout le territoire de la république « une et indivisible ». Soit elle n’est qu’une vague référence morale, voire moralisante, et alors on serait tenté de comprendre l’enseignement de la morale laïque comme le mauvais cache-misère d’un recul grave sur le principe de la laïcité elle-même.
Enfin, la laïcité n’est pas équivalente au principe de tolérance. La tolérance religieuse, telle qu’elle fut défendue aux XVIIe et XVIIIe siècle marqua sans doute un important progrès. Mais elle se limite à la tolérance des diverses religions. Locke, par exemple, excluait les athées du principe de tolérance, au motif que ceux qui ne croient pas en Dieu ne craignent point l’enfer et par conséquent sont plus prompts que les croyants à trahir leur parole… La tolérance s’accompagne fort bien de la soumission de l’espace public aux groupes religieux. Le Royaume-Uni est tolérant mais l’anglicanisme est religion d’État. Les États-Unis sont tolérants mais les présidents prêtent serment sur la Bible et on ouvre la session du Congrès par une prière. Au nom de la tolérance et des « arrangements raisonnables », le Canada a fini par « sous-traiter » une partie du droit civil aux communautés musulmanes appliquant sur le territoire canadien la loi islamique. La laïcité au contraire, sans jamais remettre en cause la liberté de conscience, cantonne la religion dans l’espace privé et permet aux individus de s’émanciper de la tutelle religieuse, quelle qu’elle soit.
La défense de la « laïcité à la française » n’est pas le fait de quelques anticléricaux fanatiques auxquels il faudrait opposer une « laïcité ouverte » que réclament à corps et cris tous les partisans de l’embrigadement religieux et de l’obscurantisme. Elle est tout simplement l’accomplissement des promesses émancipatrices contenues dans les œuvres des grands philosophes des Lumières, comme Spinoza, Diderot ou même Rousseau – chez qui le déisme s’accompagne d’une vigoureuse polémique contre les religions instituées. En montrant que l’espace public se passe fort bien de la soumission religieuse, la laïcité à sa manière montre que les hommes peuvent se gouverner eux-mêmes, démocratiquement et pour cela « ni Dieu, ni César, ni tribuns » ne sont nécessaires.
Denis Collin
Notice :
Denis Collin, né en 1952, est professeur agrégé de philosophie, docteur ès Lettres et Sciences Humaines ; il enseigne en lycée (Évreux) et il assure les cours de philosophie politique et philosophie en langue italienne à l’Université de Rouen.

Principaux livres publiés :

Comprendre Marx et le Capital, un guide graphique, Max Milo, 2011
La longueur de la chaîne, Max Milo 2011
Vico et l'histoire, SCEREN, 2010
Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009, traduit en tamoul
Comprendre Machiavel, Armand Colin, collection "Lire et Comprendre", 2008
Comprendre Marx (Armand Colin, 2006) – traduit en brésilien et en turc
Revive la République (Armand Colin, 2005)
La matière et l’esprit (Armand Colin, 2004, collection “L’inspiration philosophique”)
Questions de morale (Armand Colin, 2003, collection “L’inspiration philosophique”),
Morale et Justice sociale (Editions du Seuil, 2001, collection La couleur des idées)
En collaboration avec Jacques Cotta, L'illusion plurielle - Pourquoi la gauche n'est plus la gauche (JC Lattès, Paris, 2001)
La fin du travail et la mondialisation (Editions L'Harmattan, Paris 1997)
La théorie de la connaissance chez Marx (Editions L'Harmattan, Paris 1996)



[1] Voir Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète, GF-Flammarion, 2007
[2] Interview de Noberto Bobbio par Otto Kallsteuer, “Die Zeit” (29/12/1999), reprise dans “La Stampa” (30/12/1999).
[3][3] Voir en particulier Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident,I et II, Fayard, 1999 et 2006
[4] Karl-Otto Apel, Discussion et responsabilité, Le Cerf, 1996
[5] Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion et Morale et communication, Flammarion, collection « Champs », 1999
[6] Ernst Tugendhat, Conférences sur l’éthique, Puf, 1998
[7] Denis Collin : Morale et justice sociale, Le Seuil, Paris, 2001, collection “ La couleur des idées ”

Adorno l’humaniste



Un essai sur sa pensée morale et politique, par Marie-Andrée Ricard
T.W Adorno
Il fallait oser le titre : Adorno ne se serait certainement pas caractérisé comme « humaniste »,  comme le fait remarquer l’auteure, Marie-Andrée Ricard. Le terme d’humanisme est surchargé de significations plus ou moins contradictoires et il a été l’objet de tant de polémiques qu’il pourrait bien apporter plus de confusion que de clarté pour caractériser la pensée de Theodor W. Adorno. Mais quel autre terme employer pour définir cette orientation philosophique vers la souffrance et la vie mutilée des hommes, cette théorie critique d’une société foncièrement inhumaine ?
Adorno est sans doute un des philosophes importants du siècle passé. On l’ignore en France où pour des raisons incompréhensibles, on a toujours préféré le « jargon de l’authenticité » heideggérien dont Adorno fit une critique virulente[1]. Il est vrai que l’œuvre d’Adorno est difficile d’accès et que sa philosophie n’est jamais présentée de manière systématique, même dans cet ouvrage peut-être le plus fondamental qu’est Dialectique négative.[2] L’intérêt majeur du travail de Marie-Andrée Ricard est de proposer une reconstruction cohérente de la pensée morale et métaphysique d’Adorno et d’offrir ainsi une voie d’accès à la compréhension du maître de l’école de Francfort.
Le travail de M-A Ricard s’ordonne en quatre parties. En premier lieu, elle définit le « socratisme » d’Adorno, c’est-à-dire cette morale de la pensée qui constitue le principe de toute son œuvre. Dans une seconde partie, elle confronte Adorno à Kant. La troisième partie porte sur l’analyse adornienne de l’antisémitisme, comme emblématique de la philosophie morale d’Adorno. La dernière partie revient sur la métaphysique comme expérience centrée sur la mort.
L’auteur souligne d’abord deux points importants. D’une part, Adorno reste fidèle à la « 11e thèse sur Feuerbach » de Marx : les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; il s’agit de le transformer. Mais la transformation est évidemment impossible sans le travail de la pensée. Il s’agit seulement de refuser la séparation de la théorie et de la pratique : « Cette séparation entre la théorie et la pratique ne retire pas simplement à la pensée son lien avec l’expérience, elle rend impossible la vie bonne. (…) Cette séparation est le symptôme d’une aliénation. Elle implique que l’individu est divisé en lui-même et d’avec les autres. La réalité sociale ne peut se présenter à lui que comme une puissance anonyme et aveugle. Deuxièmement, cette séparation est à l’opposé de l’idéal de la vie bonne qui, bien que sous des formes diverses, traverse toute l’histoire de la philosophie. » (p.15) D’autre part, la morale d’Adorno est une morale matérialiste : elle déconstruit le sujet kantien comme pur intelligible pour prendre appui au contraire sur le corps, sur la souffrance physique comme véritable point de départ de la pensée morale.
Le premier point signifie qu’il ne faut pas entendre la 11e thèse comme la mort de la philosophie, mais plutôt comme « une autoréflexion ou, si l’on préfère, une critique immanente de la philosophie » (p.19) : sortir la philosophie de cette fausse conscience qui lui fait oublier sa signification pratique, telle est la tâche que se fixe Adorno. Il en découle la nécessité de l’examen de soi qui suppose la critique de la fausse conscience et de donc la société qui produit cette fausse conscience. Par conséquent la philosophie ne saurait « trouver la paix en elle-même dans une quelconque vérité »[3].
L’auteure consacre un important développement à la notion de « chez-soi » et à l’obligation que pose Adorno pour le philosophe : l’obligation de ne pas être chez soi. Il s’agit de ceci : « le philosophe doit commencer par examiner son propre vécu, autrement dit, faire retour en soi, en essayant de faire abstraction de tout ce qui forme le tissu confortable de l’expérience commune et la rend facilement communicable. » (p.35) Dans l’aphorisme §5 de Minima Moralia,[4] Adorno conclut ainsi : « et il n’y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde meilleur. »
L’autoréflexion de la philosophie implique que le philosophe doit « éviter de vouloir garder raison » (p.43). C’est pourquoi Adorno pratique une stratégie de l’exagération, puisque « seule l’exagération est vraie »[5] : exagération à la mesure de la constitution effective du sujet – et ici l’auteure donne d’intéressants aperçus sur la conception adornienne de la peur – ; exagération à la mesure de la constitution érotique de la pensée : la pensée suppose le désir et pour penser il faut être touché, donner à l’autre plus que ce que  l’on a reçu. La vertu de l’exagération est qu’elle fait voir le négatif.
Comme on l’a dit, la deuxième partie est consacrée à la critique qu’Adorno adresse à la morale kantienne. « Adorno développe sa propre conception de la morale en s’opposant à trois piliers de la morale kantienne : premièrement la conception du sujet ou de l’agent moral comme une pure relation d’identité à soi ; deuxièmement à la contrainte engendrée par cette identité, de réprimer ou encore de maîtriser les impulsions, les inclinations ou affects qui font malgré tout « l’humanité » enviable du chien ; troisièmement à la subordination du bonheur à la vertu, d’où devrait naître un sentiment d’estime supérieur pour notre personne. » (p.60) Il s’agit pour Adorno de montrer que « ce n’est que dans un motif matérialiste sans fard que survit la morale » (Dialectique négative, cité p.61), une morale dont l’impératif est ainsi résumé par Adorno : penser et agir de telle sorte qu’Auschwitz ne se répète pas. Avec l’auteure, on peut résumer ainsi l’un des axes fondamentaux de la critique adressé à la morale kantienne : « Kant a absorbé la liberté dans ce soi-disant fait de la raison, au prix de la division de l’homme entre un être phénoménal et un être nouménal, une personne et une personnalité. Adorno pense au contraire la liberté comme possibilité réelle, mais dépendante de l’unification de notre sensibilité et de notre raison. » (p.75)
Adorno refuse le devoir de « froideur » qui découle de l’impératif catégorique kantien. Cet impératif catégorique « traite les autres uniquement comme des cas d’application d’un principe universel et comme l’occasion d’attester l’universalité du devoir » (p.86). La conception kantienne véhicule en outre une conception narcissique de l’homme : dans le besoin d’élévation de soi avec la « valeur » de la personne, on retrouve l’investissement libidinal tourné en soi-même, corrélatif du manque d’estime de soi et des autres. M-A Ricard reprend les développements d’Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison pour montrer le caractère antinomique de la morale kantienne. À l’inverse de Kant, Adorno va chercher une fondation charnelle de la morale. Il y a un ancrage affectif de la morale qui se prolonge dans la révolte (cf. p. 103). « En montrant que notre humanité se vit dans une solidarité qui s’enracine dans notre faiblesse, voire dans le corps, Adorno s’éloigne évidemment de tous ceux qui, comme y incline Kant, posent notre humanité dans sa ressemblance avec la divinité et qui tirent de cette ressemblance le blanc-seing pour dominer tout ce qui est autre. » (p.105)
Si on a fait à Adorno le reproche d’être seulement négatif, de n’avoir pas à proposer de politique à proprement parler, la troisième partie montre au contraire qu’il y a bien chez Adorno une politique de la reconnaissance : l’analyse de l’antisémitisme nazi conduite par Adorno (et Horkheimer) a pour fil directement qu’il s’agit là de l’envers de la reconnaissance. M-A Ricard soutient la thèse suivante : « Adorno et Horkheimer ont compris l’antisémitisme moderne nazi comme une pathologie identitaire collective dont le nerf réside dans une inversion de la reconnaissance. » (p.115) Mobilisant la vaste littérature disponible sur ce sujet, l’auteure argumente de manière très convaincante en faveur des thèses d’Adorno et d’Horkheimer. Elle nous aide ainsi à aller à la racine des problèmes et, du même coup, on en perçoit l’actualité brûlante : « Le nazisme est sans doute le symptôme le plus virulent de cette ambition d’une pure production de soi, c’est-à-dire d’une éradication de toute différence et d’un contrôle absolu sur la vie et la mort qui ne doit plus rien à la nature, depuis longtemps dégradée au rang de matériau exploitable sans restriction. » (p. 148) Qui ne doit que sous des formes douces, sous des couleurs chatoyantes et même au nom des « droits », de « l’égalité », de la « non-discrimination », c’est la même pathologie qui agite nos sociétés prétendument pacifiées ?
La dernière partie repart de la définition de définition adornienne de l’homme comme être de chair capable de transcendance, c’est-à-dire capable de sortir de lui-même. C’est encore à la critique de Kant qu’est largement consacré ce passage – beaucoup plus bref que les précédents : chez Kant, l’espoir doit laisser place à la foi et il s’agit d’une automutilation de la raison face à laquelle il s’agit de ramener sur terre la perspective de l’émancipation. (cf. p.159)
Que les penseurs de l’école de Francfort et en tout premier lieu Adorno nous aident à penser aujourd’hui ce qu’est notre société, quel est le genre de vie mutilée qui est la nôtre, voilà ce que le livre de Marie-Andrée Ricard contribue à établir. Les vues qu’elle donne sur les rapports « dialectiques » (continuité et opposition) entre Adorno et la philosophie traditionnelle sont également très précieuse et on lui saura gré d’avoir fait revivre la critique adornienne de Kant. Un livre donc à conseiller vivement.
Denis Collin - Le 26 avril 2013.

Référence : Marie-Andrée Ricard, Adorno l’humaniste. Essai sur sa pensée morale et politique, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, collection « Philia Monde », novembre 2012, ISBN 978-2-7351-1519-8, 22€


[1] T.W. Adorno, Jargon de l’authenticité : de l’idéologie allemande. Petite Bibliothèque Payot, 2009
[2] T.W. Adorno, Dialectique négative, Petite Bibliothèque Payot, 2003
[3] Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, 1974, réédition collection « Tel », p.92, cité p.24
[4] T.W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Petite Bibliothèque Payot, 2003
[5] Voir T.W. Adorno et M. Horkheimer, Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, Gallimard, 1983, réédition collection « Tel ».

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...