La crise est celle du
libéralisme répètent les plus radicaux des courants de la gauche
traditionnelle. Chez Besancenot, on s’aventure même jusqu’à dire qu’il s’agit
d’une crise du capitalisme. Reste à s’entendre sur la nature et la portée de
cette crise. Dans Le cauchemar de Marx[1], j’ai eu l’occasion de revenir sur la théorie
des crises, en insistant sur un point : « ces crises ne sont pas, ou
du moins pas principalement, des crises de surproduction de marchandises
destinées à être consommées (ce ne sont pas des crises de sous-consommation)
mais des crises de surproduction du capital : la crise survient parce
qu’il y a trop de capitaux qui ne trouvent pas à se mettre en œuvre au taux
moyen de profit de la période antérieure. » (p.93) Les thèses
sous-consommationnistes sont très largement admises à gauche. Même les plus
radicaux comme Alain Bihr ou Michel Husson considèrent que la crise a pour
cause l’excès de plus-value dans le partage entre plus-value et salaire. Bref,
si on satisfait les revendications ouvrières en augmentant le pouvoir d’achat,
si on redistribue les richesses, on pourra voir redémarrer la machine
économique. C’est encore une analyse de ce genre qui sous-tend les discours
syndicaux.
Ce diagnostic est erroné, bien qu’il ait pour lui une apparente
simplicité fort séduisante : si les ouvriers gagnaient mieux leur vie, ils
pourraient consommer plus et offriraient ainsi des débouchés solvables à la
production capitaliste. On en vient à se demander pourquoi les capitalistes, aveuglés par leur
cupidité, se sont d’eux-mêmes précipités dans cette crise de surproduction,
alors qu’un compromis salarial leur aurait évité tous ces désagréments !
Mais si la sous-consommation ouvrière était la cause de la crise de
surproduction, le mode de production capitaliste serait en crise permanente et
les phases d’expansion seraient inconcevables. En effet, le profit capitaliste
n’est possible que précisément parce que la valeur de la force de travail (qui
fixe plus moins le salaire) est inférieure à la valeur des marchandises qu’une
force de travail peut produire pendant le temps où elle est utilisée. Pour
qu’il y ait production de plus-value et donc profit capitaliste, il faut que
les ouvriers « ne consomment pas assez ». Ajoutons que la pérennité
du système exige que les capitalistes ne consomment pas tout le profit en jets
privés et fiestas pharaoniennes : la prodigalité n’est pas une vertu
capitaliste, car le capitaliste, en bon fonctionnaire du capital doit d’abord
être économe pour garantir la poursuite, sur une échelle toujours élargie, de
l’accumulation.
En réalité, la crise
amorcée avec l’affaire de « subprimes » n’est pas due à une
excès de plus-value et à un problème de sous-consommation mais bien à la rareté
croissante de la plus-value et à une surconsommation. Sans entrer dans les
détails, il suffit de dire que les subprimes sont une des multiples
formes du capital fictif qui ont pris une extension maximale au cours des
dernières décennies. Le capital « fictif », tel que Marx l’analyse,
est représenté par les créances échangeables contre des engagements futurs de
trésorerie dont la valeur est entièrement dérivée de la capitalisation de
revenu anticipé sans contrepartie directe en capital productif.
Le « capital
fictif » se fonde sur une opération intellectuelle rétrospective, qui
suppose une inversion des moyens et des fins. Marx l’explique (Capital,
Livre III, V) : « Le revenu monétaire est d’abord transformé en
intérêt, et, à partir de là, on trouve également le capital qui en est la
source. » Marx se contente ici de décrire le fonctionnement concret du
mode de production capitaliste. Ainsi le prix de vente d’un bien immobilier
est-il calculé en considérant que ce bien est un capital portant intérêt, ce
dernier étant représenté par le loyer. Mais ce processus a une conséquence
importante : « toute somme de valeur apparaît comme capital, dès lors
qu’elle n’est pas dépensée comme revenu ; elle apparaît comme somme
principale par contraste avec l’intérêt possible ou réel qu’elle est à même de
produire. » L’exemple de la dette de l’État est particulièrement éclairant
quant aux conséquences de ce processus : « L’État doit payer chaque
année, à ses créanciers une certaine somme d’intérêts pour le capital emprunté.
Dans ce cas le créancier ne peut pas résilier son prêt, mais il peut vendre sa
créance, le titre qui lui en assure la propriété. Le capital lui-même a été
consommé, dépensé par l’État. Il n’existe plus. » Ce que possède le
créancier, c’est (1) un titre de propriété, (2) ce qui en découle, savoir un
droit à un prélèvement annuel sur le produit des impôts, et (3) le droit de
vendre ce titre. « Mais dans tous ces cas, le capital qui est censé
produire un rejeton (intérêt), le versement de l’État, est un capital
illusoire, fictif. C’est que la somme prêtée à l’État, non seulement n’existe
plus, mais elle n’a jamais été destinée à être dépensée comme capital. »
Pour le créancier, prêter de l’argent à l’État pour obtenir une part du produit
de l’impôt ou prêter de l’argent à industriel moyen intérêt ou encore acheter
des actions en vue de toucher des dividendes, ce sont des opérations équivalentes.
« Mais le capital de la dette publique n’en est pas moins purement fictif,
et le jour où les obligations deviennent invendables, c’en est fini même de
l’apparence de ce capital. »
La dette publique n’est
pas la seule forme de capital fictif. Le « capital monétaire fictif »
comprend toutes les variétés de titres monétaires portant intérêt dans la
mesure où ils circulent à la Bourse ainsi que les actions à quoi faut ajouter
les multiples « nouveaux produits financiers » dont développement
sans frein intervient précisément parce que la plus-value se fait rare et qu’on
en anticipe la production.[2]
Louis Gill n’hésite pas à
renverser la théorie sous-consommationniste et fait remarquer que :
« La première
puissance économique du monde, celle des États-Unis où la crise actuelle a été
déclenchée, a été depuis au moins les quinze dernières années le lieu du déploiement,
non pas d’une sous-consommation, mais d’une forte surconsommation, en particulier de biens importés, qui a entraîné
un déficit chronique de sa balance courante des paiements
avec l’étranger. » (« À l’origine des crises :
surproduction ou sous-consommation ? », à paraître dans la revue
brésilienne O Olho da História).
Les théories
sous-consommationnistes ont « l’avantage » de prolonger l’illusion
que le capitalisme peut se réformer, et que l’accumulation peut reprendre … si
on sort du « libéralisme ». Les plus farouches
« révolutionnaires » partagent ce fond commun avec les
sociaux-démocrates invétérés. De fait, moyennant des destructions massives de
forces productives – comme celles qui se produisent aujourd’hui par la mise en
jachère d’une grande quantité de forces de travail (près de 100.000 chômeurs
supplémentaires chaque mois en France) – le capitalisme peut retrouver l’an
prochain … ou beaucoup plus tard, une nouvelle forme de croissance. Pour
reposer à nouveau et sur une échelle élargie la même question.
Les thèses
sous-consommationnistes constituent le complément de l’idéal du
« développement illimité des forces productives ». La crise du
capitalisme viendrait de ce qu’il ne parvient pas à développer de manière
illimitée la production et que ses crises, dues à la goinfrerie de la classe
dirigeante, viendraient interrompre un cercle vertueux production-consommation.
Cette perspective est une illusion mortelle. Le développement capitaliste
rencontre nécessaire des limites qui ne sont pas ou pas seulement les limites
des ressources physiques de la planète – un problème sur lequel se développent
beaucoup de controverses un peu oiseuses – mais les limites structurelles du
mode de production capitaliste lui-même. La crise actuelle exacerbe d’ores et
déjà les tensions entre les diverses fractions du capital à l’échelle mondiale
et nous rappellent que les conflits entre les puissances dominantes ne sont que
mis en sommeil. Comme Lénine, dans L’impérialisme stade suprême du
capitalisme, l’affirmait il n’y aura ni développement pacifique de la
mondialisation capitaliste, par les simples lois de la libre concurrence, ni la
constitution d’un « super-impérialisme » capable d’imposer une
réédition de la « pax romana »
à la terre entière.
Bref, la crise nous impose
une double rupture: rupture avec les conceptions dominantes tant chez les
libéraux que chez les sociaux-démocrates et leurs alliés de la gauche radicale,
rupture avec l’illusion « marxiste » du développement illimité des
forces productives. Nous y revenons dans un prochain article.
Denis Collin (9 mai
2009)
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