vendredi 16 novembre 2001

Note sur la question de l'enseignement à la veille des élections de 2002

Ces quelques réflexions s'inscrivent dans le cadre du débat national que la campagne pour l'élection présidentielle ouvrira nécessairement. Elles ne viennent pas d'un spécialiste mais d'un praticien, enseignant en lycée général et technologique. La crise de l'enseignement devrait logiquement figurer parmi les questions centrales en débat lors des prochaines échéances électorales. Logiquement, c'est-à-dire si la discussion politique n'est pas escamotée au profit de questions de personnes, de querelles secondaires qui servent à masquer le consensus sur l'essentiel, ou d'une vaine agitation plus ou moins démagogique. Car il n'est pas trop fort de parler d'une crise profonde de notre système d'enseignement, au point qu'on peut légitimement se demander si elle ne met pas en cause l'avenir à très court terme de la nation française.
Il suffit pour s'en convaincre de juger les résultats du système à l'aune de ses propres objectifs. En 1984, toute la nation, à travers ses représentants, toutes tendances confondues, se fixait l'objectif d'amener 80% d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat. Près de deux décennies plus tard nous en sommes encore très loin (environ 60%) et surtout, bien que les programmes et les exigences aient été considérablement " allégés ", rien n'indique que nous soyons en mesure d'atteindre un jour cet objectif puisque, depuis quelques années, nous assistons à un début de régression, c'est-à-dire à l'inversion d'un courbe séculaire d'élévation du niveau scolaire de la population. On arguera que, sous l'influence des gouvernements de gauche en particulier, l'éducation est devenue le premier budget de la nation et que, par conséquent, ce n'est pas la bonne volonté des gouvernements qui peut être mise en cause. Les comparaisons internationales donnent un autre éclairage à ces arguments et c'est, généralement, un éclairage pas toujours flatteur pour la France. Si on rapporte les dépenses publiques pour l'éducation au total des dépenses publiques, la France se situe au 14e rang des pays de l'OCDE, et au 8e rang quand on les rapporte au PIB. Si on prend un indicateur significatif qui est celui des salaires des enseignements (un bon témoin de la considération qu'on porte à l'éducation), la France se situe, suivant les indicateurs, entre le 14e et le 18e rang, loin derrière des pays comme la Corée…
Mais même en admettant l'importance de cet effort financier, en supposant qu'on ne peut pas dépenser beaucoup plus, le " rendement " du système se révèle assez calamiteux. En dépit des enquêtes intéressées, additionnant des torchons et des serviettes pour prouver que " le niveau monte ", de nombreux indicateurs témoignent au contraire d'une dégradation régulière de notre système d'enseignement. - les évaluations en 6e et en 2nde qui ont été conduites pendant dix ans à partir des mêmes items démontraient sans équivoque la baisse de niveau des élèves. C'est la raison pour laquelle M. Allègre a décidé de casser le thermomètre en cessant de centraliser nationalement les résultats de ces évaluations. - L'échec massif des étudiants au moment de l'accès à l'enseignement supérieur démontre que le bac est de fait un diplôme largement dévalorisé, ce que tous les correcteurs savent bien, eux qui sont soumis aux pressions de la hiérarchie qui leur demande d'être cléments afin de " faire du chiffre " le jour des résultats. - Le brevet des collèges est devenu un examen dépourvu de sens, dont les notes sont revues et corrigées par des programmes informatiques calibrés pour assurer un taux minimal de réussite. - Le résultat de tout cela est assez bien connu : la démocratisation réelle, c'est-à-dire l'accès des enfants des classes populaires aux filières d'excellence s'est arrêtée. Il y a aujourd'hui, dans les classes préparatoires, un pourcentage d'élèves issus des classes populaires bien plus faible qu'il y a trente ans. Quand les Universités se voient contraintes de faire subir des tests de français à des élèves titulaires du baccalauréat, pour décider si oui ou non on devra leur faire suivre un module d'expression française, on mesure l'ampleur des problèmes : on peut avoir ce prestigieux diplôme sans même la maîtrise de la langue française que donnait jadis le certificat d'études primaires.
Mais, consolons-nous, " le niveau monte "… Il suffira de faire des " modules " d'alphabétisation en première année de DEUG ! Le crise du système d'enseignement pourrait encore être confirmée par des indications plus qualitatives. La violence scolaire, la perte d'autorité des enseignants, l'absentéisme, autant de phénomènes à propos desquels on dispose d'une abondante littérature. Mais c'est aussi l'angoisse accrue des parents qu'il faudrait étudier : à juste titre, ils croient que l'avenir de leurs enfants dépend d'une solide formation initiale mais ils sont désemparés devant les difficultés de leurs enfants, s'en remettent à une institution qu'ils ne comprennent plus et qui n'en peut mais. Dans les années qui viennent, la situation semble devoir inexorablement s'aggraver. On va assister à une crise du recrutement des professeurs, du moins de professeurs ayant le niveau requis pour enseigner. Peut-être est-ce pour cette raison que les prévoyants théoriciens des soi-disant " sciences de l'éducation " ont prévu de transformer les enseignants en gentils animateurs de cybercafés… On va assister aussi à une pénurie de main-d'œuvre suffisamment qualifiée dans les domaines de pointe, par exemple comme l'informatique. Comme la France n'a pas les moyens des États-Unis pour embaucher sur le marché mondial les cerveaux dont elle a besoin, tout cela aura des conséquences sérieuses sur notre prospérité économique.
Évidemment, certaines des dimensions de la crise de l'école ne relèvent pas de l'école. On ne peut demander à l'école de restaurer l'autorité des parents, ni de pallier les graves difficultés que provoquent chez les enfants les familles disloquées. On ne peut pas demander à l'école de réduire les inégalités quand toute la politique économique et sociale s'acharne à les aggraver. Il est néanmoins possible et urgent d'agir par un certain nombre de mesures simples facilement compréhensibles par tous les citoyens.
(1) Agir au niveau du primaire
Il est assez courant d'entendre que le collège est le maillon faible du système. Mais c'est oublier que le collège doit gérer une situation dont il hérite : le nombre d'enfants qui entrent en 6e avec une maîtrise très insuffisante de la lecture grève de toutes façons les ambitions que le collège pourrait s'assigner. Le passage quasi-automatique du CM2 à une 6e indifférenciée rend impossible la tâche des enseignants de collège. La question clé est donc bien celle de l'instruction initiale. Il est urgent de mettre ici un coup d'arrêt aux " réformes " régressives et de restaurer l'enseignement primaire dans ses fonctions essentielles : apprendre à lire, écrire et compter. Ce qui implique qu'on en finisse avec les multiples " activités d'éveil " plus ou moins indéterminées, avec la multiplication des intervenants extérieurs pour redonner leur place aux " fondamentaux ". Il faut restaurer des horaires d'apprentissage de la maîtrise de la langue française dignes de ce nom et replacer l'enseignement de la grammaire au centre de cet enseignement, car la grammaire est l'essence même de la pensée. Il faut également redonner à l'apprentissage du calcul " à la main " toute sa place. On peut améliorer les méthodes par lesquelles ces disciplines sont enseignées mais non abandonner la discipline en tant que telle. On doit savoir faire des divisions (avec des décimales) en entrant au collège. Les écoliers japonais n'ont généralement pas droit aux calculettes et consacrent une part importante de leur temps au calcul mental. On peut en revanche s'interroger sur la pertinence de l'enseignement des langues étrangères " dès la maternelle "… Une bonne connaissance de la grammaire de sa propre langue, voilà la seule condition sérieuse d'un bon apprentissage des langues étrangères quand le moment viendra. Sauf à penser que la France est un État dont la règle est le bilinguisme, anglais/français …
(2) Refondre l'enseignement secondaire
Il faut certainement commencer par renoncer à l'idée qu'on doit tout apprendre à tout le monde et au même rythme. Que tous doivent disposer des mêmes possibilités offertes et que l'on agisse pour combler les handicaps et remédier à l'échec scolaire, cela va de soi. Mais cela ne veut pas dire que le collège unique sous les formes actuelles soit un dogme intangible. Il n'est tout simplement pas évident qu'un enfant soit prêt à 11 ans à passer d'un seul coup sous l'autorité de multiples maîtres en suivant des disciplines nettement séparées, scandées par la tranche horaire de 55 minutes. Le système du vieux CEG, animé par ces instituteurs spécialisés qu'étaient les PEGC ne manquait pas de vertus et pouvait constituer pour bien des élèves une voie les conduisant au brevet et éventuellement au passage en seconde, rattrapant les élèves de la filière lycée. Pouvons-nous, en changeant ce qui doit être changé, tirer les leçons de ces anciennes expériences et déterminer ce que nous pouvons en faire aujourd'hui ? De même, en quoi serait-il scandaleux et contraire à l'égalité républicaine de rétablir des filières ? Pourquoi faudrait-il nécessairement faire de la physique au collège. On s'en est très bien passé pendant des décennies… Pourquoi sous couvert de " technologie " les élèves devraient-ils apprendre " les lois du marché " et quelques autres pseudo savoirs de la même farine ?
Dans l'enseignement initial, les disciplines ne valent pas par leur finalité directe mais par leur caractère formateur pour l'esprit. Ce que l'un apprend en faisant du latin ou du grec, l'autre le pourrait en s'initiant à la loi d'Ohm. Au lieu qu'aujourd'hui on prétend tout faire, mais on supprime de fait les langues anciennes pendant que le bilan de l'enseignement scientifique au collège est catastrophique. En proposant de recréer des filières technologiques dès le niveau de la 4e, Jean-Luc Mélenchon - dont l'action est bien critiquable dans d'autres domaines - a mis les pieds dans le plat et provoqué les cris d'orfraie des bien-pensants. Ce sont pourtant des propositions qui méritent l'attention. On remarquera que les champions de " l'élève au centre " et des " parcours diversifiés " s'obstinent au-delà de toute raison à faire entrer tout le monde dans le même moule. Montrons donc que les " jacobins uniformisateurs " savent mieux prendre en compte la diversité du réel… Enfin, nos découpages ancestraux ne sont pas forcément éternels. Si on pense qu'il faut repousser à la fin de la seconde les spécialisations pour le baccalauréat et donc les choix d'avenir les plus importants, mettons le brevet à la fin de la seconde et rajoutons une année pour la préparation du baccalauréat. Ce serait mettre en accord la règle avec les faits, puisque très nombreux sont les élèves qui effectuent la totalité du parcours secondaire en 8, 9 ou 10 ans. D'autres hypothèses peuvent être soumises à la réflexion. En gardant l'organisation actuelle du secondaire, on pourrait rétablir une année de propédeutique en faculté en vue de limiter l'échec massif de la première année de DEUG, échec qui tient largement à l'insuffisante préparation des élèves à des études universitaires spécialisées.
(3) Rétablir les disciplines
Il ne s'agit pas de mettre en cause la nécessité d'améliorer les techniques pédagogiques. Les enseignants n'ont pas attendus les discours tonitruants des " réformateurs modernistes " pour s'interroger sur leur pédagogie. Mais il faut affirmer bien fort que les " réformes " imposées au cours des dernières années, notamment les réformes Allègre au lycée ou les " parcours diversifiés " au collège, conduisent directement à la destruction de la transmission du savoir. L'introduction de disciplines aux contours indéfinis comme l'ECJS ou de pratiques comme les TPE se fait au nom de l'idéologie " libertaire " de la pédagogie " moderniste " : l'élève trouve en lui-même son propre savoir et s'il échoue c'est essentiellement parce que les professeurs l'empêchent de s'exprimer. Sous couvert de " mettre l'élève au centre ", il s'agit de l'enfermer dans ses propres préoccupations, de faire de sa subjectivité le critère ultime de tout jugement, de désapprendre ce qu'est la recherche de l'objectivité.
On commence à voir les effets ravageurs de ces lubies sur les élèves des séries scientifiques, ce qui signifie bien que le mal est maintenant profond. Pour les deux dernières années du cycle terminal on a vu proliférer les options, chaque élève pouvant faire son " petit marché " dans la gamme des " produits " offerts par l'éducation nationale. Les effets délétères de ces propositions qui flattent le consumérisme scolaire sont déjà bien connus : dislocation des classes, emplois du temps infaisables, dispersion des efforts des élèves, transformation du baccalauréat en une interminable épreuve qui conduit de fait à vider les lycées dès la fin mai … et, du même coup, développement des arguments pour en finir avec le bac. Parallèlement, se développe une idéologie selon laquelle le professeur n'a pas à être compétent dans sa discipline mais seulement compétent en pédagogie - c'est sur ce critère que se fonde le recrutement des IUFM et la priorité donnée aux licenciés en " sciences de l'éducation ". On pourrait rappeler ce mot d'Alain : " Si les pédagogues ne sont pas détournés vers d'autres proies, il arrivera que les instituteurs sauront beaucoup de choses et les écoliers ne sauront plus rien. " L'expérience montre au contraire que les professeurs qui ont le plus de mal à enseigner sont ceux qui dominent moins bien leur propre discipline. L'autorité du professeur, ce n'est rien d'autre que l'autorité que confère la parole légitime et celle-ci ne peut provenir que de la possession d'un savoir rationnel validé.
Quelques propositions peuvent être envisagées.
(1) Supprimer purement et simplement les innovations de l'ère Allègre (TPE, ECJS) et rétablir les enseignements disciplinaires dans toute leur rigueur, avec les mesures adéquates pour renforcer la qualification des enseignants.
(2) À la place de l'ECJS, on devrait introduire un enseignement du droit au lycée, obligatoire pour toutes les séries (nul n'est censé ignorer la loi mais c'est la seule chose que l'école n'enseigne pas !). Cet enseignement prolongerait utilement l'éducation civique du collège et de l'école primaire.
(3) Revenir sur la réforme Jospin et rétablir un plus grand nombre de filières pour le baccalauréat tout en supprimant les multiples options.
(4) Définir clairement ce qu'on attend d'un élève passant le baccalauréat. Doit-il ou non savoir maîtriser la langue française ? Quel niveau d'exigences pour chacune des disciplines ? Il est temps, quoiqu'il en soit, d'en finir avec la planification " à la soviétique " des taux de réussite à ce qui doit rester le premier grade universitaire.
(5) Faire un bilan enfin sérieux des IUFM. Il serait sûrement plus judicieux de rétablir des pré-recrutement de fonctionnaires dès la première année d'Université (comme les IPES qu'ont connus les plus âgés d'entre nous) et de concentrer l'année d'apprentissage après réussite au concours à une formation pratique " sur le terrain " avec un maître de stage en la personne d'un professeur chevronné. La pédagogie, c'est un savoir-faire, c'est comme nager, ça ne s'apprend pas par les cours théoriques des professionnels des " sciences de l'éducation ".
(4) Rétablir la discipline
L'école ne peut fonctionner et remplir sa mission que si le respect de l'autorité y est garanti. On soutient que les élèves ont les mêmes droits que les professeurs, que l'école fonctionne sur les mêmes principes démocratiques que la société dans son ensemble, que les conseils de discipline sont des sortes de tribunaux et que chacun peut y bénéficier de l'assistance d'un avocat. Toutes ces balivernes, défendues par une certaine gauche et par une certaine droite libérales ont miné la discipline dans les établissements scolaires. S'il est légalement impossible d'exclure de classe un élève perturbateur, si le zéro est une intolérable humiliation - une circulaire de M. de Gaudemar avait interdit le zéro l'espace d'un trimestre - il est alors inutile de demander aux enseignants d'enseigner et à l'école d'inculquer des valeurs civiques. Il n'est pas question de revenir au " lycée-caserne " napoléonien. De nombreux élèves à problèmes sont en réalité des jeunes en détresse et on doit réfléchir à des mesures adaptées permettant de les prendre en charge. L'actuel ministre, M. Lang, a annoncé qu'on allait développer les internats ; si cela ne reste pas une vague promesse, c'est une bonne chose. D'autres formules anciennes comme les études surveillées après les classes pourraient fort utilement être rétablies. Il faut simplement accepter de recrutement massivement des maîtres d'internat et surveillants d'externat - ce qui aurait l'avantage corollaire de fournir une aide précieuse à des étudiants impécunieux. Conclusion Au total, l'objectif de 80% d'une classe d'âge au niveau du bac doit rester un objectif qu'on peut atteindre en s'en donnant les moyens. Mais on ne peut courir après les chiffres en détruisant progressivement les contenus pour se " mettre au niveau des élèves ". Il faut sortir des discours convenus des libéraux libertaires et de la sociologie chic et parler clairement de ces questions, beaucoup de Français l'attendent. Et les jeunes ne seront pas forcément les moins attentifs à ce discours. Pour qui les connaît un peu, leur angoisse devant la gestion du chaos qui est la règle l'école et leur besoin de sécurité sont patents. On remarquera également qu'on peut agir vite sur ce terrain sans dépenser beaucoup d'argent. Il serait facile de montrer combien les " réformes " des dernières années ont gaspillé les fonds publics. Les propositions exposées ici sont, au contraire, la plupart du temps économes en ressources humaines, sauf en matière de personnel de surveillance. Cela ne veut pas dire qu'il n'est pas nécessaire de poursuivre l'effort en matière de moyens budgétaires (une " réfiliarisation " de l'enseignement secondaire demanderait mathématiquement la création d'un assez grands nombres de postes de professeurs). Je veux simplement souligner que la course aux moyens n'a aucun sens si on ne se met pas d'accord sur les tâches et les finalités de l'école. Jean-Pierre Chevènement, dans son discours de Vincennes, a affirmé qu'il fallait remettre la transmission du savoir et l'autorité des maîtres au centre du système. Au fond, ces propositions ne font qu'expliciter cette orientation.
le 16 novembre 2001 - Denis Collin

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