Il y a quelques années, Yvon Quiniou publiait une stimulante lecture matérialiste de Nietzsche, Nietzsche ou l’impossible immoralisme (Kimé, 1993). Ses Études matérialistes sur la morale qui viennent de paraître chez le même éditeur synthétisent une recherche qu’il poursuit patiemment, à l’écart de la doxa, pour construire une conception matérialiste de la morale. Il y a un fil directeur dans sa réflexion : l’affirmation de la valeur scientifique du matérialisme, un matérialisme modeste et non métaphysique, celui qui considère toute réalité connaissable humainement comme une seule réalité matérielle, dont le travail scientifique peut expliquer les lois de transformation, de l’apparition des organismes vivants jusqu’à l’homo sapiens. Cette conception strictement moniste exclut tout recours à la transcendance divine. À partir de là, se pose la question cruciale que développe l’auteur : comment la morale est-elle possible d’un point de vue matérialiste ? Se situant sur le plan de la nature, considérée sans adjonction extérieure, le matérialisme semble exclure comme simple mystification tout «devoir-être». N’est-ce pas le matérialisme nietzschéen qui se proposait de «fracasser la morale» comme illusion de la vie ? Yvon Quiniou montre qu’en réalité l’immoralisme nietzschéen se tourne en un moralisme nouveau qui fait l’apologie de ce qu’il appelle les «valeurs de la vie».
Yvon Quiniou reprend à son compte une distinction entre morale et éthique qu’ont opérée plusieurs auteurs contemporains. L’éthique a son «origine dans la vie» et ses valeurs sont donc subjectives, concrètes, individuelles, purement facultatives – «personne n’est obligé de préférer le plaisir au déplaisir» – et elles ne peuvent être un objet de connaissance – l’éthique peut seulement être expérimentée. Au contraire, la normativité morale demande que les valeurs morales se laissent appréhender par «quelque chose comme la raison pratique». Elles sont abstraites (formelles), universelles et obligatoires. Si un matérialisme peut aisément concevoir la possibilité d’une éthique, la morale est plus problématique. Il s’agit donc, d’une part de rendre compte de la possibilité de la morale d’un point de vue matérialiste et d’autre par de la fonder rationnellement.
Ses études sur Darwin, spécialement sur La descendance de l’homme, montrent que la théorie de l’évolution rend très bien compte de l’apparition de la morale comme un instinct social qui s’est révélé un avantage adaptatif décisif pour la survie de l’espèce. Mais expliquer la genèse de la morale, ce n’est pas encore la fonder rationnellement comme système normatif. S’appuyant sur les travaux de Patrick Tort, Yvon Quiniou montre que les diverses variétés de darwinisme social, jusqu’à la sociobiologie n’ont pas de légitimité à se réclamer de l’héritage darwinien. Pour Darwin, en effet, l’apparition de l’homme, si elle est un produit des lois de la sélection naturelle, marque un tournant dans la manière dont ce processus s’opère. C’est désormais par la vie sociale et par la culture, que l’homme s’adapte à la nature et adapte la nature à ses besoins. Le «saut» évolutif permet de comprendre l’émergence du normatif.
Yvon Quiniou dégage l’interprétation de Marx de la double ligne à la fois scientiste et politiciste qui a été dominante dans la culture marxiste. Cette culture voit dans la morale une idéologie et la raison humaine est conçue comme seulement «pragmatique» ou «techniquement pratique». L’auteur oppose à cette tradition une version non métaphysique de la morale kantienne – une «morale sans Sujet». Sans sujet parce que matérialiste, cette morale se refuse à tenir l’individu pour une cause libre. Comme le dit Marx dans la Sainte Famille, «si l’homme n’est pas libre au sens matérialiste (…) il ne faut pas punir le crime dans l’individu mais détruire les foyers antisociaux du crime». Mais c’est une morale, car le projet communiste repose sur des valeurs universelles et obligatoires. En tant qu’idéal d’émancipation, le communisme ne s’oppose donc pas à la morale kantienne, mais en constitue le complément pratique sans lequel elle reste une pure proclamation de principe. Il suffit de lire Marx pour voir que son étude scientifique du mode de production capitaliste est pénétré de part en part de ce que Jean Granier nomme le «pathos valoriel» et qu’en définissant son œuvre comme «critique» Marx admet implicitement son caractère normatif : «il n’y a de critique véritable qu’à partir d’une valeur présupposée qui constitue la matrice du jugement porté sur le réel», fait remarquer Yvon Quiniou. Ainsi la critique de l’exploitation est parfaitement compatible avec un traitement moral kantien : l’exploitation n’est, par définition, pas universalisable ; elle considère les individus uniquement comme des moyens (des «ressources humaines» !) et non comme des fins en soi ; enfin, elle produit une situation radicale d’hétéronomie dont les ouvriers ne peuvent partiellement s’émanciper que par la lutte. Certes, la critique de Marx n’est pas uniquement morale, mais s’appuie sur une compréhension de la dynamique historique. Mais c’était déjà vrai pour Kant dont la morale ne peut guère être comprise complètement sans la philosophie de l’histoire et la théorie du droit.
Il était presque naturel que cette tentative de repenser Marx à la lumière de la morale kantienne (et du même coup Kant à la lumière d’un projet de l’émancipation humaine) débouchât sur l’examen de la philosophie de Habermas. Yvon Quiniou ne cache pas son admiration pour l’héritier de l’école de Frankfort qui a su clairement à la fois distinguer et articuler morale, éthique et politique. La théorie discursive de la morale (l’éthique de la discussion) en fondant la normativité sur les présuppositions théoriques de la communication sociale rend possible théoriquement ce kantisme sans sujet transcendantal et ancré dans la vie sociale. Elle permet surtout de redonner sa place au politique. Car c’est bien dans le politique que se constituent les normes, même si la morale est fondatrice en dernière instance.
L’étude consacrée à Habermas est brève, mais elle met le lecteur «en appétit». Quoi qu’il en soit, après des décennies de stalinisme, après l’engloutissement de Marx sous les décombres du «socialisme réel» et la vague néolibérale, Yvon Quiniou s’inscrit dans un courant qui veut renouer le fil de la pensée émancipatrice. Alors que les doctes ne nous proposent que des injections de «moraline» pour apaiser les maux engendrés par une société vouée à l’utilitarisme débridé, il dessine les grandes lignes d’une synthèse entre la tradition humaniste classique, dont Kant est un des sommets, et l’analyse scientifique, lucide, des processus sociaux et politiques. Un livre donc à ne pas manquer.
Yvon Quiniou reprend à son compte une distinction entre morale et éthique qu’ont opérée plusieurs auteurs contemporains. L’éthique a son «origine dans la vie» et ses valeurs sont donc subjectives, concrètes, individuelles, purement facultatives – «personne n’est obligé de préférer le plaisir au déplaisir» – et elles ne peuvent être un objet de connaissance – l’éthique peut seulement être expérimentée. Au contraire, la normativité morale demande que les valeurs morales se laissent appréhender par «quelque chose comme la raison pratique». Elles sont abstraites (formelles), universelles et obligatoires. Si un matérialisme peut aisément concevoir la possibilité d’une éthique, la morale est plus problématique. Il s’agit donc, d’une part de rendre compte de la possibilité de la morale d’un point de vue matérialiste et d’autre par de la fonder rationnellement.
Ses études sur Darwin, spécialement sur La descendance de l’homme, montrent que la théorie de l’évolution rend très bien compte de l’apparition de la morale comme un instinct social qui s’est révélé un avantage adaptatif décisif pour la survie de l’espèce. Mais expliquer la genèse de la morale, ce n’est pas encore la fonder rationnellement comme système normatif. S’appuyant sur les travaux de Patrick Tort, Yvon Quiniou montre que les diverses variétés de darwinisme social, jusqu’à la sociobiologie n’ont pas de légitimité à se réclamer de l’héritage darwinien. Pour Darwin, en effet, l’apparition de l’homme, si elle est un produit des lois de la sélection naturelle, marque un tournant dans la manière dont ce processus s’opère. C’est désormais par la vie sociale et par la culture, que l’homme s’adapte à la nature et adapte la nature à ses besoins. Le «saut» évolutif permet de comprendre l’émergence du normatif.
Yvon Quiniou dégage l’interprétation de Marx de la double ligne à la fois scientiste et politiciste qui a été dominante dans la culture marxiste. Cette culture voit dans la morale une idéologie et la raison humaine est conçue comme seulement «pragmatique» ou «techniquement pratique». L’auteur oppose à cette tradition une version non métaphysique de la morale kantienne – une «morale sans Sujet». Sans sujet parce que matérialiste, cette morale se refuse à tenir l’individu pour une cause libre. Comme le dit Marx dans la Sainte Famille, «si l’homme n’est pas libre au sens matérialiste (…) il ne faut pas punir le crime dans l’individu mais détruire les foyers antisociaux du crime». Mais c’est une morale, car le projet communiste repose sur des valeurs universelles et obligatoires. En tant qu’idéal d’émancipation, le communisme ne s’oppose donc pas à la morale kantienne, mais en constitue le complément pratique sans lequel elle reste une pure proclamation de principe. Il suffit de lire Marx pour voir que son étude scientifique du mode de production capitaliste est pénétré de part en part de ce que Jean Granier nomme le «pathos valoriel» et qu’en définissant son œuvre comme «critique» Marx admet implicitement son caractère normatif : «il n’y a de critique véritable qu’à partir d’une valeur présupposée qui constitue la matrice du jugement porté sur le réel», fait remarquer Yvon Quiniou. Ainsi la critique de l’exploitation est parfaitement compatible avec un traitement moral kantien : l’exploitation n’est, par définition, pas universalisable ; elle considère les individus uniquement comme des moyens (des «ressources humaines» !) et non comme des fins en soi ; enfin, elle produit une situation radicale d’hétéronomie dont les ouvriers ne peuvent partiellement s’émanciper que par la lutte. Certes, la critique de Marx n’est pas uniquement morale, mais s’appuie sur une compréhension de la dynamique historique. Mais c’était déjà vrai pour Kant dont la morale ne peut guère être comprise complètement sans la philosophie de l’histoire et la théorie du droit.
Il était presque naturel que cette tentative de repenser Marx à la lumière de la morale kantienne (et du même coup Kant à la lumière d’un projet de l’émancipation humaine) débouchât sur l’examen de la philosophie de Habermas. Yvon Quiniou ne cache pas son admiration pour l’héritier de l’école de Frankfort qui a su clairement à la fois distinguer et articuler morale, éthique et politique. La théorie discursive de la morale (l’éthique de la discussion) en fondant la normativité sur les présuppositions théoriques de la communication sociale rend possible théoriquement ce kantisme sans sujet transcendantal et ancré dans la vie sociale. Elle permet surtout de redonner sa place au politique. Car c’est bien dans le politique que se constituent les normes, même si la morale est fondatrice en dernière instance.
L’étude consacrée à Habermas est brève, mais elle met le lecteur «en appétit». Quoi qu’il en soit, après des décennies de stalinisme, après l’engloutissement de Marx sous les décombres du «socialisme réel» et la vague néolibérale, Yvon Quiniou s’inscrit dans un courant qui veut renouer le fil de la pensée émancipatrice. Alors que les doctes ne nous proposent que des injections de «moraline» pour apaiser les maux engendrés par une société vouée à l’utilitarisme débridé, il dessine les grandes lignes d’une synthèse entre la tradition humaniste classique, dont Kant est un des sommets, et l’analyse scientifique, lucide, des processus sociaux et politiques. Un livre donc à ne pas manquer.
Denis Collin
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