jeudi 12 décembre 1996

Actualité de la pensée de Marx.


Le titre de cette conférence doit d’abord être éclairci. Dans le langage courant, « actuel » désigne ce qui est d’aujourd’hui : les actualités ! En philosophie, le mot a un autre sens : est actuel ce qui est en acte, ce qui est une réalité pleine, par opposition à potentiel, à simplement virtuel. Un monde virtuel est un monde qui n’est, ou du moins pas encore.

Si on s’en tient à l’usage courant, la pensée de Marx n’est guère actuelle. Travailler sur Marx aujourd’hui, c’est archaïque, ringard, etc. : l’impératif catégorique auquel nous sommes soumis est clair : il faut être moderne, branché, postmoderne et cyberbranché. Et comme le sait la lutte des classes est dépassée, le prolétariat n’existe plus, le monde est de plus en plus mondial, et tutti quanti. [Encore faut-il nuancer ce coup de colère : il reste un courant, minoritaire certes, mais bien vivant, qui, dans la recherche et à l’Université, continue à penser « dans » Marx ou « à partir de Marx ».]

L’actualité de la pensée de Marx doit plutôt être vue dans son sens philosophique. Ce qu’a pensé Marx dans « Le Capital », c’était souvent une réalité encore à son stade germinatif. Une réalité qui n’est pleinement déployée que en cette fin de 20e siècle.

Je donne quelques exemples rapides des conséquences que Marx tire de son analyse théorique des rapports de production capitaliste :

· Concentration du capital (absorption et fusion) et centralisation (sociétés par action, développement de la sphère financière, fonds de pension).

· Polarisation sociale et destruction de la classe moyenne.

· Accumulation de la richesse à un pôle et de la pauvreté à l’autre (exemple de tous les pays avancés).

· Soumission de toutes les sphères de la vie humaine à la marchandise.

· Autonomie croissante de la sphère de la circulation financière par rapport à la sphère de la production (les échanges internationaux de capitaux ont un montant 70 fois supérieur à celui du commerce !)

· Sans parler de l’analyse de la mécanisation et de l’automation et des diverses méthodes d’augmentation de la productivité du travail.

Deuxième aspect évident de l’actualité de la pensée : la critique de l’économie politique. On a souvent présenté le marxisme comme une théorie sociale et politique qui fait de l’économique de la ressort de toutes les actions humaines. Si c’est là le marxisme, alors c’est la pensée dominante, la pensée unique d’aujourd’hui ! Mais si on se souvient que la grande œuvre de Marx (Le Capital) s’intitule « critique de l’économie politique », alors l’intérêt contemporain pour Marx peut se situer non seulement dans la description de la réalité sociale mais aussi dans l’analyse des modes de pensée dominants.

 Pourquoi la philosophie ?

Marx n’est ni un économiste de l’époque de la machine à vapeur, ni un scientiste dépassé à l’heure de la « complexité ».

Pourquoi le sortir des sciences humaines et le ramener à la philosophie ?

Le retour actuel à la philosophie, qui est presque une mode (le « café philosophique ») n’est pas sans ambiguïté. On peut distinguer trois grandes tendances dans ce retour à la philosophie :

1.La réduction de la philosophie à la philosophie morale (type Comte-Sponville).

2.Le retour à la philosophie de Kant et à une philosophie du sujet archi-usée (type Ferry).

3.Le triomphe de la philosophie politique anglo-saxonne dans l’héritage de Locke (mélange de droit de l’hommisme et de libéralisme économique sans scrupule.

Chez les meilleurs, tout cela reste acceptable (par exemple Rawls). Mais ce qui revient dans le grand public, c’est une écoeurante mélasse de bons sentiments, d’indifférence aux malheurs du monde et de conseils de résignation à l’intention des victimes.

Si on veut vraiment faire de la philosophie, on peut se cantonner dans la philosophie des sciences ou l’histoire de la philosophie ou la logique (de très bonnes choses dans tous ces domaines sortent chaque année). Il me semble que la vocation de la philosophie ne peut se cantonner à la monographie érudite. Le philosophe, depuis Socrate, est dans la cité et non pas dans la cité devenir penseur à gage ou signer des textes de soutien au pouvoir en place (comme on l’a vu en décembre 95, autour de la revue Esprit). Socrate définit son rôle comme celui d’une torpille. Il est là pour électriser, et sortir ses concitoyens de la torpeur de l’opinion et des idées toute faites, du « prêt-à-penser ».

Marx, de ce point de vue, est un grand nom de la philosophie critique, de la philosophie qui soupçonne le mal dans la tiède quiétude des idées. Il n’est pas, ou pas seulement, un sociologue, un économiste, un leader politique, bien un philosophe, et des plus grands. Affirmation paradoxale à propos d’un penseur dont on dit souvent qu’il a voulu mettre fin à la philosophie ? Nullement. La philosophie de Marx est, par excellence, une philosophie critique, une philosophie qui remet en question nos manières habituelles de penser notre propre réalité sociale, une philosophie qui reste aujourd’hui encore, pour qui la prend au sérieux, une pensée subversive. Mais pour le comprendre, il faut débarrasser Marx des décombres du marxisme sous lesquels il est encore, en partie, enfoui.

C.    Le marxisme contre Marx

C’est le sens du travail que j’ai entrepris. Reprendre les choses à leur commencement – et c’est nécessairement une entreprise ardue (pour mes lecteurs aussi !)

Schématiquement, on peut essayer d’expliquer les choses en reprenant, un à un, les lieux communs du marxisme standard (celui des vieux partis socialistes ou communistes d’antan, aussi bien que celui qui est présenté dans les cours de philosophie ou d’économie.)

Le marxisme est une science

Le socialisme scientifique ! Qui plus est une « science » qui, potentiellement a réponse à tout et étend les méthodes des sciences de la nature au domaine des affaires humaines. Corollaire : le marxisme a dépassé, surmonté et enterré la philosophie.

Je crois avoir montré que toutes ces affirmations sont de purs et simples contresens.

Le marxisme est philosophie de l’histoire

Marx, successeur de Hegel, donne mission au prolétariat d’accomplir l’histoire universelle. Le prolétariat, classe démunie, est chargée de sauver l’humanité. C’est le schéma à peine transposé de la kénose christique. Marxisme pioché dans les textes de jeunesse et qui convient bien à la pensée religieuse qui nous domine encore si souvent, même à notre insu.

Marx : L’histoire ne fait rien !

Mais les hommes font librement leur histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies, qu’ils héritent des générations antérieures.

Le marxisme est un déterminisme historique.

Il y a des lois d’airain de l’histoire. Encore une erreur. En économie, Marx n’a cessé de batailler contre les « lois d’airain » (par exemple la loi d’airain des salaires de Lassalle, prise à Ricardo) et contre ceux qui assimilent la vie sociale à la nature. Pas de loi naturelle chez Marx, mais des lois historiquement conditionnées. L’idéologie, c’est, en partie cela, faire passer des los historiques, produits de circonstances sociales particulières, pour des lois de la nature !

Le marxisme est une pensée de la structure

Corollaire du déterminisme. C’est l’infrastructure qui détermine la superstructure. Les individus finissent par apparaître simplement comme les pantins, agis, dans leur dos, par les structures sociales qui sont les vrais acteurs. Nouvelle erreur ! Le fonds philosophique de la pensée de Marx, c’est l’individu vivant, pas le sujet abstrait de la philosophie de Kant, mais l’individu pris dans un réseau de relations sociales. Le problème central est celui de l’aliénation/exploitation, c'est-à-dire de la transformation de la puissance subjective du travailleur en puissance objective du capital. Les enjeux de ces analyses pour notre époque se montrent d’eux-mêmes, à l’heure où, plus que jamais, la « faim sacrée de l’or » impose sa loi sous le couvert d’un économisme triomphant.

Je prends à Michel Henry deux affirmations essentielles :

1.Le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx.

2.La philosophie de Marx est a) une philosophie de la réalité b) une philosophie de l’économie.

Quelle est la nature de la réalité sociale ? C’est la première question à laquelle s’attaque Marx. Et il y répond directement : nous partons des individus vivants (par de l’humanité en générale ou quelque autre abstraction creuse) mais des hommes, de la manière dont ils vivent, mangent, souffrent, etc.

Qu’est-ce que l’économie ? Sous son double aspect : la réalité (l’ensemble des faits « économiques ») et le savoir de ces faits (l’économie politique, la science économique). C’est ce qui définit le travail de la « critique de l’économie politique », c'est-à-dire de la mise à jour des fondements non économiques de l’économie. Poser Marx comme cela, on le voit, c’est prendre à contre-pied toutes les interprétations traditionnelles du « matérialisme historique. »

D.    Nécessité d’une philosophie de l’économie

Le type de travail entrepris par Marx est un travail qu’il nous faut reprendre : à la fois critique de la réalité économique insupportable pour des masses de plus en plus nombreuses et la critique de la pensée dominante qui justifie et camoufle en même temps cette réalité. On a beaucoup parlé de la « pensée unique ». En quoi consiste-t-elle ?

1.Il y a une science économique (bardée de modèles mathématiques, pour obliger au respect le vulgum pecus) dont les résultats sont garantis par le tampon « science ». Si c’était vrai, ça se saurait : imaginez un médecin dont les pronostics et les ordonnances soient aussi calamiteux que ceux de MM. Milton Friedmann, Raymond Barre et tutti quanti.

2.Les lois de l’économie sont équivalentes aux lois de la nature et qui tente de s’y soustraire sera sévèrement puni. Le « contre-nature » est le pire des péchés ; on sait cela depuis les Pères de l’Eglise. Essayez des contre-exemples, ça ne sert à rien : l’économiste ultra-libéral moderne se moque des faits ; si sa recette n’a pas marché, c’est parce qu’il y a eu un facteur perturbateur (comme les partisans du spiritisme invoque votre maudite incrédulité qui a empêché l’esprit frappeur de frapper). Le dogme économiste est infalsifiable au sens de Popper.

3.Les lois économiques sont objectives ; elles ne se réfèrent pas quelques intérêts ou passions humaines. Il est normal que certains s’enrichissent démesurément pendant que d’autres s’appauvrissent. Contredire cette affirmation, c’est faire preuve d’une inadmissible partialité. D’ailleurs ce sont les « marchés » qui dictent leur loi, par les individus qui agissent sur ces « marchés ». L’économie moderne est l’explosion du délire animiste !

4.Il y a des maux dans le monde (par exemple l’exploitation du travail des enfants). Mais ces maux sont des maux partiels qui concourent à la formation d’un plus grand bien pour demain (ou après-demain). C’est la doctrine leibnizienne de l’harmonie préétablie. L’expert de l’OCDE qui recommande la suppression du SMIC, de la retraite par répartition, et de la SS est un nouveau Docteur Pangloss.

5.Souffrez pour la repentance de vos péchés : si tout va mal aujourd’hui, c’est parce qu’on aura trop bien vécu et surtout parce que ces fainéants de pauvres se sont goinfrés d’avantages sociaux ; il leur faut jeûner un peu et travailler à la sueur de leur front.

En somme la pensée unique, c’est la théologie adaptée au culte du veau d’or. Or, à bien des égards, tout cela est vieux comme les rues. Les Say, Senior, Bentham et Cie, que Marx critique, disaient déjà tout cela (et en général avec plus de talent que leurs décadents épigones.)

E.    Conclusion : pistes ouvertes

Pour finir, préciser quelques points :

1.Inutile de refaire un nouveau système. Pas de « reconstruction du marxisme ». Simplement reprendre chez Marx une inspiration, une orientation de la pensée vers la réalité concrète des hommes et garder l’orientation : émancipation des individus.

2.Marx ne donne pas réponse à tout. Des pistes existent concernant la politique proprement : par exemple, le rôle des lois sociales, le rôle de la démocratie politique, etc. Mais pas d’élaboration complète et systématique.

3.Problèmes en suspend : la nation (Marx y a réfléchi, mais uniquement sur l’exemple polonais et irlandais), le problème du fonctionnement de l’Etat et de la bureaucratie (sans doute Weber apporte-t-il sur cette question des éclaircissements décisifs), problème de la morale et des fondements du droit (là encore Marx n’est pas aussi silencieux qu’on l’a dit parfois, mais tout cela est épars.

4.La fonction des « intellectuels » : La démagogie stalinienne/maoiste faisait de l’intellectuel le serviteur de la classe ouvrière via la soumission au « parti de classe », c'est-à-dire à l’appareil dirigeant. Aujourd’hui les intellectuels revenus de tout (ou jamais partis) prônent le retrait du champ politique. Comme si on devait nécessairement tomber de Charybde en Scylla. On n’est pas contraint à cette alternative. Exemple de Bourdieu.

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