Gouverner par le bien commun. Un précis d’incorrection politique à l’usage des jeunes générations
Par Claude Rochet
Éditeur : François-Xavier
de Guibert – Collection “ Combats pour la liberté de l’esprit ” -
2001 – 320 pages
Le programme de Claude Rochet
est annoncé dès l’introduction : “ les idées gouvernent le monde et
les bonnes idées donnent de bons fruits ”. Éloge de la volonté et d’une
liberté fondée sur la défense du bien commun, le livre de Claude Rochet est
aussi une vigoureuse polémique comme le nihilisme branché et le néolibéralisme.
La parodie d’un titre de Raoul Vaneigem indique d’emblée le sens de l’attaque.
Contre la pensée unique politiquement correcte, celle de l’individu roi n’ayant
pour toute morale que l’hédonisme, contre les débris de la pensée
soixante-huitarde, contre la “ société à irresponsabilité
illimitée ”, Claude Rochet prend appui sur une tradition philosophique
(celle du droit naturel et du thomisme) centrée sur la notion de “ bien
commun ”, sur les apports de l’analyse systémique et enfin sur sa propre
expérience professionnelle et politique. Freud disait qu’il a y trois
impossibles : éduquer, soigner, gouverner. Claude Rochet veut montrer qu’au
moins le premier et le dernier ne sont pas impossibles, à condition de faire le
ménage dans les idées fausses qui nous encombrent.
Sur de très nombreuses questions, je me sens plutôt ou
tout à fait d’accord avec Claude Rochet. Sa critique du nihilisme contemporain,
sa revendication de la responsabilité, sa défense de la norme et de l’interdit
comme ce qui permet à la vie sociale d’exister, autant de lignes de force qu’on
ne peut que partager dès lors qu’on estime que la morale a un rôle à jouer en politique.
De cela CR tire des conséquences. Son analyse du PACS, pour ne prendre que cet
exemple, me semble des plus pertinentes. CR affirme que le point de départ de
toute cette affaire est un non-problème : “ Les homosexuels ne sont
victimes en France d’aucune discrimination, d’aucune mise à l’écart qui
justifie une telle offensive. Une mise à jour de la loi existante pouvait
régler les quelques problèmes liés à la gestion du patrimoine des couples
homosexuels qui font l’objet d’une acceptation générale dans notre société où
ils occupent souvent des positions en vue. ” (p.69) Mais derrière le PACS,
il s’agissait de bien autre chose que des problèmes des homosexuels ; il
s’agissait de la marche forcée vers le communautarisme, du développement d’une
“ nouvelle intolérance au nom de la tolérance ”, dont l’association
Act Up est un des symboles les plus affligeants. De même, je suivrai volontiers
Claude Rochet dans ses critiques du jeunisme ennemi des jeunes. Ou encore dans
l’analyse qu’il fait de la “ réformite ” scolaire ou du grand bazar
européen.
Claude Rochet est un partisan du capitalisme et de
l’économie de marché. Il en défend l’efficacité et considère que
l’enrichissement personnel est légitime sous certaines conditions. Il n’en
méconnaît pas pour autant les dangers et propose un capitalisme organisé,
encadré et régulé par un État fort et une politique guidée par le souci du bien
commun. Il en tire – c’est la conclusion de son livre – dix propositions que je
donne ici :
“ Tout système humain ne peut perdurer que s'il a un
projet inspiré par le bien commun.
L'histoire n'a pas de sens et le monde est imparfait :
c'est à nous de lui donner du sens, et l'avenir sera fait de nos décisions et
de nos non‑décisions.
Définir le bien commun permet de réconcilier‑ des notions
différentes, voire contradictoires, dans un processus de délibération collectif.
La définition du bien commun est un processus permanent de
discernement. Cette délibération est interne à la personne, va de la personne
au groupe, des groupes entre eux, et des groupes vers la personne. Les systèmes
humains sont dynamiques et en permanent déséquilibre. Au droit et à l'État de définir les butées nécessaires et suffisantes
pour empêcher que le système ne tourne fou, aux citoyens par leurs initiatives
et leurs délibérations d'assurer les ajustements nécessaires.
C'est l'idée qui donne du sens; pas la Loi ni l'économie.
La Loi ne définit pas un mouvement; elle fixe des limites. L'économie permet de
rechercher et de mesurer l'efficacité dans l'allocation des ressources. C'est
le projet partagé dans la délibération‑ des acteurs du système qui donne vie à
l'idée.
Les technologies, quelle que soit leur perfection et leur
quantité, sont vides et sans sens et rendent d'autant plus nécessaire une
réflexion sur les finalités que les technologies modernes donnent plus de
puissance aux systèmes‑ que nous créons.
L'innovation est la rencontre permanente de l'innovation
technologique et de la production d'idées par les hommes. Son accélération
nécessite son évaluation à l'aune du bien commun pour produire du bien‑être qui
est la seule finalité acceptable du progrès.
C'est en articulant projet local et projet global que l'on
peut rechercher l'équilibre pertinent entre la nécessaire initiative et
responsabilité individuelle et les conditions macro‑économiques et politiques
globales.
L'ouverture des économies et des sociétés est une bonne
chose lorsqu'elle permet d'augmenter les échanges et la richesse culturelle de
sociétés. Le succès de cet échange repose sur un renforcement de l'identité
des nations et non sur leur disparition. ”
Dans leur généralité, je vois mal comment je pourrais
faire pour ne pas contresigner ces dix propositions. Un projet socialiste du
genre de celui que défend Tony Andréani (voir son “ Le socialisme est (a)
venir ” - Syllepse, 2001 et ma recension http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/socialisme.htm)
est parfaitement compatible avec ces dix propositions. On pourrait trouver là
les bases d’un “ consensus par recoupement ” de type rawlsien (pour
plus d’explications sur cette question, voir mon “ Morale et Justice
sociale ”, Seuil, 2001). Où les problèmes se posent avec le livre de
Claude Rochet, c’est quand on passe aux questions proprement philosophiques. Il
a cherché, et c’est tout à son honneur, à exposer les fondements théoriques de
sa démarche en s’appuyant sur une tradition philosophique. Mais là apparaissent
plusieurs questions polémiques que je voudrais esquisser ici.
Dans la préface au livre de Claude Rochet, Paul-Marie
Coûteaux affirme que “ Claude Rochet restaure la tradition opposée [à
celle des modernistes néolibéraux] qui n’est pas loin d’être celle des Anciens
en face de ces Modernes contre ce qu’il appelle le nihilisme et qui me semble
surtout appartenir à la tradition de Machiavel ”. Je crois cette approche
profondément erronée. Je sais bien que c’est la thèse de Léo Strauss – dont
Claude Rochet se réclame – qui défend le droit naturel des Anciens contre le
positivisme des Modernes dont l’initiateur est Machiavel et les continuateurs
Hobbes et Rousseau. Mais avec tout le respect que je dois à Léo Strauss, cette
opposition des Anciens et des Modernes me semble radicalement dénuée de tout
fondement sérieux.
Tout d’abord, la pensée politique moderne républicaine
s’enracine dans la pensée de Machiavel, le vrai maître en politique de Spinoza
et de Rousseau – sur Machiavel et Spinoza, voir Paolo Cristofolini :
“ Spinoza et le très pénétrant florentin ”, traduit sur http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/spinoza-machiavel.html.
Comme l’a bien montré Quentin Skinner (“ Les fondements de la pensée
politique moderne ” - Albin Michel 2001), l’auteur du “ Prince ”
est surtout l’auteur des “ Discorsi ” qui viennent couronner le grand
mouvement de l’humanisme civique qui s’est développé depuis le XIIIe siècle
dans les villes italiennes. L’anti-machiavélisme contemporain au contraire,
sous couvert de restauration de la morale moralisante à la Comte-Sponville ou à
la Renaut, est anti-politique, c'est-à-dire anti-républicain. Je ne comprends
pas bien que PM Coûteaux apporte sa pierre à cette mauvaise œuvre et que Claude
Rochet la cautionne. Il reprend en outre sur ces questions les positions de
Blandine Kriegel à propos desquelles j’ai déjà eu l’occasion d’exprimer mes
désaccords (cf. ma critique de sa “ Philosophie de la République ”
sur http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/Lecture.htm#bk).
Comme Skinner l’a encore très bien montré, l’opposition
entre les Anciens et les Modernes n’a aucun sens quand on étudie en détail
comment s’est formée la pensée moderne de la République et de la souveraineté.
Les protestants vont élaborer une théorie de la souveraineté contre le pouvoir
de l’Église et contre l’Empire – voir par exemple Théodore de Bèze – mais la
contre-réforme catholique va à son tour donner une interprétation
“ républicaine ” du thomisme pour contrer le protestantisme (voir
Suarez). Autrement dit en se combattant, les deux traditions vont finir par
donner des arguments qui vont tous dans le même sens et débouchent sur la
révolution ! C’est le protestantisme radical qui à travers Locke va donner la révolution
américaine et c’est sur le terreau de la contre-réforme catholique que va
naître l’idéologie républicaine française qui nous mène tout droit à 1789.
Claude Rochet, souvent à juste titre, rejette comme non pertinent le clivage
droite-gauche. Mais il n’était pas utile de la restaurer en philosophie sous
couvert d’opposition des Anciens et des Modernes. Entre les tenants du bien
commun et ceux du bien public, l’abîme n’est pas difficile à combler, sauf à
vouloir s’en tenir à des lectures dogmatiques de nos traditions philosophiques.
On peut encore voir d’une autre manière que cette
opposition est bien pertinente. Il suffit de dire que Rousseau, l’archétype des
Modernes, aux accents si fortement positivistes dans le Contrat Social,
est incompréhensible si on ne veut pas se souvenir que sa République est au
fond celle d’Aristote, c'est-à-dire Athènes, transfigurée en la Genève
imaginaire de Jean-Jacques. Et pourtant, l’auteur le plus cité par Rousseau est
Machiavel…
Je vais donner encore deux autres points de désaccord avec
Claude Rochet. L’un concerne Descartes et l’autre Hegel. Reprenant un peu
rapidement certaines analyses de Hannah Arendt – qui elle-même les tenait du
Husserl de la “ Crise des sciences européennes ” – Claude Rochet fait
de la philosophie du sujet, issue de Descartes “ une figure du nihilisme
actif ”. Il fait sienne une de ces analyses à l’emporte-pièce de Mme
Kriegel qui affirme que l’autonomie cartésienne du sujet conduit à la volonté
de puissance de Nietzsche. Le problème, c’est que la volonté de puissance de
Nietzsche n’est pas une volonté – il y a au contraire chez Nietzsche une
déconstruction systématique de la volonté – et que le nietzschéisme est tout
sauf une philosophie du sujet autonome et opposé à l’objet. Toutes ces affirmations
assez abracadabrantesques typiques d’une façon bien française de faire de la
philosophie en méprisant les critères professionnels de base, ne pèsent pas
bien lourd pour qui a étudié sérieusement Descartes et en a vu le fond
profondément stoïcien bien éloigné de l’idée que lui prête Claude Rochet de
“ la possibilité de créer un homme issu de sa propre volonté ”. Ce
qu’oublie d’ailleurs Claude Rochet, c’est que Mme Kriegel tire de ses thèses
une critique en règle de la souveraineté, car cette notion est typiquement,
pour elle, l’incarnation de cette volonté toute puissante qu’elle a décelée
dans le cartésianisme… Bref, notre auteur s’est pris ici les pieds dans un sac
de nœuds philosophiques.
C’est dans un imbroglio du même genre que tombe Claude
Rochet avec sa critique de l’historicisme. Reprenant la critique de
l’historicisme par Popper (et Léo Strauss), il tombe à bras raccourci sur
Hegel, lu exclusivement à travers les lunettes de Kojève. Ce pauvre Hegel est
rendu responsable et du post-modernisme et de l’usine à gaz nommée construction
européenne. Hélas, Kojève n’a pas “ lu ” Hegel mais construit sa
propre philosophie en la présentant comme un simple commentaire de la Phénoménologie
de l’Esprit. Évidemment, les intellectuels français qui n’avaient eu affaire
qu’à un Hegel dogmatique et philosophe conservateur du pouvoir étatique
trouvaient dans la lecture de Kojève quelque chose de bien plus excitant. Mais
enfin, depuis les travaux de Jacques d’Hondt ou de Domenico Losurdo, on a
appris que ces deux Hegel, le conservateur prussien ou le gauchiste
pré-freudien n’avaient pas beaucoup de rapport avec le Hegel réel. Si on prend
le temps de lire Hegel, notamment sa philosophie du droit ou l’Encyclopédie,
on y trouve une matière à réflexion qui a peu à voir avec les caricatures qu’en
donnent les nouveaux sceptiques comme Rorty ou les anti-historicistes. En fait
Claude Rochet ne prétend pas connaître Hegel, il fait appel, sur cette question
à l’autorité de Popper. Mais autant le Popper défenseur du rationalisme et du
réalisme est intéressant, autant ses thèses sur La société ouverte et ses
ennemis me semblent encore une de ces manières de philosopher à coups de
marteaux, dans le but non de penser mais d’exterminer des ennemis, comme le dit
d’ailleurs le titre. Faire de Platon, Hegel et Marx les pères putatifs du
totalitarisme, c’est une grosse ânerie, qu’on sanctionnerait chez un élève le
jour du bac ! Quant à la théorie épistémologique générale de Popper – son
“ darwinisme cognitif ” – c’est une simple tautologie qui ne mène
nulle part (voir ma critique sur http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/popper.htm). Je
crois d’ailleurs qu’on s’apercevra assez vite que Popper a eu surtout de
l’importance dans une certaine conjoncture intellectuelle mais qu’au fond ce
n’est pas un très grand philosophe. Je suis pour “ l’extinction du
poppérisme ” (après six heures du
soir, aurait ajouté Henri de Rochefort…)
J’ai laissé de côté de nombreux aspects du livre de Claude
Rochet, notamment l’utilisation qu’il fait de la théorie des systèmes (GST)
dont il montre à la fois la valeur heuristique … et les limites. La GST aide à
exposer et à faire comprendre, mais elle n’est pas vraiment une méthode
d’analyse et de découverte dans le domaine des affaires humaines, c’est ce qui
ressort assez clairement des nombreux passages où Claude Rochet s’appuie sur la
systémique. Mais là, il faut le lire “ Gouverner par le bien commun ”
et en débattre.
Denis Collin – 2 novembre 2001
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