Marx est-il un penseur politique ? Compte tenu de
l’importance du « marxisme » dans l’histoire du xxe siècle, la question peut
sembler incongrue. Elle se pose pourtant. Le matérialisme historique en tant
qu’il établit les déterminismes socio-économiques de l’histoire semble réduire
drastiquement le champ du politique proprement dit. Si « l’expropriation des
expropriateurs », c’est-à-dire la révolution sociale, se produit avec le
caractère inexorable qui préside aux métamorphoses de la nature, à quoi peut
bien servir l’action politique ?
Notre question se pose encore en un deuxième sens. Le
politique, c’est-à-dire l’organisation des rapports (conflictuels
éventuellement !) entre gouvernants et gouvernés correspondant à une étape
de l’histoire humaine – sa préhistoire dit Marx – dans laquelle les hommes
restent dominés par leurs propres échanges, dans laquelle la société est
divisée en classes sociales irréductiblement antagonistes. Le communisme, né du
dépérissement des classes sociales, n’est pas un nouveau système politique,
mais la fin du politique en tant que tel. Marx serait donc un penseur de la fin
du politique plus qu’un penseur politique.
Ainsi, le plan du Capital prévoyait un livre
consacré à l’État. Mais le Capital est resté inachevé et, pas plus que
le livre consacré aux classes sociales, le livre sur l’État n’a vu le jour.
Résultat, ennuyeux pour les marxistes, il n’y a pas chez Marx de théorie de
l’État digne de ce nom ! La théorie marxiste de l’État n’est donc qu’une
reconstruction à partir de textes politiques souvent dictés par les
circonstances. Si on met de côté la critique du droit politique hégélien, dans
laquelle Marx est encore un démocrate radical, restent les écrits des années
1848-1852 (dont le 18 brumaire de Louis Bonaparte), les écrits
sur la Commune de Paris (dont La guerre civile en France) et la Critique
du programme de Gotha. C’est Lénine qui a entrepris de reconstruire dans sa
prétendue pureté la théorie marxiste de l’État dans L’État et la révolution,
écrit à la veille de la révolution d'octobre et qui servira de bible à toutes
les formes de « marxisme léninisme », trotskismes inclus. Cette
reconstruction fait des coupes drastiques dans l’oeuvre de Marx et affirme
comme des thèses indiscutables ce qui reste problématique. Néanmoins, elle
forme un ensemble relativement cohérent qu’il nous faut étudier pour en montrer
les difficultés et les contradictions.
Résumons donc cette théorie standard en trois
propositions :
1.
l’État n’est que l’organisation de la domination
et de l’oppression de la classe dominante.
2.
La classe ouvrière doit s’emparer de la machine
d’État, la briser et instituer la dictature du prolétariat.
3.
Mais ce nouvel État ne sera pas à proprement
parler un État, puisqu’il sera l’État de la majorité œuvrant à la disparition
des antagonismes de classe et par conséquent la disparition des fondements de
tout État.
Ces trois propositions sont aussi problématiques les unes
que les autres. Elles supposent un concept clair de classe sociale et une
détermination précise des rapports entre classes et État. Nous avons vu au
chapitre précédent les difficultés d’une théorie des classes, mais aussi,
moyennant une interprétation pluraliste l’utilité théorique et pratique de
raisonner en termes d’antagonismes sociaux. Bien sûr, cette tentative de donner
un sens à la pensée de Marx sur les classes sociales aura des conséquences et
risque fort de mettre à mal l’édifice de la théorie marxiste standard de
l’État.
L’État en général
On se souvient (voir chapitre I) que la rupture de Marx
avec le hégélianisme s’opère sur la question de l’État. Avant de critiquer
l’idéalisme de Hegel, c’est sa conception de l’État qui est mise à mal. Marx
est alors un démocrate radical, finalement, pas très éloigné de Rousseau. Mais
cette critique démocratique de Hegel va à son tour subir le feu de la critique.
Communauté illusoire et antagonismes réels
C’est encore la remise en cause de toute la tradition
héritée qu’on trouve dans L’Idéologie Allemande : « La structure
sociale et l’État résultent constamment du processus vital d'individus
déterminés ». Cette formule assez vague est précisée un peu plus loin.
L’origine de l’État est reliée à la division du travail, ou, plus exactement,
au fait que cette division du travail commence à se figer. Citons le
passage :
En effet, du moment où le travail commence à être réparti,
chacun entre dans un cercle d’activités déterminé et exclusif qui lui est
imposé et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou
critique critique, et il doit le rester sous peine de perdre les moyens qui lui
permettent de vivre. (…) Cette activité sociale qui s’immobilise, ce produit de
nos mains qui se change en un pouvoir matériel qui nous domine, échappe à notre
contrôle, contrarie nos espoirs, ruine nos calculs – ce phénomène-là, c’est un des
principaux facteurs de l’évolution historique connue jusqu’ici. (…)
C’est précisément en raison de cette opposition entre l’intérêt
particulier et l’intérêt commun que celui-ci prend, en tant qu’État, une configuration autonome, détachée des
intérêts individuels et collectifs, en même temps qu’il se présente comme communauté
illusoire, mais toujours sur la base réelle des liens existants dans chaque
conglomérat de familles et de tribus, tels que consanguinité, langage, division
du travail à une plus grande échelle et autres intérêts ; [IA/P3-1063/1064]
Reprenons ce passage dense. L’État s’impose quand la
division du travail étant fixée l’intérêt commun doit prendre une forme
indépendante. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, là où la division du
travail se limite à la division sexuelle du travail, l’intérêt d’ensemble de la
société est toujours présent dans chaque activité. Le lien social est immédiat.
Au contraire, dès que la division du travail est figée, non seulement les
individus perdent de leur liberté mais ils perdent aussi la représentation
claire de l’intérêt commun. Celle-ci doit apparaître maintenant comme une
réalité objective qui se dresse face à eux. On pourrait croire en s’en tenant
là que Marx revient à la bonne vieille démarche idéaliste qui consiste à
engendrer la réalité à partir du mouvement prétendument autonome des catégories
de la pensée, mais il n’en est rien. Si l’intérêt commun se dresse comme une
réalité objective face à l’intérêt particulier, c’est tout simplement que cet
intérêt commun de toute la société est devenu un intérêt commun illusoire parce
que la société elle-même, divisée par la division du travail est devenue une
communauté illusoire. Les intérêts réels des individus et l’intérêt de la
société ne coïncidant plus, l’État apparaît comme la réconciliation de la
réalité particulière et de l’universel, exactement comme chez Hegel, à cette
différence qu’il s’agit maintenant non du mouvement réel, mais de la
mystification. Car la société est faite d’une pluralité d’intérêts divergents,
elle n’est pas une totalité idéale. Cette totalité idéale, cet
« universel »[1]
est une abstraction qui masque la réalité en la renversant. En effet, l’État se
constitue
(…) en particulier, (…), sur la base des classes déjà issues
de la division du travail, lesquelles se constituent séparément dans tout agrégat
humain de ce genre et dont l’une domine toutes les autres. [ibid.]
Bref, si une communauté illusoire est nécessaire, c’est
parce que la communauté réelle n’existe pas ou plus exactement n’est que le
champ d’une lutte. Dans cette lutte s’expriment les intérêts de classes
« dont l’une domine les autres. »
Il s’ensuit que toutes les luttes au sein de l’État, la lutte
entre la démocratie, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la
monarchie, la lutte pour le suffrage, etc., , ne sont que les formes illusoires
– le général étant toujours la forme illusoire du communautaire - dans
lesquelles les luttes des différentes classes sont menées entre elles (…) ;
et il s’ensuit en outre que toute classe qui aspire à la domination – même si cette
domination a pour condition, comme c’est le cas pour le prolétariat, l’abolition
de toute l’ancienne forme de la société et de la domination en général – doit d’abord
s’emparer du pouvoir politique afin de présenter à son tour son intérêt comme l’intérêt
général, ce à quoi elle est contrainte dès le début.
C’est justement parce que les individus poursuivent
uniquement leur intérêt particulier, qui,
à leurs yeux, ne coïncide pas nullement avec leur intérêt commun, que celui-ci
est mis en avant comme un intérêt qui leur est « étranger », qui est
« indépendant » d’eux, bref comme un intérêt « général » qui
est à son tour d’une nature particulière et bien à lui (…). [IA/P3-1064/1065]
Le politique est le royaume de l’illusion, un théâtre
d’ombre où les intérêts des classes en luttes s’expriment déguisés derrière les
faux universels. La réalité, ce sont les intérêts individuels dont les
individus partent toujours. Cette dernière formulation n’est pas sans poser des
questions difficiles. S’il n’y a que des intérêts particuliers, il n’y a donc
pas d’intérêt de classe au sens strict – par exemple, pour revenir à une
question que nous avons abordée au chapitre précédent, il n’y a pas d’intérêt
de la classe ouvrière qui puisse exister indépendamment et différemment de l’intérêt
de chaque ouvrier pris individuellement. Bref l’intérêt de classe, si on suit
cette logique, n’est pas un intérêt collectif, mais rien d’autre qu’un intérêt
particulier individuel et qui prend la forme (illusoire) d’un intérêt
universel. L’intérêt de classe n’est rien d’autre que la logique des rapports
dans lesquels chaque individu est engagé.
Mais nous n’en sommes pas quitte avec ce passage important
puisqu’il donne un embryon de la théorie de l’État dont Marx ne se défera plus.
Si la communauté n’existe que sous une forme illusoire, on se demande pourquoi
les individus ont-ils besoin de cette forme illusoire et pourquoi ils croient
(plus ou moins) à cette illusion. L’illusion a une valeur fonctionnelle :
elle permet aux membres des classes dominées d’accepter leur condition sociale
réelle et aux classes dominantes de dominer. Mais ce type d’explication a le
défaut de toutes les explications fonctionnalistes : on constate a
posteriori que telle institution sociale remplit un certain rôle mais cela n’explique
ni sa genèse ni ses spécificités. Cette faiblesse grève sérieusement tout ce
qui tient lieu de théorie marxienne de l’État.
En outre, Marx parle ici de luttes qui se déroulent à
l’intérieur de l’État. Cela veut dire que l’État n’est pas seulement une forme
indépendante séparée des intérêts réels puisque ces intérêts réels s’expriment
– sous des formes illusoires, certes – à l’intérieur de l’État. L’État n’est
donc pas simplement un outil fonctionnel au service d’un certain type de
rapports sociaux, il est aussi un terrain et un enjeu de la lutte entre les
classes définies par ces rapports sociaux. C’est pourquoi la question posée à
la classe ouvrière est de s’emparer du pouvoir d’État, ce qu’elle ne peut faire
d’ailleurs sans être capable de faire valoir ses intérêts propres comme les
intérêts de la société tout entière. Et c’est pourquoi le Manifeste propose que la classe ouvrière s’empare du pouvoir d’État
afin d’engager des réformes qui ouvrent la voie à une révolution sociale.[2]
On remarque enfin que les formes d’État (aristocratie,
monarchie, démocratie) n’ont en elles-mêmes aucune importance réelle
puisqu’elles ne sont que les expressions illusoires des luttes d’intérêts
réels. Cette indifférence aux formes de l’État ne sera pas constante chez Marx.
Alterneront les dénonciations du suffrage universel comme duperie ou au
contraire la revendication du suffrage universel comme le moyen par excellence
pour établir le pouvoir du prolétariat – la lutte pour le suffrage universel a
été la première grande manifestation du mouvement ouvrier en Grande-Bretagne à
travers le chartisme et le Manifeste fait
de ce droit une des réformes fondamentales que le prolétariat au pouvoir doit
instituer. De même la république parlementaire sera considérée tour à tour
comme la forme par excellence de la domination de la bourgeoise et comme la
forme de la dissolution de cette domination (cf. infra).
Dans cette conception des années 1845, on trouvera sans
doute une des marques de l’influence de Stirner dont L’unique et sa propriété constitue une critique radicale de l’État.
Certes, l’Idéologie Allemande
comprend une longue critique de Stirner, surnommé « saint Max », mais
cet auteur a produit un gros effet sur Engels et Moses Hess, notamment par sa logique
interne et par sa critique de Feuerbach et de son « l'homme
générique » et par la manière dont il place l'individu au centre de sa
philosophie :
L'histoire cherche l'homme : mais il est moi, toi, nous.
On le cherche comme un être mystérieux, divin ; on cherche le Dieu, puis
l'homme et l'on retrouve l'individu, l'être fini, l'unique.[3]
Si Marx critique Stirner ce n’est pas à cause de son
individualisme, ni à cause de sa critique radicale de « l’illusion
politique », mais en raison du caractère inachevé et finalement encore
complètement spéculatif de cette critique.
Au-delà des oscillations de la pensée proprement politique
de Marx, nous devons cependant admettre que les principales thèses esquissées
dans ce texte de 1845 formeront l’ossature du marxisme. La dénonciation du
caractère purement formel et illusoire de la démocratie, l’indifférence à la
forme, c’est-à-dire aux questions de droit politique et aux questions
constitutionnelles, une volonté ferme de ne pas s’encombrer de questions de
principe : voilà qui constitue une doctrine relativement cohérente. Le
léninisme (y compris ses variantes) et le trotskisme, en particulier, feront
leur cette doctrine, ce qui explique peut-être leur peu de succès dans les
pays de vieille tradition démocratique et quelques réussites précisément là où
la seule forme connue de pouvoir politique était plus ou moins tyrannique.
Marx, critique de la théorie « marxiste » de l’État
Le schéma que nous venons d’esquisser, bien que récurrent
dans les écrits de Marx, notamment à chaque fois qu’il s’agit de polémiquer
contre ses adversaires au sein de l’Association Internationale des Travailleurs
ou sein de la social-démocratie allemande, est cependant très loin de
représenter la pensée politique de Marx dans son ensemble. En fait la théorie
de l’État comme forme d’une communauté illusoire ne mène pas très loin, pour la
raison que c’est la théorie de l’illusion qui ne mène pas très loin : elle
sépare la réalité entre une apparence purement illusoire (celle de la politique,
des luttes d’idées, du droit, etc.) et le monde réel, celui des intérêts de
classes. C’est une manière assez idéaliste de dévaloriser le réel tel qu’il
apparaît aux individus.
À la vérité Marx n’a pas développé une théorie générale de
l’État qui est seulement esquissée dans L’Idéologie
Allemande[4].
On trouve évidemment d’autres remarques éparpillées sur les diverses formes
d’État antiques, sur le « despotisme asiatique », etc., mais la seule
forme d’État qui fasse l’objet d’analyses plus fouillées est l’État
capitaliste. Or cette analyse est le lieu d’une tension entre plusieurs
conceptions et plusieurs méthodes pour comprendre ce que c’est que l’État.
D’une part, conformément à ce que nous venons de voir un
peu plus haut, l’État capitaliste (ou l’État bourgeois) en tant que communauté
illusoire est un simple moyen d’assurer la domination de la classe dominante.
Dans l’Idéologie Allemande, Marx
souligne la différence entre les formes primitives de l’État, fondées sur la
propriété tribale et les formes plus modernes où les individus n’ont plus la
simple possession de la terre, mais accèdent à la propriété privée, qui n’est
vraiment telle que lorsque apparaît le propriété mobilière. Or, dit Marx,
l’autonomie de l’État dans ces formes anciennes disparaît avec la propriété
privée moderne. C’est pourquoi, toujours en suivant ces prémisses, la
bourgeoisie devient vraiment classe dominante quand elle exerce directement le
pouvoir par elle-même, ce qui n’est possible que par la liquidation de l’État
féodal et l’instauration de la démocratie parlementaire pour les classes
dirigeantes.
Ainsi, le Manifeste
explique-t-il :
(…) la bourgeoisie a réussi à conquérir de haute lutte le
pouvoir politique exclusif dans l’État représentatif moderne : la grande
industrie et le marché mondial lui ont frayé le chemin. Le gouvernement moderne
n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de toute la classe
bourgeoise. [P1-163]
D’un autre côté, dès que les luttes de classes mettent en
question la stabilité politique et donc la domination sociale de la classe
capitaliste, alors l’État d’autonomise, s’élève au-dessus de toutes les
classes, y compris la classe dominante (qui en paie parfois le prix) pour
assurer la défense de « la loi et l’ordre » c’est-à-dire la pérennité
des rapports de production capitalistes. C’est ici l’analyse pénétrante que
Marx fait du bonapartisme, un phénomène qui, loin de se réduire à quelques
accidents historiques, comme le coup d’État de « Napoléon le petit »,
représente au contraire une des tendances fondamentales de l’État moderne.[5]
Enfin, si l’État est seulement l’instrument de la
domination de la classe dominante, il faut expliquer non seulement pourquoi
Marx défend la nécessité pour le prolétariat de s’emparer du pouvoir d’État
mais aussi la lutte pour des lois sociales. La limitation légale de la journée
de travail adoptée par le Parlement britannique d’un côté, le travail d’enquête
des inspecteurs du travail de l’autre sont des actions de l’État capitaliste,
dirigé encore par les capitalistes et qui cependant vont dans le sens du
pouvoir de la classe ouvrière. Donc, cela laisserait entendre que l’État
capitaliste peut prendre en compte des intérêts autres que ceux de la classe
dominante, donc des intérêts communs à tous les individus.
Il est assez facile de montrer que les formes d’États
antérieures à la domination du MPC et à l’apparition de l’État capitaliste
moderne sont difficilement identifiables simplement à la domination d’une
classe particulière. Ainsi la monarchie absolutiste française bien qu’elle soit
officiellement le couronnement de la domination des ordres majeurs, noblesse et
clergé, a, dans le même temps été aussi un instrument au service de la nouvelle
classe bourgeoise qui se formait au sein de la vieille société féodale. En brisant
la puissance de la noblesse, la monarchie absolutiste a établi les conditions
de la domination du capital. Mais ce qu’il importe de montrer, c’est que même
l’État capitaliste moderne ne rentre pas dans le lit de Procuste d’un certain
marxisme. Les tensions que nous mettons en évidence concernent cet État moderne
et elles montrent que la théorie marxiste standard, celle qui veut que l’État,
quelles qu’en soient les formes, est un instrument de domination de la classe
dominante, est non seulement une théorie simpliste, mais encore une théorie
franchement fausse. Et l’on verra qu’on peut trouver des éléments de critique
d’abord chez Marx lui-même.
L’État capitaliste et la lutte des classes
Les définitions abruptes de l’État moderne ne manquent pas
chez Marx et Engels. « Comité qui gère des affaires communes de tout la
classe bourgeoise », dit le Manifeste
(cf. supra). Engels le décrira comme « détachement d’hommes armés au
service du capital » en insistant d’ailleurs, beaucoup plus que Marx, sur
le rôle clé de la violence.
L’État capitaliste, état par excellence : théorie standard
Engels le répète dans de nombreux écrits :
L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine
essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitaliste
collectif en idée.[6]
On peut même dire que l’État capitaliste est l’État par
excellence. Engels, reprenant une esquisse de l’Idéologie Allemande, affirme que l’évolution historique transforme
de plus en plus l’État en organe de domination de classe :
Mais avec les différences dans la répartition apparaissent
aussi les différences de classes. La
société se divise en classes privilégiées et en classes désavantagées,
exploiteuses et exploitées, dominantes et dominées, et l’État auquel les
groupes naturels de communautés d’une même tribu avaient abouti dans leur
évolution, simplement, au début, afin de veiller à leurs intérêts communs (par
exemple l’irrigation en Orient) et pour assurer leur défense contre
l’extérieur, a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les
conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe
dominée.[7]
Essayons d’expliciter ce que Engels veut dire ici :
1.
L’État apparaît avant la division de la société
en classes antagonistes. Il naît avec les premières formes de division du
travail et remplit alors des fonctions utiles à toute la société, une société
dans laquelle il est encore possible de parler d’« intérêts
communs ». Remarquons tout de suite que si c’est là la bonne
interprétation de la pensée de Engels – et peut-être aussi de celle de Marx
puisque celui-ci a approuvé le livre de Engels – alors la thèse du
dépérissement de l’État concomitant au dépérissement de la division de la
société en classes antagonistes bat de l’aile, nous y revenons un peu plus loin.
En tout cas, l’État en général n’est pas nécessairement l’instrument de la
domination d’une classe sur une autre.
2.
Avec le développement des antagonismes de
classes, l’État devient de plus en plus l’organe de domination d’une classe. Et
c’est pourquoi l’État capitaliste est, lui, un pur instrument de domination de
classe. Cet État ne peut rien faire d’autre que de défendre les intérêts de la
classe capitaliste.
On pourrait trouver chez Marx de nombreux passages qui
vont dans le même sens. C’est précisément pour cette raison que Marx après la
Commune de Paris modifie les formules qui étaient employées dans le Manifeste. Dans La guerre civile en France, un essai écrit pratiquement au moment
des évènements parisiens[8],
Marx tire à chaud les premiers enseignements. Certes le prolétariat doit
prendre en main sa propre destinée en s’emparant du pouvoir politique, ainsi
que le Manifeste l’avait déjà
proclamé.
Mais la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre
telle quelle la machine d’État et la faire fonctionner pour son propre compte.[9]
C’est qu’en effet l’État n’est pas un outil neutre en
lui-même qui pourrait être utilisé pour des visées radicalement différentes
selon la classe sociale qui en assure le contrôle. L’État bourgeois en France
est un État centralisé, et omniprésent dont l’organisation, remarque Marx,
remonte à la monarchie absolue. La révolution française l’a, certes,
profondément transformé, mais c’est l’Empire et la restauration qui vont lui
donner sa forme définitive.
Au fur et à mesure que le progrès de l'industrie moderne
développait, élargissait, intensifiait l'antagonisme de classe entre le capital
et le travail, le pouvoir d'État prenait de plus en plus le caractère d'un
pouvoir publie organisé aux fins d'asservissement social, d'un appareil de
domination d'une classe. Après chaque révolution, qui marque un progrès de la
lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d'État apparaît
façon de plus en plus ouverte. La Révolution de 1830 transféra le gouvernement
des propriétaires terriens aux capitalistes, des adversaires les plus éloignés
des ouvriers à leurs adversaires les plus directs. Les républicains bourgeois
qui, au nom de la Révolution de février, s'emparèrent du pouvoir d'État, s'en
servirent pour provoquer les massacres de juin, afin de convaincre la classe
ouvrière que la république « sociale », cela signifiait la république qui
assurait la sujétion sociale, et afin de prouver à la masse royaliste des
bourgeois et des propriétaires terriens qu'ils pouvaient en toute sécurité
abandonner les soucis et les avantages financiers du gouvernement aux «
républicains » bourgeois.[10]
Dans sa structure même, l’État bourgeois est un instrument
au service de la classe capitaliste au « caractère purement
répressif ». De ce point de vue, le Second Empire n’a fait que
perfectionner cette machine d’État et en développer toutes les tendances
fondamentales.
Le régime impérial est la forme la plus prostituée et en même
temps la forme ultime de ce pouvoir d'État, que la société bourgeoise naissante
a fait naître, comme l'outil de sa propre émancipation du féodalisme, et que la
société bourgeoise parvenue à son plein épanouissement avait finalement
transformé en un moyen d'asservir le travail au capital.[11]
La Commune est l’antithèse de l’Empire, dit encore Marx.
Elle ne s’est pas contentée de revenir à la forme républicaine, elle a tenté de
construire une république entièrement nouvelle, « une république qui ne
devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe,
mais la domination de classe elle-même. » Pour réaliser cet objectif, elle
a dû commencer à briser la vieille machine d’État :
1.
suppression de l’armée permanente, remplacée par
le peuple en armes ;
2.
délégués élus au suffrage universel,
responsables et révocables à tout moment ;
3.
fonctionnaires publics élus et révocables
(particulièrement les fonctionnaires de justice) ;
4.
séparation de l’Église et de l’État ;
Marx souligne encore que les Communards avaient pour tout
le pays un projet cohérent : remplacer l’appareil étatique de gouvernement
centralisé par l’administration autonome des communes.
Cette réflexion sur la Commune n’est pas circonstancielle.
Il s’aigt d’une inflexion fondamentale dans la pensée de Marx et Engels. Ainsi,
dans la Critique du programme de parti
ouvrier allemand (critique du programme de Gotha), Marx s’en prend
violemment à la revendication des partisans de Lassalle d’un « État
populaire libre ». Les partisans de Lassalle se trompent du tout au
tout :
Au lieu de considérer la société existante (et cela vaut pour
toute société future) comme le fondement
de l’État existant (ou futur pour la société future), on traite, au contraire,
l’État comme une entité indépendante, qui possède ses propres fondements intellectuels et moraux,
ses propres libertés. [P1-1428]
Les divers « États existants » dans les
« pays civilisés », dit Marx, ont comme terrain la société bourgeoise
moderne. C’est pourquoi il est impossible de mener la lutte pour l’émancipation
du prolétariat dans le cadre des États existants. Si la revendication de la
démocratie politique garde une certaine importance – et Marx ne manque pas de
souligner que c’est là un axe stratégique pour les partis ouvriers – il reste
que ce n’est qu’un objectif transitoire qui doit préparer le renversement de
l’État bourgeois et la « dictature révolutionnaire du prolétariat ».
Il faut souligner que l’idée que la vieille machine d’État
ne peut être utilisée pour son propre compte par le prolétariat, que, par
conséquent, elle doit être brisée, est cohérente avec la définition de l’État
donnée dès L’Idéologie Allemande et
reprise et renforcée à plusieurs reprises, une définition qui réduit
progressivement l’État à n’être que l’appareil de répression de la classe
dominante.
Critique de la théorie standard
Les thèses de Marx que nous venons de rappeler constituent
la théorie marxiste standard de l’État. Lénine en a fait la reprise sous une
forme à la fois précise et souvent répétitive dans L’État et la Révolution, un ouvrage écrit en août/septembre 1917,
et visant au « réarmement politique » de son parti à la veille de la
conquête du pouvoir.
Cependant ces thèses constituent un des points faibles de
la pensée marxienne. Quatre critiques majeures peuvent lui être
adressées :
1.
La conception fonctionnaliste de l’État qui
sous-tend la théorie marxiste est une conception paresseuse qui interdit de
comprendre la diversité des organisations étatiques et la violence des luttes
politiques qui ne se réduisent pas à des luttes sociales.
2.
La réduction de l'État à la domination des
classes dominantes et soit tautologique, soit fausse.
3.
L’État, même l’État bourgeois, prend en compte
aussi les intérêts communs à toute la société.
4.
Il y a une certaine autonomie de la lutte politique
par rapport aux contradictions de classe qui naissent sur le terrain des
rapports sociaux de production.
Le fonctionnalisme
Les explications fonctionnelles mettent en avant les
conséquences effectives d’un comportement ou d’une action pour l’expliquer. En
sciences sociales, l’explication fonctionnelle consiste à expliquer une
institution sociale par les bénéfices qu’elle procure soit à la société dans
son ensemble soit aux dominants. Castoriadis isole parmi les explications
fonctionnelles celles qui ressortissent à la « vue
économique-fonctionnelle » qu’il définit ainsi :
Nous entendons par là la vue qui veut expliquer aussi bien
l’existence de l’institution que ses caractéristiques (idéalement jusqu’au
moindre détail) par la fonction
que l’institution remplit dans la société et les circonstances données, par son
rôle dans l’économie d’ensemble de la
vie sociale.[12]
Castoriadis ajoute immédiatement :
C’est finalement aussi la vue marxiste, par laquelle les
institutions représentent chaque fois les moyens adéquats par lesquels la vie
sociale s’organise pour s’accorder aux exigences de
« l’infrastructure ».[13]
Cette façon de voir présente de nombreux défauts dont le
moindre n’est pas qu’elle redonne vigueur au finalisme : l’antécédent est
expliqué par le conséquent. Dans les sciences de la nature, il y a longtemps
que le finalisme a été discrédité et qu’on ne croit plus que « la nature
ne fait rien en vain » comme le pensait Aristote. Mais il se porte bien
dans les sciences sociales où il produit les mêmes ravages qu’ailleurs, en
donnant des explications qui n’expliquent rien, car il est toujours possible à
partir de la connaissance des conséquences de « prouver » que les
antécédents en étaient la cause nécessaire. Nous avons spontanément tendance à
penser l’histoire rétrospectivement, à considérer chacun des évènements passés
comme autant d’étapes nécessaires pour arriver au présent qui est revêtu du
cachet de la nécessité historique. Nous avons abordé cette question dans le
deuxième chapitre : Marx affirme que « l’histoire ne fait rien »
et prend congé de toutes les philosophies de l’histoire, c’est-à-dire de toute
téléologie. Mais le marxisme et souvent Marx lui-même restent prisonniers de la
philosophie hégélienne de l’histoire dans une version plus ou moins laïcisée.
C’est cette régression téléologique du marxisme qui permet de comprendre la
place que prennent les explications fonctionnelles dans la théorie sociale.
Le deuxième défaut des explications fonctionnelles est
qu’elles sont incapables d’expliquer la variété des institutions adaptées au
même but. À la même époque, la classe bourgeoise en France organise sa
domination sous la forme de l’État bonapartiste alors que la classe bourgeoise
britannique use de la monarchie constitutionnelle avec un pouvoir très étendu
conféré au Parlement. Pourquoi les intérêts de classe identiques sont-ils
défendus par des moyens différents ? Si on veut répondre à cette question,
il faut sortir de l’explication fonctionnelle et étudier les détails concrets
de l’histoire et donc supposer que le mode de production ne fait que
conditionner (incliner et non déterminer, aurait dit Leibniz !) les
processus sociaux et politiques qui se trouvent avoir une très large marge
d’autonomie à l’égard de lois du MPC.
Le dernier défaut de l’explication fonctionnelle est
qu’elle porte facilement à la « théorie du complot » sous des formes
diverses. Si telle institution présente un bénéfice pour les classes
dominantes, c’est que les classes dominantes ont créé cette institution en vue
de ce bénéfice. On fusionne ainsi explication fonctionnelle et explication
intentionnelle, ce qui est parfaitement logique, puisque les humains sont
réputés agir en fonction de leurs désirs dont ils ont conscience. Cela revient
à prêter aux processus sociaux des intentions et aux êtres de raison des
sciences sociales des intentions analogues à celles des individus. Du
finalisme, on passe à l’animisme pur et simple. Évidemment si on admet la
lecture nominaliste que nous avons faite de Marx et le refus de confondre les
êtres de raison avec des individus vivants, on voit qu’il y a contradiction
entre les présuppositions philosophiques anti-idéalistes de Marx et les
explications fonctionnalistes du marxisme. Il reste que bien souvent la fusion
des explications fonctionnelles et des explications intentionnelles est une des
plus répandues chez les auteurs marxistes. « La classe dominante choisit
ceci » ou « la classe dominante prépare cela » : ce genre
d’expression transforme des agrégats conceptuels (les classes) en sujets
agissants. En réalité, les « actions » de la « classe
dominante » ne sont que la résultante (presque au sens physique de la
composition vectorielle des forces) des actions des individus qu’on peut
rattacher à cette classe dominante. Mais précisément le résultat est
nécessairement différent de ce que chacun avait prévu. S’il arrive souvent que
les individus agissent pour réaliser leurs intentions et mettent en œuvre à
cette fin des plans, plus ou moins rationnels, ils sont en même temps dans
l’incapacité de prendre en compte les réactions de tous les autres et
d’anticiper les effets de ces réactions. Ce qui advient dans l’histoire, c’est
ce que personne n’a voulu, disait, fort justement, Engels. Il découle de cela
que l’État, en tant qu’institution humaine est le résultat non prévu de ces
combinaisons d’actions individuelles. La stabilisation des comportements – les
comportements communautaires au sens de Max Weber – à son tour entre en ligne
de compte dans les déterminations des actions individuelles : les
individus s’orientent généralement d’après les comportements attendus des
autres individus. Mais il ne reste plus trace ici d’explication fonctionnelle
de l’institution.
Il faut remarquer ici un paradoxe intéressant.
L’explication fonctionnelle de l’État s’appuie en fait sur toute la tradition
contractualiste qui fait du politique le résultat de l’accord des volontés
rationnelles en vue d’une fin. Chez Hobbes, par exemple, le pouvoir souverain
s’explique par sa fonction : assurer la sécurité et la protection des
activités des sujets et c’est dans ce but qu’il est institué. Jon Elster relève
ce rapprochement qu’il peut être fait entre la tradition contractualiste et l’explication
marxiste :
L’État était communément considéré comme le pourvoyeur de
biens publics – du maintien de l’ordre notamment, mais aussi de biens
économiques que les individus ne pouvaient fournir efficacement. Grossièrement
parlant, l’État incarne la solution coopérative à un Dilemme du prisonnier
impliquant tous les individus de la société dont il est l’État. D’après Marx,
il est tout à fait possible de formuler la tâche de l’État à partir de ce
dilemme mais avec des joueurs différents. La tâche de l’État est d’apporter une
solution coopérative au Dilemme du prisonnier dans lequel se trouvent les
membres de la classe économiquement dominante, et, dans le cadre de cette
mission, d’empêcher les membres de la classe dominée de résoudre leur propre dilemme.[14]
En faisant ce rapprochement, Elster soulève indirectement
une autre question : la conception matérialiste de l’histoire qui est
celle de Marx n’est sans doute pas compatible avec cette conception qui fait de
l’État l’expression d’un choix libre d’individus rationnels. Autrement dit, il
y a contradiction entre les principes méthodologiques formulés par Marx dès L’Idéologie Allemande et la conception
instrumentaliste ou fonctionnaliste de l’État qui domine le marxisme.
L’État et les classes dominantes
L’erreur méthodologique que nous venons de pointer peut
maintenant être illustrée plus facilement. Affirmer que l’État n’est que
l’organisation de la domination et de l’oppression de la classe dominante,
c’est produire une définition simplificatrice et anhistorique de l’État. À
moins qu’il ne s’agisse d’une définition purement triviale ou
tautologique : les classes dominantes dominent et donc elles dominent
l’État. Que serait en effet une classe dominante qui ne dominerait pas
l’État ? Ce ne serait pas une classe dominante du tout !
En effet, que l’État ait à voir avec la classe dominante,
c’est l’évidence même, puisque l’État est par définition l’institution
dominante d’une société. On définit d’ailleurs généralement la classe dominante
par sa capacité à contrôler l’État et à faire prévaloir sur le plan politique
ses intérêts et ses ambitions. Cependant, il n’est pas possible de réduire
l’État à un simple instrument de domination d’une partie minoritaire de la
société sur l’autre. Aucun État ne peut durer sans que, d’une manière ou d’une
autre, il prenne en compte les intérêts de la société tout entière. La théorie
contractualiste classique (de Hobbes à Rousseau) qui fait de l’État le résultat
d’un contrat noué entre les individus en vue de leur propre intérêt, si elle
est historiquement une fiction, présente néanmoins un noyau rationnel. Dans la
mesure où on ne veut pas réduire l’État à la tyrannie pure, il faut admettre
que même les classes dominées trouvent un intérêt à l’existence de l’État, sans
quoi on comprendrait mal pourquoi ces classes dominées qui sont les plus
nombreuses accepteraient sans broncher leur condition. L’État n’est pas
simplement un glaive, il est aussi un bouclier ! Les classes dominées
préfèrent toujours une domination réglée par le droit (la domination étatique)
à la domination brutale et directe des puissants.
L’histoire en pourrait apporter de nombreuses
confirmations. Il suffirait pour cela de suivre la tortueuse montée de la
monarchie absolue en France, ou, plus près de nous, d’analyser tant le fascisme
que l’ « État providence » et les États dits socialistes. Loin de
faire de l’État le simple organe de domination des dominants on y verrait
comment, au contraire, se cristallisent les rapports de forces entre les
classes sociales, les fractions de classes, mais aussi les particularités
nationales. Les rapports entre l’État et les paysans en France, depuis la
révolution française, sans doute, ont quelque chose d’intrigant pour la théorie
marxiste classique, bien que Marx lui-même ait consacré à cette question une
place tout à fait particulière. Voilà une classe, la classe paysanne, qui est à
peine une classe (voir plus haut la comparaison de Marx avec les pommes de
terre dans un sac de pommes de terres) et qui pourtant forme la base sociale du
bonapartisme, ainsi que l’explique le 18
Brumaire :
Bonaparte représente
une classe, voire la classe la plus nombreuse de la société française, les paysans
à parcelles.
De même que les Bourbon
sont la dynastie de la grande propriété foncière, les Orléans la dynastie de
l'argent, de même les Bonaparte sont la dynastie des paysans, c'est-à-dire de
la masse du peuple français. L'élu des paysans, ce n'était pas le Bonaparte qui
se soumit au Parlement bourgeois, mais le Bonaparte qui dispersa le Parlement
bourgeois. [P4-532]
Les propriétaires fonciers sont bien une partie de la
classe dominante, tout comme les capitalistes financiers. Mais que Marx même
sur le même plan, dans le même mouvement, le « paysan à parcelles »,
cela devrait suffire pour montrer que Marx n’applique pas les préceptes du
marxisme quand il s’agit de procéder à l’analyse concrète d’une situation
concrète. Nous avons donc une classe qui n’est pas une classe dominante qui
propulse son représentant au pouvoir, lequel disperse la représentation
politique de la classe dominante, « le Parlement bourgeois ». Voici
comment Marx raconte la prise du pouvoir par Louis Bonaparte, c’est-à-dire
comment le bonapartisme est censé sauver la société bourgeoise, qui selon Marx
lui-même n’était pourtant plus menacée par les ouvriers.
La société est sauvée aussi souvent que le cercle de ses
maîtres se rétrécit et qu'un intérêt plus exclusif est défendu contre un
intérêt plus large. Toute revendication de la plus simple réforme financière
bourgeoise, du libéralisme le plus vulgaire, du républicanisme le plus formel,
de la démocratie la plus plate, est à la fois punie comme «attentat contre la
société» et flétrie comme «socialiste». Et finalement, les grands prêtres de
«la religion et de l'ordre» sont eux-mêmes chassés à coups de pied de leurs
trépieds pythiques, tirés de leur lit en pleine nuit, fourrés dans des voitures
cellulaires, jetés au cachot ou envoyés en exil. Leur temple est rasé, leur
bouche scellée, leur plume brisée, leur loi déchirée au nom de la religion, de
la propriété, de la famille et de l'ordre. Des bourgeois fanatiques de l'ordre
sont fusillés à leur balcon par une soldatesque ivre, la sainteté de leur foyer
est profanée, leurs maisons sont bombardées en guise de passe-temps, tout cela
au nom de la propriété, de la famille, de la religion et de l'ordre. La lie de
la société bourgeoise constitue finalement la phalange
sacrée de l'ordre, et le héros Crapulinsky fait son entrée aux
Tuileries comme «sauveur de la société».
[P4-447]
Certes, in fine,
Louis Bonaparte au pouvoir défend l’ordre capitaliste mais la théorie standard
ne peut rien nous dire de plus et en tout cas pas rien de cette fort curieuse
façon de sauver les classes dominantes contre elles-mêmes. Mutatis mutandis, on pourrait retrouver des phénomènes politiques
assez proche dans le fascisme, le paysan à parcelles y étant remplacé par le
petit bourgeois devenu enragé. Tous ces exemples n’invalident pas la thèse que
les classes dominantes continuent de dominer, finalement, même quand l’État
leur échappe partiellement. Mais ils montrent en premier lieu l’autonomie
relative du politique et font de l’État non pas une communauté illusoire mais
le lieu d’affrontements sans merci.
Non seulement l’État n’est jamais exclusivement l’État des
classes dominantes, mais encore celles-ci forment rarement un tout
homogène : il y a plusieurs classes dominantes, sans doute hiérarchisées
mais ayant leurs propres intérêts et, entre toutes ces diverses strates de la
société, l’État gagne toujours une certaine autonomie. Par exemple il est
parfaitement erroné d’affirmer que la monarchie en France fut l’organe de
domination de la
noblesse. Elle fut effectivement en partie la représentation
de la noblesse – du moins c’est ainsi qu’elle s’est constituée par le choix du
maire du palais Hugues Capet comme le primus inter pares. Mais
l’histoire de la monarchie est aussi l’histoire de la liquidation impitoyable
de la noblesse : il n’est pas nécessaire d’être un inconditionnel de
Tocqueville pour admettre que la révolution n’a fait que parachever un
processus déjà largement accompli : Marx, comme nous l’avons rappelé plus
haut, fait le même constat. La monarchie, à certains égards, fut le bras armé
de cette partie bourgeoise du tiers-état qui étendait son influence et sa
domination dans toutes les sphères de la société au détriment des anciennes
classes dominantes.
Même si on s’en tient à l’État bourgeois, c’est-à-dire à
l’État moderne, les formes de cet État sont extrêmement variées, depuis la
dictature brutale du capital, appuyée sur quelques bandes armées, jusqu’à un
État qui fait une large part aux revendications sociales, à l’organisation de
l’économie et à la structuration d’éléments de socialisme au sein même d’une
société largement dominée par le mode de production capitaliste. La définition
générique de l’État comme conseil d’administration des affaires communes de la
bourgeoisie non seulement ne convient pas pour les formes d’État social, plus
ou moins inspiré du welfare state, mais elle ne convient même pas pour
l’État tel qu’il existe dans la phase dite néolibérale que nous connaissons
actuellement. Que les gouvernements soient plus souvent qu’à leur tour les
serviteurs des puissants, cela ne permet pas de caractériser la nature de
l’État. Les puissants contrôlent plus facilement l’État parce qu’ils sont
puissants, précisément.
Les intérêts communs à toute la société
L’État reste un enjeu des affrontements sociaux et
politiques, une cristallisation des rapports de force, mais aussi, sous
certains aspects, le défenseur des intérêts communs de toutes les classes de
société, car de tels intérêts communs existent que cela plaise ou non – par
exemple, les pauvres comme les riches ont un intérêt à ne pas être soumis à
l’arbitraire de celui qui possède provisoirement la force, par exemple
arbitraire d’un gangster qui vous dévalise. En vérité, ce constat d’évidence
n’échappe pas à Marx, bien qu’il ait beaucoup de mal à le reconnaître. Par
exemple, quand le gouvernement britannique finit par instituer une loi limitant
la journée de travail, réglemente le travail des enfants et, plus généralement,
met en place toute une série de dispositions protectrices pour la classe
ouvrière, Marx a tendance à considérer que, dans ce cas, l’État protège les
intérêts à long terme de la classe capitaliste, contre la cupidité des
capitalistes du moment qui ruinaient physiquement la classe ouvrière. Mais
alors on doit considérer que les intérêts à long terme de la classe capitaliste
et les intérêts immédiats de la classe ouvrière peuvent coïncider. Donc il
pourrait y avoir des intérêts communs aux classes antagonistes. S’il y a des
intérêts communs aux classes antagonistes, l’État tout en restant un État
bourgeois peut donc être l’artisan d’une politique qui concerne la société
toute entière. De fait, nous retrouvons ici toutes les ambiguïtés de cette
notion un peu passe-partout d’ « intérêts de classe ». Pendant les
« trente glorieuses », en France, une forte politique de
redistribution, la protection sociale et le plein emploi, dans la mesure où ils
ont permis une croissance soutenue correspondaient donc, finalement, à
l’intérêt de classe des capitalistes dans leur ensemble, bien que les
capitalistes individuels aient trouvé la note assez salée. Ce n’est cependant
pas pour cette raison que l’État a impulsé ces politiques. C’était au contraire
pour répondre à une situation qui donnait aux salariés un poids prépondérant
dans la vie politique et où les réformes de structure furent imposées sous la
menace révolutionnaire ou pré-révolutionnaire.
Faire de l’État le défenseur des intérêts collectifs et à
long terme de la classe capitaliste contre les capitalistes individuels obsédés
du profit présent, c’est sans aucun doute le premier pas vers l’abandon de la
théorie selon laquelle l’État dans la société capitaliste est nécessairement un
État capitaliste. En effet, comme le rappelle ironiquement Keynes : à long
terme, nous sommes morts ! Faire de l’État le défenseur de l’intérêt à
long terme de la classe capitaliste c’est tout simplement considérer que l’État
est animé par une sorte d’esprit, de conscience de sa mission historique qui
transcende la réalité effective des capitalistes individuels. C’est un détour
pour retomber dans la théorie hégélienne de l’État, contre laquelle Marx a
construit sa propre pensée. Si on veut éviter cette incohérence, il faut
admettre, comme le fait remarquer Elster, que la soumission complète de l’État
aux intérêts de la classe dominante, qui devrait être la règle, n’est que
l’exception.[15]
L’autonomie de la lutte politique
En fait, et sans qu’on trouve sur ce point de texte
théorique clair et bien ordonné, Marx accorde aux formes de la lutte politique
et à la structure de l’État la plus grande importance et leur reconnaît une
véritable autonomie. Pour comprendre cela, il est nécessaire de dire quelques
mots d’une question philosophique fondamentale, celle de la liberté. Dans le 18 brumaire de Louis Bonaparte, il
commence par cette remarque souvent citée :
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas
de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils
les trouvent au contraire toutes faites, données héritage du passé. [P4-437]
Si cette phrase a un sens, elle signifie certes que les
individus quand ils agissent sont conditionnés par les circonstances
extérieures, celles qu’ils trouvent toutes prêtes, et que par conséquent ils ne
peuvent pas faire ce qu’ils veulent librement, c’est-à-dire sans détermination
– si vouloir librement sans détermination est quelque chose qui puisse avoir un
sens. Cependant, ce sont les individus qui font leur propre histoire : à
l’intérieur d’un champ de possibles ouvert par ces circonstances
« données », ils créent de l’absolument nouveau. On a cependant de la
difficulté à percevoir cette libre création, ce que Castoriadis nomme
« imagination radicale » parce que les hommes pensent leurs actions,
la plupart du temps, dans les mots et les cadres théoriques du passé. « La
tradition de toutes les générations morte pèse comme un cauchemar sur le cerveau
des vivants » [P4-437] C’est pour cette raison que les processus
historiques apparaissent toujours beaucoup plus déterministes qu’ils ne le sont
en réalité.
Autonomie ne veut évidemment pas dire liberté absolue. Les
conditions de la vie doivent être produites et elles ne le peuvent être
arbitrairement mais seulement en fonction des moyens existants et des rapports
sociaux qui peuvent se modifier mais seulement lentement. Pour cette raison
d’ailleurs, et en se plaçant dans le cadre même des thèses exprimées par Marx dès
1845, la proclamation du « communisme » en Russie était une
impossibilité que Lénine perçut assez rapidement en proposant une économie
mixte, baptisée NEP. Mais la révolution russe, indépendamment des jugements que
l’on peut porter sur son destin ultérieur, est une des preuves flagrantes de
l’autonomie du politique et du rôle de l’action des individus dans l’histoire.
Les individus ne sont des marionnettes mues par des forces sociales anonymes,
ce sont eux qui font réellement l’histoire et donnent forme et consistance à
ces fameuses forces sociales. Nous retombons à nouveau sur ces idées soulevées
dès le début de ce travail : contrairement aux idées reçues et
contrairement à ce que donne à penser l’enseignement d’un certain marxisme, la
réalité sociale n’est pas le jeu abstrait des structures mais la combinaison
infinie des actions des individus vivants et c’est précisément de cette manière
qu’on peut à la fois penser le conditionnement historique et l’autonomie du
politique.
La dictature du prolétariat et le communisme
Si la théorie de l’État en général et de l’État
capitaliste en particulier est si incertaine dans les textes de Marx, la raison
en est peut-être assez simple. Au fond, au-delà des analyses concrètes
particulières souvent lumineuses, Marx n’a absolument pas besoin d’une théorie
générale de l’État puisqu’il est tout entier tendu vers l’avenir, un avenir
qu’il pense sous l’angle de la disparition de l’État, de son dépérissement
progressif. L’État est l’expression de la division de la société en classes,
mais celle-ci n’est pas éternelle. Dans une lettre à Weydemeyer (1852), Marx
définit clairement son horizon politique :
Or, en ce qui me concerne, ce n'est pas à moi que revient le
mérite d'avoir découvert ni l'existence des classes dans la société moderne, ni
leur lutte entre elles [...]. Le nouveau de mon travail a consisté à
démontrer : 1° que l'existence des
classes est exclusivement liée à des phases
historiques déterminées du développement de la production ; 2° que la lutte des classes conduit
nécessairement à la dictature du prolétariat ;
3° que cette dictature elle-même ne représente qu'une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. [P4-1680]
Cette affirmation court tout au long de la vie et de
l’œuvre de Marx. Dans La guerre civile en
France, Marx dit de la Commune de Paris qu’elle est « la forme enfin
trouvée de la dictature du prolétariat ». Dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand, Marx réitère cette
ligne directrice :
Entre la société capitaliste et la société communiste, se
situe la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. À cette
période correspond également une phase de transition politique, où l’État ne
saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. [P1-1429]
Il oppose cette perspective à la « vieille litanie
démocratique qui court le monde » (suffrage universel, législation
directe, etc.) dont les revendications ne sont que « l’écho du parti
populaire bourgeois ».
La mystérieuse formule de la dictature du prolétariat
Quittant l’analyse de la réalité existante, nous avons
maintenant deux perspectives historiques du développement de la société
moderne :
l’expropriation des expropriateurs et l’organisation de
l’économie par les producteurs associés : c’est la perspective du Capital.
la transformation révolutionnaire de la société de classes
en société communiste sans classes et sans État, en passant par une phase
intermédiaire d’un État qui n’est plus que la « dictature révolutionnaire
du prolétariat ».
Dans la tradition marxiste, les deux perspectives sont,
étroitement liées : si l’État est l’instrument de la domination d’une
classe, avec la disparition des classes sociales, résorbées dans l’ensemble des
producteurs, la nécessité de l’État disparaît. Cependant, du point de vue
logique, il n’y a aucun lien nécessaire entre l’affirmation (1) et
l’affirmation (2). On pourrait très bien imaginer que le passage de la
direction du processus de production entre les mains des « producteurs
associés » se fasse par des voies purement économiques et soit accompagné
d’une transformation graduel de l’État. L’accord avec les analyses et les
thèses défendues dans Le Capital, y
compris les conclusions révolutionnaires, n’implique donc nullement un accord
avec les perspectives politiques définies par Marx dans ces quelques textes
cités plus souvent qu’à leur tour par les marxistes.
Étudions maintenant les deux phases de cette perspective
historique.
La dictature du prolétariat est une expression aujourd’hui
définitivement désuète que même la plupart des marxistes ont abandonnée. Il est
vrai que le mot dictature fait peur puisqu’on le confond volontiers avec
tyrannie ou despotisme alors que cela désignait une institution de la
république romaine dont on trouve des traces dans la constitution française
actuelle…[16]
Il n’est pas simple de savoir ce que Marx entend par
dictature du prolétariat. Comme le dit Jacques Texier :
La formule de la dictature du prolétariat est assez
mystérieuse, propre à être interprétée de plusieurs façons. Sur cette question,
Engels pourra exercer ses talents herméneutiques.[17]
Car, si l’expression est bien maintenue dans toute
l’œuvre, elle change manifestement de sens entre les années 1848-1852 et les
dernières années de la vie de Marx.
Dans la période 1848-1852, la dictature du prolétariat est
un élément d’une stratégie révolutionnaire, celle que Marx résume d’une
formule, « révolution en permanence »[18].
À cette époque, Marx et Engels croient que la lutte décisive est engagée.
Celle-ci combine les révolutions démocratiques et nationales pour abattre ce
qui reste du vieil ordre européen et l’affirmation croissante de l’hégémonie du
prolétariat : dans des pays comme l’Allemagne, il est impossible d’espérer
la stabilisation d’une démocratie bourgeoise au sein de laquelle le mouvement
ouvrier pourrait se développer et s’organiser. La révolution démocratique sera,
au contraire, le prélude immédiat de la révolution sociale comme l’ont
finalement montré les évènements français de février à juin 1848. Ces
révolutions seront nécessairement des révolutions violentes posant
l’alternative dictature de la bourgeoisie ou dictature du prolétariat et seule
l’énergie manifestée par le parti prolétarien peut empêcher la régression. Le
modèle dominant est le modèle de la dictature jacobine de 1793-1795 et la
dictature du prolétariat constitue moins une forme étatique précise qu’une
stratégie sur le modèle de celle de Robespierre.
Or, après 1852, Marx doit constater que l’ère des
révolutions est provisoirement close et c’est une autre perspective qui
l’occupe : celle de la transformation sociale lente qui s’opère dans les
« soutes » de la société bourgeoise. C’est pourquoi le projet qui
l’accapare est celui de la critique de l’économie politique. La question de la
dictature du prolétariat revient à l’ordre du jour seulement quand la question
politique est à nouveau pensée dans toute sa force. Mais il s’agit d’une
perspective complètement différente. Marx pense alors sous le terme
« dictature du prolétariat » un régime social et politique
relativement durable qui a pour mission d’organiser la transition entre la
société capitaliste et la société communiste. La Commune de Paris donne le
modèle de ce régime. Les principales mesures essentielles aux yeux de Marx, qui
déterminent la nature de cette nouvelle forme étatique, ont été rappelées plus
haut. Il faut cependant remarquer que l’expression même « dictature du
prolétariat » ne figure pas dans le texte de La guerre civile en France. C’est Engels, un peu plus tard qui
dira :
Le philistin allemand a
été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature
du prolétariat. Eh bien,
messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la
Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat.[19]
Marx se contente de la qualifier de « république
sociale ».
Le cri de « république sociale » auquel la
révolution de février avait été proclamée par le prolétariat de Paris,
n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas
seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la
domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette
République.[20]
Cette « république sociale » est une république
jusqu’au bout, une république radicale, qui se fixe comme objectif l’abolition
de toute domination. Elle s’inscrit dans la perspective du dépérissement de
l’État. Si l’État est l’instrument de domination d’une classe sur une autre,
alors la disparition des antagonismes de classes doit conduire à la disparition
de l’État. Disparition progressive puisque les antagonismes de classe ne
peuvent pas disparaître du jour au lendemain. Marx envisage la transformation
de la société capitaliste à la société communiste en deux phases. Avant la
société communiste proprement dite, affirme la Critique du programme de Gotha s’interpose une phase transitoire
(« première phase de la société communiste ») dans laquelle nous
avons affaire à une société qui est « celle qui vient d’émerger de la
société capitaliste » :
C’est donc une société, qui, à tous égards, économique,
morale, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancien ordre où elle a
été engendrée. [P1-1419]
Dans cette société règnent encore les principes de
l’échange marchand. Ce n’est plus une société capitaliste dans la mesure où les
capitalistes n’existent plus et que tous les individus aptes à travailler sont
des travailleurs, mais les produits du travail prennent encore la forme de
marchandises : il s’agit toujours d’échanger des équivalents. La première
phase de la société communiste réalise bien l’égalité, et donne à chacun selon
son travail mais :
Le droit
égal est donc, en principe, toujours le droit bourgeois, bien que le principe et la
pratique ne se querellent plus (…).
En dépit de ce progrès, ce droit
égal reste prisonnier d’une limitation bourgeoise. Le droit des
producteurs est proportionnel au travail qu’ils fournissent. L’égalité consiste
en ce que le travail fait fonction de mesure
commune. [P1-1419]
Mais ce n’est pas encore le communisme puisque demeure des
inégalités importantes : les inégalités naturelles qui permettent à l’un
de travailler plus longtemps ou plus intensément que l’autre et donc recevoir
plus.
Ce droit
égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune
distinction de classe, puisque tout homme n’est qu’un travailleur comme tous
les autres, mais il reconnaît tacitement comme un privilège de nature le talent
inégal des travailleurs et, par suite, l’inégalité de leur capacité productive.
C’est donc dans sa teneur un droit de
l’inégalité comme tout droit. Par sa nature, le droit ne peut consister
que dans l’emploi d’une mesure égale pour tous ; mais les individus
inégaux (ils ne seraient pas distincts s’ils n’étaient pas inégaux) ne peuvent
être mesurés à une mesure égale qu’autant qu’on les considère d’un même point
de vue, qu’on les regarde sous un aspect unique et déterminé ; [P1-1420]
Bref, dans la première phase du communisme, les individus
continuent d’être comparés les uns aux autres selon des critères
« déterminés », c’est-à-dire des critères sociaux, déterminés par le
niveau de développement d’ensemble de la société. C’est pourquoi, bien qu’il
n’y ait plus de distinction de classes, demeure un droit et par conséquent un
État, même cet État n’est plus comme l’État bourgeois l’organe d’oppression de
la minorité sur la majorité et même si la machine d’État a été brisée pour être
remplacée par l’administration directe des producteurs.
La dictature du prolétariat, donc, est une nécessité qui
découle du maintien des contradictions sociales dans la première phase du
communisme, contradictions qui découlent selon Marx de l’insuffisant niveau de
la production.
Marx soulève ici des questions difficiles que reprennent
les théories récentes de la justice sociale (Rawls par exemple). Dès qu’il faut
répartir les richesses produites socialement, l’égalité de droit (le droit
égal) recouvre une inégalité de fait : l’égalité juridique légitime
les inégalités naturelles de talent. Or, Marx et Rawls disent pratiquement la
même chose sur ce point : il n’y a aucune espèce de raison de considérer
que les inégalités naturelles soient plus légitimes que les autres inégalités
si on les considère du point de vue de la justice sociale. Or, tant qu’on reste
dans la problématique de l’égalité, il n’y a aucun moyen de sortir de cette
difficulté, puisque dès que les individus sont distincts, ils sont forcément
inégaux. Non qu’ils soient inégaux dans l’absolu, puisque dans l’absolu, ils
sont incommensurables, mais ils sont inégaux relativement à quelque critère de
distribution que ce soit qui est toujours un critère de comporaison.
Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non
pas égal, mais inégal. |P1-1420]
C’est la voie que choisit Rawls : il faut déterminer
quelles sont les inégalités justes, dit la Théorie
de la justice. Mais ce n’est pas la voie qu’emprunte Marx : il
faudrait que le droit soit inégal, mais par définition le droit, pour lui, est
égal. Par conséquent il faut sortir du droit et de l’État !
Avant d’aborder ce dernier point, notons que la formule de
la dictature du prolétariat a passablement perdu de son sens. Il ne s’agirait
plus, comme dans les années 1848-1852 d’une stratégie révolutionnaire liée au
caractère nécessairement violent du processus de transformation sociale.
Pourquoi donc parler encore de « dictature du prolétariat » alors
que, s’il s’agit encore d’un État, c’est un État démocratique – genre
« Commune de Paris » ? De fait, Marx en parle de moins en moins.
Il en parle dans la Critique du programme
de Gotha parce qu’il s’agit d’un texte à destination des militants
allemands et que l’Allemagne impériale est en cause : dans ce genre de
régime, Marx pense que la révolution gardera un caractère violent et que la
résistance des anciennes classes dirigeantes devra y être brisées par la force
et c’est pourquoi s’imposera encore la formule de la « dictature
révolutionnaire du prolétariat ». Par contre, dans les pays démocratiques,
comme les États-Unis, l’Angleterre, les Pays-Bas et même la France, dans les
années 1875 jusqu’à la fin de sa vie, Marx envisage de plus en plus
sérieusement l’hypothèse d’un renforcement progressif des organisations
ouvrières permettant une transformation sociale pacifique. Dans ce contexte, la
dictature du prolétariat n’apparaît plus comme une perspective stratégique.
Elle tend à être remplacée par la revendication d’une république démocratique.
Ce qui n’est qu’esquissé chez Marx sera développé par Engels.[21]
Là encore, nous sommes maintenant assez loin du marxisme
et de ses constructions ou reconstructions. On a le droit de penser que la
dictature du prolétariat est la question clé du marxisme et de réciter comme un
catéchisme la lettre à Weydemeyer. Force est de constater que dans l’œuvre de
Marx (de Marx, pas de Lénine, Staline ou Mao), cette dictature du prolétariat
reste très floue, sans aucun développement théorique, et même ne joue qu’un
rôle marginal dans les écrits de la maturité, c’est-à-dire pendant et après la
publication du Capital.
Le dépérissement de l’État : le retour à l’utopie
Dans le Dictionnaire
Critique du Marxisme, l’auteur de l’article « dictature du
prolétariat » (Étienne Balibar) souligne que pour Marx la dictature du
prolétariat désigne une formation politique contradictoire, un État qui est en
même temps un non État. Bien que cela ne nous explique pourquoi on doit appeler
cette formation une dictature, on peut cependant accepter le fond du propos.
Pour Marx, en effet, qu’il s’agisse de la dictature du prolétariat ou d’un
gouvernement démocratique radical genre Commune de Paris, c’est-à-dire d’une
« république sociale », il ne peut s’agir que d’une formation
transitoire, destinée à préparer sa propre disparition. Car la solution des
contradictions de cette première phase du communisme, la véritable émancipation
de l’individu ne peut pas résider dans un système social et politique dans
lequel la personnalité reste tronquée, puisque comparée et évaluée selon un
critère déterminé. C’est pourquoi la Critique
du programme de Gotha nous offre un retour presque inattendu à une perspective
et des formulations qui remontent aux œuvres de jeunesse, les Manuscrits de 1844 et L’idéologie allemande. Voici le texte
dont le caractère d’utopie saute aux yeux, en tout cas aujourd’hui.
Dans une phase supérieure de la société communiste, quand
auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du
travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail
corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre
mais encore le premier besoin de la vie ; quand avec l’épanouissement
universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes
les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors
seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit
bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : « De
chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » [P1-1420]
Dans Socialisme
utopique et socialisme scientifique (1878), polémiquant à la fois contre
les partisans de Lassalle et contre les anarchistes, Engels résume ainsi la
perspective née de la prise du pouvoir par le prolétariat et l’abolition de la
propriété capitaliste :
Le gouvernement des personnes fait place à l'administration
des choses et à la direction des processus de production. L'État n'est pas «
aboli », il s’éteint.
Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur l'« État populaire libre »,
tant du point de vue de sa justification temporaire comme moyen d'agitation que
du point de vue de son insuffisance définitive comme idée scientifique; de
juger également la revendication de ceux qu'on appelle les anarchistes, d'après
laquelle l’État doit être aboli du jour au lendemain.[22]
Ces deux extraits se complètent et sur cette question il
ne fait aucun doute qu’Engels interprète correctement la pensée de Marx. Le
problème est que cette position est aberrante, au sens strict du terme, car
elle s’éloigne sérieusement du cours suivi par la pensée de Marx (mais aussi
celle d’Engels) et qu’elle consiste en un mélange d’utopie et de radicalisme
verbal très étrange.
Une perspective aberrante
Aberrante, l’est la description que fait Marx de la phase
supérieure du communisme. L’idée que le travail devient le premier des besoins
dans la société communiste figure dans les Manuscrits
de 1844, mais rien dans Le Capital
ne va dans ce sens. Au contraire. Dans le texte que Engels place en conclusion
du livre III, Marx s’exprime très clairement contre cette idée.
À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à
partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins
extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au delà de la sphère de la
production matérielle proprement dite. [P2-1487]
L’homme ne peut donc ni se libérer par le travail, ni se
libérer du travail. Car le travail apparaît comme une nécessité et une
contrainte éternelles.
Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se
mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa
vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de société et
sous tous les types de production. Avec son développement, cet empire de la
nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais en même temps se développe le processus
productif pour les satisfaire. [P2-1487]
C’est même une contrainte qui, sous un certain angle ne
peut aller qu’en s’élargissant. Cependant, on ne doit pas considérer le travail
comme une malédiction. Une certaine forme de liberté peut exister dans le cadre
même du travail.
Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci :
les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle
leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle
commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils
les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions
les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la
nécessité n’en subsiste pas moins. [P2-1487/1488]
La liberté dont il s’agit est une liberté limitée, elle
n’est pas le libre développement des potentialités qui sont en l’homme, qui ne
peut s’accomplir qu’au delà de la sphère de la production matérielle. C’est une
liberté qui présente deux aspects :
1.
Une compréhension de la nécessité suffisante
pour éviter le gaspillage, rationaliser les rapports entre l’homme et la
nature, préserver les deux sources de la richesse sociale que sont le travail
et la terre.
2.
Si la nécessité du travail doit s’imposer
éternellement, parce que l’homme reste un être naturel, il reste qu’il peut
espérer abolir la domination que ses propres échanges exercent sur lui et donc
agir en tant qu’homme socialisé.
L’homme ne peut se débarrasser de la nécessité – la
malédiction qui s’abat sur l’homme chassé du paradis, privé à jamais de
l’équilibre spontané dans son milieu naturel – il peut seulement en organiser
les formes autrement, dans des conditions conformes à sa nature. Il reste que
cette liberté, acquise sur le terrain de la production matérielle, n’est qu’une
liberté limitée ; car
C’est au delà que commence l’épanouissement de la puissance
humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant
ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la
journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. [P2-1488]
Conclusion prosaïque, loin de l’utopie de la Critique du programme de Gotha. Le
travail n’est pas le premier besoin, il est une réalité contradictoire : il n’y
a pas d’émancipation sans travail et en même temps il n’y a de véritable
émancipation qu’en dehors du temps de travail. C’est pourquoi on peut
simultanément réclamer la diminution du temps de travail et réclamer non
seulement le droit au travail pour tous, mais encore affirmer que, comme le
disent les paroles de L’Internationale, « l’oisif ira loger ailleurs. »
Une perspective utopique
Utopique, la perspective tracée par Marx et Engels, l’est
clairement, ne serait-ce que par la reprise de la formule de Saint-Simon, passer
du gouvernement des hommes à l’administration des choses.
Elle l’est tout autant par les perspectives concernant
l’organisation du travail. Que peut vouloir dire l'idée que les individus ne
seront plus asservis à la division du travail ? Marx a montré (à la suite de
Smith) que la division du travail et la coopération dont elle est l’autre face
sont les principales des forces productives. Comment peut-on espérer faire
jaillir l’abondance de la forme coopérative en renonçant à la division du
travail ? On peut, comme Marx le disait ironiquement dans L’Idéologie Allemande, être chasseur le
matin, pêcheur l’après-midi et « critique critique » le soir !
Mais cette faible division du travail est encore pensable dans une société de
chasseurs-cueilleurs, mais certainement pas dans une société développée. Être
médecin le matin, physicien nucléaire l’après-midi et artiste-peintre le
soir ?
Comment comprendre cela ? Si on s’en tient à la
formule des « producteurs associés », les individus peuvent n’être
plus asservis à la division du travail en la maîtrisant, c’est-à-dire en
participant à la direction du processus de production. De cette manière
d’ailleurs, dans la mesure où le travailleur manuel a son mot à dire dans
l’organisation de la production coopérative, la séparation entre le travail
intellectuel et le travail corporel s’estompe. Enfin, avec le temps libéré
par l’augmentation de la productivité du travail, les individus peuvent espérer
faire autre chose que travailler, être libérés de ce « premier des besoins »
pour avoir du loisir, du temps libre pour s’occuper de ce qui est le plus
important pour les hommes. Mais de telles perspectives, qui ne sont pas
complètement irréalistes, supposent qu’il y a encore des ressources à répartir,
des décisions collectives à prendre, une discipline à respecter, etc.,
c’est-à-dire qu’on est encore dans le gouvernement des hommes.
Il y aurait aussi beaucoup de choses à dire sur la
question de l’abondance des ressources. Marx pense avec l’optimisme des hommes
de son siècle, savants et industriels. Mais depuis nous avons appris que nous
vivrons nécessairement dans un monde aux ressources limitées où, comme le dit
Marx dans le texte extrait du livre III, les producteurs devront régler leurs
rapports avec la nature de la manière la plus économique. Mais si les
ressources sont limitées, il sera impossible de donner « à chacun selon
ses besoins », sauf à définir à l’avance ce que sont les besoins de
chacun…
Contre le radicalisme verbal : pour une interprétation raisonnable de
Marx
Toutes ces critiques peuvent très bien s’intégrer à une
interprétation raisonnable de la pensée de Marx. Mais il faut pour cela
remettre ces grands textes classiques du marxisme à leur juste place :
Marx, c’était son péché mignon, cédait facilement au radicalisme verbal dans
les polémiques contre ses adversaires au sein du mouvement ouvrier. La Critique du programme de Gotha s’inscrit
incontestablement dans cette lignée et un lecteur contemporain devrait savoir
faire la part des outrances, plus ou moins inévitables dans des contextes de ce
genre. Le destin politique de Marx et la
construction du marxisme ont malheureusement donné plus de relief aux formules
ronflantes des textes polémiques qu’aux analyses subtiles du Capital.
Le point aveugle
Au total donc, la pensée politique de Marx souffre
d’incontestables faiblesses et contradictions. Si on peut admettre le
communisme « phase I » parce qu’il se situe encore dans la lignée
d’une pensée démocratique radicale qui n’est finalement pas très éloignée de Jean-Jacques
Rousseau et des penseurs les plus avancés des Lumières. En revanche, le
communisme « phase II », loin d’en être le prolongement logique en
apparaît comme la négation. Il s’agit d’une pensée fondamentalement
anti-politique dont le lien avec Stirner, le vieux « saint Max » de
1845 est plus fort qu’on ne l’a dit. Et Marx ne parvient pas à faire tenir ces
deux phases, ces deux pensées du politique, dans un ensemble cohérent. La
construction du marxisme est rendue possible par ces faiblesses mêmes.
Bien qu’elle ne constitue pas en elle-même un argument
irréfutable, l’expérience historique, principalement celle des débuts de la
révolution russe, permet de mieux appréhender quelques-unes des conséquences
des impasses de la pensée de Marx sur la question de l’État. L’expérience russe
puis soviétique est d’autant plus intéressante que la révolution bolchevique,
dans l’esprit de ses principaux dirigeants, doit mettre en pratique les
principes théoriques que Lénine a reconstruits dans L’État et la révolution.
Pour Lénine et Trotski, la révolution russe constitue ainsi une mise à
l’épreuve des leçons que Marx tire de la Commune de Paris. Cette mise à
l’épreuve se révèle catastrophique pour ce pan de la pensée de Marx et pour le
marxisme révolutionnaire traditionnel. Contentons-nous d’en signaler quelques
points saillants.
La première grande leçon de la Commune est que la classe
ouvrière ne peut pas seulement s’emparer du pouvoir d’État bourgeois mais doit
en briser la machine. Or l’expérience devait conduire les dirigeants
révolutionnaires à réviser drastiquement cette leçon de Marx et du Lénine de l’État et la révolution. La guerre
civile devait conduire à la reconstruction d’une armée des plus classiques – au
lieu du « peuple en armes » – avec la restauration des grades et
d’une discipline qui reprenaient purement et simplement l’ancienne armée
tsariste. L’organisateur de l’Armée Rouge, Trotski, s’est ainsi heurté aux
« gauchistes » du parti bolchevik (Staline en tête) sur la question
de l’utilisation des « spécialistes bourgeois », c’est-à-dire des
officiers de l’armée tsariste. Au-delà de la question militaire stricte, il
fallut bien vite admettre qu’on ne pouvait pas exercer le pouvoir politique
sans reprendre largement les structures et les hommes de l’ancien État.
L’appareil d’État tsariste, à peine repeint en rouge : c’est ainsi que
Lénine qualifiera l’État de la Russie soviétique encore prise dans la tourmente
révolutionnaire. Vision lucide qui oblige à réviser la thèse selon laquelle
l’État n’est que l’appareil d’oppression d’une classe sur une autre. Les
révisions stratégiques de Lénine et le tournant vers la NEP confirment que
toute société a besoin d’un État stable, apte à garantir la sûreté des citoyens
et que l’appareil d’État accomplit des fonctions nécessaires pour toutes les
classes de la société.
L’anti-parlementarisme de La guerre civile en France est récupéré par Lénine qui insiste sur
la nécessaire « suppression du parlementarisme ».
Certes, le moyen de sortir du parlementarisme ne consiste pas
à détruire les organes représentatifs et le principe électif, mais à
transformer ces moulins à parole que sont les organismes représentatifs en
assemblées agissantes.[23]
Il s’agit purement et simplement ce supprimer toute forme
constitutionnelle du pouvoir politique (notamment toute forme reposant sur la
séparation des pouvoirs) en une organisation ultra-démocratique dans laquelle
ceux qui décident exécutent. En pratique ces assemblées agissantes (les soviets
en Russie) deviennent très vite la couverture des spécialistes de l’action,
c’est-à-dire des minorités agissantes et leur caractère ultra-démocratique se
renverse en son contraire. Et, comme l’avaient bien vu les penseurs classiques,
l’absence de séparation des pouvoirs transforme la démocratie en tyrannie, et
même pas en « tyrannie de la majorité » car la pyramide élective des
conseils de base jusqu’au soviet suprême aboutit de fait à système encore plus
sélectif, encore moins représentatif que les systèmes censitaires
traditionnels.
L’abolition de la séparation entre l’État et le peuple –
la fin de la vieille distinction entre État et « société civile »
constitue la dernière grande leçon marxienne de la Commune. Elle est longuement
développée par Lénine. On peut la lire de manière ironique, lorsque Lénine
écrit :
Du moment que c’est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs, il n’est plus
besoin d’un « pouvoir spécial » de répression ![24]
Comment expliquer que les mêmes hommes qui soutenaient
cette thèse « démocratique » ont construit un appareil d’État dans
lequel le « pouvoir spécial de répression » a atteint un
développement presque illimité ? Une réponse en peut être trouvée dans la
volonté de ne plus considérer l’État et la société civile comme deux sphères
séparées. Lénine disait que le gouvernement ouvrier, c’est la cuisinière au
gouvernement, mais il se réalisera en mettant la police politique dans la
cuisine des appartements communautaires. Sous couvert de dépérissement de
l’État, de son « extinction » c’est en fait l’invasion par l’État de
toutes les sphères de la vie, sociale comme privée, qui est rendue possible,
avec une légitimation idéologique classique : l’État devenant l’État du
peuple tout entier, il n’est plus à craindre (celui qui le craint ne peut donc
qu’être un ennemi du peuple !)
Ne développons pas plus. La question de l’État est le
véritable point aveugle de la pensée marxienne. Les interventions
conjoncturelles de Marx sur cette question égarent plus qu’elles n’ouvrent le
chemin, comme la régression dans l’utopie de l’extinction de l’État et d’un
au-delà du droit ont finalement joué le rôle d’idéologie de la montée d’une
nouvelle classe ou caste dominante dans les pays dits socialistes. Plus
précisément, c’est d’abord voulu transformé ces interventions conjoncturelles
et souvent très polémiques en « théorie scientifique » qui constitue
la faute majeure des marxistes, d’autant que, comme nous avons l’occasion de le
souligner, il n’y a aucun lien logique entre les analyses serrées du mode de
production, telles qu’on les trouve dans le Capital
et les perspectives utopiques, tant des Manuscrits
que de la Critique du programme de
Gotha.
Encore une fois, en suivant les indications du travail de
Jacques Texier, on peut trouver chez Marx et Engels des analyses attentives aux
questions institutionnelles, au problème du droit, à condition de sortir du
schéma d’une théorie marxiste de l’État. Après tout, quand Engels dit que la
république démocratique est la forme de la dictature du prolétariat, il enterre
du même coup cette notion capitale du marxisme… et ouvre le champ d’une
réflexion que les épigones se sont évertués à clore.
[1]
Remarquons que nous retrouvons bien, encore et toujours, la réduction des
totalités constituées et l’affirmation du caractère irréductible des réalités
singulières, c’est-à-dire de la subjectivité des individus.
[2]
Le Manifeste Communiste comprend un
programme de réformes immédiates qui inclut la nationalisation des grands
moyens de production, l’instruction publique, etc.
[3]Max
Stirner : L'unique et sa propriété p.
272 (Éditions S.L.I.M, Paris, 1948)
[4]
Rappelons que ce texte lui-même n’est qu’un manuscrit que Marx n’a jamais cru
bon de publier.
[5]
Voir sur cette question le livre de Domenico Losurdo, Démocratie ou bonapartisme, édition Le Temps des cerises, 2005.
Traduit de l’italien par Jean-Michel Goux.
[6]
Engels, Anti-Dühring, Éditions
Sociales, 1977, p.315
[7]
Op. cit. p.178
[8]
Commencé aux derniers jours de mars 1871, le texte est imprimé en juin, à peine
quelques semaines après la « semaine sanglante ».
[9]
Karl Marx : Adresse du conseil
général de l’association internationale des travailleurs sur la guerre civile
en France en 1871., in Le conseil
général de la Première Internationale, 1870-1871, éditions du Progrès,
Moscou, 1975, p. 329.
[10]
Op. cit. p.330
[11]
Op. cit. p.332
[12]
Cornélius Castoriadis : L’institution
imaginaire de la société, op. cit. p.172
[13]
Ibid. note 2
[14]
Jon Elster, Karl Marx, une interprétation
analytique, p.537
[15]
Il serait assez facile de montrer que même après l’abandon officiel des
doctrines keynésiennes et le triomphe de ce qu’on appelle improprement
libéralisme ou ultra-libéralisme, l’État reste le lieu de conflits et de
composition d’intérêts divergents.
[16]
L’article 16 qui donne les pleins pouvoirs au président de la république dans
certaines circonstances institue bien un régime temporaire d’exception où tous
les pouvoirs sont concentrés dans un seul homme. C’est bien une dictature au
sens romain.
[18]
Voir l’Adresse du comité central de la
Ligue des Communistes (mars 1850) [P4-547 et sq.]
[20]
K. Marx : La guerre civile en
France, op. cit. p. 332
[21]
Sur ces questions, nous nous contentons de renvoyer à l’excellent travail de
Jacques Texier déjà cité. Le grand mérite de Texier est de ne pas chercher à
reconstruire des cohérences imaginaires et d’aider à voir clair dans une
question surchargée d’affrontements idéologiques et politiques – disons entre
ceux qui ont voulu conserver ou restaurer l’imaginaire d’un Marx
révolutionnaire intransigeant et ceux qui préféraient présenter un paisible
démocrate.
[22]
Engels, Anti-Dühring, p. 317
[23]
Lénine, L’État et la révolution,
œuvres choisies en 3 volumes, tome 2, éditions du Progrès, Moscou, 1968, p. 323
[24]
Lénine, op. cit., p. 320.
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