jeudi 12 mars 2020

De la nature humaine et peut-on la changer ?


Une contribution de Tony Andréani
La nature humaine fut toujours le grand sujet de préoccupation de la philosophie politique. Ainsi, chez les modernes, Hobbes la croit intrinsèquement mauvaise et Rousseau foncièrement bonne – tant que la vie en société ne vient pas l’altérer. Et ceci va jusqu’à Nietzche, qui conçoit son dépassement dans la figure du Surhomme, et qui inspirera, peu ou prou, les philosophies « déconstructivistes » de la French Theory. aujourd’hui très à la mode. La question parcourt aussi une multitude d’essais moins savants, et va se loger dans les discours les plus quotidiens.
Mais c’est aussi un grand sujet de débat dans la tradition marxiste, qui tantôt la récuse en invoquant la 6° Thèse sur Feuerbach, qui dit que l’essence humaine n’est que « l’ensemble des rapports sociaux » et qui conclut de là à son historicité radicale, et tantôt rappelle que le terme de nature humaine réapparait de nombreuses fois dans les œuvres postérieures de Marx.
Or voilà que la question a pris un tour nouveau avec l’idéologie transhumaniste, qui, s’appuyant  sur les « techno-sciences » qui font florès de nos jours (la nanotechnogie, la biotechnologie, l’informatique et la science cognitive, soit les NBIC), prône un dépassement avec « l’homme augmenté » et débouche sur un « post-humanisme ». Il ne s’agit rien de moins que d’en finir avec la nature humaine, telle qu’elle nous a été léguée par l’évolution biologique, et telle qu’elle a été abordée par la philosophie des Lumières et dans la théorie juridique des Droits de l’homme. Fin de l’espèce humaine et création d’une nouvelle espèce, apte à dépasser les limites biologiques encore actuelles grâce à toutes sortes de manipulations, voire d’hybridations (avec la machine, avec l’animal et même avec le végétal), et capable de se lancer dans des aventures intersidérales qui ne relevaient jusque là que du domaine de la science-fiction. De telles lubies ont commencé à entrer dans le domaine de l’expérimentation, appuyée sur des budgets colossaux. Voilà où nous en sommes, et il est donc plus que temps d’en prendre la mesure et d’en effectuer une critique sans concession[1].
Mais, auparavant, revenons sur la tradition marxiste, qui s’appuyait sur la science de son époque, laquelle avait déjà fait d’immenses progrès.

La nature humaine dans la perspective du matérialisme historique

On ira assez vite sur le sujet. Marx connaissait la théorie darwinienne. L’homme est le résultat d’une très longue évolution, mais ce qui lui est propre est d’une part le travail, comme activité réglée et finalisée (le travail « concret ») et comme dépense d’énergie en quelque sorte planifiée, avec toujours un emploi du temps (le travail « abstrait »), et d’autre part la coopération, sous la forme de divers types de division du travail, de la plus simple (la division sexuelle du travail chez les primitifs) jusqu’aux plus complexes et aux plus rebutantes (le travail parcellisé dans la grande industrie). Une coopération qui explique l’émergence du langage[2] L’homme est aussi un être de besoins, des plus « animaux » aux plus intellectualisés. Il existe donc bel et bien une anthropologie marxiste, qu’on pourrait examiner avec plus de détails, mais cette nature humaine est susceptible d’évolution, car le système social, et en particulier le système capitaliste, lui imprime des tours particuliers générateurs d’aliénations, ce qui fonde la nécessité de transformations révolutionnaires et d’une politique d’émancipation.
Qu’est-ce à dire ? Restauration d’une nature première et d’une autonomie originelle, opposée à toutes les hétéronomies ? Non point. Il faut concevoir la nature humaine comme un champ de possibles, ce qui veut dire aussi qu’il existe des limites, des impossibilités. A partir de là, des successeurs de Marx ont milité pour la création d’un homme « nouveau », non point d’un surhomme, mais d’un homme délivré  des limites que lui imposaient les systèmes sociaux antérieurs, et en particulier le système capitaliste. Cet homme devait devenir de plus en plus social et par suite faire montre d’une moralité supérieure. C’était une question de révolution et d’éducation. On sait à quel point les soviétiques ont échoué, et l’occasion a été belle pour dénoncer l’utopisme de leur collectivisme et leur autoritarisme, assimilé à un totalitarisme – alors qu’un autre courant communiste, tout aussi collectiviste, se réclamait de l’anarchisme. Aujourd’hui encore la volonté attribuée aux dirigeants chinois de transformer l’homme en le moralisant avec l’institution d’un « crédit social » pour sanctionner ses bons et mauvais comportements est considérée comme une injure faite à l’individu et à ses droits. On peut en discuter. Notons seulement  qu’il ne s’agit pas de créer une nouvelle espèce post-humaine, mais d’améliorer l’homme tel qu’il est, dans des conditions sociales et historiques données, sans quitter la zone des possibles.

D’autres choses que nous avons apprises sur la nature humaine

Il y en a tellement qu’on ne peut que balayer le sujet, à partir de ce que la biologie, les études préhistoriques, l’ethnologie, l’histoire, la sociologie, la psychologie nous ont appris. L’homme a des « besoins génériques », pour reprendre un terme de Marx, autrement dit possède, en sus du travail et de la coopération, des traits invariants, et ceci quelle que soit la diversité des cultures et des individus et bien qu’ils soient souvent difficiles à reconnaître à travers des cas relevant d’une pathologie physique ou sociale. S’il existe aussi  ce qu’on peut appeler des « besoins spécifiques » de classe, liés à la classe sociale, ils doivent bien, d’une certaine façon, « s’étayer » sur les besoins génériques, ce dont nous  reparlerons.
On peut très schématiquement, nommer ces besoins génériques[3]. Ce sont d’abord des besoins « animaux » tels que la faim, la soif, le besoin de sommeil et d’évitement de la douleur, mais sous des formes ritualisées ou symboliques bien plus élaborées que chez nos cousins les plus proches (les chimpanzés). Ainsi de l’art de la cuisine. Ce sont ensuite des besoins d’exploration et d’apprentissage, conduites elles aussi déjà présentes chez l’animal supérieur. Le travail lui-même n’est pas seulement le propre de l’homme, mais apparait comme un besoin, procurant une satisfaction spécifique, théorisée par un auteur trop oublié, Gérard Mendel, avec le concept d’actepouvoir[4]. On peut parler encore d’un besoin de jeu, évident chez les animaux supérieurs, mais s’estompant dans leur cas avec l’âge, et d’un besoin esthétique (lié à la fonction symbolique), déjà manifeste dans les peintures rupestres. Comme l’homme ne peut se développer que dans une structure familiale ou assimilée, il existe aussi de véritables besoins sociétaux, débordant sur des groupes plus larges, besoins également présents chez les animaux supérieurs, chez lesquels on trouve des formes de soin et d’entraide « conscientes » (car l’on sait que de telles formes existent aussi jusque dans le règne végétal, par exemple entre les arbres, mais apparemment sans conscience aucune, ayant été simplement sélectionnées par l’évolution). Ce sont ces « instincts sociaux » dont parlait Darwin. Vient ensuite le besoin sexuel, généralement mais pas toujours tourné vers l’autre sexe. Car nous sommes une espèce sexuée et hautement consciente de l’être (les plantes aussi sont sexuées, mais sans le savoir). Enfin on peut parler d’un besoin agressif, issu originellement de la lutte pour la survie et pour la reproduction, mais lié chez l’homme à sa capacité d’individualisation et de mimétisme, qui le fait entrer en rivalité avec son semblable.
Cette analyse sommaire n’était là que pour montrer que nous sommes conditionnés par notre nature biologique, mais il faut aller plus loin dans l’analyse de cette nature. Trois traits fondamentaux, invariants, caractérisent l’espèce humaine. Il s’agit d’abord de la prématuration de l’enfant humain et de la discordance sensori-motrice qui s’ensuit, caractéristiques essentielles également soulignées par Gérard Mendel. Elles entraînent à la fois une forme d’impotence, dans les toutes premières années de l’existence, que l’animal ne connaît pas, et qui le rend intimement lié à ses parents, la mère en priorité, et une forme d’inconscience spécifique, correspondant à un univers de « sensations » sans débouché moteur, qui sera générateur d’un inconscient profond. L’enfant devra s’en sortir en intériorisant autrui sous la forme d’un double (c’est le stade du miroir, qui va bien au-delà de la reconnaissance par l’animal supérieur de lui-même dans un reflet) et en pouvant ainsi dire « Je » (avant de s’opposer, dans la phase du Non, à ses parents) Le deuxième trait est l’interdiction de l’inceste, une interdiction présente dans toutes les sociétés humaines et seulement transgressée par des individus qui se disent des demi-dieux (par exemple le grand chef Inca, qui pouvait épouser ses sœurs). Cette prohibition, qui présente des avantages adaptatifs pour l’espèce, a des conséquences majeures, puisqu’elle sera à l’origine des codes moraux. Le troisième trait invariant est la conscience de la mort. Sans doute bien des animaux ont-ils une conscience de la mortalité, non seulement de celle qu’ils provoquent ou constatent, mais de celle qui atteint leur propre espèce (il leur faut bien se battre pour survivre), mais ils ne la vivent pas comme l’horizon inéluctable de leur propre vie. On sait le traumatisme vécu par l’enfant lorsqu’il sait que ses proches mourront et que lui-même disparaîtra. Tous les philosophes ont réfléchi sur la mort et toutes les religions ont cherché à lui trouver un au-delà.
Ce sont ces trois traits structurels qui font que l’homme n’est pas seulement un être de besoin, mais de désir. Le besoin s’épuise avec la satisfaction, tandis que le désir ne connaît pas de répit, n’a pas de fin. Plongeant ses racines dans un inconscient forclos (la psychanalyse parle d’un « refoulement primaire »), il est à la poursuite de là jouissance originaire, tout en fuyant une souffrance elle aussi originaire (jouissance et souffrance sont des états extrêmes, bien différents du plaisir et de la peine). D’où, notamment, la recherche du paradis perdu et l’angoisse de l’abandon, et la tendance à dépasser toujours ses propres limites (ainsi dans le sport extrême ou avec l’usage de drogues). On peut faire ici, semble-t-il, l’économie de la notion freudienne d’une pulsion de mort inscrite dans tout vivant. L’intériorisation d’un double fait ensuite que le sujet ne peut jamais plus coïncider avec lui-même. Ce qui est la source de la délibération, de la réflexion et de la « conscience de soi », devient en même temps la recherche infinie de l’unité perdue (d’où la tentation narcissique), ou de l’âme sœur pour échapper à la solitude.
Le désir s’origine également dans la prohibition de l’inceste : il s’agit de transgresser cette interdiction tout en la respectant, ce qui est une tâche sans fin (cf. le conflit, chez Freud, entre le Ca et le Surmoi). Ici l’Eros freudien (car il y a bien évidemment aussi un eros infantile) est d’abord probablement lié à la recherche de la jouissance, bien antérieure à l’apparition du désir sexuel proprement dit lors de la puberté, mais un désir qui se heurte à l’existence du Père (quel qu’il soit), qui lui fixe une limite[5].
Le désir enfin est lié à l’angloisse de la mort, qu’il faut toujours repousser par la construction de nouveaux projets, tout en l’évacuant dans un fantasme de l’immortalité, la manière la plus immédiate étant de s’inscrire dans une généalogie (on sait combien le sujet humain est hanté par la recherche de ses géniteurs, quand il ne les connaît pas), d’où les cultes funéraires qui permettent d’établir une continuité, et la plus élaborée étant la religion, avec la foi dans une prédestination.
On terminera ces brèves indications en disant que les rapports de classe (les rapports d’exploitation et de domination, variant selon les modes de production) ont des effets sur les besoins génériques, en les faisant en quelque sorte muter (on peut ici reprendre le concept freudien de « destins de pulsions »)[6]. C’est ainsi que l’agressivité se transforme en désir de domination, et que la violence subie entraine des mécanismes inconscients de défense, voire un désir de soumission (d’où la « servitude volontaire »).
C’est l’ensemble de ces traits anthropologiques que le post-humanisme ne sait pas reconnaître ou ignore délibérément.


L’hubris du transhumanisme

L’hubris, c’est la démesure et le règne du fantasme[7]. En voici quelques manifestations actuelles, prenant appui sur les « techno-sciences », c’est-à-dire sur des technologies qui se prennent pour des sciences à part entière, alors que toute l’histoire du progrès scientifique suppose une distinction entre la science fondamentale et ses applications, lesquelles  peuvent donner lieu à des usages utiles à l’humanité comme à des usages négatifs ou désastreux. L’oubli de cette distinction déconstruit la science elle-même, comme on le voit dans le courant « déconstructiviste » en philosophie et dans les sciences sociales[8].
Le projet transhumaniste vise d’abord à améliorer l’espèce humaine, en substituant à la sélection naturelle une sélection artificielle, plus ou moins inspirée de la pratique des éleveurs et des jardiniers. Puisque l’homme a été capable de transformer la nature, pourquoi ne pourrait-il pas transformer sa propre nature, puisqu’il sait maintenant déchiffrer le patrimoine génétique et agir sur lui ? On retrouve ici l’eugénisme[9], qui a cru pouvoir extrapoler de la découverte darwinienne et de la génétique naissante que tout était inscrit dans les gènes, et que, en agissant sur eux, on sélectionnerait les individus les plus aptes (en admettant parfois que le contexte social jouait un certain rôle). L’idée était alors d’éliminer les moins aptes et les handicapés, soit en les empêchant de s’accoupler, au moins en retardant la date de leur mariage, soit en les supprimant, comme feront les nazis pour les « dégénérés ». Cet eugénisme, corrélé à un « darwinisme social », que les généticiens eux-mêmes ont remis en cause[10], était tellement contraire au fait qu’ils étaient quand même des hommes, tellement attentatoire à leur dignité, que de telles pratiques ont été prohibées. Mais l’eugénisme a été relancé sous une autre forme avec la technique de la fécondation in vitro, destinée à l’origine à permettre aux couples infertiles d’avoir quand même des enfants. Aujourd’hui on peut fabriquer ses enfants sur mesure, non seulement en éliminant les gamètes susceptibles de provoquer des tares ou des maladies incurables, ce qui pourrait être considéré comme un progrès, mais encore en choisissant des traits physiques comme la couleur de la peau ou des yeux. Cette biotechnologie est devenue une industrie florissante, surtout quand l’un des partenaires d’un couple ne peut ou se sent incapable de jouer son rôle biologique (cas des homosexuels et des transgenres     ). On pourra alors chercher un donneur de son choix dans une banque de sperme ou d’ovules. On pourra avoir des « enfants » quand on veut et comme on veut. aussi parfaits que souhaité. L’eugénisme est ainsi devenu une affaire individuelle.
Ces pratiques sont souvent valorisées au nom de l’égalité : pourquoi des individus qui ne sont pas responsables de leur orientation sexuelle ne pourraient-ils devenir des parents comme les autres, avec le même « droit à l’enfant » ? Elles sont contestées au titre des droits de l’enfant à venir : pourquoi celui-ci n’aurait-il pas droit à une filiation complète comme les autres enfants, avec des parents bien identifiés ? Elles le sont aussi au regard d’une marchandisation des gamètes et des corps. Mais surtout elles sont contraires à la sélection naturelle, qui, certes, a des ratés, mais qui conduit à la plus grande diversification et donc à l’enrichissement de l’espèce. De plus, comme le remarquaient déjà certains eugénistes dans le passe, des individus souffrant d’handicaps divers peuvent être des génies, et la médecine est là pour leur permettre de mieux vivre.
Nous quittons le champ d’une « amélioration » de l’espèce pour celui de sa transformation : le corps humain peut être remodelé à volonté par la chirurgie ou l’implantation de prothèses diverses, jusqu’à des puces dans le cerveau. Or ici on entre dans la mystification. La bio-technologie peut certes, et c’est heureux, fournir des palliatifs : remplacer un cœur défaillant par un cœur artificiel, effectuer une greffe d’organe, permettre de substituer à un membre absent un membre artificiel connecté à une zone du cerveau etc. Mais on n’a rien transformé, et ce que l’on a remplacé fonctionne toujours moins bien que dans un organisme intact. Toute cette chirurgie est une chirurgie réparatrice, nullement une chirurgie qui augmente ou crée des capacités. Et ceci s’applique aussi aux cas où l’on opère une véritable transformation organique.
Tel est celui des interventions médicales pour opérer un changement de sexe. Interventions lourdes qui reposent sur un bombardement hormonal et sur une chirurgie qui supprime des organes sexuels pour les remplacer par des substituts (un morceau de peau pour reconstituer une sorte de pénis, de la peau d’organes masculins pour fabriquer une sorte de vagin). Il s’agit  ici de bouleversements physiologiques et de véritables mutilations qui ne permettent absolument pas de disposer d’une  véritable sexualité - laquelle est évidemment maintenue chez les homosexuels[11]. Si réparation d’une anomalie il y a, elle ne peut être que psychique. Libre aux individus qui ne supportent plus leur condition de se lancer dans une entreprise aussi périlleuse, et source d’autres troubles psychiques,  mais c’est une escroquerie (rentable) que de leur faire miroiter une transformation réussie.
Transformation il y a aussi quand on agit sur des corps pour accroître leurs performances par l’usage de drogues diverses ou d’injections d’hormones, afin de fabriquer des sportifs de haut niveau, dans une course sans fin aux records destinée à faire du spectacle. Ils le paieront de leur santé.
Avec la fabrication d’enfants, la transformation d’organes,  comme si le corps était un ensemble de pièces détachées que l’on pourrait remplacer à volonté, et la stimulation artificielle des capacités physiques ou intellectuelles (à ne pas confondre avec les pratiques traditionnelles, qui ne visent qu’à une meilleure maîtrise par l’organisme lui-même de son fonctionnement), on viole ce que des millions d’années de l’évolution ont réalisé pour aboutir à l’espèce homo sapiens sapiens, et ceci à travers une complexité proprement inouïe, déjà au niveau d’une simple cellule, dont on commence seulement à prendre la mesure. C’est pour ne pas le voir que le transhumanisme succombe à  un véritable fantasme de toute puissance et tombe dans le délire.
Une chose est de prolonger les sens par des dispositifs électroniques qui permettent de mieux ou plus voir, entendre ou sentir (en allant par exemple de la simple lunette à la lunette video connectée  sur de la « réalité augmentée », et au casque connecté sur une « réalité virtuelle ») ou de lier une prothèse à une région du cerveau, une autre est de s’insérer dans le corps des puces qui accroitront ses capacités. On croit ainsi pouvoir combiner une pièce électromécanique avec de la matière biologique : c’est la figure du cyborg, ou de l’homme bionique. Cette hybridation est tout simplement impossible : elle repose sur l’idée que tout est bâti à partir de composants élémentaires équivalents (l’atome, le gène, le neurone, le bit), alors qu’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres. Le délire mécaniciste atteint son comble quand on pense à s’injecter du sang de cheval, sans doute pour courir plus vite, ou de la matière végétale, pour gagner en longévité. Bonjour les dégâts, quand on sait que de simples médicaments ont toujours des effets secondaires, dont il importe d’évaluer l’ampleur, et qui au surplus varient selon les individus.
C’est pourtant en s’appuyant sur ces représentations imaginaires que les transhumanistes entendent modifier la nature humaine. Ils en attendent un prolongement de la durée de vie (sans doute avec des gènes de tortue ou d’arbres), et même une perspective d’immortalité (on cryonisera un cadavre pour le ressusciter le jour venu, on fabriquera un clone qui pourra vous survivre, et, dans l’immédiat, vous fournir des pièces de rechange, comme on fait avec une automobile, on transplantera le cerveau dans un disque dur qui contiendra toutes les informations de votre vie). Ce qu’il faut remarquer ici est non seulement que c’est impossible, la vie n’étant pas près de révéler tous ses secrets, mais que ce n’est aucunement souhaitable, en dépit des promesses faites par les religions. D’abord cela créerait des inégalités constitutives entre les êtres humains : il y aurait les cyborgs, et les autres qui deviendraient des sous-hommes, une espèce différente. Ensuite prolonger la vie est sans doute un désir de chacun, mais la prolonger sans limite empêcherait le renouvellement des populations ou encombrerait encore plus la planète. Devenir immortel détruirait tout le sens de l’existence. Nous l’avons dit, c’est la perspective de la mort qui fait que l’homme est sans cesse porteur de projets (se construire une vie, une carrière, une œuvre etc.), car il sait que le temps lui est compté. A défaut de cet horizon temporel rien ne s’opposerait à une procrastination sans fin. Et, dans un monde d’immortels on s’ennuierait énormément, car disparaitrait tout sentiment d’urgence. Dans une nouvelle de Dino Buzzati[12], on voit les Bienheureux dans le Ciel envier ces misérables humains tellement occupés à ces passions qui les agitent et à ces futilités qui les font vivre.
L’époque post-moderne est hantée par le dépassement de toutes les limites (on verra tout à l’heure pourquoi). Patrick Tort essaie d’en rendre compte avec un concept venu de la théorie de l’évolution, l’hypertélie[13]. On observe chez des animaux d’étranges excroissances qui semblent ne représenter aucun avantage adaptatif : ainsi pour les ramures disproportionnées des cerfs qui les handicapent dans le combat pour la vie ou la reproduction. Que signifie cette hypertélie ? Elle les favorise pourtant car elle accroit leur pouvoir de séduction auprès des femelles. Mais, à terme, le déploiement de cette fonction symbolique peut aboutir à une disparition de l’espèce, ce dont la paléontologie fournir de nombreux exemples. Or l’homme, qui a immensément développé, avec la possession du langage et l’invention d’instruments, le champ du symbolique, est menacé des mêmes excès, pouvant entraîner les mêmes risques de disparition (de même qu’il est en train de mettre en péril l’habitabilité de la planète). L’intérêt de cette hypothèse est qu’elle est de nature purement biologique. En tous cas, elle nous suggère que l’on ne modifie pas impunément les processus naturels. Ce qu’on appelle « la civilisation » s’est effectivement substitué à la sélection naturelle : du premier homme préhistorique à aujourd’hui, il n’y a eu aucune mutation, seulement des modifications de détail, concernant par exemple la taille ou les résistances immunologiques, qui n’altèrent en rien l’unité de l’espèce. Vouloir dépasser ses limites ne reviendrait pas à transforment l’homme en une espèce supérieure, mais à le détruire. Ce serait « l’extinction de la vie organique », et « tuer la mort serait tuer la vie ».
Le transhumanisme n’est que la pointe extrême d’une dérive techniciste qui met à mal la nature humaine, car celle-ci est profondément atteinte par les technologies issues de l’informatique.

Les technologies de l’information et de la communication sont la source de pathologies physiques et mentales

Les nouvelles technologies (les NTIC) reposent toutes sur ces technologies de l’information et de la communication, et encore plus depuis la mise en œuvre de l’intelligence artificielle. Et, au fond de ces technologies, se trouve l’idée que tout pourrait se ramener à des opérations de logique et de mathématique, telles qu’elles sont transcrites dans des algorithmes.
On ne va pas contester ici l’utilité et la puissance de ces outils, mais certains usages qui en sont faits, au regard de nos besoins et de nos désirs. La question étant aujourd’hui largement débattue et instruite, on se contentera de relever quelques points.
La communication par l’internet et les réseaux sociaux démultiplie certes les échanges, avec tous les avantages qui en résultent, mais au prix d’une insatisfaction profonde des besoins sociaux. On a noté la pauvreté de la plupart de ces échanges, qui ne se font plus de face à face, mais à travers des écrans. Les video-conférences ont leur utilité dans les affaires ou dans la médecine à distance, mais rien ne vaut l’échange direct. Idem pour le télétravail. Les mails et textos ne remplacent pas le dialogue et sont généralement d’une telle brièveté, y compris à travers l’abréviation linguistique, qu’ils ne disent pas grand-chose, quand ils ne tournent pas au pugilat verbal ou ne permettent pas des manipulations (ainsi dans les « rencontres » pour trouver des partenaires sentimentaux ou sexuels). Les téléphones portables, si utiles pour joindre un correspondant à tout moment et trouver rapidement une information, sont devenus de véritables prothèses, dont on ne peut plus se passer, au point de créer des addictions (le nombre d’heures passées devant le petit écran a dépassé celui devant les grands écrans). Cette humanité en permanence connectée est en fait déconnectée du réel de la vie en société, dont elle ne reçoit que des images ou des morceaux de discours. C’est ainsi le besoin de communauté qui se trouve frustré ou dévié, les communautés virtuelles se construisant aussi facilement qu’elles peuvent se détruire et tendant à s’opposer les unes aux autres faute de médiations.
Les neuro-physiologistes ont montré à quel point l’usage excessif des écrans est nocif pour la santé physique et mentale et même pour le développement des aptitudes : c’est la fabrique du « crétin digital »[14]. Rien ne remplace, chez l’enfant en particulier, la découverte patiente du monde réel.
Le règne de l’image digitale non seulement éloigne de la réalité, mais encore fournit un support puissant au narcissisme. On connaît les milliards de photos échangées qui n’ont pour but que de se faire valoir (les selfies). Les jeux video exploitent le besoin de jeu en le détournant du concret ou de la liberté de l’imaginaire, telle qu’elle s’exerce dans la lecture d’un ouvrage de science fiction. Et ceci jusqu’à l’addiction.
Les smartphones font exploser les relations familiales ou amicales. On connaît ces repas en famille ou ces rencontres entre amis où plus personne ne peut parler à personne. Nos besoins sociaux sont détournés de leurs destinataires naturels. On évoquera aussi le simulacre de relations sociales que représentent non seulement les robots téléphonique, mais encore les robots dits de compagnie.
Les relations amoureuses ou sexuelles sont également détériorées par les échanges virtuels (textos et sextapes) qui font que, au lieu d’apprendre à se faire connaître et à connaître l’autre, comme du temps où l’on faisait sa cour, on fait son marché. Et le comble est atteint quand le partenaire est un robot, comme c’est le cas pour ces jeunes Japonais qui, ayant cherché à se satisfaire leur besoin sexuel avec des robots ad hoc, restent vierges très longtemps et ont les plus grandes difficultés par la suite.
Bref, il y a, comme dirait Freud, un malaise dans la civilisation. C’est que, en dépassant les possibles, en franchissant les limites, on a stérilisé les possibles réels. Reste à savoir comment tout cela est arrivé.

Les sombres effets du capitalisme libertaire

Le capitalisme traditionnel mettait la nature humaine à son service, mais sans le pouvoir ni l’ambition de la transformer. Il générait la faim et la misère, mais ne connaissait pas le consumérisme de masse, si apte à faire oublier les frustrations. Il bloquait les possibilités de découverte, d’éducation et d’apprentissage, en les réservant à ses élites, mais ne les détournait pas de leurs buts. Il tuait le plaisir au travail, mais lui laissait un peu de champ dans le temps libre restant (c’était le temps du bricolage, de la « perruque », et des jardins ouvriers). Ancré dans le patriarcat, avec tous les effets de soumission correspondants, il vantait les valeurs familiales, lors même qu’il les bafouait pour son propre compte. Il cherchait à empêcher ou briser les collectifs, mais les renforçait sans le vouloir. Et l’on pourrait continuer la liste de ses effets, qui revenaient à réduire le champ des possibles.
Le capitalisme que nous appellerons ici libertaire est d’une toute autre nature, car il vise expressément à transformer notre nature, tout comme il le fait avec la nature elle-même (par exemple avec les OGM et les pesticides), à l’aide des nouvelles techno-sciences. et ainsi à dépasser toutes les limites.
Il est de la nature du capitalisme de poursuivre une accumulation sans fin du capital, mais, plus il avance, plus il recule son horizon. Pour parler comme Patrick Tort, il est hypertélique. Cependant ce qui se concevait à l’époque où la planète laissait beaucoup de matières renouvelables à exploiter, n’a plus de sens aujourd’hui, quand elles s’épuisent. Ce qui se faisait à une époque où le climat était encore stable, où la pollution était limitée à certaines zones et où les écosystèmes n’étaient pas trop modifiés, n’est plus soutenable. C’est sans doute, comme le pense le même auteur, parce que ses tenants en ont une certaine conscience, devant toutes les preuves s’accumulant, qu’ils donnent dans la dénégation (au mieux les entreprises se mettent au vert, et disent ainsi résoudre les problèmes) ou se fixent des objectifs chimériques (aller vers d’autres planètes pour y trouver les ressources manquantes, ou les habiter). Et ce n’est nullement un hasard si les grands manitous de la Silicon Valley consacrent leurs immenses profits à une conquête spatiale avec de tout autres buts que la recherche scientifique.
Ce capitalisme est foncièrement libertaire, parce qu’il a pour valeur cardinale la liberté sans restriction de l’individu et la destruction de ce qui fait réellement société. Les droits de l’individu seraient selon lui inviolables et la notion de justice sociale n’aurait aucun sens. La société n’existe pas, il n’y a que des individus, proclamait Margaret Thatcher, à l’école de Friedrich Hayek. Le marché est le seul mode de coordination valable et efficace entre les individus. Encore faut-il qu’il y ait des règles, et que ces règles soient de « juste conduite », disait ce dernier, donc qu’il reste un Etat pour les instituer et les faire respecter. Le libertarisme proprement dit va encore plus loin : il n’est pas besoin de cette instance collective qu’est l’Etat, tout peut être réglé par des agences privées, et par des négociations sur des marchés particuliers. Il n’est pas exagéré de dire que le capitalisme high tech va dans ce sens. Toutes les inégalités, jusqu’aux plus colossales, sont présentées comme légitimes, car elles sont censées résulter de l’audace et du talent des entrepreneurs. La fiscalité est un vol, si bien qu’il est normal d’y échapper ou de la contourner de toutes les façons. Les GAFAM n’ont de compte à rendre à personne - ce qui a fini par écoeurer quelques uns de leurs dirigeants, mais qu’importe.
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions que l’individu soit lui-même devenu un marché, à la fois dans un marché du travail dérégulé et dans la sphère de la consommation. Il ne s’agit pas seulement de répondre aux besoins et aux goûts d’un consommateur dit « souverain » par la théorie économique, mais de le formater pour lui faire acheter ce que l’on a décidé comme devant être bon pour lui, du produit euphémisé par la publicité (on a parlé, à juste titre, d’un « capitalisme de la séduction »[15]) au dernier cri ou gadget de le technologie de pointe. C’est ce qu’on a pu appeler « la fabrication de l’individu néolibéral »[16].
Une fois fabriqué, cet individu a tous les « droits » : de choisir son « genre » et ses bébés, de modifier son organisme par des implants et des chirurgies, esthétiques ou non, de s’exhiber ou de se prostituer si bon lui souhaite, de répondre à toutes les offres des marchés, venant des entreprises ou d’autres individus, si elles lui agréent, de décider comment il va s’assurer contre les risques de l’existence au meilleur prix, pourvu qu’il communique toutes les données personnelles relatives à ses risques, etc. On assure lui offrir le plus grand champ de possibles, mais ce n’est pas lui qui les a choisis : ce sont tous ceux qui escomptent en tirer de l’argent et des profits.
En substituant aux droits de l’homme, qui reconnaissent l’éminente dignité de toutes les personnes et les devoirs qu’elles ont les unes envers les autres (notamment en contribuant à l’impôt selon ses moyens), les droits de l’individu, on détruit tout l’héritage des Lumières, certes souvent ambigu, mais qui, avec les progrès à venir, faisait espérer un avenir meilleur pour tous. Un héritage qui allait aussi faire prévaloir les principes moraux, au sens de Kant, sur les intérêts individuels, tout en laissant aux individus le choix de leurs modes de vie, de leurs éthiques personnelles[17]. Des principes qui s’imposeraient aussi aux gouvernants et au gouvernement lui-même. Le capitalisme libertarien, en exaltant la liberté aux dépens de l’égalité et de la solidarité, rompt avec toutes ces promesses, ne connaît que des éthiques changeantes au gré des humeurs des dominants. C’est en ce sens qu’il est post-moderne[18]. Plus qu’aucun autre mode de production dans l’histoire, y compris ceux qui séparaient radicalement les ordres sociaux (entre maîtres et esclaves, entre noblesse héréditaire et manants, entre aristocratie d’Etat et simples paysans), il a développé les inégalités, et ceci dans des proportions inouïes (pour mémoire, selon Oxfam, les 1% les plus fortunés sont trois fois plus riches que 90% de la population mondiale). Il a, avec les technologies de l’information et de la communication et les immenses bases de données dont il a pu s’emparer, exercé un contrôle sans précédent sur les comportements des individus à des fins mercantiles. Et, face aux résistances diverses plongeant leurs racines dans la nature humaine, il a entrepris de la changer et fait miroiter toutes sortes d’illusions, tout comme les religions du salut. Il nous mène ainsi au bord d’une catastrophe non seulement dans l’oecoumène, mais encore d’une catastrophe anthropologique. De l’imminence de la première les humains que nous sommes en prennent de plus conscience, ce qui se manifeste à travers le succès de la collapsologie, mais de la prise de conscience de la seconde, hors de certains cercles intellectuels, on n’en est encore qu’aux balbutiements.




[1] Je renvoie ici à l’excellent ouvrage collectif, très documenté et très argumenté, La transmutation posthumaniste. Critique du mercantilisme anthropologique, QS ? Editions, 2019. Je m’en suis souvent inspiré.
[2] Hypothèse qui sera largement développée par Gérard Mendel dans ce remarquable ouvrage qui s’intitule La chasse structurale. Une interprétation du devenir humain, Editions Payot, 1977.
[3] J’avais fait une première approche de la question dans mon livre De la société à l’histoire, tome1, Les concepts communs a toute société, Editions Méridiens Klincksieck, 1989, p. 431-521. Je l’ai enrichie par la suite.
[4] Cf. Gérard Mendel, L’acte est une aventure. Du sujet métaphysique au sujet de l’acte-pouvoir, Editions La Découverte, 1998. Pour lui l’acte n’est pas la concrétisation d’une idée, mais une rencontre avec le réel, à la fois gratifiante et « blessante pour le narcissisme ».
[5] A la structure oedipienne sont également liés des fantasmes, tels que le fantasme de séduction et le fantasme de castration.
[6] C’est ce que j’ai proposé notamment dans mon essai Un être de raison. Critique de l’homo oeconomicus, Editions Syllepse, 2000, p. 154 sq.
[7] Il s’agit du fantasme de toute puissance, qui plonge ses racines dans l’inconscient infantile, et qui, allant à l’encontre du principe de réalité, suscite tout un imaginaire (cf. les super-héros, que les enfants adorent).
[8] Le déconstructivisme philosophique, illustrée par des auteurs comme Michel Foucault, Jacques Derrida et Gilles Deleuze, a ceci de commun qu’il ne fait des sciences que des formations discursives parmi d’autres, en récusant les ruptures qu’elles entrainent dans la savoir, ruptures qui étaient le ferment des Lumières. Il n’est pas étonnant qu’il s’en prenne en particulier à la théorie marxiste de l’histoire et au freudisme, sur la base d’une connaissance très superficielle et de survol de ces théories. Mieux : il exploite des savoirs nouveaux, tels que le structuralisme en linguistique, pour  déconstruire ces théories (par exemple Lacan et Deleuze pour la psychanalyse), au lieu de les faire progresser, comme elles font de leur propre mouvement quand elles modifient leurs paradigmes. On aboutit à de véritables hérésies scientifiques, telles que celles que l’on trouve dans ce que les universitaires états-uniens appellent la French Theorie.
Le problème des techno-sciences est qu’elles s’appuient sur des bribes de science pour en faire des applications détachées de leurs supports, ce qui les transforme facilement en apprentis sorciers.
[9] On trouvera un historique détaillé de l’eugénisme dans la contribution de Pierre-André Taguieff, « De l’eugénique positive au transhumanisme », in La transmutation posthumaniste, op. cit. p. 79-138.
[10] Cf. Richard Lewontin, Steven Rose, Leon Karmin, Nous ne sommes pas programmés, Editions La Découverte, 1985, et l’ouvrage collectif L’homme neuronal, 30 ans après, Editions Rue d’Ulm, 2016.
[11] Cf. la contribution de Denis Collin, « Transgenre. Un posthumanisme à la portée de toutes les bourses », in La transformation posthumaniste, op. cit. p.267-294.
[12] « La chute du saint », dans le recueil de nouvelles Le K, Editions Robert Laffont, 1967, pour lé traduction française.
[13] Cf. sa contribution « L’intelligence des limites » in La transmutation posthumaniste, op. cit.,  p. 138-168.
[14] Cf. Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Editions du *Seuil, 2019.
[15] Cf. Michel Clouscard (Le capitalisme de la séduction, Editions Delga, 2006).qui a cette heureuse formule : « Tout est permis, mais rien n’est possible ».
[16] Cf. Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Editions La Découverte, 2009, Chapitre 13.
[17] Cf, à ce sujet, et notamment sur la différence entre morale et éthique, les ouvrages de Yvon Quiniou, en particulier, L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ? Editions L’ Harmattan, 2010, et celui de Denis Collin, Questions de morale, Editions Armand Colin, 2003.
[18] Le courant post-moderne veut en finir avec la nature humaine, donc avec les grandes théories qui tentent d’en définir les contours et les possibles afin de les inscrire dans une perspective de progrès. (notamment le marxisme et le freudisme). 

vendredi 14 février 2020

Quelques notes sur la première section du livre I du Capital de Marx


La « redoutable » première section

Tout le chapitre I est consacré à l’analyse de la marchandise ou plus exactement des formes que prend la marchandise. Pourquoi commencer par la marchandise ? Pour deux raisons étroitement liées :
1)       La richesse dans les sociétés dominées par le mode de production capitaliste « apparaît comme une gigantesque collection de marchandises »
2)       La marchandise est la « cellule » de la société bourgeoise. Elle contient en puissance tout le développement qui va suivre.
Ce point de départ repose lui-même sur une illusion : le fait que la marchandise apparaisse comme la forme élémentaire de la richesse ne fait pas d’elle cette richesse elle-même. En effet Marx ne cessera de dénoncer cette identification de la richesse à la masse des marchandises, puisque la richesse sociale comprend aussi des biens naturels (l’eau, l’air, le soleil, la nature) et humains qui n’ont aucune valeur et n’en constituent pas moins une richesse réelle. Cette remarque est extrêmement importante et comprend déjà en elle-même toute la critique de l’économie politique et du « matérialisme économiste » auquel on associe souvent le « marxisme ».
On ne commence pas par la marchandise pour des raisons généalogiques : en gros, on aurait d’abord la production marchande, puis la généralisation de la monnaie et enfin de capitalisme. Certes, on pourrait penser que cet ordre-là est, globalement l’ordre historique : il y a des échanges marchands avant l’introduction de la monnaie et la généralisation de l’usage de la monnaie précède le capitalisme. Mais la première section du Capital n’est pas un manuel d’histoire qui raconterait le prétendu passage de la petite propriété indépendante à la propriété capitaliste – il y a cependant des indications historiques importantes dans le livre I et notamment dans le chapitre XXIV consacré à La prétendue « accumulation initiale ».
La généalogie du capital est une généalogie logique, à partir du développement des concepts – c’est pourquoi elle peut paraître décalquer la logique hégélienne. La marchandise dont parle le chapitre premier n’est pas la marchandise que s’échangeaient les Grecs sur l’agora, mais la marchandise développée, telle qu’elle existe dans le mode de production capitaliste. Il suffit de lire les premières lignes pour le comprendre : « La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose qui satisfait grâce à ses qualités propres, des besoins humains d’une espèce quelconque. La nature de ces besoins qu’ils surgissent dans l’estomac ou dans l’imagination ne change rien à l’affaire. Pas plus qu’il importe de savoir comment la chose en question satisfait ce besoin humain, si c’est immédiatement en tant que moyen de subsistance, c’est-à-dire comme objet de jouissance, ou par un détour comme moyen de production. » (39-40)
Pour qu’on puisse parler du besoin en général, indépendamment de sa nature (besoin physique ou imaginaire) et indépendamment même de l’utilisation (consommation ou production), il faut avoir accompli un travail d’abstraction considérable. Il faut que la production soit maintenant entièrement dominée par la production de marchandise. Il ne viendrait pas à l’idée d’Aristote de considérer que le cordonnier satisfait le besoin en chaussures comme le philosophe satisfait les besoins spirituels de ses élèves. Ce sont deux domaines de la vie rigoureusement séparés. Au contraire, dans le monde capitaliste, la bouteille de cognac et la bible satisfont également des besoins, même si la dernière satisfait des besoins spirituels et la première des besoins en spiritueux. Notons aussi que les besoins ne se résument pas aux besoins vitaux, à ce minimum vital qui détermine le prix du travail dans l’économie de Ricardo et encore moins à cette « loi d’airain » de Lassalle qu’on retrouvera sous la forme d’une théorie de la paupérisation absolue, d’une théorie misérabiliste à mille lieues de la pensée de Marx.
Mais une marchandise n’est pas simplement une chose utile pour la satisfaction des besoins. Les chasseurs-cueilleurs ignorent la marchandise ! La marchandise se présente sous deux aspects, dit Marx, « selon sa qualité et selon sa quantité ». Ici commence la danse des catégories ! Qualité et quantité : voilà qui ouvre la voie à la compréhension de la marchandise comme valeur d’usage et valeur d’échange et ensuite à l’émergence de la « forme-valeur ».
L’utilité des choses, la multiplicité possible de leurs usages et les différentes unités de mesure sont des actes historiques. L’utilité d’une chose est sa « valeur intrinsèque » : elle ne dépend que des qualités de la chose elle-même. C’est la valeur d’usage : « La valeur d’usage ne se réalise que dans l’usage ou la consommation. Les valeurs d’usage constituent le contenu matériel de la richesse, quelle que soit par ailleurs sa forme sociale. Dans la forme sociale que nous avons à examiner, elles constituent en même temps les porteurs matériels de la valeur … d’échange. » (40-41)
Le contenu matériel de la richesse est la valeur d’usage : c’est très exactement l’objet premier de la bonne gestion de la maisonnée (« économique ») qui pourvoit tous les membres de cette maisonnée en biens d’usage dont la valeur réside dans leur capacité à satisfaire des besoins. Mais une valeur d’usage n’est pas nécessairement une valeur d’échange : elle ne l’est que dans la « forme sociale » spécifique qui est l’objet de l’étude du chapitre I. Elle pourrait très bien ne pas l’être et alors elle échapperait à la « science économique » conçue au sens moderne (en tant que continuatrice de l’économie politique née véritablement au xviie siècle). Dans les interstices de la société dominée par le mode de production capitaliste, restent de nombreuses enclaves dans laquelle la production de richesses n’est pas une production marchande, mais seulement une production de valeurs d’usage : la production domestique (cuisine familiale, jardin, bricolage), les systèmes d’entraide informels ou non, toute la partie socialisée de la production. La production y est certes insérée dans le marché puisque les moyens de production sont généralement achetés comme marchandises et payés en monnaie, mais on ne produit pas des marchandises.
La marchandise est donc caractérisée cette dualité de la valeur d’usage et de la valeur d’échange. Elle est « bifide » : en tant que valeur d’échange, elle n’a aucune valeur d’usage et inversement. Les deux formes s’opposent mais restent liées, bien que la valeur d’échange apparaisse indépendante de la valeur d’usage. « La valeur d’échange ne peut être, en tout état de cause que le mode d’expression, la « forme phénoménale » d’un contenu dissociable d’elle. » (41)
La « forme phénoménale », la surface de l’échange, là où se rencontrent nos échangistes, manifeste une substance non visible. Il y a donc une « économie exotérique » et un fondement ésotérique de l’économie. La formule n’est pas exacte, mais elle indique une piste. Les économistes après Marx lui reprocheront justement cette métaphysique de la valeur, prétextant que ce qui est objet de science est seulement ce qui est observable, c’est-à-dire l’échange entre une quantité déterminée de marchandise A et une quantité déterminée de marchandise B, tout le reste n’étant que « philosophie » ! Mais ces reproches manquent ce qui est l’objet propre de l’analyse de Marx : comprendre comment se forment ses catégories mentales à l’aide desquelles les hommes, à un certain stade du développement socio-historique, appréhendent leurs propres relations sociales. Au sens le plus strict, la première section du livre I du Capital est donc bien une phénoménologie des formes de la conscience sociale en général et des catégories « économiques » en particulier. Le très étrange « matérialisme » de Marx part ainsi de l’analyse des formes de la conscience.
Le problème initial est le suivant : comment deux marchandises qui par nature semblent incommensurables peuvent-elles se rapporter l’une à l’autre ? Comment peuvent-elles entrer dans un rapport déterminé ? Marx donne une analogie : pour comparer deux triangles quelconques, on peut les ramener à leur surface (b x h/2) laquelle n’a rien à voir avec la forme de nos triangles. « De la même façon, il faut réduire les valeurs d’échange des marchandises à quelque chose de commun dont elles représentent une quantité plus ou moins grande. » (42) Qu’est-ce donc que ce quelque chose de commun ?
1)       Ce ne peut être une propriété naturelle (les propriétés naturelles ne concernent la marchandise qu’en tant que valeur d’usage)
2)       Il n’y a qu’une « chose » commune à toutes les marchandises, c’est d’être des produits du travail humain.
Ce qui n’est pas le produit du travail humain, ce qui est immédiatement à portée de tous est une richesse, mais non une marchandise. Ce peut être une richesse naturelle (l’air, le climat, les paysages, l’eau – jadis !) ou une richesse sociale (les biens publics).
Mais en tant que valeur d’échange, la marchandise comme produit du travail humain a perdu aussi la particularité du travail qui l’a produite. Le quintal de blé est produit par le paysan et l’habit par les ouvriers de l’usine de confection. Mais en tant qu’ils s’échangent selon des quantités déterminées, est refoulée la sueur du laboureur aussi bien que le bruit des machines à coudre. La valeur d’usage est dans le corps des marchandises et c’est de ce corps qu’on fait abstraction maintenant : le monde de l’économie politique n’est donc pas le monde matériel des choses, de l’épaisseur du réel, c’est le monde des abstractions ; les purs esprits (la valeur d’échange séparée de son corps) y sont chez eux.
La marchandise en tant que valeur d’échange est le produit du travail humain abstrait. L’échange marchand est donc une abstraction du travail humain. Abstraction : cela veut dire qu’on lui a retiré quelque chose, ce quelque chose dont on fait abstraction, justement, c’est-à-dire ce qui en fait une chose singulière. Ce qui dit Marx est alors très décisif : « Considérons maintenant ce résidu des produits du travail. Il n’en subsiste rien d’autre que cette même objectivité fantomatique, qu’une simple gelée de travail humain indifférencié, c’est-à-dire de dépense de force de travail humaine. » (43)
En s’intéressant à la valeur d’échange, en en faisant son objet, l’économie politique s’occupe donc d’une objectivité fantomatique et réduit le travail à une « gelée », à un travail privé de vie. Marx parle encore de « cristallisation ». Ici, s’opère un passage conceptuel délicat. Dans la première forme, la marchandise se dédouble et elle apparaît comme valeur d’usage et valeur d’échange ; ensuite Marx, quand il étudie la marchandise abstraction faite de sa valeur d’usage, parle de valeur tout court. C’est bien la même chose, mais c’est une autre forme. La valeur, c’est « du travail humain abstrait objectivé ». Et une marchandise n’a de valeur qu’en tant que du travail humain est objectivé en elle. Vient ensuite la question : comment est mesuré le quantum de valeur ? La réponse est immédiate : « Par le quantum de substance constitutive de valeur qu’elle contient, par le quantum de travail. La quantité de travail elle-même se mesure à sa durée dans le temps, et le temps de travail possède à son tour des étalons, en l’espèce de certaines fractions du temps : l’heure, la journée, etc. » (43)

Le fétichisme

Il faudrait suivre en détail le développement des formes de la marchandises pour parvenir à le genèse de l’argent, forme adéquate de la valeur. Mais nous laissons le lecteur suivre ce chemin ardu. Nous passons au noyau dur de l’analyse marxienne. Marx soulève directement la question : « À première vue, une marchandise semble une chose tout ordinaire qui se comprend d’elle-même. On constate en l’analysant que c’est une chose très embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques. Tant qu’elle est valeur d’usage, elle ne comporte rien de mystérieux, soit que je la considère du point de vue des propriétés par où elle satisfait des besoins humains, ou du point de vue du travail humain qui la produit et qui lui confère ces propriétés. » (81)
On prend effectivement les marchandises pour des choses, sans mystère. Ce sont des choses sensibles, des choses dont les propriétés sont des propriétés physiques. La marchandise est une « chose sensible ordinaire ». Cela n’est vrai que tant que la marchandise est conçue uniquement comme valeur d’usage, comme un produit de l’activité humaine produit du travail concret, particulier, qui s’inscrit dans le métabolisme de l’homme et la nature. Cependant : « Mais dès lors qu’elle entre en scène comme marchandise, elle se transforme en une chose sensible suprasensible. » (ibid.) Une chose sensible suprasensible est évidemment une contradiction dans les termes ! Enfin, pas tout à fait.  Nous connaissons de très nombreuses choses qui sont tout à la fois sensibles et suprasensibles, les signes linguistiques, les tableaux, les sculptures, etc., mais peut-être toutes les « choses sociales » qui doivent toujours bien, en quelque manière être des choses sensibles sans quoi elles ne pourraient pas être sociales : un langage ni sonore, ni graphique, ni tout ce qu’on veut n’est pas un langage ! Un État sans bâtiments, emblèmes, policiers, etc. n’est pas un État.
Marx parle du « caractère mystique de la marchandise ». Ce caractère mystique ne provient pas de la valeur d’usage, qui est sans mystère, ni même des conditions de sa production. À ce sujet, Marx fait remarquer que toutes les sociétés sont obligées de se poser la question du temps de travail nécessaire à telle ou telle production. Et par conséquent, cela vaudra aussi dans une société communiste qui devra économiser au maximum le temps de travail nécessaire. « Dès lors que les hommes travaillent les uns pour les autres d’une façon ou d’une autre, leur travail acquiert lui aussi une forme sociale. » (82)
Le caractère mystique de la marchandise réside dans la forme marchandise elle-même. Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global comme un rapport existant en dehors d’eux, entre les objets. C’est ce quiproquo qui fait que les produits du travail deviennent des marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des choses sociales. (82-83)
Ce faisant, Marx sort complètement du cadre imposé de l’économie politique classique. Celle-ci part de la marchandise, de la détermination des valeurs (ou plutôt des prix) et considère que c’est là réalité première, la seule réalité objective. S’il y avait une « économie marxiste », elle partirait de cette réalité objective. Or, Marx part lui de la genèse de cette réalité objective, c’est-à-dire des processus de constitution de cette objectivité dans les cerveaux des acteurs et cette objectivité est en fait le résultat d’un quiproquo !
Marx est sur la voie qu’empruntera la phénoménologie : les objets sont constitués à partir d’une opération qui donne à la conscience l’objet comme une chose extérieure, comme objet transcendant, à partir de l’activité propre de la sensibilité, c’est-à-dire de ce qui caractérise fondamentalement le sujet. Il aurait pu aller plus loin, en bon connaisseur de Hegel qu’il était. Mais ce qui l’intéresse, c’est la spécificité des modes sous lesquelles les choses sociales nous sont données comme telles : « Tandis que la forme-marchandise et le rapport de valeur des produits du travail n’ont rien à voir ni avec sa nature physique ni avec les relations matérielles qui en résultent. C’est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui prend ici la forme fantasmagorique d’un rapport entre choses. » (ibid.)
Dans la forme-marchandise, il n’y aucun rapport entre la nature physique et la forme sous laquelle apparaît la marchandise. Dans la vision, il y a bien un rapport physique direct entre la chose et ce que le sujet perçoit comme étant l’essence de la chose. Or il n’en est rien dans le monde de l’économie. Le monde de l’économie politique est même décrit comme un monde « fantasmagorique », mais c’est cette fantasmagorie à laquelle les hommes sont assujettis quand la richesse sociale apparaît comme une immense accumulation de marchandises. Autrement dit, encore une fois, ce n’est pas une économie que propose Marx, mais bien une critique de l’économie, c’est-à-dire une critique du monde fantasmagorique. Et donc, l’échange marchand (et avec lui la circulation du capital) ne peuvent former une « base matérielle » pour comprendre les processus historiques, comme le croient les partisans du marxisme, à moins de considérer une fantasmagorie comme une « base matérielle », ce qui serait plutôt curieux. Il y a bien une base matérielle : c’est la production, c’est-à-dire l’activité des individus vivants qui nouent entre eux des relations sociales, mais cette activité n’est matérielle que parce qu’elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance personnelle, subjective.
Mais en général les hommes en restent à l’attitude et prennent la forme phénoménale pour la réalité ultime. Pour comprendre cela, Marx focalise l’analyse sur « les zones nébuleuses du monde religieux » : « Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande. » (83)
Le monde de l’économie est un monde fantasmagorique. Ce caractère fantasmagorique de la marchandise, Marx le nomme fétichisme (83). La première section du Capital apparaît comme une analyse des apparences et des formes de conscience engendrées par l’échange marchand. Au centre de cette analyse nous trouvons la théorie du fétichisme qui trouve son complément dans la théorie de la réification comme forme spécifique de l’aliénation capitaliste.
Marx organise son analyse autour du « caractère fétiche de la marchandise et son secret ». Donc pour comprendre les formes que prennent les rapports sociaux, Marx propose, non de considérer la méthode traditionnelle des sciences de la nature (qui ne peut que saisir les rapports entre objets quant à leur forme physique), mais bien un autre type de science, dont l’anthropologie religieuse donne les linéaments. Le concept de fétichisme avait été proposé par Charles de Brosses entre les années 1756 et 1760 pour définir toute « forme de religion dans laquelle les objets du culte sont des animaux ou des êtres inanimés que l’on divinise, ainsi transformés en choses douées d’une vertu divine ». 
Quel est donc le secret de la valeur ? Ce secret est dans la transformation que subissent les rapports entre les individus ; si les produits du travail humain prennent un « caractère énigmatique » dès qu’ils se transforment en marchandises, cela provient d’une triple métamorphose :
[1] L’identité des travaux humains prend la forme matérielle de l’objectivité de valeur identique des produits du travail. [2] La mesure de la dépense de la forme de travail humaine par sa durée prend la forme de grandeur de valeur des produits du travail. [3] Enfin les rapports des producteurs dans lesquels sont pratiquées ces déterminations sociales de leurs travaux prennent la forme d’un rapport social entre les produits du travail. (82)
Pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que le caractère social des travaux ne se manifeste qu’à travers l’échange : chaque producteur produit pour le marché – il produit pour satisfaire ses besoins en produisant pour satisfaire les besoins d’un autre. L’intrication de ces producteurs constitue le caractère social de la production : à travers le marché s’organise et s’articule la division du travail et l’ensemble réalise une coopération spontanée de tous les producteurs. En vendant sa ½ tonne de fer, le producteur de fer ne cherche pas autre chose que les moyens d’obtenir par exemple 10 mètres de toile et 20 livres de thé, mais en même temps, il a produit le fer nécessaire à la fabrication des machines à café et des machines à tisser la toile. Les besoins de chacun sont satisfaits par la coopération de tous. Déjà Hegel, lecteur de Smith, avait bien mis tout cela en évidence. Et tout cela était déjà chez Aristote.
Mais, à la différence du travail fait en famille ou de la division du travail au sein d’un atelier, cette coopération n’est pas visible puisque chacun n’entre en contact avec les autres que par l’intermédiaire des choses à échanger, ou, plus exactement par l’intermédiaire de l’équivalent général, c’est-à-dire l’argent. Si le producteur de fer rencontrait le producteur de toile et procédait au troc, le caractère fondamental de l’échange apparaîtrait tout de même. Mais dans la société moderne, où domine l’échange par l’intermédiaire de « l’argent monnayé », comme on disait à l’âge classique, ce fétiche suprême, masque radicalement la réalité des rapports sociaux.
Ainsi : « Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature ; elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global comme un rapport social existant en dehors d’eux, entre les objets. » (82-83)
D’où cette conclusion : la conscience sociale spontanée, celle de tous les acteurs, précisément en tant qu’ils sont des acteurs du processus de production et d’échange est une conscience tronquée, mutilée, une conscience qui fait apparaître comme extérieure aux individus leur propre activité. C’est donc bien une conscience aliénée. Mais encore une fois, cela ne vient pas du « bourrage de crâne » des spécialistes « bourgeois » en idéologie dominante, ce n’est parce que les chroniqueurs de la pensée unique occupent les ondes radio et télé, c’est tout simplement parce que c’est la réalité elle-même des rapports sociaux dans la société capitaliste, mais aussi dans une société non capitaliste qui conserverait les rapports marchands et continuerait de se soumettre à la loi de la valeur.
Autrement dit, encore une fois, ce n’est pas une économie que propose Marx, mais bien une critique de l’économie, c’est-à-dire une critique du monde fantasmagorique. Et donc, l’échange marchand (et avec lui la circulation du capital) ne peut former une « base matérielle » pour comprendre les processus historiques, à moins de considérer une fantasmagorie comme une « base matérielle ». Il y a bien une base matérielle : c’est la production, c’est-à-dire l’activité des individus vivants qui nouent entre eux des relations sociales, mais cette activité n’est matérielle que parce qu’elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance personnelle, subjective. Pourquoi prend-on le monde de l’économie pour la véritable base ? Marx trouve  une analogie puisée dans l’anthropologie religieuse : « Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande. » (83)
C’est bien ce rapport fétichiste que naturellement adoptent les individus dès lors qu’ils deviennent des acteurs du « monde économique », c’est-à-dire du monde fantasmagorique dans lequel se déguise la production sociale des conditions de la vie.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...