mercredi 13 mars 1991

Notes sur *La loi et le hasard* d'Emanuele Severino

Emanuele SEVERINO (La loi et le hasard) renouvelle la réflexion sur les sciences en rapportant la science contemporaine à sa source la plus radicale, la conception grecque du devenir qui dit que toute chose sort du rien et retourne au rien.

Dans l’histoire de l’Occident, les formes de domination qui précèdent la domination scientifique ont un caractère essentiellement antinomique. L’antinomie réside en ce que les immuables et les éternels évoqués par la prévision épistémique pour dominer le devenir rendent impossible et impensable le devenir ou plutôt rendent impossible ce qui pour être dominé doit être possible et pensable, et qui fut en fait dès le début considéré par l’Occident comme l’évidence fondamentale même. (p.27/28)

La métaphysique veut dominer le devenir en l’enfermant dans les éternels ; la prévision sert à dire que ce qui va devenir est déjà là. Severino parle ici d’épistémè né dans la pensée grecque.

La pensée grecque établit une fois pour toutes le sens du devenir du monde. (p.29)

Toutes les critiques que la civilisation et la culture contemporaines adressent à la civilisation et à la culture occidentales ne sont qu’une tentative de destruction des immuables, parce qu’elles ne représentent que le phénomène de la destruction essentielle qui s’accomplit dans le sous-sol envahi par le sens grec du devenir. (p.38/39)

A l’inverse de la métaphysique qui ne domine qu’en rendant impossible l’objet qu’elle veut dominer, la science moderne parvient à dominer réellement.

La science devient la forme la plus puissante de domination parce qu’elle renonce au rêve épistémique d’une prévision incontestable et devient une prévision hypothétique et donc toujours ouverte au risque de l’insuccès. (p.40/41)[1]

Le savoir scientifique intègre la possibilité de l’irruption de l’imprévu.

En son essence, l’induction scientifique est déjà cet indéterminisme qui deviendra ensuite explicite dans la physique contemporaine par le principe d’incertitude de Heisenberg. (p.47)

C’est précisément parce que la science reconnaît ne pas être épistémé, c’est-à-dire vérité incontestable et évocation des immuables, qu’il peut lui arriver d’être la forme la plus puissante de la domination. (p.49)

Et donc

Le déclin de l’épistémé élimine toute solution de continuité entre science et réflexion critique sur la science. (p.51)

Emanuele Severino en vient à concevoir la science comme langage dans un climat néo-positiviste :

La réflexion sur la science rend totalement explicite la caractère intersubjectif et linguistique du donné. (p.53)

Les propositions qui expriment le donné sont établies par un verdict, autrement dit par le consentement social.(p.54)

La solidarité essentielle entre le caractère intersubjectif de la science moderne et le principe démocratique de la volonté de la majorité.

Il y a une renonciation au caractère absolu des propositions qui se réfèrent au donné empirique et cette renonciation découle de la méthodologie même de la science moderne. C’est encore cette critique de la valeur absolue du donné

qui détermine la transformation radicale de la géométrie, des mathématiques et de la logique modernes en systèmes axiomatiques formalisés dont les règles de formation et de transformation ne sont plus l’expression d’une évidence intuitive, mais se posent comme conventions, c’est-à-dire comme décisions prises à l’intérieur d’un consentement intersubjectif. (p.58)

L’imprévisibilité est introduite jusque dans les systèmes logico-formels. A souligner :

L’entreprise théorique de Gödel, qui s’oppose à la prétention d’auto-garantie des systèmes formels face à l’émergence de la contradiction, est analogue non seulement à l’opération par laquelle la science empirique est ouverte à la nouveauté de l’événement, mais aussi à l’opération par laquelle le marxisme ainsi que le néo-capitalisme de Weber, de Schumpeter et Keynes conçoivent l’assise du capitalisme comme un système non pas absolu mais ouvert à l’irruption de l’événement social imprévisible qui fait éclater la contradiction du système. (p.59)

Le sens du rien est au cœur de la science moderne.

Le sens du rien est présent même là où l’on prétend n’avoir aucun rapport avec les catégories décisives de l’ontologie grecque. (p.76)

La volonté de puissance peut donc être pensée comme interprétation.

L’épistémè est la loi qui rend impossible l’avènement du hasard et qui donc reste une domination impuissante de l’avenir. (p77)

La science moderne résout cette contradiction en se définissant comme intersubjectivité. Mais elle ne va pas jusqu’au bout de son auto-conscience critique. Il lui faudrait admettre le donné comme interprétation et cette interprétation comme résultat d’une volonté.

Le succès, la domination de la science est voulue. (p.81)

La volonté de puissance s’incarne dans la science :

Non seulement la volonté de puissance ne dissout pas l’avenir, mais ne s’impose même pas comme une force antithétique à l’avènement du devenir ; la volonté de puissance est l’événement qui domine tout événement, l’événement qui domine tout avènement, le hasard qui domine tout hasard. (p82)

La forme originelle de la volonté de puissance n’est-elle pas la volonté que le devenir du monde existe - la volonté qu’existe ce qui se laisse dominer ? C’est le problème de la loi :

C’est dans cette loi que se cache l’aliénation la plus abyssale qui puisse exister dans le tout. (p.84)

La volonté que les choses soient rien est l’aliénation essentielle, c’est-à-dire l’inconscient essentiel de l’Occident qui s’exprime comme volonté que le devenir du monde existe et qui fonde la volonté de dominer le monde en évoquant soi Dieu, soit la praxis révolutionnaire, soit la technique scientifique, autrement dit en évoquant les immuables et leur négation. (p.85/96)

La deuxième partie du livre de Severino est un commentaire de l’intersubjectivité dans la « construction logique du monde » de Carnap. C’est le néopositivisme qui formule complètement la conception du savoir comme savoir intersubjectif et donc le savoir comme langage.

Dans la philosophie antique (Platon, Aristote), il y a une identification implicite entre l’universel et l’intersubjectif. Ce qui est incommunicable, c’est le contenu immédiat de l’expérience. Dans le néopositivisme, l’accord intersubjectif ne peut être atteint que si on se limite à parler des rapports formels entre les choses sans dire ce que sont ces choses (cf.p115).



[1]              Le marxisme comme l'économie politique se trouve de ce point de vue du côté de l'épistémè et non  du côté de la science. Il y a un caractère radical de l'indéterminisme de la science contemporaine; or ceci n'est pas perçu dans la philosophie des sciences et encore moins dans l'idéologie scientiste.

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