mercredi 15 juillet 2009

La crise n’est pas une crise de sous-consommation



La crise est celle du libéralisme répètent les plus radicaux des courants de la gauche traditionnelle. Chez Besancenot, on s’aventure même jusqu’à dire qu’il s’agit d’une crise du capitalisme. Reste à s’entendre sur la nature et la portée de cette crise. Dans Le cauchemar de Marx[1], j’ai eu l’occasion de revenir sur la théorie des crises, en insistant sur un point : « ces crises ne sont pas, ou du moins pas principalement, des crises de surproduction de marchandises destinées à être consommées (ce ne sont pas des crises de sous-consommation) mais des crises de surproduction du capital : la crise survient parce qu’il y a trop de capitaux qui ne trouvent pas à se mettre en œuvre au taux moyen de profit de la période antérieure. » (p.93) Les thèses sous-consommationnistes sont très largement admises à gauche. Même les plus radicaux comme Alain Bihr ou Michel Husson considèrent que la crise a pour cause l’excès de plus-value dans le partage entre plus-value et salaire. Bref, si on satisfait les revendications ouvrières en augmentant le pouvoir d’achat, si on redistribue les richesses, on pourra voir redémarrer la machine économique. C’est encore une analyse de ce genre qui sous-tend les discours syndicaux.
Ce diagnostic est  erroné, bien qu’il ait pour lui une apparente simplicité fort séduisante : si les ouvriers gagnaient mieux leur vie, ils pourraient consommer plus et offriraient ainsi des débouchés solvables à la production capitaliste. On en vient à se demander  pourquoi les capitalistes, aveuglés par leur cupidité, se sont d’eux-mêmes précipités dans cette crise de surproduction, alors qu’un compromis salarial leur aurait évité tous ces désagréments ! Mais si la sous-consommation ouvrière était la cause de la crise de surproduction, le mode de production capitaliste serait en crise permanente et les phases d’expansion seraient inconcevables. En effet, le profit capitaliste n’est possible que précisément parce que la valeur de la force de travail (qui fixe plus moins le salaire) est inférieure à la valeur des marchandises qu’une force de travail peut produire pendant le temps où elle est utilisée. Pour qu’il y ait production de plus-value et donc profit capitaliste, il faut que les ouvriers « ne consomment pas assez ». Ajoutons que la pérennité du système exige que les capitalistes ne consomment pas tout le profit en jets privés et fiestas pharaoniennes : la prodigalité n’est pas une vertu capitaliste, car le capitaliste, en bon fonctionnaire du capital doit d’abord être économe pour garantir la poursuite, sur une échelle toujours élargie, de l’accumulation.
En réalité, la crise amorcée avec l’affaire de « subprimes » n’est pas due à une excès de plus-value et à un problème de sous-consommation mais bien à la rareté croissante de la plus-value et à une surconsommation. Sans entrer dans les détails, il suffit de dire que les subprimes sont une des multiples formes du capital fictif qui ont pris une extension maximale au cours des dernières décennies. Le capital « fictif », tel que Marx l’analyse, est représenté par les créances échangeables contre des engagements futurs de trésorerie dont la valeur est entièrement dérivée de la capitalisation de revenu anticipé sans contrepartie directe en capital productif.
Le « capital fictif » se fonde sur une opération intellectuelle rétrospective, qui suppose une inversion des moyens et des fins. Marx l’explique (Capital, Livre III, V) : « Le revenu monétaire est d’abord transformé en intérêt, et, à partir de là, on trouve également le capital qui en est la source. » Marx se contente ici de décrire le fonctionnement concret du mode de production capitaliste. Ainsi le prix de vente d’un bien immobilier est-il calculé en considérant que ce bien est un capital portant intérêt, ce dernier étant représenté par le loyer. Mais ce processus a une conséquence importante : « toute somme de valeur apparaît comme capital, dès lors qu’elle n’est pas dépensée comme revenu ; elle apparaît comme somme principale par contraste avec l’intérêt possible ou réel qu’elle est à même de produire. » L’exemple de la dette de l’État est particulièrement éclairant quant aux conséquences de ce processus : « L’État doit payer chaque année, à ses créanciers une certaine somme d’intérêts pour le capital emprunté. Dans ce cas le créancier ne peut pas résilier son prêt, mais il peut vendre sa créance, le titre qui lui en assure la propriété. Le capital lui-même a été consommé, dépensé par l’État. Il n’existe plus. » Ce que possède le créancier, c’est (1) un titre de propriété, (2) ce qui en découle, savoir un droit à un prélèvement annuel sur le produit des impôts, et (3) le droit de vendre ce titre. « Mais dans tous ces cas, le capital qui est censé produire un rejeton (intérêt), le versement de l’État, est un capital illusoire, fictif. C’est que la somme prêtée à l’État, non seulement n’existe plus, mais elle n’a jamais été destinée à être dépensée comme capital. » Pour le créancier, prêter de l’argent à l’État pour obtenir une part du produit de l’impôt ou prêter de l’argent à industriel moyen intérêt ou encore acheter des actions en vue de toucher des dividendes, ce sont des opérations équivalentes. « Mais le capital de la dette publique n’en est pas moins purement fictif, et le jour où les obligations deviennent invendables, c’en est fini même de l’apparence de ce capital. »
La dette publique n’est pas la seule forme de capital fictif. Le « capital monétaire fictif » comprend toutes les variétés de titres monétaires portant intérêt dans la mesure où ils circulent à la Bourse ainsi que les actions à quoi faut ajouter les multiples « nouveaux produits financiers » dont développement sans frein intervient précisément parce que la plus-value se fait rare et qu’on en anticipe la production.[2]
Louis Gill n’hésite pas à renverser la théorie sous-consommationniste et fait remarquer que : « La première puissance économique du monde, celle des États-Unis où la crise actuelle a été déclenchée, a été depuis au moins les quinze dernières années le lieu du déploiement, non pas d’une sous-consommation, mais d’une forte surconsommation, en particulier de biens importés, qui a entraîné un déficit chronique de sa balance courante des paiements avec l’étranger. » (« À l’origine des crises : surproduction ou sous-consommation ? », à paraître dans la revue brésilienne O Olho da História).
Les théories sous-consommationnistes ont « l’avantage » de prolonger l’illusion que le capitalisme peut se réformer, et que l’accumulation peut reprendre … si on sort du « libéralisme ». Les plus farouches « révolutionnaires » partagent ce fond commun avec les sociaux-démocrates invétérés. De fait, moyennant des destructions massives de forces productives – comme celles qui se produisent aujourd’hui par la mise en jachère d’une grande quantité de forces de travail (près de 100.000 chômeurs supplémentaires chaque mois en France) – le capitalisme peut retrouver l’an prochain … ou beaucoup plus tard, une nouvelle forme de croissance. Pour reposer à nouveau et sur une échelle élargie la même question.
Les thèses sous-consommationnistes constituent le complément de l’idéal du « développement illimité des forces productives ». La crise du capitalisme viendrait de ce qu’il ne parvient pas à développer de manière illimitée la production et que ses crises, dues à la goinfrerie de la classe dirigeante, viendraient interrompre un cercle vertueux production-consommation. Cette perspective est une illusion mortelle. Le développement capitaliste rencontre nécessaire des limites qui ne sont pas ou pas seulement les limites des ressources physiques de la planète – un problème sur lequel se développent beaucoup de controverses un peu oiseuses – mais les limites structurelles du mode de production capitaliste lui-même. La crise actuelle exacerbe d’ores et déjà les tensions entre les diverses fractions du capital à l’échelle mondiale et nous rappellent que les conflits entre les puissances dominantes ne sont que mis en sommeil. Comme Lénine, dans L’impérialisme stade suprême du capitalisme, l’affirmait il n’y aura ni développement pacifique de la mondialisation capitaliste, par les simples lois de la libre concurrence, ni la constitution d’un « super-impérialisme » capable d’imposer une réédition de la « pax romana » à la terre entière.
Bref, la crise nous impose une double rupture: rupture avec les conceptions dominantes tant chez les libéraux que chez les sociaux-démocrates et leurs alliés de la gauche radicale, rupture avec l’illusion « marxiste » du développement illimité des forces productives. Nous y revenons dans un prochain article.
Denis Collin (9 mai 2009)






[1]Denis Collin, Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009
[2]Pour plus de développements, voir Le cauchemar de Marx, p. 103 et sq. et la postface à la seconde édition de mon Comprendre Marx (A. Colin, juin 2009)

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