dimanche 24 mars 2013

L’État et la fin du politique.


Marx est-il un penseur politique ? Compte tenu de l’importance du « marxisme » dans l’histoire du xxe siècle, la question peut sembler incongrue. Elle se pose pourtant. Le matérialisme historique en tant qu’il établit les déterminismes socio-économiques de l’histoire semble réduire drastiquement le champ du politique proprement dit. Si « l’expropriation des expropriateurs », c’est-à-dire la révolution sociale, se produit avec le caractère inexorable qui préside aux métamorphoses de la nature, à quoi peut bien servir l’action politique ?
Notre question se pose encore en un deuxième sens. Le politique, c’est-à-dire l’organisation des rapports (conflictuels éventuellement !) entre gouvernants et gouvernés correspondant à une étape de l’histoire humaine – sa préhistoire dit Marx – dans laquelle les hommes restent dominés par leurs propres échanges, dans laquelle la société est divisée en classes sociales irréductiblement antagonistes. Le communisme, né du dépérissement des classes sociales, n’est pas un nouveau système politique, mais la fin du politique en tant que tel. Marx serait donc un penseur de la fin du politique plus qu’un penseur politique.
Ainsi, le plan du Capital prévoyait un livre consacré à l’État. Mais le Capital est resté inachevé et, pas plus que le livre consacré aux classes sociales, le livre sur l’État n’a vu le jour. Résultat, ennuyeux pour les marxistes, il n’y a pas chez Marx de théorie de l’État digne de ce nom ! La théorie marxiste de l’État n’est donc qu’une reconstruction à partir de textes politiques souvent dictés par les circonstances. Si on met de côté la critique du droit politique hégélien, dans laquelle Marx est encore un démocrate radical, restent les écrits des années 1848-1852 (dont le 18 brumaire de Louis Bonaparte), les écrits sur la Commune de Paris (dont La guerre civile en France) et la Critique du programme de Gotha. C’est Lénine qui a entrepris de reconstruire dans sa prétendue pureté la théorie marxiste de l’État dans L’État et la révolution, écrit à la veille de la révolution d'octobre et qui servira de bible à toutes les formes de « marxisme léninisme », trotskismes inclus. Cette reconstruction fait des coupes drastiques dans l’oeuvre de Marx et affirme comme des thèses indiscutables ce qui reste problématique. Néanmoins, elle forme un ensemble relativement cohérent qu’il nous faut étudier pour en montrer les difficultés et les contradictions.
Résumons donc cette théorie standard en trois propositions :
1.       l’État n’est que l’organisation de la domination et de l’oppression de la classe dominante.
2.       La classe ouvrière doit s’emparer de la machine d’État, la briser et instituer la dictature du prolétariat.
3.       Mais ce nouvel État ne sera pas à proprement parler un État, puisqu’il sera l’État de la majorité œuvrant à la disparition des antagonismes de classe et par conséquent la disparition des fondements de tout État.
Ces trois propositions sont aussi problématiques les unes que les autres. Elles supposent un concept clair de classe sociale et une détermination précise des rapports entre classes et État. Nous avons vu au chapitre précédent les difficultés d’une théorie des classes, mais aussi, moyennant une interprétation pluraliste l’utilité théorique et pratique de raisonner en termes d’antagonismes sociaux. Bien sûr, cette tentative de donner un sens à la pensée de Marx sur les classes sociales aura des conséquences et risque fort de mettre à mal l’édifice de la théorie marxiste standard de l’État.

L’État en général

On se souvient (voir chapitre I) que la rupture de Marx avec le hégélianisme s’opère sur la question de l’État. Avant de critiquer l’idéalisme de Hegel, c’est sa conception de l’État qui est mise à mal. Marx est alors un démocrate radical, finalement, pas très éloigné de Rousseau. Mais cette critique démocratique de Hegel va à son tour subir le feu de la critique.

Communauté illusoire et antagonismes réels

C’est encore la remise en cause de toute la tradition héritée qu’on trouve dans L’Idéologie Allemande : « La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d'individus déterminés ». Cette formule assez vague est précisée un peu plus loin. L’origine de l’État est reliée à la division du travail, ou, plus exactement, au fait que cette division du travail commence à se figer. Citons le passage :
En effet, du moment où le travail commence à être réparti, chacun entre dans un cercle d’activités déterminé et exclusif qui lui est imposé et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou critique critique, et il doit le rester sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre. (…) Cette activité sociale qui s’immobilise, ce produit de nos mains qui se change en un pouvoir matériel qui nous domine, échappe à notre contrôle, contrarie nos espoirs, ruine nos calculs – ce phénomène-là, c’est un des principaux facteurs de l’évolution historique connue jusqu’ici. (…)
C’est précisément en raison de cette opposition entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun que celui-ci prend, en tant qu’État, une configuration autonome, détachée des intérêts individuels et collectifs, en même temps qu’il se présente comme communauté illusoire, mais toujours sur la base réelle des liens existants dans chaque conglomérat de familles et de tribus, tels que consanguinité, langage, division du travail à une plus grande échelle et autres intérêts ; [IA/P3-1063/1064]
Reprenons ce passage dense. L’État s’impose quand la division du travail étant fixée l’intérêt commun doit prendre une forme indépendante. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, là où la division du travail se limite à la division sexuelle du travail, l’intérêt d’ensemble de la société est toujours présent dans chaque activité. Le lien social est immédiat. Au contraire, dès que la division du travail est figée, non seulement les individus perdent de leur liberté mais ils perdent aussi la représentation claire de l’intérêt commun. Celle-ci doit apparaître maintenant comme une réalité objective qui se dresse face à eux. On pourrait croire en s’en tenant là que Marx revient à la bonne vieille démarche idéaliste qui consiste à engendrer la réalité à partir du mouvement prétendument autonome des catégories de la pensée, mais il n’en est rien. Si l’intérêt commun se dresse comme une réalité objective face à l’intérêt particulier, c’est tout simplement que cet intérêt commun de toute la société est devenu un intérêt commun illusoire parce que la société elle-même, divisée par la division du travail est devenue une communauté illusoire. Les intérêts réels des individus et l’intérêt de la société ne coïncidant plus, l’État apparaît comme la réconciliation de la réalité particulière et de l’universel, exactement comme chez Hegel, à cette différence qu’il s’agit maintenant non du mouvement réel, mais de la mystification. Car la société est faite d’une pluralité d’intérêts divergents, elle n’est pas une totalité idéale. Cette totalité idéale, cet « universel »[1] est une abstraction qui masque la réalité en la renversant. En effet, l’État se constitue
(…) en particulier, (…), sur la base des classes déjà issues de la division du travail, lesquelles se constituent séparément dans tout agrégat humain de ce genre et dont l’une domine toutes les autres. [ibid.]
Bref, si une communauté illusoire est nécessaire, c’est parce que la communauté réelle n’existe pas ou plus exactement n’est que le champ d’une lutte. Dans cette lutte s’expriment les intérêts de classes « dont l’une domine les autres. »
Il s’ensuit que toutes les luttes au sein de l’État, la lutte entre la démocratie, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le suffrage, etc., , ne sont que les formes illusoires – le général étant toujours la forme illusoire du communautaire - dans lesquelles les luttes des différentes classes sont menées entre elles (…) ; et il s’ensuit en outre que toute classe qui aspire à la domination – même si cette domination a pour condition, comme c’est le cas pour le prolétariat, l’abolition de toute l’ancienne forme de la société et de la domination en général – doit d’abord s’emparer du pouvoir politique afin de présenter à son tour son intérêt comme l’intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dès le début.
C’est justement parce que les individus poursuivent uniquement leur intérêt particulier,  qui, à leurs yeux, ne coïncide pas nullement avec leur intérêt commun, que celui-ci est mis en avant comme un intérêt qui leur est « étranger », qui est « indépendant » d’eux, bref comme un intérêt « général » qui est à son tour d’une nature particulière et bien à lui (…). [IA/P3-1064/1065]
Le politique est le royaume de l’illusion, un théâtre d’ombre où les intérêts des classes en luttes s’expriment déguisés derrière les faux universels. La réalité, ce sont les intérêts individuels dont les individus partent toujours. Cette dernière formulation n’est pas sans poser des questions difficiles. S’il n’y a que des intérêts particuliers, il n’y a donc pas d’intérêt de classe au sens strict – par exemple, pour revenir à une question que nous avons abordée au chapitre précédent, il n’y a pas d’intérêt de la classe ouvrière qui puisse exister indépendamment et différemment de l’intérêt de chaque ouvrier pris individuellement. Bref l’intérêt de classe, si on suit cette logique, n’est pas un intérêt collectif, mais rien d’autre qu’un intérêt particulier individuel et qui prend la forme (illusoire) d’un intérêt universel. L’intérêt de classe n’est rien d’autre que la logique des rapports dans lesquels chaque individu est engagé.
Mais nous n’en sommes pas quitte avec ce passage important puisqu’il donne un embryon de la théorie de l’État dont Marx ne se défera plus. Si la communauté n’existe que sous une forme illusoire, on se demande pourquoi les individus ont-ils besoin de cette forme illusoire et pourquoi ils croient (plus ou moins) à cette illusion. L’illusion a une valeur fonctionnelle : elle permet aux membres des classes dominées d’accepter leur condition sociale réelle et aux classes dominantes de dominer. Mais ce type d’explication a le défaut de toutes les explications fonctionnalistes : on constate a posteriori que telle institution sociale remplit un certain rôle mais cela n’explique ni sa genèse ni ses spécificités. Cette faiblesse grève sérieusement tout ce qui tient lieu de théorie marxienne de l’État.
En outre, Marx parle ici de luttes qui se déroulent à l’intérieur de l’État. Cela veut dire que l’État n’est pas seulement une forme indépendante séparée des intérêts réels puisque ces intérêts réels s’expriment – sous des formes illusoires, certes – à l’intérieur de l’État. L’État n’est donc pas simplement un outil fonctionnel au service d’un certain type de rapports sociaux, il est aussi un terrain et un enjeu de la lutte entre les classes définies par ces rapports sociaux. C’est pourquoi la question posée à la classe ouvrière est de s’emparer du pouvoir d’État, ce qu’elle ne peut faire d’ailleurs sans être capable de faire valoir ses intérêts propres comme les intérêts de la société tout entière. Et c’est pourquoi le Manifeste propose que la classe ouvrière s’empare du pouvoir d’État afin d’engager des réformes qui ouvrent la voie à une révolution sociale.[2]
On remarque enfin que les formes d’État (aristocratie, monarchie, démocratie) n’ont en elles-mêmes aucune importance réelle puisqu’elles ne sont que les expressions illusoires des luttes d’intérêts réels. Cette indifférence aux formes de l’État ne sera pas constante chez Marx. Alterneront les dénonciations du suffrage universel comme duperie ou au contraire la revendication du suffrage universel comme le moyen par excellence pour établir le pouvoir du prolétariat – la lutte pour le suffrage universel a été la première grande manifestation du mouvement ouvrier en Grande-Bretagne à travers le chartisme et le Manifeste fait de ce droit une des réformes fondamentales que le prolétariat au pouvoir doit instituer. De même la république parlementaire sera considérée tour à tour comme la forme par excellence de la domination de la bourgeoise et comme la forme de la dissolution de cette domination (cf. infra).
Dans cette conception des années 1845, on trouvera sans doute une des marques de l’influence de Stirner dont L’unique et sa propriété constitue une critique radicale de l’État. Certes, l’Idéologie Allemande comprend une longue critique de Stirner, surnommé « saint Max », mais cet auteur a produit un gros effet sur Engels et Moses Hess, notamment par sa logique interne et par sa critique de Feuerbach et de son « l'homme générique » et par la manière dont il place l'individu au centre de sa philosophie :
L'histoire cherche l'homme : mais il est moi, toi, nous. On le cherche comme un être mystérieux, divin ; on cherche le Dieu, puis l'homme et l'on retrouve l'individu, l'être fini, l'unique.[3]
Si Marx critique Stirner ce n’est pas à cause de son individualisme, ni à cause de sa critique radicale de « l’illusion politique », mais en raison du caractère inachevé et finalement encore complètement spéculatif de cette critique.
Au-delà des oscillations de la pensée proprement politique de Marx, nous devons cependant admettre que les principales thèses esquissées dans ce texte de 1845 formeront l’ossature du marxisme. La dénonciation du caractère purement formel et illusoire de la démocratie, l’indifférence à la forme, c’est-à-dire aux questions de droit politique et aux questions constitutionnelles, une volonté ferme de ne pas s’encombrer de questions de principe : voilà qui constitue une doctrine relativement cohérente. Le léninisme (y compris ses variantes) et le trotskisme, en particulier, feront leur cette doctrine, ce qui explique peut-être leur peu de succès dans les pays de vieille tradition démocratique et quelques réussites précisément là où la seule forme connue de pouvoir politique était plus ou moins tyrannique.

Marx, critique de la théorie « marxiste » de l’État

Le schéma que nous venons d’esquisser, bien que récurrent dans les écrits de Marx, notamment à chaque fois qu’il s’agit de polémiquer contre ses adversaires au sein de l’Association Internationale des Travailleurs ou sein de la social-démocratie allemande, est cependant très loin de représenter la pensée politique de Marx dans son ensemble. En fait la théorie de l’État comme forme d’une communauté illusoire ne mène pas très loin, pour la raison que c’est la théorie de l’illusion qui ne mène pas très loin : elle sépare la réalité entre une apparence purement illusoire (celle de la politique, des luttes d’idées, du droit, etc.) et le monde réel, celui des intérêts de classes. C’est une manière assez idéaliste de dévaloriser le réel tel qu’il apparaît aux individus.
À la vérité Marx n’a pas développé une théorie générale de l’État qui est seulement esquissée dans L’Idéologie Allemande[4]. On trouve évidemment d’autres remarques éparpillées sur les diverses formes d’État antiques, sur le « despotisme asiatique », etc., mais la seule forme d’État qui fasse l’objet d’analyses plus fouillées est l’État capitaliste. Or cette analyse est le lieu d’une tension entre plusieurs conceptions et plusieurs méthodes pour comprendre ce que c’est que l’État.
D’une part, conformément à ce que nous venons de voir un peu plus haut, l’État capitaliste (ou l’État bourgeois) en tant que communauté illusoire est un simple moyen d’assurer la domination de la classe dominante. Dans l’Idéologie Allemande, Marx souligne la différence entre les formes primitives de l’État, fondées sur la propriété tribale et les formes plus modernes où les individus n’ont plus la simple possession de la terre, mais accèdent à la propriété privée, qui n’est vraiment telle que lorsque apparaît le propriété mobilière. Or, dit Marx, l’autonomie de l’État dans ces formes anciennes disparaît avec la propriété privée moderne. C’est pourquoi, toujours en suivant ces prémisses, la bourgeoisie devient vraiment classe dominante quand elle exerce directement le pouvoir par elle-même, ce qui n’est possible que par la liquidation de l’État féodal et l’instauration de la démocratie parlementaire pour les classes dirigeantes.
Ainsi, le Manifeste explique-t-il :
(…) la bourgeoisie a réussi à conquérir de haute lutte le pouvoir politique exclusif dans l’État représentatif moderne : la grande industrie et le marché mondial lui ont frayé le chemin. Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise. [P1-163]
D’un autre côté, dès que les luttes de classes mettent en question la stabilité politique et donc la domination sociale de la classe capitaliste, alors l’État d’autonomise, s’élève au-dessus de toutes les classes, y compris la classe dominante (qui en paie parfois le prix) pour assurer la défense de « la loi et l’ordre » c’est-à-dire la pérennité des rapports de production capitalistes. C’est ici l’analyse pénétrante que Marx fait du bonapartisme, un phénomène qui, loin de se réduire à quelques accidents historiques, comme le coup d’État de « Napoléon le petit », représente au contraire une des tendances fondamentales de l’État moderne.[5]
Enfin, si l’État est seulement l’instrument de la domination de la classe dominante, il faut expliquer non seulement pourquoi Marx défend la nécessité pour le prolétariat de s’emparer du pouvoir d’État mais aussi la lutte pour des lois sociales. La limitation légale de la journée de travail adoptée par le Parlement britannique d’un côté, le travail d’enquête des inspecteurs du travail de l’autre sont des actions de l’État capitaliste, dirigé encore par les capitalistes et qui cependant vont dans le sens du pouvoir de la classe ouvrière. Donc, cela laisserait entendre que l’État capitaliste peut prendre en compte des intérêts autres que ceux de la classe dominante, donc des intérêts communs à tous les individus.
Il est assez facile de montrer que les formes d’États antérieures à la domination du MPC et à l’apparition de l’État capitaliste moderne sont difficilement identifiables simplement à la domination d’une classe particulière. Ainsi la monarchie absolutiste française bien qu’elle soit officiellement le couronnement de la domination des ordres majeurs, noblesse et clergé, a, dans le même temps été aussi un instrument au service de la nouvelle classe bourgeoise qui se formait au sein de la vieille société féodale. En brisant la puissance de la noblesse, la monarchie absolutiste a établi les conditions de la domination du capital. Mais ce qu’il importe de montrer, c’est que même l’État capitaliste moderne ne rentre pas dans le lit de Procuste d’un certain marxisme. Les tensions que nous mettons en évidence concernent cet État moderne et elles montrent que la théorie marxiste standard, celle qui veut que l’État, quelles qu’en soient les formes, est un instrument de domination de la classe dominante, est non seulement une théorie simpliste, mais encore une théorie franchement fausse. Et l’on verra qu’on peut trouver des éléments de critique d’abord chez Marx lui-même.

L’État capitaliste et la lutte des classes

Les définitions abruptes de l’État moderne ne manquent pas chez Marx et Engels. « Comité qui gère des affaires communes de tout la classe bourgeoise », dit le Manifeste (cf. supra). Engels le décrira comme « détachement d’hommes armés au service du capital » en insistant d’ailleurs, beaucoup plus que Marx, sur le rôle clé de la violence.

L’État capitaliste, état par excellence : théorie standard

Engels le répète dans de nombreux écrits :
L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée.[6]
On peut même dire que l’État capitaliste est l’État par excellence. Engels, reprenant une esquisse de l’Idéologie Allemande, affirme que l’évolution historique transforme de plus en plus l’État en organe de domination de classe :
Mais avec les différences dans la répartition apparaissent aussi les différences de classes. La société se divise en classes privilégiées et en classes désavantagées, exploiteuses et exploitées, dominantes et dominées, et l’État auquel les groupes naturels de communautés d’une même tribu avaient abouti dans leur évolution, simplement, au début, afin de veiller à leurs intérêts communs (par exemple l’irrigation en Orient) et pour assurer leur défense contre l’extérieur, a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe dominée.[7]
Essayons d’expliciter ce que Engels veut dire ici :
1.       L’État apparaît avant la division de la société en classes antagonistes. Il naît avec les premières formes de division du travail et remplit alors des fonctions utiles à toute la société, une société dans laquelle il est encore possible de parler d’« intérêts communs ». Remarquons tout de suite que si c’est là la bonne interprétation de la pensée de Engels – et peut-être aussi de celle de Marx puisque celui-ci a approuvé le livre de Engels – alors la thèse du dépérissement de l’État concomitant au dépérissement de la division de la société en classes antagonistes bat de l’aile, nous y revenons un peu plus loin. En tout cas, l’État en général n’est pas nécessairement l’instrument de la domination d’une classe sur une autre.
2.       Avec le développement des antagonismes de classes, l’État devient de plus en plus l’organe de domination d’une classe. Et c’est pourquoi l’État capitaliste est, lui, un pur instrument de domination de classe. Cet État ne peut rien faire d’autre que de défendre les intérêts de la classe capitaliste.
On pourrait trouver chez Marx de nombreux passages qui vont dans le même sens. C’est précisément pour cette raison que Marx après la Commune de Paris modifie les formules qui étaient employées dans le Manifeste. Dans La guerre civile en France, un essai écrit pratiquement au moment des évènements parisiens[8], Marx tire à chaud les premiers enseignements. Certes le prolétariat doit prendre en main sa propre destinée en s’emparant du pouvoir politique, ainsi que le Manifeste l’avait déjà proclamé.
Mais la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine d’État et la faire fonctionner pour son propre compte.[9]
C’est qu’en effet l’État n’est pas un outil neutre en lui-même qui pourrait être utilisé pour des visées radicalement différentes selon la classe sociale qui en assure le contrôle. L’État bourgeois en France est un État centralisé, et omniprésent dont l’organisation, remarque Marx, remonte à la monarchie absolue. La révolution française l’a, certes, profondément transformé, mais c’est l’Empire et la restauration qui vont lui donner sa forme définitive.
Au fur et à mesure que le progrès de l'industrie moderne développait, élargissait, intensifiait l'antagonisme de classe entre le capital et le travail, le pouvoir d'État prenait de plus en plus le caractère d'un pouvoir publie organisé aux fins d'asservissement social, d'un appareil de domination d'une classe. Après chaque révolution, qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d'État apparaît façon de plus en plus ouverte. La Révolution de 1830 transféra le gouvernement des propriétaires terriens aux capitalistes, des adversaires les plus éloignés des ouvriers à leurs adversaires les plus directs. Les républicains bourgeois qui, au nom de la Révolution de février, s'emparèrent du pouvoir d'État, s'en servirent pour provoquer les massacres de juin, afin de convaincre la classe ouvrière que la république « sociale », cela signifiait la république qui assurait la sujétion sociale, et afin de prouver à la masse royaliste des bourgeois et des propriétaires terriens qu'ils pouvaient en toute sécurité abandonner les soucis et les avantages financiers du gouvernement aux « républicains » bourgeois.[10]
Dans sa structure même, l’État bourgeois est un instrument au service de la classe capitaliste au « caractère purement répressif ». De ce point de vue, le Second Empire n’a fait que perfectionner cette machine d’État et en développer toutes les tendances fondamentales.
Le régime impérial est la forme la plus prostituée et en même temps la forme ultime de ce pouvoir d'État, que la société bourgeoise naissante a fait naître, comme l'outil de sa propre émancipation du féodalisme, et que la société bourgeoise parvenue à son plein épanouissement avait finalement transformé en un moyen d'asservir le travail au capital.[11]
La Commune est l’antithèse de l’Empire, dit encore Marx. Elle ne s’est pas contentée de revenir à la forme républicaine, elle a tenté de construire une république entièrement nouvelle, « une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. » Pour réaliser cet objectif, elle a dû commencer à briser la vieille machine d’État :
1.       suppression de l’armée permanente, remplacée par le peuple en armes ;
2.       délégués élus au suffrage universel, responsables et révocables à tout moment ;
3.       fonctionnaires publics élus et révocables (particulièrement les fonctionnaires de justice) ;
4.       séparation de l’Église et de l’État ;
Marx souligne encore que les Communards avaient pour tout le pays un projet cohérent : remplacer l’appareil étatique de gouvernement centralisé par l’administration autonome des communes.
Cette réflexion sur la Commune n’est pas circonstancielle. Il s’aigt d’une inflexion fondamentale dans la pensée de Marx et Engels. Ainsi, dans la Critique du programme de parti ouvrier allemand (critique du programme de Gotha), Marx s’en prend violemment à la revendication des partisans de Lassalle d’un « État populaire libre ». Les partisans de Lassalle se trompent du tout au tout :
Au lieu de considérer la société existante (et cela vaut pour toute société future) comme le fondement de l’État existant (ou futur pour la société future), on traite, au contraire, l’État comme une entité indépendante, qui possède ses propres fondements intellectuels et moraux, ses propres libertés. [P1-1428]
Les divers « États existants » dans les « pays civilisés », dit Marx, ont comme terrain la société bourgeoise moderne. C’est pourquoi il est impossible de mener la lutte pour l’émancipation du prolétariat dans le cadre des États existants. Si la revendication de la démocratie politique garde une certaine importance – et Marx ne manque pas de souligner que c’est là un axe stratégique pour les partis ouvriers – il reste que ce n’est qu’un objectif transitoire qui doit préparer le renversement de l’État bourgeois et la « dictature révolutionnaire du prolétariat ».
Il faut souligner que l’idée que la vieille machine d’État ne peut être utilisée pour son propre compte par le prolétariat, que, par conséquent, elle doit être brisée, est cohérente avec la définition de l’État donnée dès L’Idéologie Allemande et reprise et renforcée à plusieurs reprises, une définition qui réduit progressivement l’État à n’être que l’appareil de répression de la classe dominante.

Critique de la théorie standard

Les thèses de Marx que nous venons de rappeler constituent la théorie marxiste standard de l’État. Lénine en a fait la reprise sous une forme à la fois précise et souvent répétitive dans L’État et la Révolution, un ouvrage écrit en août/septembre 1917, et visant au « réarmement politique » de son parti à la veille de la conquête du pouvoir.
Cependant ces thèses constituent un des points faibles de la pensée marxienne. Quatre critiques majeures peuvent lui être adressées :
1.       La conception fonctionnaliste de l’État qui sous-tend la théorie marxiste est une conception paresseuse qui interdit de comprendre la diversité des organisations étatiques et la violence des luttes politiques qui ne se réduisent pas à des luttes sociales.
2.       La réduction de l'État à la domination des classes dominantes et soit tautologique, soit fausse.
3.       L’État, même l’État bourgeois, prend en compte aussi les intérêts communs à toute la société.
4.       Il y a une certaine autonomie de la lutte politique par rapport aux contradictions de classe qui naissent sur le terrain des rapports sociaux de production.

Le fonctionnalisme

Les explications fonctionnelles mettent en avant les conséquences effectives d’un comportement ou d’une action pour l’expliquer. En sciences sociales, l’explication fonctionnelle consiste à expliquer une institution sociale par les bénéfices qu’elle procure soit à la société dans son ensemble soit aux dominants. Castoriadis isole parmi les explications fonctionnelles celles qui ressortissent à la « vue économique-fonctionnelle » qu’il définit ainsi :
Nous entendons par là la vue qui veut expliquer aussi bien l’existence de l’institution que ses caractéristiques (idéalement jusqu’au moindre détail) par la fonction que l’institution remplit dans la société et les circonstances données, par son rôle dans l’économie d’ensemble de la vie sociale.[12]
Castoriadis ajoute immédiatement :
C’est finalement aussi la vue marxiste, par laquelle les institutions représentent chaque fois les moyens adéquats par lesquels la vie sociale s’organise pour s’accorder aux exigences de « l’infrastructure ».[13]
Cette façon de voir présente de nombreux défauts dont le moindre n’est pas qu’elle redonne vigueur au finalisme : l’antécédent est expliqué par le conséquent. Dans les sciences de la nature, il y a longtemps que le finalisme a été discrédité et qu’on ne croit plus que « la nature ne fait rien en vain » comme le pensait Aristote. Mais il se porte bien dans les sciences sociales où il produit les mêmes ravages qu’ailleurs, en donnant des explications qui n’expliquent rien, car il est toujours possible à partir de la connaissance des conséquences de « prouver » que les antécédents en étaient la cause nécessaire. Nous avons spontanément tendance à penser l’histoire rétrospectivement, à considérer chacun des évènements passés comme autant d’étapes nécessaires pour arriver au présent qui est revêtu du cachet de la nécessité historique. Nous avons abordé cette question dans le deuxième chapitre : Marx affirme que « l’histoire ne fait rien » et prend congé de toutes les philosophies de l’histoire, c’est-à-dire de toute téléologie. Mais le marxisme et souvent Marx lui-même restent prisonniers de la philosophie hégélienne de l’histoire dans une version plus ou moins laïcisée. C’est cette régression téléologique du marxisme qui permet de comprendre la place que prennent les explications fonctionnelles dans la théorie sociale.
Le deuxième défaut des explications fonctionnelles est qu’elles sont incapables d’expliquer la variété des institutions adaptées au même but. À la même époque, la classe bourgeoise en France organise sa domination sous la forme de l’État bonapartiste alors que la classe bourgeoise britannique use de la monarchie constitutionnelle avec un pouvoir très étendu conféré au Parlement. Pourquoi les intérêts de classe identiques sont-ils défendus par des moyens différents ? Si on veut répondre à cette question, il faut sortir de l’explication fonctionnelle et étudier les détails concrets de l’histoire et donc supposer que le mode de production ne fait que conditionner (incliner et non déterminer, aurait dit Leibniz !) les processus sociaux et politiques qui se trouvent avoir une très large marge d’autonomie à l’égard de lois du MPC.
Le dernier défaut de l’explication fonctionnelle est qu’elle porte facilement à la « théorie du complot » sous des formes diverses. Si telle institution présente un bénéfice pour les classes dominantes, c’est que les classes dominantes ont créé cette institution en vue de ce bénéfice. On fusionne ainsi explication fonctionnelle et explication intentionnelle, ce qui est parfaitement logique, puisque les humains sont réputés agir en fonction de leurs désirs dont ils ont conscience. Cela revient à prêter aux processus sociaux des intentions et aux êtres de raison des sciences sociales des intentions analogues à celles des individus. Du finalisme, on passe à l’animisme pur et simple. Évidemment si on admet la lecture nominaliste que nous avons faite de Marx et le refus de confondre les êtres de raison avec des individus vivants, on voit qu’il y a contradiction entre les présuppositions philosophiques anti-idéalistes de Marx et les explications fonctionnalistes du marxisme. Il reste que bien souvent la fusion des explications fonctionnelles et des explications intentionnelles est une des plus répandues chez les auteurs marxistes. « La classe dominante choisit ceci » ou « la classe dominante prépare cela » : ce genre d’expression transforme des agrégats conceptuels (les classes) en sujets agissants. En réalité, les « actions » de la « classe dominante » ne sont que la résultante (presque au sens physique de la composition vectorielle des forces) des actions des individus qu’on peut rattacher à cette classe dominante. Mais précisément le résultat est nécessairement différent de ce que chacun avait prévu. S’il arrive souvent que les individus agissent pour réaliser leurs intentions et mettent en œuvre à cette fin des plans, plus ou moins rationnels, ils sont en même temps dans l’incapacité de prendre en compte les réactions de tous les autres et d’anticiper les effets de ces réactions. Ce qui advient dans l’histoire, c’est ce que personne n’a voulu, disait, fort justement, Engels. Il découle de cela que l’État, en tant qu’institution humaine est le résultat non prévu de ces combinaisons d’actions individuelles. La stabilisation des comportements – les comportements communautaires au sens de Max Weber – à son tour entre en ligne de compte dans les déterminations des actions individuelles : les individus s’orientent généralement d’après les comportements attendus des autres individus. Mais il ne reste plus trace ici d’explication fonctionnelle de l’institution.
Il faut remarquer ici un paradoxe intéressant. L’explication fonctionnelle de l’État s’appuie en fait sur toute la tradition contractualiste qui fait du politique le résultat de l’accord des volontés rationnelles en vue d’une fin. Chez Hobbes, par exemple, le pouvoir souverain s’explique par sa fonction : assurer la sécurité et la protection des activités des sujets et c’est dans ce but qu’il est institué. Jon Elster relève ce rapprochement qu’il peut être fait entre la tradition contractualiste et l’explication marxiste :
L’État était communément considéré comme le pourvoyeur de biens publics – du maintien de l’ordre notamment, mais aussi de biens économiques que les individus ne pouvaient fournir efficacement. Grossièrement parlant, l’État incarne la solution coopérative à un Dilemme du prisonnier impliquant tous les individus de la société dont il est l’État. D’après Marx, il est tout à fait possible de formuler la tâche de l’État à partir de ce dilemme mais avec des joueurs différents. La tâche de l’État est d’apporter une solution coopérative au Dilemme du prisonnier dans lequel se trouvent les membres de la classe économiquement dominante, et, dans le cadre de cette mission, d’empêcher les membres de la classe dominée de résoudre leur propre dilemme.[14]
En faisant ce rapprochement, Elster soulève indirectement une autre question : la conception matérialiste de l’histoire qui est celle de Marx n’est sans doute pas compatible avec cette conception qui fait de l’État l’expression d’un choix libre d’individus rationnels. Autrement dit, il y a contradiction entre les principes méthodologiques formulés par Marx dès L’Idéologie Allemande et la conception instrumentaliste ou fonctionnaliste de l’État qui domine le marxisme.

L’État et les classes dominantes

L’erreur méthodologique que nous venons de pointer peut maintenant être illustrée plus facilement. Affirmer que l’État n’est que l’organisation de la domination et de l’oppression de la classe dominante, c’est produire une définition simplificatrice et anhistorique de l’État. À moins qu’il ne s’agisse d’une définition purement triviale ou tautologique : les classes dominantes dominent et donc elles dominent l’État. Que serait en effet une classe dominante qui ne dominerait pas l’État ? Ce ne serait pas une classe dominante du tout !
En effet, que l’État ait à voir avec la classe dominante, c’est l’évidence même, puisque l’État est par définition l’institution dominante d’une société. On définit d’ailleurs généralement la classe dominante par sa capacité à contrôler l’État et à faire prévaloir sur le plan politique ses intérêts et ses ambitions. Cependant, il n’est pas possible de réduire l’État à un simple instrument de domination d’une partie minoritaire de la société sur l’autre. Aucun État ne peut durer sans que, d’une manière ou d’une autre, il prenne en compte les intérêts de la société tout entière. La théorie contractualiste classique (de Hobbes à Rousseau) qui fait de l’État le résultat d’un contrat noué entre les individus en vue de leur propre intérêt, si elle est historiquement une fiction, présente néanmoins un noyau rationnel. Dans la mesure où on ne veut pas réduire l’État à la tyrannie pure, il faut admettre que même les classes dominées trouvent un intérêt à l’existence de l’État, sans quoi on comprendrait mal pourquoi ces classes dominées qui sont les plus nombreuses accepteraient sans broncher leur condition. L’État n’est pas simplement un glaive, il est aussi un bouclier ! Les classes dominées préfèrent toujours une domination réglée par le droit (la domination étatique) à la domination brutale et directe des puissants.
L’histoire en pourrait apporter de nombreuses confirmations. Il suffirait pour cela de suivre la tortueuse montée de la monarchie absolue en France, ou, plus près de nous, d’analyser tant le fascisme que l’ « État providence » et les États dits socialistes. Loin de faire de l’État le simple organe de domination des dominants on y verrait comment, au contraire, se cristallisent les rapports de forces entre les classes sociales, les fractions de classes, mais aussi les particularités nationales. Les rapports entre l’État et les paysans en France, depuis la révolution française, sans doute, ont quelque chose d’intrigant pour la théorie marxiste classique, bien que Marx lui-même ait consacré à cette question une place tout à fait particulière. Voilà une classe, la classe paysanne, qui est à peine une classe (voir plus haut la comparaison de Marx avec les pommes de terre dans un sac de pommes de terres) et qui pourtant forme la base sociale du bonapartisme, ainsi que l’explique le 18 Brumaire :
Bonaparte représente une classe, voire la classe la plus nombreuse de la société française, les paysans à parcelles.
De même que les Bourbon sont la dynastie de la grande propriété foncière, les Orléans la dynastie de l'argent, de même les Bonaparte sont la dynastie des paysans, c'est-à-dire de la masse du peuple français. L'élu des paysans, ce n'était pas le Bonaparte qui se soumit au Parlement bourgeois, mais le Bonaparte qui dispersa le Parlement bourgeois. [P4-532]
Les propriétaires fonciers sont bien une partie de la classe dominante, tout comme les capitalistes financiers. Mais que Marx même sur le même plan, dans le même mouvement, le « paysan à parcelles », cela devrait suffire pour montrer que Marx n’applique pas les préceptes du marxisme quand il s’agit de procéder à l’analyse concrète d’une situation concrète. Nous avons donc une classe qui n’est pas une classe dominante qui propulse son représentant au pouvoir, lequel disperse la représentation politique de la classe dominante, « le Parlement bourgeois ». Voici comment Marx raconte la prise du pouvoir par Louis Bonaparte, c’est-à-dire comment le bonapartisme est censé sauver la société bourgeoise, qui selon Marx lui-même n’était pourtant plus menacée par les ouvriers.
La société est sauvée aussi souvent que le cercle de ses maîtres se rétrécit et qu'un intérêt plus exclusif est défendu contre un intérêt plus large. Toute revendication de la plus simple réforme financière bourgeoise, du libéralisme le plus vulgaire, du républicanisme le plus formel, de la démocratie la plus plate, est à la fois punie comme «attentat contre la société» et flétrie comme «socialiste». Et finalement, les grands prêtres de «la religion et de l'ordre» sont eux-mêmes chassés à coups de pied de leurs trépieds pythiques, tirés de leur lit en pleine nuit, fourrés dans des voitures cellulaires, jetés au cachot ou envoyés en exil. Leur temple est rasé, leur bouche scellée, leur plume brisée, leur loi déchirée au nom de la religion, de la propriété, de la famille et de l'ordre. Des bourgeois fanatiques de l'ordre sont fusillés à leur balcon par une soldatesque ivre, la sainteté de leur foyer est profanée, leurs maisons sont bombardées en guise de passe-temps, tout cela au nom de la propriété, de la famille, de la religion et de l'ordre. La lie de la société bourgeoise constitue finalement la phalange sacrée de l'ordre, et le héros Crapulinsky fait son entrée aux Tuileries comme «sauveur de la société». [P4-447]
Certes, in fine, Louis Bonaparte au pouvoir défend l’ordre capitaliste mais la théorie standard ne peut rien nous dire de plus et en tout cas pas rien de cette fort curieuse façon de sauver les classes dominantes contre elles-mêmes. Mutatis mutandis, on pourrait retrouver des phénomènes politiques assez proche dans le fascisme, le paysan à parcelles y étant remplacé par le petit bourgeois devenu enragé. Tous ces exemples n’invalident pas la thèse que les classes dominantes continuent de dominer, finalement, même quand l’État leur échappe partiellement. Mais ils montrent en premier lieu l’autonomie relative du politique et font de l’État non pas une communauté illusoire mais le lieu d’affrontements sans merci.
Non seulement l’État n’est jamais exclusivement l’État des classes dominantes, mais encore celles-ci forment rarement un tout homogène : il y a plusieurs classes dominantes, sans doute hiérarchisées mais ayant leurs propres intérêts et, entre toutes ces diverses strates de la société, l’État gagne toujours une certaine autonomie. Par exemple il est parfaitement erroné d’affirmer que la monarchie en France fut l’organe de domination de la noblesse. Elle fut effectivement en partie la représentation de la noblesse – du moins c’est ainsi qu’elle s’est constituée par le choix du maire du palais Hugues Capet comme le primus inter pares. Mais l’histoire de la monarchie est aussi l’histoire de la liquidation impitoyable de la noblesse : il n’est pas nécessaire d’être un inconditionnel de Tocqueville pour admettre que la révolution n’a fait que parachever un processus déjà largement accompli : Marx, comme nous l’avons rappelé plus haut, fait le même constat. La monarchie, à certains égards, fut le bras armé de cette partie bourgeoise du tiers-état qui étendait son influence et sa domination dans toutes les sphères de la société au détriment des anciennes classes dominantes.
Même si on s’en tient à l’État bourgeois, c’est-à-dire à l’État moderne, les formes de cet État sont extrêmement variées, depuis la dictature brutale du capital, appuyée sur quelques bandes armées, jusqu’à un État qui fait une large part aux revendications sociales, à l’organisation de l’économie et à la structuration d’éléments de socialisme au sein même d’une société largement dominée par le mode de production capitaliste. La définition générique de l’État comme conseil d’administration des affaires communes de la bourgeoisie non seulement ne convient pas pour les formes d’État social, plus ou moins inspiré du welfare state, mais elle ne convient même pas pour l’État tel qu’il existe dans la phase dite néolibérale que nous connaissons actuellement. Que les gouvernements soient plus souvent qu’à leur tour les serviteurs des puissants, cela ne permet pas de caractériser la nature de l’État. Les puissants contrôlent plus facilement l’État parce qu’ils sont puissants, précisément.

Les intérêts communs à toute la société

L’État reste un enjeu des affrontements sociaux et politiques, une cristallisation des rapports de force, mais aussi, sous certains aspects, le défenseur des intérêts communs de toutes les classes de société, car de tels intérêts communs existent que cela plaise ou non – par exemple, les pauvres comme les riches ont un intérêt à ne pas être soumis à l’arbitraire de celui qui possède provisoirement la force, par exemple arbitraire d’un gangster qui vous dévalise. En vérité, ce constat d’évidence n’échappe pas à Marx, bien qu’il ait beaucoup de mal à le reconnaître. Par exemple, quand le gouvernement britannique finit par instituer une loi limitant la journée de travail, réglemente le travail des enfants et, plus généralement, met en place toute une série de dispositions protectrices pour la classe ouvrière, Marx a tendance à considérer que, dans ce cas, l’État protège les intérêts à long terme de la classe capitaliste, contre la cupidité des capitalistes du moment qui ruinaient physiquement la classe ouvrière. Mais alors on doit considérer que les intérêts à long terme de la classe capitaliste et les intérêts immédiats de la classe ouvrière peuvent coïncider. Donc il pourrait y avoir des intérêts communs aux classes antagonistes. S’il y a des intérêts communs aux classes antagonistes, l’État tout en restant un État bourgeois peut donc être l’artisan d’une politique qui concerne la société toute entière. De fait, nous retrouvons ici toutes les ambiguïtés de cette notion un peu passe-partout d’ « intérêts de classe ». Pendant les « trente glorieuses », en France, une forte politique de redistribution, la protection sociale et le plein emploi, dans la mesure où ils ont permis une croissance soutenue correspondaient donc, finalement, à l’intérêt de classe des capitalistes dans leur ensemble, bien que les capitalistes individuels aient trouvé la note assez salée. Ce n’est cependant pas pour cette raison que l’État a impulsé ces politiques. C’était au contraire pour répondre à une situation qui donnait aux salariés un poids prépondérant dans la vie politique et où les réformes de structure furent imposées sous la menace révolutionnaire ou pré-révolutionnaire.
Faire de l’État le défenseur des intérêts collectifs et à long terme de la classe capitaliste contre les capitalistes individuels obsédés du profit présent, c’est sans aucun doute le premier pas vers l’abandon de la théorie selon laquelle l’État dans la société capitaliste est nécessairement un État capitaliste. En effet, comme le rappelle ironiquement Keynes : à long terme, nous sommes morts ! Faire de l’État le défenseur de l’intérêt à long terme de la classe capitaliste c’est tout simplement considérer que l’État est animé par une sorte d’esprit, de conscience de sa mission historique qui transcende la réalité effective des capitalistes individuels. C’est un détour pour retomber dans la théorie hégélienne de l’État, contre laquelle Marx a construit sa propre pensée. Si on veut éviter cette incohérence, il faut admettre, comme le fait remarquer Elster, que la soumission complète de l’État aux intérêts de la classe dominante, qui devrait être la règle, n’est que l’exception.[15]

L’autonomie de la lutte politique

En fait, et sans qu’on trouve sur ce point de texte théorique clair et bien ordonné, Marx accorde aux formes de la lutte politique et à la structure de l’État la plus grande importance et leur reconnaît une véritable autonomie. Pour comprendre cela, il est nécessaire de dire quelques mots d’une question philosophique fondamentale, celle de la liberté. Dans le 18 brumaire de Louis Bonaparte, il commence par cette remarque souvent citée :
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données héritage du passé. [P4-437]
Si cette phrase a un sens, elle signifie certes que les individus quand ils agissent sont conditionnés par les circonstances extérieures, celles qu’ils trouvent toutes prêtes, et que par conséquent ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent librement, c’est-à-dire sans détermination – si vouloir librement sans détermination est quelque chose qui puisse avoir un sens. Cependant, ce sont les individus qui font leur propre histoire : à l’intérieur d’un champ de possibles ouvert par ces circonstances « données », ils créent de l’absolument nouveau. On a cependant de la difficulté à percevoir cette libre création, ce que Castoriadis nomme « imagination radicale » parce que les hommes pensent leurs actions, la plupart du temps, dans les mots et les cadres théoriques du passé. « La tradition de toutes les générations morte pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants » [P4-437] C’est pour cette raison que les processus historiques apparaissent toujours beaucoup plus déterministes qu’ils ne le sont en réalité.
Autonomie ne veut évidemment pas dire liberté absolue. Les conditions de la vie doivent être produites et elles ne le peuvent être arbitrairement mais seulement en fonction des moyens existants et des rapports sociaux qui peuvent se modifier mais seulement lentement. Pour cette raison d’ailleurs, et en se plaçant dans le cadre même des thèses exprimées par Marx dès 1845, la proclamation du « communisme » en Russie était une impossibilité que Lénine perçut assez rapidement en proposant une économie mixte, baptisée NEP. Mais la révolution russe, indépendamment des jugements que l’on peut porter sur son destin ultérieur, est une des preuves flagrantes de l’autonomie du politique et du rôle de l’action des individus dans l’histoire. Les individus ne sont des marionnettes mues par des forces sociales anonymes, ce sont eux qui font réellement l’histoire et donnent forme et consistance à ces fameuses forces sociales. Nous retombons à nouveau sur ces idées soulevées dès le début de ce travail : contrairement aux idées reçues et contrairement à ce que donne à penser l’enseignement d’un certain marxisme, la réalité sociale n’est pas le jeu abstrait des structures mais la combinaison infinie des actions des individus vivants et c’est précisément de cette manière qu’on peut à la fois penser le conditionnement historique et l’autonomie du politique.

La dictature du prolétariat et le communisme

Si la théorie de l’État en général et de l’État capitaliste en particulier est si incertaine dans les textes de Marx, la raison en est peut-être assez simple. Au fond, au-delà des analyses concrètes particulières souvent lumineuses, Marx n’a absolument pas besoin d’une théorie générale de l’État puisqu’il est tout entier tendu vers l’avenir, un avenir qu’il pense sous l’angle de la disparition de l’État, de son dépérissement progressif. L’État est l’expression de la division de la société en classes, mais celle-ci n’est pas éternelle. Dans une lettre à Weydemeyer (1852), Marx définit clairement son horizon politique :
Or, en ce qui me concerne, ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert ni l'existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles [...]. Le nouveau de mon travail a consisté à démontrer : 1° que l'existence des classes est exclusivement liée à des phases historiques déterminées du développement de la production ; 2° que la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3° que cette dictature elle-même ne représente qu'une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. [P4-1680]
Cette affirmation court tout au long de la vie et de l’œuvre de Marx. Dans La guerre civile en France, Marx dit de la Commune de Paris qu’elle est « la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat ». Dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand, Marx réitère cette ligne directrice :
Entre la société capitaliste et la société communiste, se situe la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. À cette période correspond également une phase de transition politique, où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. [P1-1429]
Il oppose cette perspective à la « vieille litanie démocratique qui court le monde » (suffrage universel, législation directe, etc.) dont les revendications ne sont que « l’écho du parti populaire bourgeois ».

La mystérieuse formule de la dictature du prolétariat

Quittant l’analyse de la réalité existante, nous avons maintenant deux perspectives historiques du développement de la société moderne :
l’expropriation des expropriateurs et l’organisation de l’économie par les producteurs associés : c’est la perspective du Capital.
la transformation révolutionnaire de la société de classes en société communiste sans classes et sans État, en passant par une phase intermédiaire d’un État qui n’est plus que la « dictature révolutionnaire du prolétariat ».
Dans la tradition marxiste, les deux perspectives sont, étroitement liées : si l’État est l’instrument de la domination d’une classe, avec la disparition des classes sociales, résorbées dans l’ensemble des producteurs, la nécessité de l’État disparaît. Cependant, du point de vue logique, il n’y a aucun lien nécessaire entre l’affirmation (1) et l’affirmation (2). On pourrait très bien imaginer que le passage de la direction du processus de production entre les mains des « producteurs associés » se fasse par des voies purement économiques et soit accompagné d’une transformation graduel de l’État. L’accord avec les analyses et les thèses défendues dans Le Capital, y compris les conclusions révolutionnaires, n’implique donc nullement un accord avec les perspectives politiques définies par Marx dans ces quelques textes cités plus souvent qu’à leur tour par les marxistes.
Étudions maintenant les deux phases de cette perspective historique.
La dictature du prolétariat est une expression aujourd’hui définitivement désuète que même la plupart des marxistes ont abandonnée. Il est vrai que le mot dictature fait peur puisqu’on le confond volontiers avec tyrannie ou despotisme alors que cela désignait une institution de la république romaine dont on trouve des traces dans la constitution française actuelle…[16]
Il n’est pas simple de savoir ce que Marx entend par dictature du prolétariat. Comme le dit Jacques Texier :
La formule de la dictature du prolétariat est assez mystérieuse, propre à être interprétée de plusieurs façons. Sur cette question, Engels pourra exercer ses talents herméneutiques.[17]
Car, si l’expression est bien maintenue dans toute l’œuvre, elle change manifestement de sens entre les années 1848-1852 et les dernières années de la vie de Marx.
Dans la période 1848-1852, la dictature du prolétariat est un élément d’une stratégie révolutionnaire, celle que Marx résume d’une formule, « révolution en permanence »[18]. À cette époque, Marx et Engels croient que la lutte décisive est engagée. Celle-ci combine les révolutions démocratiques et nationales pour abattre ce qui reste du vieil ordre européen et l’affirmation croissante de l’hégémonie du prolétariat : dans des pays comme l’Allemagne, il est impossible d’espérer la stabilisation d’une démocratie bourgeoise au sein de laquelle le mouvement ouvrier pourrait se développer et s’organiser. La révolution démocratique sera, au contraire, le prélude immédiat de la révolution sociale comme l’ont finalement montré les évènements français de février à juin 1848. Ces révolutions seront nécessairement des révolutions violentes posant l’alternative dictature de la bourgeoisie ou dictature du prolétariat et seule l’énergie manifestée par le parti prolétarien peut empêcher la régression. Le modèle dominant est le modèle de la dictature jacobine de 1793-1795 et la dictature du prolétariat constitue moins une forme étatique précise qu’une stratégie sur le modèle de celle de Robespierre.
Or, après 1852, Marx doit constater que l’ère des révolutions est provisoirement close et c’est une autre perspective qui l’occupe : celle de la transformation sociale lente qui s’opère dans les « soutes » de la société bourgeoise. C’est pourquoi le projet qui l’accapare est celui de la critique de l’économie politique. La question de la dictature du prolétariat revient à l’ordre du jour seulement quand la question politique est à nouveau pensée dans toute sa force. Mais il s’agit d’une perspective complètement différente. Marx pense alors sous le terme « dictature du prolétariat » un régime social et politique relativement durable qui a pour mission d’organiser la transition entre la société capitaliste et la société communiste. La Commune de Paris donne le modèle de ce régime. Les principales mesures essentielles aux yeux de Marx, qui déterminent la nature de cette nouvelle forme étatique, ont été rappelées plus haut. Il faut cependant remarquer que l’expression même « dictature du prolétariat » ne figure pas dans le texte de La guerre civile en France. C’est Engels, un peu plus tard qui dira :
Le philistin allemand a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat.[19]
Marx se contente de la qualifier de « république sociale ».
Le cri de « république sociale » auquel la révolution de février avait été proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République.[20]
Cette « république sociale » est une république jusqu’au bout, une république radicale, qui se fixe comme objectif l’abolition de toute domination. Elle s’inscrit dans la perspective du dépérissement de l’État. Si l’État est l’instrument de domination d’une classe sur une autre, alors la disparition des antagonismes de classes doit conduire à la disparition de l’État. Disparition progressive puisque les antagonismes de classe ne peuvent pas disparaître du jour au lendemain. Marx envisage la transformation de la société capitaliste à la société communiste en deux phases. Avant la société communiste proprement dite, affirme la Critique du programme de Gotha s’interpose une phase transitoire (« première phase de la société communiste ») dans laquelle nous avons affaire à une société qui est « celle qui vient d’émerger de la société capitaliste » :
C’est donc une société, qui, à tous égards, économique, morale, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancien ordre où elle a été engendrée. [P1-1419]
Dans cette société règnent encore les principes de l’échange marchand. Ce n’est plus une société capitaliste dans la mesure où les capitalistes n’existent plus et que tous les individus aptes à travailler sont des travailleurs, mais les produits du travail prennent encore la forme de marchandises : il s’agit toujours d’échanger des équivalents. La première phase de la société communiste réalise bien l’égalité, et donne à chacun selon son travail mais :
Le droit égal est donc, en principe, toujours le droit bourgeois, bien que le principe et la pratique ne se querellent plus (…).
En dépit de ce progrès, ce droit égal reste prisonnier d’une limitation bourgeoise. Le droit des producteurs est proportionnel au travail qu’ils fournissent. L’égalité consiste en ce que le travail fait fonction de mesure commune. [P1-1419]
Mais ce n’est pas encore le communisme puisque demeure des inégalités importantes : les inégalités naturelles qui permettent à l’un de travailler plus longtemps ou plus intensément que l’autre et donc recevoir plus.
Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, puisque tout homme n’est qu’un travailleur comme tous les autres, mais il reconnaît tacitement comme un privilège de nature le talent inégal des travailleurs et, par suite, l’inégalité de leur capacité productive. C’est donc dans sa teneur un droit de l’inégalité comme tout droit. Par sa nature, le droit ne peut consister que dans l’emploi d’une mesure égale pour tous ; mais les individus inégaux (ils ne seraient pas distincts s’ils n’étaient pas inégaux) ne peuvent être mesurés à une mesure égale qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on les regarde sous un aspect unique et déterminé ; [P1-1420]
Bref, dans la première phase du communisme, les individus continuent d’être comparés les uns aux autres selon des critères « déterminés », c’est-à-dire des critères sociaux, déterminés par le niveau de développement d’ensemble de la société. C’est pourquoi, bien qu’il n’y ait plus de distinction de classes, demeure un droit et par conséquent un État, même cet État n’est plus comme l’État bourgeois l’organe d’oppression de la minorité sur la majorité et même si la machine d’État a été brisée pour être remplacée par l’administration directe des producteurs.
La dictature du prolétariat, donc, est une nécessité qui découle du maintien des contradictions sociales dans la première phase du communisme, contradictions qui découlent selon Marx de l’insuffisant niveau de la production.
Marx soulève ici des questions difficiles que reprennent les théories récentes de la justice sociale (Rawls par exemple). Dès qu’il faut répartir les richesses produites socialement, l’égalité de droit (le droit égal) recouvre une inégalité de fait : l’égalité juridique légitime les inégalités naturelles de talent. Or, Marx et Rawls disent pratiquement la même chose sur ce point : il n’y a aucune espèce de raison de considérer que les inégalités naturelles soient plus légitimes que les autres inégalités si on les considère du point de vue de la justice sociale. Or, tant qu’on reste dans la problématique de l’égalité, il n’y a aucun moyen de sortir de cette difficulté, puisque dès que les individus sont distincts, ils sont forcément inégaux. Non qu’ils soient inégaux dans l’absolu, puisque dans l’absolu, ils sont incommensurables, mais ils sont inégaux relativement à quelque critère de distribution que ce soit qui est toujours un critère de comporaison.
Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal. |P1-1420]
C’est la voie que choisit Rawls : il faut déterminer quelles sont les inégalités justes, dit la Théorie de la justice. Mais ce n’est pas la voie qu’emprunte Marx : il faudrait que le droit soit inégal, mais par définition le droit, pour lui, est égal. Par conséquent il faut sortir du droit et de l’État !
Avant d’aborder ce dernier point, notons que la formule de la dictature du prolétariat a passablement perdu de son sens. Il ne s’agirait plus, comme dans les années 1848-1852 d’une stratégie révolutionnaire liée au caractère nécessairement violent du processus de transformation sociale. Pourquoi donc parler encore de « dictature du prolétariat » alors que, s’il s’agit encore d’un État, c’est un État démocratique – genre « Commune de Paris » ? De fait, Marx en parle de moins en moins. Il en parle dans la Critique du programme de Gotha parce qu’il s’agit d’un texte à destination des militants allemands et que l’Allemagne impériale est en cause : dans ce genre de régime, Marx pense que la révolution gardera un caractère violent et que la résistance des anciennes classes dirigeantes devra y être brisées par la force et c’est pourquoi s’imposera encore la formule de la « dictature révolutionnaire du prolétariat ». Par contre, dans les pays démocratiques, comme les États-Unis, l’Angleterre, les Pays-Bas et même la France, dans les années 1875 jusqu’à la fin de sa vie, Marx envisage de plus en plus sérieusement l’hypothèse d’un renforcement progressif des organisations ouvrières permettant une transformation sociale pacifique. Dans ce contexte, la dictature du prolétariat n’apparaît plus comme une perspective stratégique. Elle tend à être remplacée par la revendication d’une république démocratique. Ce qui n’est qu’esquissé chez Marx sera développé par Engels.[21]
Là encore, nous sommes maintenant assez loin du marxisme et de ses constructions ou reconstructions. On a le droit de penser que la dictature du prolétariat est la question clé du marxisme et de réciter comme un catéchisme la lettre à Weydemeyer. Force est de constater que dans l’œuvre de Marx (de Marx, pas de Lénine, Staline ou Mao), cette dictature du prolétariat reste très floue, sans aucun développement théorique, et même ne joue qu’un rôle marginal dans les écrits de la maturité, c’est-à-dire pendant et après la publication du Capital.

Le dépérissement de l’État : le retour à l’utopie

Dans le Dictionnaire Critique du Marxisme, l’auteur de l’article « dictature du prolétariat » (Étienne Balibar) souligne que pour Marx la dictature du prolétariat désigne une formation politique contradictoire, un État qui est en même temps un non État. Bien que cela ne nous explique pourquoi on doit appeler cette formation une dictature, on peut cependant accepter le fond du propos. Pour Marx, en effet, qu’il s’agisse de la dictature du prolétariat ou d’un gouvernement démocratique radical genre Commune de Paris, c’est-à-dire d’une « république sociale », il ne peut s’agir que d’une formation transitoire, destinée à préparer sa propre disparition. Car la solution des contradictions de cette première phase du communisme, la véritable émancipation de l’individu ne peut pas résider dans un système social et politique dans lequel la personnalité reste tronquée, puisque comparée et évaluée selon un critère déterminé. C’est pourquoi la Critique du programme de Gotha nous offre un retour presque inattendu à une perspective et des formulations qui remontent aux œuvres de jeunesse, les Manuscrits de 1844 et L’idéologie allemande. Voici le texte dont le caractère d’utopie saute aux yeux, en tout cas aujourd’hui.
Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre mais encore le premier besoin de la vie ; quand avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » [P1-1420]
Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique (1878), polémiquant à la fois contre les partisans de Lassalle et contre les anarchistes, Engels résume ainsi la perspective née de la prise du pouvoir par le prolétariat et l’abolition de la propriété capitaliste :
Le gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction des processus de production. L'État n'est pas « aboli », il s’éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur l'« État populaire libre », tant du point de vue de sa justification temporaire comme moyen d'agitation que du point de vue de son insuffisance définitive comme idée scientifique; de juger également la revendication de ceux qu'on appelle les anarchistes, d'après laquelle l’État doit être aboli du jour au lendemain.[22]
Ces deux extraits se complètent et sur cette question il ne fait aucun doute qu’Engels interprète correctement la pensée de Marx. Le problème est que cette position est aberrante, au sens strict du terme, car elle s’éloigne sérieusement du cours suivi par la pensée de Marx (mais aussi celle d’Engels) et qu’elle consiste en un mélange d’utopie et de radicalisme verbal très étrange.

Une perspective aberrante

Aberrante, l’est la description que fait Marx de la phase supérieure du communisme. L’idée que le travail devient le premier des besoins dans la société communiste figure dans les Manuscrits de 1844, mais rien dans Le Capital ne va dans ce sens. Au contraire. Dans le texte que Engels place en conclusion du livre III, Marx s’exprime très clairement contre cette idée.
À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. [P2-1487]
L’homme ne peut donc ni se libérer par le travail, ni se libérer du travail. Car le travail apparaît comme une nécessité et une contrainte éternelles.
Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de société et sous tous les types de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ;  mais en même temps se développe le processus productif pour les satisfaire. [P2-1487]
C’est même une contrainte qui, sous un certain angle ne peut aller qu’en s’élargissant. Cependant, on ne doit pas considérer le travail comme une malédiction. Une certaine forme de liberté peut exister dans le cadre même du travail.
Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. [P2-1487/1488]
La liberté dont il s’agit est une liberté limitée, elle n’est pas le libre développement des potentialités qui sont en l’homme, qui ne peut s’accomplir qu’au delà de la sphère de la production matérielle. C’est une liberté qui présente deux aspects :
1.       Une compréhension de la nécessité suffisante pour éviter le gaspillage, rationaliser les rapports entre l’homme et la nature, préserver les deux sources de la richesse sociale que sont le travail et la terre.
2.       Si la nécessité du travail doit s’imposer éternellement, parce que l’homme reste un être naturel, il reste qu’il peut espérer abolir la domination que ses propres échanges exercent sur lui et donc agir en tant qu’homme socialisé.
L’homme ne peut se débarrasser de la nécessité – la malédiction qui s’abat sur l’homme chassé du paradis, privé à jamais de l’équilibre spontané dans son milieu naturel – il peut seulement en organiser les formes autrement, dans des conditions conformes à sa nature. Il reste que cette liberté, acquise sur le terrain de la production matérielle, n’est qu’une liberté limitée ; car
C’est au delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. [P2-1488]
Conclusion prosaïque, loin de l’utopie de la Critique du programme de Gotha. Le travail n’est pas le premier besoin, il est une réalité contradictoire : il n’y a pas d’émancipation sans travail et en même temps il n’y a de véritable émancipation qu’en dehors du temps de travail. C’est pourquoi on peut simultanément réclamer la diminution du temps de travail et réclamer non seulement le droit au travail pour tous, mais encore affirmer que, comme le disent les paroles de L’Internationale, « l’oisif ira loger ailleurs. »

Une perspective utopique

Utopique, la perspective tracée par Marx et Engels, l’est clairement, ne serait-ce que par la reprise de la formule de Saint-Simon, passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses.
Elle l’est tout autant par les perspectives concernant l’organisation du travail. Que peut vouloir dire l'idée que les individus ne seront plus asservis à la division du travail ? Marx a montré (à la suite de Smith) que la division du travail et la coopération dont elle est l’autre face sont les principales des forces productives. Comment peut-on espérer faire jaillir l’abondance de la forme coopérative en renonçant à la division du travail ? On peut, comme Marx le disait ironiquement dans L’Idéologie Allemande, être chasseur le matin, pêcheur l’après-midi et « critique critique » le soir ! Mais cette faible division du travail est encore pensable dans une société de chasseurs-cueilleurs, mais certainement pas dans une société développée. Être médecin le matin, physicien nucléaire l’après-midi et artiste-peintre le soir ?
Comment comprendre cela ? Si on s’en tient à la formule des « producteurs associés », les individus peuvent n’être plus asservis à la division du travail en la maîtrisant, c’est-à-dire en participant à la direction du processus de production. De cette manière d’ailleurs, dans la mesure où le travailleur manuel a son mot à dire dans l’organisation de la production coopérative, la séparation entre le travail intellectuel et le travail corporel s’estompe. Enfin, avec le temps libéré par l’augmentation de la productivité du travail, les individus peuvent espérer faire autre chose que travailler, être libérés de ce « premier des besoins » pour avoir du loisir, du temps libre pour s’occuper de ce qui est le plus important pour les hommes. Mais de telles perspectives, qui ne sont pas complètement irréalistes, supposent qu’il y a encore des ressources à répartir, des décisions collectives à prendre, une discipline à respecter, etc., c’est-à-dire qu’on est encore dans le gouvernement des hommes.
Il y aurait aussi beaucoup de choses à dire sur la question de l’abondance des ressources. Marx pense avec l’optimisme des hommes de son siècle, savants et industriels. Mais depuis nous avons appris que nous vivrons nécessairement dans un monde aux ressources limitées où, comme le dit Marx dans le texte extrait du livre III, les producteurs devront régler leurs rapports avec la nature de la manière la plus économique. Mais si les ressources sont limitées, il sera impossible de donner « à chacun selon ses besoins », sauf à définir à l’avance ce que sont les besoins de chacun…

Contre le radicalisme verbal : pour une interprétation raisonnable de Marx

Toutes ces critiques peuvent très bien s’intégrer à une interprétation raisonnable de la pensée de Marx. Mais il faut pour cela remettre ces grands textes classiques du marxisme à leur juste place : Marx, c’était son péché mignon, cédait facilement au radicalisme verbal dans les polémiques contre ses adversaires au sein du mouvement ouvrier. La Critique du programme de Gotha s’inscrit incontestablement dans cette lignée et un lecteur contemporain devrait savoir faire la part des outrances, plus ou moins inévitables dans des contextes de ce genre.  Le destin politique de Marx et la construction du marxisme ont malheureusement donné plus de relief aux formules ronflantes des textes polémiques qu’aux analyses subtiles du Capital.

Le point aveugle

Au total donc, la pensée politique de Marx souffre d’incontestables faiblesses et contradictions. Si on peut admettre le communisme « phase I » parce qu’il se situe encore dans la lignée d’une pensée démocratique radicale qui n’est finalement pas très éloignée de Jean-Jacques Rousseau et des penseurs les plus avancés des Lumières. En revanche, le communisme « phase II », loin d’en être le prolongement logique en apparaît comme la négation. Il s’agit d’une pensée fondamentalement anti-politique dont le lien avec Stirner, le vieux « saint Max » de 1845 est plus fort qu’on ne l’a dit. Et Marx ne parvient pas à faire tenir ces deux phases, ces deux pensées du politique, dans un ensemble cohérent. La construction du marxisme est rendue possible par ces faiblesses mêmes.
Bien qu’elle ne constitue pas en elle-même un argument irréfutable, l’expérience historique, principalement celle des débuts de la révolution russe, permet de mieux appréhender quelques-unes des conséquences des impasses de la pensée de Marx sur la question de l’État. L’expérience russe puis soviétique est d’autant plus intéressante que la révolution bolchevique, dans l’esprit de ses principaux dirigeants, doit mettre en pratique les principes théoriques que Lénine a reconstruits dans L’État et la révolution. Pour Lénine et Trotski, la révolution russe constitue ainsi une mise à l’épreuve des leçons que Marx tire de la Commune de Paris. Cette mise à l’épreuve se révèle catastrophique pour ce pan de la pensée de Marx et pour le marxisme révolutionnaire traditionnel. Contentons-nous d’en signaler quelques points saillants.
La première grande leçon de la Commune est que la classe ouvrière ne peut pas seulement s’emparer du pouvoir d’État bourgeois mais doit en briser la machine. Or l’expérience devait conduire les dirigeants révolutionnaires à réviser drastiquement cette leçon de Marx et du Lénine de l’État et la révolution. La guerre civile devait conduire à la reconstruction d’une armée des plus classiques – au lieu du « peuple en armes » – avec la restauration des grades et d’une discipline qui reprenaient purement et simplement l’ancienne armée tsariste. L’organisateur de l’Armée Rouge, Trotski, s’est ainsi heurté aux « gauchistes » du parti bolchevik (Staline en tête) sur la question de l’utilisation des « spécialistes bourgeois », c’est-à-dire des officiers de l’armée tsariste. Au-delà de la question militaire stricte, il fallut bien vite admettre qu’on ne pouvait pas exercer le pouvoir politique sans reprendre largement les structures et les hommes de l’ancien État. L’appareil d’État tsariste, à peine repeint en rouge : c’est ainsi que Lénine qualifiera l’État de la Russie soviétique encore prise dans la tourmente révolutionnaire. Vision lucide qui oblige à réviser la thèse selon laquelle l’État n’est que l’appareil d’oppression d’une classe sur une autre. Les révisions stratégiques de Lénine et le tournant vers la NEP confirment que toute société a besoin d’un État stable, apte à garantir la sûreté des citoyens et que l’appareil d’État accomplit des fonctions nécessaires pour toutes les classes de la société.
L’anti-parlementarisme de La guerre civile en France est récupéré par Lénine qui insiste sur la nécessaire « suppression du parlementarisme ».
Certes, le moyen de sortir du parlementarisme ne consiste pas à détruire les organes représentatifs et le principe électif, mais à transformer ces moulins à parole que sont les organismes représentatifs en assemblées agissantes.[23]
Il s’agit purement et simplement ce supprimer toute forme constitutionnelle du pouvoir politique (notamment toute forme reposant sur la séparation des pouvoirs) en une organisation ultra-démocratique dans laquelle ceux qui décident exécutent. En pratique ces assemblées agissantes (les soviets en Russie) deviennent très vite la couverture des spécialistes de l’action, c’est-à-dire des minorités agissantes et leur caractère ultra-démocratique se renverse en son contraire. Et, comme l’avaient bien vu les penseurs classiques, l’absence de séparation des pouvoirs transforme la démocratie en tyrannie, et même pas en « tyrannie de la majorité » car la pyramide élective des conseils de base jusqu’au soviet suprême aboutit de fait à système encore plus sélectif, encore moins représentatif que les systèmes censitaires traditionnels.
L’abolition de la séparation entre l’État et le peuple – la fin de la vieille distinction entre État et « société civile » constitue la dernière grande leçon marxienne de la Commune. Elle est longuement développée par Lénine. On peut la lire de manière ironique, lorsque Lénine écrit :
Du moment que c’est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs, il n’est plus besoin d’un « pouvoir spécial » de répression ![24]
Comment expliquer que les mêmes hommes qui soutenaient cette thèse « démocratique » ont construit un appareil d’État dans lequel le « pouvoir spécial de répression » a atteint un développement presque illimité ? Une réponse en peut être trouvée dans la volonté de ne plus considérer l’État et la société civile comme deux sphères séparées. Lénine disait que le gouvernement ouvrier, c’est la cuisinière au gouvernement, mais il se réalisera en mettant la police politique dans la cuisine des appartements communautaires. Sous couvert de dépérissement de l’État, de son « extinction » c’est en fait l’invasion par l’État de toutes les sphères de la vie, sociale comme privée, qui est rendue possible, avec une légitimation idéologique classique : l’État devenant l’État du peuple tout entier, il n’est plus à craindre (celui qui le craint ne peut donc qu’être un ennemi du peuple !)
Ne développons pas plus. La question de l’État est le véritable point aveugle de la pensée marxienne. Les interventions conjoncturelles de Marx sur cette question égarent plus qu’elles n’ouvrent le chemin, comme la régression dans l’utopie de l’extinction de l’État et d’un au-delà du droit ont finalement joué le rôle d’idéologie de la montée d’une nouvelle classe ou caste dominante dans les pays dits socialistes. Plus précisément, c’est d’abord voulu transformé ces interventions conjoncturelles et souvent très polémiques en « théorie scientifique » qui constitue la faute majeure des marxistes, d’autant que, comme nous avons l’occasion de le souligner, il n’y a aucun lien logique entre les analyses serrées du mode de production, telles qu’on les trouve dans le Capital et les perspectives utopiques, tant des Manuscrits que de la Critique du programme de Gotha.
Encore une fois, en suivant les indications du travail de Jacques Texier, on peut trouver chez Marx et Engels des analyses attentives aux questions institutionnelles, au problème du droit, à condition de sortir du schéma d’une théorie marxiste de l’État. Après tout, quand Engels dit que la république démocratique est la forme de la dictature du prolétariat, il enterre du même coup cette notion capitale du marxisme… et ouvre le champ d’une réflexion que les épigones se sont évertués à clore.




[1] Remarquons que nous retrouvons bien, encore et toujours, la réduction des totalités constituées et l’affirmation du caractère irréductible des réalités singulières, c’est-à-dire de la subjectivité des individus.
[2] Le Manifeste Communiste comprend un programme de réformes immédiates qui inclut la nationalisation des grands moyens de production, l’instruction publique, etc.
[3]Max Stirner : L'unique et sa propriété p. 272 (Éditions S.L.I.M, Paris, 1948)
[4] Rappelons que ce texte lui-même n’est qu’un manuscrit que Marx n’a jamais cru bon de publier.
[5] Voir sur cette question le livre de Domenico Losurdo, Démocratie ou bonapartisme, édition Le Temps des cerises, 2005. Traduit de l’italien par Jean-Michel Goux.
[6] Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1977, p.315
[7] Op. cit. p.178
[8] Commencé aux derniers jours de mars 1871, le texte est imprimé en juin, à peine quelques semaines après la « semaine sanglante ».
[9] Karl Marx : Adresse du conseil général de l’association internationale des travailleurs sur la guerre civile en France en 1871., in Le conseil général de la Première Internationale, 1870-1871, éditions du Progrès, Moscou, 1975, p. 329.
[10] Op. cit. p.330
[11] Op. cit. p.332
[12] Cornélius Castoriadis : L’institution imaginaire de la société, op. cit. p.172
[13] Ibid. note 2
[14] Jon Elster, Karl Marx, une interprétation analytique, p.537
[15] Il serait assez facile de montrer que même après l’abandon officiel des doctrines keynésiennes et le triomphe de ce qu’on appelle improprement libéralisme ou ultra-libéralisme, l’État reste le lieu de conflits et de composition d’intérêts divergents.
[16] L’article 16 qui donne les pleins pouvoirs au président de la république dans certaines circonstances institue bien un régime temporaire d’exception où tous les pouvoirs sont concentrés dans un seul homme. C’est bien une dictature au sens romain.
[17] J. Texier : Révolution et démocratie chez Marx et Engels, p.18
[18] Voir l’Adresse du comité central de la Ligue des Communistes (mars 1850) [P4-547 et sq.]
[19] Friedrich Engels, Introduction à La guerre civile en France. Éditions Sociales, 1952, p.18
[20] K. Marx : La guerre civile en France, op. cit. p. 332
[21] Sur ces questions, nous nous contentons de renvoyer à l’excellent travail de Jacques Texier déjà cité. Le grand mérite de Texier est de ne pas chercher à reconstruire des cohérences imaginaires et d’aider à voir clair dans une question surchargée d’affrontements idéologiques et politiques – disons entre ceux qui ont voulu conserver ou restaurer l’imaginaire d’un Marx révolutionnaire intransigeant et ceux qui préféraient présenter un paisible démocrate.
[22] Engels, Anti-Dühring, p. 317
[23] Lénine, L’État et la révolution, œuvres choisies en 3 volumes, tome 2, éditions du Progrès, Moscou, 1968, p. 323
[24] Lénine, op. cit., p. 320.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...