vendredi 1 février 2002

Sur Pierre Bourdieu

Importante figure de l’Université française, auteur de référence dans les sciences sociales, Pierre Bourdieu a aussi été une nouvelle incarnation de cette figure de l’intellectuel engagé, de Hugo et Zola à Sartre et Foucault, et dont on nous dit que c’est une des manifestations de cette agaçante exception française. J’ai découvert Bourdieu comme beaucoup de gens de ma génération en lisant Les Héritiers (1964), écrit avec Jean-Claude Passeron. Son analyse du milieu étudiant s’intégrait parfaitement dans l’ambiance des années 68. La critique des illusions de l’émancipation par l’école nous semblait subversive. Bourdieu complétait Marx et nous disposions des fondements théoriques d’une politique révolutionnaire à l’Université. J’étais militant de la Ligue Communiste et la petite brochure de Daniel Bensaïd, “ Le second souffle ” puisait abondamment dans ses analyses.
S’il faut juger l’œuvre théorique de Bourdieu aujourd’hui, je serai moins enthousiaste qu’en cette année 69. Incontestablement, l’œuvre a une visée critique et essaie de démonter les mécanismes de la domination et la formation des représentations qui amènent les dominés à accepter leur domination. Pour ses partisans, Bourdieu va au-delà de Marx. Mais s’il apporte des enrichissements à la sociologie d’inspiration marxiste, comme le note Tony Andréani (qui s’avoue être plutôt un de ses sympathisants), “ en même temps, il régresse à bien des égards en deçà du niveau de conceptualisation marxien. ” Je ne développe pas ici la critique que Tony Andréani adresse à la notion d’habitus et aux “ énigmatiques ” concepts d’intériorisation et d’incorporation. Je crois que l’extension du concept de capital au “ capital symbolique ” apporte plus de confusion qu’autre chose : le fait que j’aie appris le latin n’est pas un capital, puisque ça ne circule pas en s’augmentant d’une plus-value ! Les innovations bourdieusiennes ont surtout eu des effets ravageurs dans le domaine de l’enseignement. Pierre Bourdieu n’en est pas pleinement responsable et c’est une version bien particulière de La reproduction (1970) qui a servit de vade mecum aux hiérarques réformateurs, mais il faut reconnaître que c’est sous l’enseigne de la théorie de la pédagogie comme “ violence symbolique ” qu’a été conduite l’entreprise de destruction systématique de l’école publique menée depuis un quart de siècle.
Les critiques théoriques ne doivent faire oublier ni le philosophe ni l’homme engagé. Bourdieu est un philosophe et on lui doit sans aucun doute l’une des meilleures critiques de Heidegger dont le succès fut si grand et si incompréhensible chez les intellectuels français. On n’oubliera pas non plus l’engagement entier de Bourdieu aux côtés des grévistes et des manifestants de l’automne 1995. Quand les médias et les porte-plume de tous les pouvoirs volaient au secours du plan Juppé, Bourdieu ne se contentait plus de faire l’état de “ La misère du monde ” mais prenait part au combat. C’est dans des moments comme ceux-là qu’on peut voir qui sont nos amis. Même si l’orientation défendue ensuite par Bourdieu de construction d’un “ gauche de gauche ”, d’une “ gauche radicale ”, risque de couper une avant-garde plus ou moins autoproclamée du mouvement de masse qui ne suit pas nécessairement des élaborations parfois bien fumeuses qu’on peut trouver dans le “ mouvement anti-mondialisation ”.
Denis Collin
(Cet article a été publié dans la revue Utopie Critique, au moment de la mort de Pierre Bourdieu) 

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