Cet article a d'abord été publié dans la revue Res Publica.
La balance des forces
Selon Hobbes, la première loi de nature est “ de
rechercher et de poursuivre la paix. ” C’est pour obéir à cette loi que
les hommes renoncent à leur liberté, c'est-à-dire à leur droit de nature, au
profit d’un corps artificiel qu’ils autorisent à exercer un pouvoir souverain.
Mais cette “ guerre de chacun contre chacun ” que la constitution de
l’état civil élimine sur un territoire donné, celui où s’exerce l’empire du
souverain, est reconduite à l’échelle internationale. Elle devient guerre entre
les nations. Si on suit la logique hobbesienne, tant que les États nationaux
sont des États souverains, ils sont libres et leur droit s’étend aussi loin que
s’étend leur puissance. Dans ces circonstances, la paix ne peut être qu’un état
temporaire, un répit entre deux guerres. Les exercices d’équilibre acrobatique
de la diplomatie n’y peuvent rien. Comme le note Kant, “ une paix générale
qui durerait en vertu de ce qu’on appelle la balance des forces en Europe est
une pure chimère comme la maison de Swift qui avait été construite par un
architecte en si parfait accord avec toutes les lois de l’équilibre qu’elle
s’effondra aussitôt qu’un moineau vint s’y poser. ”[i] La
logique hobbesienne que Kant reprend, au moins partiellement à son compte,
exige donc la constitution à l’échelle de l’humanité de ce corps artificiel.
Léviathan est véritablement monstrueux. Il ne peut se contenter des eaux du
Loch Ness ; les océans du monde sont sa véritable dimension. La solution
pour sortir de cette situation instable qui nous a ramené à chaque fois,
immanquablement, à la guerre, serait donc la construction d’un État universel –
que Pierre Bourdieu appelait encore de ses vœux en 1998[ii].
Cet État universel apparaît comme le moyen adéquat pour
garantir la paix à l’échelle du monde entier. Pourtant, en contradiction
apparente avec son Idée d’une histoire universelle … ou avec la
conclusion citée ci-dessus de Théorie et pratique, Kant finit par la
refuser. “ L’idée du droit des gens suppose l’indépendance réciproque de
plusieurs États voisins et séparés. ” En effet, “ la raison préfère
cette coexistence des États à leur réunion sous une puissance supérieure aux
autres et qui parvienne enfin à la monarchie universelle. Car les lois perdent
toujours en énergie autant que le gouvernement gagne en étendue ; et un
despotisme qui, tuant les âmes, y étouffe les germes du bien, dégénère tôt ou
tard en anarchie. ” [iii] Cette contradiction lui
trouve une solution : une société des nations obéissant à des lois
communes sans être pour autant soumises à une autorité supérieure est possible
d’une part en raison des progrès de la moralité, d’autre part grâce au
développement de l’esprit de commerce, qui, bien qu’égoïste et non moral en
lui-même, ne se satisfait pas de la guerre.
Malheureusement, le deuxième pilier de la paix perpétuelle
kantienne s’est révélé encore plus instable que la balance des forces :
l’esprit de commerce s’est transformé en impérialisme et c’est de là que sont
sorties les horreurs de la colonisation et deux guerres mondiales. Comment
concilier la liberté des peuples – le droit des gens – avec l’exigence de la
paix et le respect des droits de l’homme – ce que Kant appellerait droit
cosmopolitique ? La question reste tragiquement actuelle.
Droit international, interventionnisme et souveraineté
Nous assistons depuis quelques années à un renversement de
la géographie des idées politiques pour le moins curieux. La gauche et plus
généralement les “ progressistes ” étaient partisans de
l’indépendance nationale, de la souveraineté des peuples, cependant que les
conservateurs faisaient reposer la paix sur le concert des grandes puissances
et voyaient volontiers dans les mouvements d’émancipation nationale une
intolérable subversion de cet équilibre. Aujourd’hui, il n’en est plus de même.
Le remplacement des projets de transformation sociale par l’idéologie des
droits de l’homme s’accompagne de la revendication du “ droit
d’ingérence ” et de la multiplication des instances internationales
mettant en liberté surveillée, voire liquidant purement et simplement l’idée
moderne de souveraineté dont on peut faire remarquer qu’elle fut à l’origine
des grandes révolutions démocratiques, l’américaine comme la française, et
qu’elle a sous-tendu le grand mouvement de décolonisation du xxe siècle. Du même coup, la
puissance militaire américaine apparaît presque comme le bras armé de ce nouvel
ordre international. L’interventionnisme “ humanitaire ” domine la
réflexion politique et stratégique. Il suffit de se souvenir que l’intervention
américaine dans les Balkans n’est pas d’abord un projet de l’état-major de
Washington mais une revendication des États européens sous la pression des
ténors de l’humanitarisme.
Il serait facile de montrer que cette nouvelle conception
des relations internationales est à géométrie variable. L’interventionnisme
devient un “ impératif catégorique ” quand il s’agit de l’Afghanistan
où les intérêts des USA sont en cause, mais les femmes nigérianes peuvent être
enterrées et lapidées dans l’indifférence générale. Il a semblé nécessaire de
juger Milosevic devant un tribunal international, mais Pinochet va mourir dans
son lit, tranquillement. Et, pour rester dans la même région et laisser de côté
le Tibet ou la Tchétchénie, les droits des peuples ne sont pas jugés à la même
aune suivant qu’il s’agit des émirs pétroliers du Koweït ou des ouvriers
palestiniens de Gaza et Ramallah. Bref, ce nouvel “ ordre moral
international ” peut facilement apparaître comme une pure tartufferie
couvrant la bonne vieille politique de puissance. On remarquera que les USA,
bien que grands défenseurs du droit international et des “ guerres
justes ” refusent de se laisser lier par toute convention internationale.
Ils ne se contentent pas de refuser de signer le protocole de Kyoto sur la
pollution ; ils ont envoyé au diable les accords d’interdiction concernant
les armes chimiques et bactériologiques alors que c’est la production de ces
armes qui sert de prétexte à la poursuite de l’embargo et des bombardements en
Irak. Enfin, pour ne pas voir déféré un de ceux qu’un président américain appelait
élégamment “ notre fils de pute ”, les gouvernements américains,
démocrates comme républicains, mettent leur veto à la création d’une cour
pénale internationale.
Cependant, cette réalité peu reluisante pour ceux qui
s’arrogent le droit de donner des leçons de morale au monde entier ne règle pas
la question de principe. Nous semblons obéir dans le domaine de la politique
internationale comme dans tous les autres domaines à l’utilitarisme le plus
plat. L’intervention américaine en Afghanistan est légitime puisqu’elle produit
des effets heureux : les hommes peuvent se raser et écouter de la musique,
les femmes peuvent – timidement – commencer à ôter le voile. Les mauvais
esprits noteront qu’à ce compte, l’intervention soviétique était, elle aussi
parfaitement légitime, puisqu’elle visait à défendre un régime
incontestablement “ progressiste ” sur le plan de l’instruction
publique, de l’égalité des hommes et des femmes, etc., menacé par la subversion
des fondamentalistes, lesquels recevaient à l’époque le soutien des
humanitaristes qui ne s’inquiétaient guère du sort des femmes… Et l’ancien
colonialisme, lui aussi, voulait apporter le bonheur et la civilisation aux
sauvages. Qu’est-ce que tout cela démontre ? Tout simplement que les
justifications utilitaristes de la “ guerre morale ” n’ont aucune
valeur puisqu’elles peuvent justifier toutes les interventions.
On peut trouver un fondement plus sûr à
l’interventionnisme dans les droits de l’homme. La “ communauté
internationale ” est fondée à intervenir contre un État souverain quand ce
dernier viole les droits humains fondamentaux. Ce mode de légitimation est
cependant beaucoup plus ambigu qu’on ne le croit d’ordinaire. Tout d’abord, la
définition de ces droits fondamentaux est extrêmement variable. Par exemple, la
Turquie par sa pratique de la peine de mort et sa dénégation des droits des
Kurdes, se voit interdite d’entrée dans l’Union européenne. Mais ce critère
interdirait sans doute l’adhésion d’un pays semblable aux États-Unis dans l’UE…
Ensuite, les droits fondamentaux impliquent la possibilité pour chacun de vivre
la vie qui lui semble bonne et nombre de pays du Sud estiment qu’au nom de
notre propre conception des droits de l’homme nous n’avons pas à mettre notre
nez dans la manière dont ils sont organisés. Ainsi, la liberté religieuse est
pour nous essentielle ; elle implique donc que nous respections la liberté
religieuse des autres, y compris dans le cas où la religion suppose une
discrimination légale des femmes. Bien que les théories procédurales du droit
soient très en vogue, dès qu’on essaie de généraliser quelques principes
juridiques sur le plan international, il devient assez clair que le droit ne
peut pas être purement procédural, mais doit avoir un contenu substantiel. Nous
sommes pour la liberté de pensée et pour la liberté religieuse, mais nous
croyons que notre conception de la valeur de l’individu relativement à la
communauté est supérieure à celle qu’adoptent les pays musulmans ou même les
pays soumis aux traditions confucéennes. Le texte publié par Fukuyama,
Huntington et Walzer, entre autres, qui justifie la politique suivie par Bush
de lutte contre “ l’axe du Mal ”, est révélateur. Pour des raisons de
“ political correctness ”, le mot “ croisade ”, utilisé une
fois par Bush, a été éliminé, mais le contenu reste. Ce dont il s’agit, ce
n’est pas de défendre un droit international abstrait mais bien des
“ valeurs ” précises, un contenu substantiel. Dans la “ Lettre
d’Amérique ”[iv], les signataires
définissent clairement ce contenu substantiel. Il n’est aucunement celui de la
neutralité à l’égard des religions qu’implique par exemple la théorie de la
justice de Rawls. Ils affirment ainsi : “ Bien que l'idéologie laïque
semble de plus en plus, dans notre société, emporter l'adhésion des jeunes
générations, nous la désapprouvons parce qu'elle vient à l'encontre de la
légitimité d'une partie importante de la société civile et tend à nier
l'existence de ce que l'on peut considérer avec quelque raison comme une
dimension importante de la personne humaine. ” Autrement dit, ce que
défendent les signataires c’est la conception protestante américaine de la
tolérance : vous avez le droit de pratiquer le culte de votre choix, mais
la société est essentiellement religieuse. Et c’est au nom de cette conception
que la guerre de Bush est déclarée une guerre juste. Bien sûr, les auteurs de
la “ Lettre d’Amérique ” ne résument pas, à eux seuls, les défenses
possibles de la guerre des États-Unis contre “ l’axe du mal ”. Mais
ils démontrent que dès qu’on s’avance sur le terrain des guerres justes, on
définit, même si c’est seulement implicitement, un contenu particulier de ce
qui est juste et devrait être partagé par tous. On est donc sorti du droit
international et des principes formels des droits de l’homme. Le danger de
cette position, comme de celle de l’humanitarisme en général est de confondre
les convictions religieuses ou morales et le droit et cette confusion conduit
nécessairement à des guerres interminables.
La dernière justification possible réside dans le
“ droit des gens ”, c'est-à-dire l’application du droit naturel à
l’échelle internationale. Quand les États-Unis entrent contre l’Irak en 1991,
ils peuvent le justifier au motif qu’ils ne font que défendre l’indépendance de
leur allié koweïtien. L’attaque délibérée du groupe Al Qaida contre les
États-Unis les fonde à riposter. Cependant, depuis la Seconde Guerre mondiale,
ce droit des gens s’applique normalement sous le contrôle de l’ONU dont l’un
des principes fondateurs est, de manière très kantienne, le respect de la
souveraineté des peuples et donc – même si ce “ donc ” est
problématique – des États nationaux. Mais on ne peut pas à la fois déclarer la
souveraineté dépassée comme le font les humanitaires et les partisans de la
“ justice sans limite ”[v] et
justifier l’intervention militaire par un droit qui repose sur la
reconnaissance de l’indépendance des peuples et la souveraineté.
Un contrat social universel
Le pragmatisme et l’utilitarisme qui marquent la pensée
politique internationale ne font, en fin de compte, que reconduire la politique
de puissance. Les “ réalistes ” nous invitent ainsi à constater que
l’imperium que les États-Unis assument sur le monde entier, bien qu’éloigné de
la situation idéale, est sans doute le moins mauvais des ordres
possibles : il nous protège contre les guerres mondiales du type de celles
que nous avons connues par le passé et les valeurs de la liberté sont moins mal
soutenues que dans les autres configurations possibles. C’est se rassurer à bon
compte. Hobbes soutenait que les hommes sont égaux naturellement car le plus faible
peut toujours tuer le plus fort. L’attentat du 11 septembre a montré qu’une
telle situation hobbesienne existe aussi au niveau international. Ce type de
situation est appelé à se multiplier à mesure que se déploient l’arrogance et
la politique de puissance, désormais sans frein et sans contrepoids, du
gouvernement des États-Unis, dont le budget militaire pour 2003 doit égaler la
somme des budgets militaires des quinze pays les plus puissants militairement.
Les États-Unis se préparent à faire la guerre contre le monde entier. Ils
veulent démontrer qu’ils n’ont pas besoin d’alliés et que la société des
nations est le cadet de leurs soucis. Mais les états-uniens sont 300 millions
sur une planète qui comptera bientôt 10 milliards d’habitants. L’équation des prochaines
convulsions est là.
Les autres formes de supranationalité ne valent pas
beaucoup mieux. Si on considère les mesures globales adoptées par les pays
européens pour “ lutter contre le terrorisme ”, on s’aperçoit que la
défense supranationale de la démocratie conduit à sa mise en pièces. Ainsi, sur
tout le territoire européen s’appliquent désormais les lois de l’État le plus
répressif. Supposons qu’un Italien ou un Autrichien soit poursuivi par son
gouvernement dans lequel siègent toutes sortes de néofascistes, le gouvernement
français ou britannique sera fondé à l’arrêter même s’il n’enfreint aucune loi
française et si le crime que lui reproche M.Haider ou M.Dini n’en est
absolument pas un au regard de la loi française. Il ne s’agit évidemment pas d’une
menace virtuelle. Les nouvelles dispositions interdiraient au gouvernement
français d’accueillir Toni Negri qui était poursuivi pour
“ terrorisme ” en Italie. Et quand on voit le sort d’Adriano Sofri et
de ses camarades, on ne peut qu’être inquiet.
On peut donc démontrer que ni l’imperium américain ni la
supranationalité à l’européenne ne sont des bons moyens d’assurer la paix et la
sécurité. Le triptyque kantien de la “ paix perpétuelle ” reste une
solution beaucoup plus sûre.
Premier volet : l’État républicain. Les Républicains,
de Spinoza à Kant, par exemple, ont toujours pensé qu’un État où le peuple
exerce sa souveraineté est moins enclin à se lancer dans la guerre qu’un État
despotique. D’une part, parce que dans les guerres, c’est le sang du peuple qui
est versé et que le souverain coïncidant avec les sujets sera nécessairement
plus prudent. Parce que, d’autre part, les citoyens pouvant se livrer aux
occupations qu’ils ont choisies librement ne seront pas portés à trouver des
exécutoires dans des aventures extérieures. Il y a des contre-exemples
terribles à cette espérance républicaine. La première guerre mondiale a été
déclenchée par des États démocratiques (France et Grande-Bretagne) contre un
État presque démocratique (Allemagne). En vérité, ce contre-exemple n’en est
pas un. La première guerre mondiale est d’abord un conflit d’empires et son
facteur déclencheur a été la question des nationalités en Europe. Si les droits
nationaux n’avaient pas été bafoués (par exemple par l’empire austro-hongrois)
et si l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne ne s’étaient pas disputé le
partage du monde, la guerre n’aurait jamais eu lieu. Il nous reste seulement à
rappeler la deuxième condition kantienne de la paix : une nation ne doit
pas en opprimer une autre, ou encore, pour parler comme Marx, “ un peuple
qui en opprime un autre ne saurait être libre. ”
Deuxième volet : le droit des gens. Chaque peuple se
gouverne comme il l’entend, et doit être protégé des ingérences étrangères.
Être maître chez soi : voilà une revendication qui reste profondément
enracinée dans la conscience populaire. Elle renvoie à une idée ancienne mais
toujours vive de la liberté, une idée républicaine qui ne sépare pas la liberté
de l’individu de la liberté du citoyen ni la liberté du citoyen de la liberté
de la cité. Le gouvernement républicain est le gouvernement de citoyens libres
et il présuppose donc que la cité elle-même soit libre. Si on remonte aux
origines du républicanisme moderne dans la philosophie politique italienne de
la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, c’est là une constante : la
République, c’est l’indépendance à l’égard de l’Empire et à l’égard de
l’Église. La contrepartie de cette protection des droits nationaux est la
renonciation au “ droit de guerre ”, c'est-à-dire à ce “ droit
de nature ” hobbesien dans l’arène internationale. La
souveraineté nationale exige la reconnaissance de la souveraineté des
autres. Une des critiques qui lui sont le plus fréquemment adressées consiste à
affirmer que la souveraineté est exigence de puissance sans limites. C’est
exactement l’inverse : la souveraineté demande la reconnaissance des
frontières et donc pose la frontière comme sa limite.
Troisième volet : le droit cosmopolitique. Les hommes
ne sont pas seulement sujets de tel ou tel État ; ils sont aussi
“ citoyens du monde ” et possèdent des droits à ce titre. Parmi ces
droits les plus importants figure la liberté d’aller et de venir sur toute la
surface de la Terre, de s’arrêter dans tel pays et d’y demander l’hospitalité
sans être traité comme un délinquant. Si d’aventure un individu a perdu la
protection de son État d’origine, tous les pays se proclament “ États de
droit ” lui doivent protection. C’est ce qu’avait pris en compte, bien que
de manière limitée, la convention de Genève sur les réfugiés et apatrides. On
remarquera que, en dépit des discours sur le “ droit international ”
et la mondialisation, ces deux principes sont loin d’être respectés dans toute
leur rigueur. Les pays d’Europe, grands donneurs de leçons de morale urbi et
orbi, ont ainsi posé des restrictions très fortes à la liberté de circuler
des ressortissants des pays du Sud ; ils traitent généralement la demande
d’hospitalité comme un délit et le droit d’asile se réduit comme une peau de
chagrin.
Ces trois volets peuvent former les bases d’un contrat
social international. Un tel contrat évite le recours à un pouvoir
supranational, à une sorte d’État mondial. L’association des États adhérant à
ces principes suffit à garantir le respect du droit des gens, à la condition
qu’aucun ne soit suffisamment puissant pour imposer sa volonté à tous les
autres. Vis-à-vis des États qui n’acceptent pas les principes généraux des
droits de l’homme et du citoyen, il faut distinguer deux cas. Il y a des États
autoritaires, qui peuvent avoir un parti unique, et dans lequel les individus
ne jouissent que de très peu de droits politiques et dans lesquels cependant
les individus ne sont pas traités arbitrairement et bénéficient d’un minimum de
protection légale. Avec des réserves, des États comme l’Iran, Cuba ou de
nombreux États du Sud-Est asiatique, Chine comprise entrent dans cette
catégorie. Ils ne sont pas des États démocratiques, mais à leur égard le
principe de non-ingérence doit être garanti. Nous avons des moyens simples de
marquer notre désapprobation à l’égard de leur mode de gouvernement, par
exemple en accueillant les réfugiés politiques originaires de ces États et en
leur garantissant la liberté d’expression et d’action politique. La situation
est évidemment différente quand on a affaire à un gouvernement engagé dans une
guerre massive contre sa population, comme ce fut le cas de la dictature de
Pinochet en 1973, de la dictature argentine, du régime de l’apartheid en
Afrique du Sud ou du gouvernement soviétique sous Staline. Il n’est évidemment
pas possible dans ce cas de pratiquer une non-ingérence qui s’apparente à la
non-assistance à personne en danger de mort. On peut envisager une action
allant jusqu’à l’intervention militaire moyennant certaines conditions précises :
accord de la communauté internationale, accord des représentants de la
population opprimée – sous réserve qu’on puisse trouver de véritables
représentants – et interdiction de toute intervention militaire qui viserait
des populations et des objectifs civils. Des mesures de boycott peuvent
également se révéler utiles et efficaces comme ce fut le cas pour l’Afrique du
Sud. Mais ce n’est pas toujours le cas : en Irak, le blocus sert
manifestement les intérêts du clan dirigeant de Saddam Hussein, alors qu’on
peut penser que l’ouverture commerciale et l’amélioration du niveau de vie
contribueraient à desserrer l’étau de la dictature. À ces droits qu’on peut
donner à la communauté internationale d’intervenir dans les affaires
“ intérieures ” d’un État membre, il faut donc fixer des conditions
précises, dont celle-ci : que les États qui participeraient à une
intervention contre un gouvernement tyrannique ne soient eux-mêmes en
contravention avec les principes de la communauté internationale au nom de
laquelle on agit, un peu de la même façon que pour être policier, il faut avoir
un casier judiciaire vierge.
En conclusion, donc, de la même
façon qu’un État stable est un État dont la constitution garantit les citoyens
contre l’oppression, un ordre mondial stable est un ordre mondial qui garantit
la liberté des nations. Et, de la même façon que la liberté des citoyens
peut-être garantie par des ingérences motivées impersonnelles et appliquées
selon un règle d’égalité, la société des nations peut intervenir vis-à-vis de
l’un de ses membres. Mais, encore une fois, il faut souligner que le premier
point est la condition du second : c’est seulement si le principe de la
souveraineté des nations est garanti que l’action de leur association peut être
légitime. Inversement, la dissolution des États-nations, ouvrant la porte à de
nouvelles formes d’Empire – sur le modèle du Saint Empire Romain – prive de toute légitimité l’ingérence et
rétablit la loi de nature hobbesienne avec toutes ses conséquences.
Denis Collin – 25 février 2002
[i] E.Kant : Sur le lieu commun : il se peut que ce
soit juste en théorie, mais, en pratique, cela ne vaut point, in Œuvres
III, La Pléiade, Gallimard, 1986, page 299
[ii] voir Pierre Bourdieu : “ L’essence du
néolibéralisme ”, Le Monde Diplomatique, mai 1998 et ma critique
sur https://denis-collin.blogspot.com/2016/04/etatisme-liberalisme-et-republique.html
[iii] E :Kant : Projet de paix perpétuelle,
in Œuvres III, page 361
[iv] Le Monde, 14
février 2002
[v] À ce propos, il est très
curieux de voir Michaël Walzer théoricien des limites des sphères de la justice
apporter son soutien à une opération dénommée “ justice sans
limite ”…
par Denis Collin
dans la rubrique Morale et politique, le Samedi 26 Mars 2005, 08:38 -
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