Le titre de cette conférence doit d’abord être éclairci. Dans le langage courant, « actuel » désigne ce qui est d’aujourd’hui : les actualités ! En philosophie, le mot a un autre sens : est actuel ce qui est en acte, ce qui est une réalité pleine, par opposition à potentiel, à simplement virtuel. Un monde virtuel est un monde qui n’est, ou du moins pas encore.
Si on s’en tient à
l’usage courant, la pensée de Marx n’est guère actuelle. Travailler sur
Marx aujourd’hui, c’est archaïque, ringard, etc. : l’impératif catégorique
auquel nous sommes soumis est clair : il faut être moderne, branché,
postmoderne et cyberbranché. Et comme le sait la lutte des classes est
dépassée, le prolétariat n’existe plus, le monde est de plus en plus mondial,
et tutti quanti. [Encore faut-il
nuancer ce coup de colère : il reste un courant, minoritaire certes, mais
bien vivant, qui, dans la recherche et à l’Université, continue à penser
« dans » Marx ou « à partir de Marx ».]
L’actualité de la
pensée de Marx doit plutôt être vue dans son sens philosophique. Ce qu’a
pensé Marx dans « Le Capital », c’était souvent une réalité encore à
son stade germinatif. Une réalité qui n’est pleinement déployée que en cette
fin de 20e siècle.
Je donne quelques exemples rapides des conséquences que Marx
tire de son analyse théorique des
rapports de production capitaliste :
·
Concentration du capital (absorption et fusion)
et centralisation (sociétés par action, développement de la sphère financière,
fonds de pension).
·
Polarisation sociale et destruction de la classe
moyenne.
·
Accumulation de la richesse à un pôle et de la
pauvreté à l’autre (exemple de tous les pays avancés).
·
Soumission de toutes les sphères de la vie
humaine à la marchandise.
·
Autonomie croissante de la sphère de la
circulation financière par rapport à la sphère de la production (les échanges
internationaux de capitaux ont un montant 70 fois supérieur à celui du
commerce !)
·
Sans parler de l’analyse de la mécanisation et
de l’automation et des diverses méthodes d’augmentation de la productivité du
travail.
Deuxième aspect
évident de l’actualité de la pensée : la critique de l’économie
politique. On a souvent présenté le marxisme comme une théorie sociale et
politique qui fait de l’économique de la ressort de toutes les actions
humaines. Si c’est là le marxisme, alors c’est la pensée dominante, la pensée
unique d’aujourd’hui ! Mais si on se souvient que la grande œuvre de Marx
(Le Capital) s’intitule « critique de l’économie politique », alors l’intérêt
contemporain pour Marx peut se situer non seulement dans la description de la
réalité sociale mais aussi dans l’analyse des modes de pensée dominants.
Pourquoi la philosophie ?
Marx n’est ni un économiste de l’époque de la machine à
vapeur, ni un scientiste dépassé à l’heure de la « complexité ».
Pourquoi le sortir des sciences humaines et le ramener à la
philosophie ?
Le retour actuel à la philosophie, qui est presque une mode
(le « café philosophique ») n’est pas sans ambiguïté. On peut
distinguer trois grandes tendances dans ce retour à la philosophie :
1.La réduction de la
philosophie à la philosophie morale (type Comte-Sponville).
2.Le retour à la philosophie de
Kant et à une philosophie du sujet archi-usée (type Ferry).
3.Le triomphe de la philosophie
politique anglo-saxonne dans l’héritage de Locke (mélange de droit de
l’hommisme et de libéralisme économique sans scrupule.
Chez les meilleurs, tout cela reste acceptable (par exemple
Rawls). Mais ce qui revient dans le grand public, c’est une écoeurante mélasse
de bons sentiments, d’indifférence aux malheurs du monde et de conseils de
résignation à l’intention des victimes.
Si on veut vraiment faire de la philosophie, on peut se
cantonner dans la philosophie des sciences ou l’histoire de la philosophie ou
la logique (de très bonnes choses dans tous ces domaines sortent chaque année).
Il me semble que la vocation de la philosophie ne peut se cantonner à la
monographie érudite. Le philosophe, depuis Socrate, est dans la cité et non pas dans la cité devenir penseur à gage ou
signer des textes de soutien au pouvoir en place (comme on l’a vu en décembre
95, autour de la revue Esprit). Socrate définit son rôle comme celui d’une torpille. Il est là pour électriser, et
sortir ses concitoyens de la torpeur de l’opinion et des idées toute faites, du
« prêt-à-penser ».
Marx, de ce point de vue, est un grand nom de la philosophie
critique, de la philosophie qui soupçonne le mal dans la tiède quiétude des
idées. Il n’est pas, ou pas seulement, un sociologue, un économiste, un leader
politique, bien un philosophe, et des plus grands. Affirmation paradoxale à
propos d’un penseur dont on dit souvent qu’il a voulu mettre fin à la
philosophie ? Nullement. La philosophie de Marx est, par excellence, une philosophie critique, une philosophie
qui remet en question nos manières habituelles de penser notre propre réalité
sociale, une philosophie qui reste aujourd’hui encore, pour qui la prend au
sérieux, une pensée subversive. Mais pour le comprendre, il faut débarrasser
Marx des décombres du marxisme sous lesquels il est encore, en partie, enfoui.
C.
Le marxisme contre Marx
C’est le sens du travail que j’ai entrepris. Reprendre les
choses à leur commencement – et c’est nécessairement une entreprise ardue (pour
mes lecteurs aussi !)
Schématiquement, on peut essayer d’expliquer les choses en
reprenant, un à un, les lieux communs du marxisme standard (celui des vieux
partis socialistes ou communistes d’antan, aussi bien que celui qui est
présenté dans les cours de philosophie ou d’économie.)
Le marxisme est une science
Le socialisme scientifique ! Qui plus est une
« science » qui, potentiellement a réponse à tout et étend les
méthodes des sciences de la nature au domaine des affaires humaines.
Corollaire : le marxisme a dépassé, surmonté et enterré la philosophie.
Je crois avoir montré que toutes ces affirmations sont de
purs et simples contresens.
Le marxisme est philosophie
de l’histoire
Marx, successeur de Hegel, donne mission au prolétariat
d’accomplir l’histoire universelle. Le prolétariat, classe démunie, est chargée
de sauver l’humanité. C’est le schéma à peine transposé de la kénose
christique. Marxisme pioché dans les textes de jeunesse et qui convient bien à
la pensée religieuse qui nous domine encore si souvent, même à notre insu.
Marx : L’histoire ne fait rien !
Mais les hommes font librement leur histoire dans des
conditions qu’ils n’ont pas choisies, qu’ils héritent des générations
antérieures.
Le marxisme est un
déterminisme historique.
Il y a des lois d’airain de l’histoire. Encore une erreur.
En économie, Marx n’a cessé de batailler contre les « lois d’airain »
(par exemple la loi d’airain des salaires de Lassalle, prise à Ricardo) et
contre ceux qui assimilent la vie sociale à la nature. Pas de loi naturelle
chez Marx, mais des lois historiquement conditionnées. L’idéologie, c’est, en
partie cela, faire passer des los historiques, produits de circonstances
sociales particulières, pour des lois de la nature !
Le marxisme est une pensée
de la structure
Corollaire du déterminisme. C’est l’infrastructure qui
détermine la superstructure. Les individus finissent par apparaître simplement
comme les pantins, agis, dans leur dos, par les structures sociales qui sont
les vrais acteurs. Nouvelle erreur ! Le fonds philosophique de la pensée
de Marx, c’est l’individu vivant, pas le sujet abstrait de la philosophie de
Kant, mais l’individu pris dans un réseau de relations sociales. Le problème
central est celui de l’aliénation/exploitation, c'est-à-dire de la
transformation de la puissance subjective du travailleur en puissance objective
du capital. Les enjeux de ces analyses pour notre époque se montrent
d’eux-mêmes, à l’heure où, plus que jamais, la « faim sacrée de
l’or » impose sa loi sous le couvert d’un économisme triomphant.
Je prends à Michel
Henry deux affirmations essentielles :
1.Le marxisme est l’ensemble
des contresens faits sur Marx.
2.La philosophie de Marx est a)
une philosophie de la réalité b) une philosophie de l’économie.
Quelle est la nature de la réalité sociale ? C’est la
première question à laquelle s’attaque Marx. Et il y répond directement :
nous partons des individus vivants (par de l’humanité en générale ou quelque
autre abstraction creuse) mais des hommes, de la manière dont ils vivent,
mangent, souffrent, etc.
Qu’est-ce que l’économie ? Sous son double
aspect : la réalité (l’ensemble des faits « économiques ») et le
savoir de ces faits (l’économie politique, la science économique). C’est ce qui
définit le travail de la « critique de l’économie politique »,
c'est-à-dire de la mise à jour des fondements non économiques de l’économie.
Poser Marx comme cela, on le voit, c’est prendre à contre-pied toutes les
interprétations traditionnelles du « matérialisme historique. »
D.
Nécessité d’une philosophie de l’économie
Le type de travail entrepris par Marx est un travail qu’il
nous faut reprendre : à la fois critique de la réalité économique
insupportable pour des masses de plus en plus nombreuses et la critique de la
pensée dominante qui justifie et camoufle en même temps cette réalité. On a
beaucoup parlé de la « pensée unique ». En quoi
consiste-t-elle ?
1.Il y a une science économique
(bardée de modèles mathématiques, pour obliger au respect le vulgum pecus) dont les résultats sont
garantis par le tampon « science ». Si c’était vrai, ça se saurait :
imaginez un médecin dont les pronostics et les ordonnances soient aussi
calamiteux que ceux de MM. Milton Friedmann, Raymond Barre et tutti quanti.
2.Les lois de l’économie sont
équivalentes aux lois de la nature et qui tente de s’y soustraire sera
sévèrement puni. Le « contre-nature » est le pire des péchés ;
on sait cela depuis les Pères de l’Eglise. Essayez des contre-exemples, ça ne
sert à rien : l’économiste ultra-libéral moderne se moque des faits ;
si sa recette n’a pas marché, c’est parce qu’il y a eu un facteur perturbateur
(comme les partisans du spiritisme invoque votre maudite incrédulité qui a
empêché l’esprit frappeur de frapper). Le dogme économiste est infalsifiable au
sens de Popper.
3.Les lois économiques sont
objectives ; elles ne se réfèrent pas quelques intérêts ou passions
humaines. Il est normal que certains s’enrichissent démesurément pendant que
d’autres s’appauvrissent. Contredire cette affirmation, c’est faire preuve d’une
inadmissible partialité. D’ailleurs ce sont les « marchés » qui
dictent leur loi, par les individus qui agissent sur ces « marchés ».
L’économie moderne est l’explosion du délire animiste !
4.Il y a des maux dans le monde
(par exemple l’exploitation du travail des enfants). Mais ces maux sont des
maux partiels qui concourent à la formation d’un plus grand bien pour demain
(ou après-demain). C’est la doctrine leibnizienne de l’harmonie préétablie.
L’expert de l’OCDE qui recommande la suppression du SMIC, de la retraite par
répartition, et de la SS est un nouveau Docteur Pangloss.
5.Souffrez pour la repentance
de vos péchés : si tout va mal aujourd’hui, c’est parce qu’on aura trop
bien vécu et surtout parce que ces fainéants de pauvres se sont goinfrés
d’avantages sociaux ; il leur faut jeûner un peu et travailler à la sueur
de leur front.
En somme la pensée unique, c’est la théologie adaptée au
culte du veau d’or. Or, à bien des égards, tout cela est vieux comme les rues.
Les Say, Senior, Bentham et Cie, que Marx critique, disaient déjà tout cela (et
en général avec plus de talent que leurs décadents épigones.)
E.
Conclusion : pistes ouvertes
Pour finir, préciser quelques points :
1.Inutile de refaire un nouveau
système. Pas de « reconstruction du marxisme ». Simplement reprendre
chez Marx une inspiration, une orientation de la pensée vers la réalité
concrète des hommes et garder l’orientation : émancipation des individus.
2.Marx ne donne pas réponse à
tout. Des pistes existent concernant la politique proprement : par
exemple, le rôle des lois sociales, le rôle de la démocratie politique, etc.
Mais pas d’élaboration complète et systématique.
3.Problèmes en suspend :
la nation (Marx y a réfléchi, mais uniquement sur l’exemple polonais et
irlandais), le problème du fonctionnement de l’Etat et de la bureaucratie (sans
doute Weber apporte-t-il sur cette question des éclaircissements décisifs),
problème de la morale et des fondements du droit (là encore Marx n’est pas
aussi silencieux qu’on l’a dit parfois, mais tout cela est épars.
4.La fonction des
« intellectuels » : La démagogie stalinienne/maoiste faisait de
l’intellectuel le serviteur de la classe ouvrière via la soumission au
« parti de classe », c'est-à-dire à l’appareil dirigeant. Aujourd’hui
les intellectuels revenus de tout (ou jamais partis) prônent le retrait du
champ politique. Comme si on devait nécessairement tomber de Charybde en
Scylla. On n’est pas contraint à cette alternative. Exemple de Bourdieu.
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