mercredi 1 mai 2013

Commentaire de Spinoza : Traité politique / Chap II, §2 Traduction Saisset


2. Toutes les choses de la nature peuvent être également conçues d’une façon adéquate, soit qu’elles existent, soit qu’elles n’existent pas. De même donc que le principe en vertu duquel elles commencent d’exister ne peut se conclure de leur définition, il en faut dire autant du principe qui les fait persévérer dans l’existence. En effet, leur essence idéale, après qu’elles ont commencé d’exister, est la même qu’auparavant ; par conséquent, le principe qui les fait persévérer dans l’existence ne résulte pas plus de leur essence que le principe qui les fait commencer d’exister ; et la même puissance dont elles ont besoin pour commencer d’être, elles en ont besoin pour persévérer dans l’être. D’où il suit que la puissance qui fait être les choses de la nature, et par conséquent celle qui les fait agir, ne peut être autre que l’éternelle puissance de Dieu. Supposez, en effet, que ce fût une autre puissance, une puissance créée, elle ne pourrait se conserver elle-même, ni par conséquent conserver les choses de la nature ; mais elle aurait besoin pour persévérer dans l’être de la même puissance qui aurait été nécessaire pour la créer.
Ce paragraphe semble assez abstrait mais son sens apparaîtra dans le suivant. Il s’agit d’abord d’affirmer la puissance de l’entendement : nous pouvons concevoir adéquatement (c’est-à-dire selon l’ordre de la raison) non seulement les choses existantes mais encore toutes les choses possibles. On pourrait dire que « tout ce qui est réel est rationnel » (puisque l’idée d’une chose possible et non effectivement existante a encore une certaine réalité). Donc nous pouvons concevoir adéquatement une chose sans qu’elle existe ; nous connaissons l’essence d’une chose sans pouvoir donc en déduire l’existence – par exemple, je peux concevoir adéquatement ma maison (adéquatement, cela veut dire que je ne conçois pas une maison impossible, une maison qui ne tiendrait pas compte des lois de la physique), mais pour que cette maison existe il faut encore autre chose que la connaissance de l’essence, il faut une puissance qui lui permette de commencer à exister (le travail du maçon) et une puissance qui lui permet de durer (la résistance des matériaux, l’entretien régulier, etc.). Les choses existantes doivent donc leur existence et leur capacité à persévérer dans l’existence à la seule puissance de la nature éternelle et incréée (la nature autrement dit Dieu ou Dieu autrement dit la nature). Dieu autrement dit la nature est le principe de production de toute chose qui ne subsiste que par sa puissance. C’est ce que les philosophes médiévaux appelaient « natura naturans » et que Spinoza reprend dans la 1ère partie de l’Éthique).  Il ne faut pas concevoir Dieu comme un « créateur », ce qui supposerait une différence entre le créateur et la chose créée, mais comme une puissance de produire les choses : le fermier ne crée par le blé, mais agençant les forces de la nature, il produit le blé ! Mais cette analogie doit être prise avec prudence parce que notre fermier a une intention et cherche une certaine fin alors que Dieu n’en a aucune. Si la puissance qui permet aux choses d’être et de persévérer dans leur être était une puissance créée, celle-ci dépendrait à son tour d’un créateur et ne saurait par elle-même persévérer dans son être. Et on tomberait ainsi dans une régression à l’infini.  Il faut donc partir d’une puissance absolue, sans commencement ni fin, d’une réalité éternelle et infinie. Donc tout ce qui est n’est que l’expression de la puissance de Dieu et chaque être n’est qu’une partie de cette puissance.
3. Ce point une fois établi, savoir que la puissance des choses de la nature en vertu de laquelle elles existent et agissent est la propre puissance de Dieu, il est aisé de comprendre ce que c’est que le droit naturel. En effet, Dieu ayant droit sur toutes choses, et ce droit de Dieu étant la puissance même de Dieu, en tant qu’elle est considérée comme absolument libre, il suit de là que chaque être a naturellement autant de droit qu’il a de puissance pour exister et pour agir. En effet, cette puissance n’est autre que la puissance même de Dieu, laquelle est absolument libre.
Ce paragraphe résume les conclusions du précédent : toute chose n’existe qu’en vertu de la puissance de Dieu. Ce qui est un peu compliqué, c’est de comprendre l’utilisation du mot « droit » qui renvoie pour nous uniquement aux affaires humaines. Mais si le droit est l’ensemble des lois, l’ensemble des lois de la nature n’est pas autre chose que le droit de la nature et évidemment la nature (autrement dit Dieu) a le droit sur toutes choses puisque toutes les choses n’existent et ne persistent qu’en vertu de la puissance de la nature. Et donc on comprend que le droit de chaque chose ne s’étende pas au-delà de sa puissance.  Le droit de la rose à fleurir ne va pas au-delà de sa puissance à produire une fleur. Le droit des petits poissons ne va pas au-delà de leur capacité à échapper à la voracité des plus gros.
Spinoza précise que la puissance de la nature est absolument libre puisqu’elle n’est déterminée par rien d’autre qu’elle-même : il va de soi que rien ne peut limiter la puissance de la nature qui est donc indestructible ; en revanche, le puissance de chaque chose est limitée puisque chaque chose est déterminée à être en vertu de la puissance de la nature. Ainsi la puissance du Soleil est déterminée par la dynamique des réactions chimiques qui nous permettent de prévoir qu’il n’existera pas toujours. La puissance de l’homme est limitée et donc il n’est jamais absolument libre : même s’il n’y avait pas de lois humaines qui m’interdisent ceci ou cela, je serais tout de même limité par les lois de la nature, je n’aurais pas le pouvoir de voler comme les oiseaux ou de traverser les murs comme le passe-muraille de Marcel Aymé !
4. Par droit naturel j’entends donc les lois mêmes de la nature ou les règles selon lesquelles se font toutes choses, en d’autres termes, la puissance de la nature elle-même ; d’où il résulte que le droit de toute la nature et partant le droit de chaque individu s’étend jusqu’où s’étend sa puissance ; et par conséquent tout ce que chaque homme fait d’après les lois de la nature, il le fait du droit suprême de la nature, et autant il a de puissance, autant il a de droit.
Ce paragraphe reprend les précédents en les résumant : le droit naturel n’est pas autre chose que l’ensemble des lois de la nature. D’où résulte que le droit de chaque individu ne s’étend pas au-delà de sa propre puissance naturelle. D’où il résulte cette proposition qui peut sembler étrange : tout ce que fait un homme, il fait en vertu de son droit naturel. Il s’en déduit que les hommes n’agissent jamais « contre nature ». Le pire des criminels exerce son droit naturel à l’encontre de ses victimes ! Ceci permet de comprendre d’ailleurs pourquoi la vie commune des hommes nécessitera l’établissement d’un droit, c’est-à-dire d’une puissance, assez fort pour juguler ce « droit naturel » qui peut être destructeur pour l’homme.
5. Si donc la nature humaine était ainsi constituée que les hommes vécussent selon les seules prescriptions de la raison et ne fissent aucun effort pour aller au delà, alors le droit naturel, en tant qu’on le considère comme se rapportant proprement au genre humain, serait déterminé par la seule puissance de la raison. Mais les hommes sont moins conduits par la raison que par l’aveugle désir, et en conséquence la puissance naturelle des hommes, ou, ce qui est la même chose, leur droit naturel, ne doit pas être défini par la raison, mais par tout appétit quelconque qui les détermine à agir et à faire effort pour se conserver. J’en conviens, au surplus : ces désirs qui ne tirent pas leur origine de la raison sont moins des actions de l’homme que des passions. Mais, comme il s’agit ici de la puissance universelle ou, en d’autres termes, du droit universel de la nature, nous ne pouvons présentement reconnaître aucune différence entre les désirs qui proviennent de la raison et ceux qui sont engendrés en nous par d’autres causes, ceux-ci comme ceux-là étant des effets de la nature et des développements de cette énergie naturelle en vertu de laquelle l’homme fait effort pour persévérer dans son être. L’homme, en effet, sage ou ignorant, est une partie de la nature, et tout ce qui détermine chaque homme à agir doit être rapporté à la puissance de la nature, en tant que cette puissance peut être définie par la nature de tel ou tel individu ; car, qu’il obéisse à la raison ou à la seule passion, l’homme ne fait rien que selon les lois et les règles de la nature, c’est-à-dire (par l’article 4 du présent chapitre) selon le droit naturel.
Les rêveurs, les utopistes, etc., peuvent imaginer une société d’hommes raisonnables qui vivraient spontanément dans la paix et l’harmonie : cela serait le cas si la nature humaine était ainsi faite que les hommes fussent conduits par la droite raison. Le droit naturel des hommes s’identifierait à la raison. C’est au fond ce que l’on trouve dans l’idéal anarchiste : c’est l’État qui rend les hommes mauvais et si on se débarrassait du pouvoir d’État, les hommes suivant leur propre nature vivraient en paix en refusant toute oppression. Mais il n’en va – hélas ? – pas ainsi si on s’en tient à la « vérité effective de la chose » (pour parler comme Machiavel). Les hommes sont « moins conduits par la raison que par l’aveugle désir », dit Spinoza. En nous la puissance de la raison est toujours surpassée par les passions qui découlent de la manière même dont nous nous rapportons au monde extérieur et de la manière même dont sont ordonnées les diverses parties de notre corps.  Nous sommes guidés par « l’aveugle désir » dit Spinoza. Il y a dans cette expression deux idées : nous sommes guidés par le désir, c’est-à-dire par l’appétit accompagné de conscience qui ne fait rien d’autre qu’exprimer l’effort que chacun être fait pour persévérer dans son être, ce que Spinoza appelle, en latin, conatus. Mais ce désir est, la plupart du temps, aveugle. Nous ne désirons pas nécessairement, loin de là !, ce qui nous est nécessaire véritablement. Notre désir se fixe de manière imaginaire sur tel ou tel objet, en fonction des aléas de notre existence individuelle. Et par conséquent nous pouvons désirer à peu près n’importe quoi et nous trouvons bon ce que nous désirons. Ainsi l’ivrogne désire son alcool et croit que cela est bon pour lui. Ainsi nous désirons souvent quelque chose uniquement parce qu’un d’autre possède cette chose – le désir est profondément mimétique. Cette puissance du désir, si elle est conforme aux lois de la nature, est en même temps pour nous profondément irrationnelle car elle nous soumet à un ordre que nous ne comprenons pas (les hommes savent ce qu’ils désirent mais ignorent pourquoi ils le désirent) et qui va souvent à l’encontre de notre « utile propre », c’est-à-dire de ce qui correspond réellement au maintien ou à l’augmentation de notre puissance d’exister. C’est pourquoi ces désirs sont non des actions mais des passions, non quelque chose dont nous pouvons être « la cause adéquate », c’est-à-dire quelque chose qui suit des exigences de la conservation de notre être, mais quelque chose que nous subissons (dans la passion, nous sommes passifs !). Si je bois un verre d’eau fraîche pour me désaltérer, j’agis conformément aux besoins de ma propre existence. Je peux donc être considéré comme la cause adéquate de cet acte. Par contre l’ivrogne n’est pas la cause adéquate de son ivrognerie : il est sous l’empire de la puissance de cette chose extérieur à lui qu’est l’alcool.
Cela étant posé, actions comme passions sont des phénomènes naturels ! Et donc tant dans ses actions que dans ses passions l’homme obéit aux lois de la nature – comme on l’a déjà, aucun acte n’est à proprement parler « contre nature ». Les actes de barbarie (génocides, etc.) que l’on dit volontiers « inhumains » pour mieux les stigmatiser sont cependant pleinement humains, trop humains ! Il ne faut donc pas compter sur le « droit naturel » pour remettre l’homme dans le droit chemin du bien et du juste : alors que les stoïciens recommandaient, en tout chose, de « suivre la nature », on voit clairement pourquoi, selon Spinoza, cette recommandation est bien inutile – car nous ne faisons que suivre la nature – et sans aucune portée morale : le criminel ne suit pas moins la nature que l’homme bon et charitable.
6. Mais la plupart des philosophes s’imaginent que les ignorants, loin de suivre l’ordre de la nature, le violent au contraire, et ils conçoivent les hommes dans la nature comme un État dans l’État. A les en croire, en effet, l’âme humaine n’est pas produite par des causes naturelles, mais elle est créée immédiatement par Dieu dans un tel état d’indépendance par rapport au reste des choses qu’elle a un pouvoir absolu de se déterminer et d’user parfaitement de la raison. Or l’expérience montre surabondamment qu’il n’est pas plus en notre pouvoir de posséder une âme saine qu’un corps sain. De plus, chaque être faisant effort, autant qu’il est en lui, pour conserver son être, il n’est point douteux que, s’il dépendait aussi bien de nous de vivre selon les préceptes de la raison que d’être conduits par l’aveugle désir, tous les hommes se confieraient à la raison et régleraient sagement leur vie, et c’est ce qui n’arrive pas. Car chacun a son plaisir particulier qui l’entraîne ; et les théologiens n’ôtent pas cette difficulté en soutenant que la cause de cette impuissance de l’homme, c’est un vice ou un péché de la nature humaine, lequel a son origine dans la chute de notre premier père. Car supposez que le premier homme ait eu également le pouvoir de se maintenir ou de tomber, donnez-lui une âme maîtresse d’elle-même et dans un état parfait d’intégrité, comment se fait-il qu’étant plein de science et de prudence il soit tombé ? c’est, direz-vous, qu’il a été trompé par le diable. Mais le diable lui-même, qui donc l’a trompé ? qui a fait de lui, c’est-à-dire de la première de toutes les créatures intelligentes, un être assez insensé pour vouloir s’élever au-dessus de Dieu ? En possession d’une âme saine, ne faisait-il pas naturellement effort, autant qu’il était en lui, pour maintenir son état et conserver son être ? Et puis le premier homme lui-même, comment se fait-il qu’étant maître de son âme et de sa volonté il ait été séduit et se soit laissé prendre dans le fond même de son âme ? S’il a eu le pouvoir de bien user de sa raison, il n’a pu être trompé, il a fait nécessairement effort, autant qu’il était en lui, pour conserver son être et maintenir son âme saine. Or, vous supposez qu’il a eu ce pouvoir ; il a donc nécessairement conservé son âme saine et n’a pu être trompé, ce qui est démenti par sa propre histoire. Donc il faut avouer qu’il n’a pas été au pouvoir du premier homme d’user de la droite raison, et qu’il a été, comme nous, sujet aux passions.
Ce paragraphe est un paragraphe polémique qui prend pour cible les philosophes et les théologiens : les philosophes scolastiques et les stoïciens – et peut-être aussi « le très célèbre Descartes » ; les théologiens, c’est-à-dire principalement les théologiens chrétiens thomistes. Spinoza veut réfuter ici les thèses qui affirment que l’âme humaine possède assez de puissance pour échapper aux passions et qu’en agissant mal (en suivant ses passions) l’homme ne suit donc pas son droit naturel, qu’il est donc coupable et qu’il y aurait donc du mal dans la nature.
Tout d’abord donc Spinoza s’en prend aux philosophes qui soutiennent que l’homme mauvais ou passionné ne suit pas l’ordre de la nature mais le viole. Ces philosophes soutiennent de telles thèses parce qu’ils croient que l’homme est comme « un État dans un État » (ou un empire dans un empire), c’est-à-dire que l’homme pourrait échapper à l’ordre de la nature. Cela ne serait possible que si l’âme humaine ne procédait pas de causes naturelles, mais serait créée directement par Dieu. Spinoza refuse cette thèse : pour lui l’âme est aussi naturelle que le corps et procède des mêmes causes : c’est normal si on pense que « l’âme est l’idée du corps » comme cela est affirmé dans L’Éthique. Du même coup, on voit combien est absurde la position de ceux qui pensent que l’âme pourrait être dans une absolue indépendance à l’égard du monde extérieur. On pourrait voir ici une critique directe et des Stoïciens et de Descartes. Les Stoïciens soutiennent en effet que si nous n’avons aucun pouvoir sur le monde extérieur (les choses qui ne dépendent pas de nous), en revanche nous sommes parfaitement maîtres de nos propres représentations qu’il dépend seulement de nous de changer. L’âme serait ainsi, selon l’expression de Pierre Hadot à propos de Marc-Aurèle, une « citadelle intérieure ». L’idée que l’âme est d’une autre nature que le corps, qu’elle est essentiellement séparée est également l’idée soutenue par Descartes. Si on admettait ces thèses, on devrait donc dire que l’homme malade (le méchant, l’homme soumis aux passions) l’est seulement par sa faute car il ne dépendrait que de sa volonté de se bien conduire. D’ailleurs Descartes affirme que nous ne pouvons éprouver aucune limite à notre volonté. « Si tu veux tu peux » en quelque sorte et donc il suffit de vouloir.
Comment Spinoza réfute-t-il ces philosophes ? D’abord en faisant appel à l’expérience : « l’expérience montre surabondamment qu’il n’est pas plus en notre pouvoir de posséder une âme saine qu’un corps sain. » On retrouve ici cet appel à l’expérience qui revient régulièrement dans l’argumentation de Spinoza. Il faut ensuite que l’expérience soit confirmée par la raison. C’est la deuxième partie de l’argumentation : si les hommes pouvaient toujours suivre la raison, pourquoi ne le feraient-ils pas ? En effet la raison est un bien meilleur guide que les passions pour conduire sa vie heureusement. Mais précisément les hommes ne peuvent pas, le plus souvent, suivre leur raison car ils sont soumis à la puissance aveugle de leur désir et chacun est entrainé par son plaisir particulier – qui va l’amener à s’opposer aux autres ou le conduire à sa propre destruction, comme cela a été montré plus haut.
Sur un mode souvent ironique, Spinoza passe ensuite à la réfutation de l’argumentation théologique : si l’homme est devenu mauvais, c’est parce qu’il s’est laissé tenter par le démon. Spinoza montre que cette argumentation est absurde : si l’homme Adam pouvait naturellement suivre sa raison pourquoi a-t-il suivi la voie empruntée par le « Malin » ? Quant au diable lui-même, pourquoi est-il devenu une puissance du Mal ? Conclusion : « il n’a pas été au pouvoir du premier homme d’user de la droite raison, et qu’il a été, comme nous, sujet aux passions. » Toute la conception du « péché originel » est ici réfutée et avec elle toute la conception augustinienne du libre arbitre et du péché, à laquelle Descartes puise souvent.
7. Que l’homme, ainsi que tous les autres individus de la nature, fasse effort autant qu’il est en lui pour conserver son être, c’est ce que personne ne peut nier. S’il y avait ici, en effet, quelque différence entre les êtres, elle ne pourrait venir que d’une cause, c’est que l’homme aurait une volonté libre. Or, plus vous concevrez l’homme comme libre, plus vous serez forcé de reconnaître qu’il doit nécessairement se conserver et être maître de son âme, conséquence que chacun m’accordera aisément, pourvu qu’il ne confonde pas la liberté avec la contingence. La liberté, en effet, c’est la vertu ou la perfection. Donc tout ce qui accuse l’homme d’impuissance ne peut être rapporté à sa liberté. C’est pourquoi on ne pourrait pas dire que l’homme est libre en tant qu’il peut ne pas exister ou en tant qu’il peut ne pas user de sa raison ; s’il est libre, c’est en tant qu’il peut exister et agir selon les lois de la nature humaine. Plus donc nous considérons l’homme comme libre, moins il nous est permis de dire qu’il peut ne pas user de sa raison et choisir le mal de préférence au bien ; et par conséquent Dieu, qui existe d’une manière absolument libre, pense et agit nécessairement de la même manière, je veux dire qu’il existe, pense et agit par la nécessité de sa nature. Car il n’est pas douteux que Dieu n’agisse comme il existe, avec la même liberté, et puisqu’il existe par la nécessité de sa nature, c’est aussi par la nécessité de sa nature qu’il agit, c’est-à-dire librement.
Ce paragraphe poursuit le raisonnement du précédent. On part de l’affirmation (« que personne ne peut nier ») selon laquelle tout être tend à persévérer dans son être, ce qui est évident pour les êtres vivants (ce sont des êtres qui sont constitués de telle sorte qu’ils peuvent agir pour maintenir leur structure, ainsi que l’affirme Henri Laborit). Si on admet que Spinoza a lu et médité Galilée et Descartes, le principe d’inertie indique que tout corps tend à persévérer dans l’état dans lequel il se trouve tant qu’une force extérieure ne s’exerce pas sur lui.
Ceci étant admis, la différence entre l’homme et les autres êtres résiderait donc uniquement dans la possession d’une volonté libre. Spinoza ne soutient pas cette thèse mais il va montrer que même si on admet que l’homme a une volonté libre, il va montrer que l’on doit changer la définition de la liberté sous peine de tomber dans l’absurdité. La liberté ne pas s’identifier à la contingence, c’est-à-dire au pouvoir de choisir sans raison une option plutôt qu’une autre. Par exemple, une liberté qui s’exprimerait dans le fait que je puisse me détruire moi-même est évidemment une liberté absurde. La seule définition rationnelle que l’on puisse donner de la liberté est que « c’est la vertu ou la perfection », c’est-à-dire la puissance : être plus parfait, c’est augmenter sa puissance d’exister, manifester pleinement toutes ses potentialités (c’est pourquoi plus l’homme use de sa raison, plus il augmente sa puissance donc sa vertu ou sa perfection. Donc si l’homme suit ses passions, ce ne peut être un acte de sa liberté ! Je ne pas librement choisir d’être méchant ou de me détruire moi-même. Donc plus on considère l’homme comme libre, moins on doit admettre qu’il puisse librement ne pas faire usage de la raison !
De manière très elliptique, Spinoza fait une comparaison entre l’homme et Dieu. Plus l’homme est libre, et plus il agit selon les nécessités de sa nature, de même que Dieu qui est absolument libre agit selon les nécessités de sa nature. Ici Spinoza réfute donc l’opposition entre nécessité et liberté (une liberté qu’on assimile à la contingence). On pourrait faire l’analogie suivante : un corps est en chute libre non quand il va n’importe où mais quand il suit sans obstacle le trajectoire que détermine la loi de la chute des corps ; il va dévier de cette trajectoire non selon une « libre » décision mais parce qu’une autre force extérieure s’oppose à ce mouvement.
8. Nous concluons donc qu’il n’est pas au pouvoir de tout homme d’user toujours de la droite raison et de s’élever au faîte de la liberté humaine, que tout homme cependant fait toujours effort, autant qu’il est en lui, pour conserver son être, enfin que tout ce qu’il tente de faire et tout ce qu’il fait (son droit n’ayant d’autre mesure que sa puissance), il le tente et le fait, sage ou ignorant, en vertu du droit suprême de la nature. Il suit de là que le droit naturel, sous l’empire duquel tous les hommes naissent et vivent, ne défend rien que ce que personne ne désire ou ne peut faire ; il ne repousse donc ni les contentions, ni les haines, ni la colère, ni les ruses, ni rien enfin de ce que l’appétit peut conseiller. Et cela n’a rien de surprenant ; car la nature n’est pas renfermée dans les lois de la raison humaine, lesquelles n’ont rapport qu’à l’utilité vraie et à la conservation des hommes ; mais elle embrasse une infinité d’autres lois qui regardent l’ordre éternel de la nature entière, dont l’homme n’est qu’une parcelle, ordre nécessaire par qui seul tous les individus sont déterminés à exister et à agir d’une manière donnée.
Ce paragraphe condense les résultats acquis précédemment. La condition humaine est contradictoire :
- aucun homme ne peut rester au faîte de sa liberté et il est toujours plus ou moins sous l’empire des choses extérieures qui agissent sur lui.
- néanmoins, tout homme, sage ou ignorant, tend à persévérer dans son être par tous les moynes qui lui semblent bons, qu’ils soient réellement bons ou que l’on se trompe à leur sujet.
Il s’ensuit que l’homme est toujours soumis au droit naturel lequel n’interdit rien d’autre que ce que l’homme n’a pas la puissance d’accomplir. Le droit naturel inclut toutes les manifestations des passions humaines, tout ce que l’appétit (l’aveugle désir) peut conseiller.
Le point clé pour comprendre ce paragraphe (et la suite) réside en ceci : la raison humaine ne peut pas embrasser la nature tout entière. La raison humaine n’est rien d’autre que la capacité de connaître l’utile vrai, c’est-à-dire les lois de la conservation de l’homme, mais la nature ne se résume pas à ces lois ! il faut sortir du point de vue anthropomorphique pour comprendre que les lois de la nature peuvent produire des évènements et des êtres antinomiques avec la conservation de l’homme. Là encore, il y a une grande différence avec la tradition qui voyait une nature bienveillante, gouvernée par une intelligence supérieure et ordonnant toutes choses en vue du bien. Les tremblements de terre dépendent des lois de la nature mais ils veillent en rien à la conservation de l’homme ! 
9. Il suit encore de là que tout homme appartient de droit à autrui aussi longtemps qu’il tombe sous son pouvoir, et qu’il s’appartient à lui-même dans la mesure où il peut repousser toute violence, réparer à son gré le dommage qui lui a été causé, en un mot, vivre absolument comme il lui plaît.
Si le droit naturel n’est rien d’autre que les lois de la nature, on doit maintenant en tirer les conséquences en ce qui concerne les relations entre les individus.
10. Je dis qu’un homme en a un autre sous son pouvoir, quand il le tient enchaîné, ou quand il lui a ôté ses armes et les moyens de se défendre ou de s’évader, ou encore quand il le maîtrise par la crainte, ou enfin quand il se l’est tellement attaché par ses bienfaits que celui-ci veut obéir aux volontés de son bienfaiteur de préférence aux siennes propres et vivre à son gré plutôt qu’au sien. Dans le premier cas et dans le second, on tient le corps, mais point l’âme ; dans les deux autres, au contraire, on tient l’âme aussi bien que le corps, mais seulement tant que dure la crainte ou l’espérance ; car, ces sentiments disparus, l’esclave redevient son maître.
11. La faculté qu’a l’âme de porter des jugements peut aussi tomber sous le droit d’autrui, en tant qu’un homme peut être trompé par un autre homme. D’où il suit que l’âme n’est entièrement sa maîtresse que lorsqu’elle est capable d’user de la droite raison. Il y a plus, comme la puissance humaine ne doit pas tant se mesurer à la vigueur du corps qu’à la force de l’âme, il en résulte que ceux-là s’appartiennent le plus à eux-mêmes qui possèdent au plus haut degré la raison et sont le plus conduits par elle. Et par conséquent je dis que l’homme est parfaitement libre en tant qu’il est conduit par la raison ; car alors il est déterminé à agir en vertu de causes qui s’expliquent d’une façon adéquate par sa seule nature, bien que d’ailleurs ces causes le déterminent nécessairement. La liberté, en effet, (comme je l’ai montré à l’article 7 du présent chapitre), la liberté n’ôte pas la nécessité d’agir, elle la pose.
12. La parole donnée à autrui, quand quelqu’un s’engage, de bouche seulement, à faire telle ou telle chose qu’il était dans son droit de ne pas faire, ou à ne pas faire telle ou telle chose qu’il était dans son droit de faire, cette parole ne reste valable qu’autant que celui qui l’a donnée ne change pas de volonté. Car, s’il a le pouvoir de reprendre sa promesse, il n’a en réalité rien cédé de son droit, il n’a donné que des paroles. Si donc l’individu, qui est son propre juge par droit de nature, a jugé, à tort ou à raison (car l’homme est sujet à l’erreur), qu’il résulte de l’engagement contracté plus de dommage que d’utilité, il estimera qu’il y a lieu de le violer, et en vertu du droit naturel (par l’article 9 du présent chapitre) il le violera.
13. Si deux individus s’unissent ensemble et associent leurs forces, ils augmentent ainsi leur puissance et par conséquent leur droit ; et plus il y aura d’individus ayant aussi formé alliance, plus tous ensemble auront de droit.
14. Tant que les hommes sont en proie à la colère, à l’envie et aux passions haineuses, ils sont tiraillés en divers sens et contraires les uns aux autres, d’autant plus redoutables qu’ils ont plus de puissance, d’habileté et de ruse que le reste des animaux ; or les hommes dans la plupart de leurs actes étant sujets par leur nature aux passions (comme nous l’avons dit à l’article 3 du chapitre précédent), il s’ensuit que les hommes sont naturellement ennemis. Car mon plus grand ennemi, c’est celui que j’ai le plus à craindre et dont j’ai le plus à me garder.
15. Nous avons vu (à l’article 9 du présent chapitre) que chaque individu dans l’état de nature s’appartient à lui-même tant qu’il peut se mettre à l’abri de l’oppression d’autrui ; or, comme un seul homme est incapable de se garder contre tous, il s’ensuit que le droit naturel de l’homme, tant qu’il est déterminé par la puissance de chaque individu et ne dérive que de lui, est nul ; c’est un droit d’opinion plutôt qu’un droit réel, puisque rien n’assure qu’on en jouira avec sécurité. Et il est certain que chacun a d’autant moins de puissance, par conséquent d’autant moins de droit, qu’il a un plus grand sujet de crainte. Ajoutez à cela que les hommes sans un secours mutuel pourraient à peine sustenter leur vie et cultiver leur âme. D’où nous concluons que le droit naturel, qui est le propre du genre humain, ne peut guère se concevoir que là où les hommes ont des droits communs, possèdent ensemble des terres qu’ils peuvent habiter et cultiver, sont enfin capables de se défendre, de se fortifier, de repousser toute violence, et de vivre comme ils l’entendent d’un consentement commun, Or (par l’article 13 du présent chapitre), plus il y a d’hommes qui forment ainsi un seul corps, plus tous ensemble ont de droit, et si c’est pour ce motif, savoir, que les hommes dans l’état de nature peuvent à peine s’appartenir à eux-mêmes, si c’est pour cela que les scolastiques ont dit que l’homme est un animal sociable, je n’ai pas à y contredire.
16. Partout où les hommes ont des droits communs et sont pour ainsi dire conduits par une seule âme, il est certain (par l’article 13 du présent chapitre) que chacun d’eux a d’autant moins de droits que les autres ensemble sont plus puissants que lui, en d’autres termes, il n’a d’autre droit que celui qui lui est accordé par le droit commun. Du reste, tout ce qui lui est commandé par la volonté générale, il est tenu d’y obéir, et (par l’article 4 du présent chapitre) on a le droit de l’y forcer.
17. Ce droit, qui est défini par la puissance de la multitude ; on a coutume de l’appeler l’État. Et celui-là est en pleine possession de ce droit qui, du consentement commun, prend soin de la chose publique, c’est-à-dire établit les lois, les interprète et les abolit, fortifie les villes, décide de la guerre et de la paix, etc. Que si tout cela se fait par une assemblée sortie de la masse du peuple, l’État s’appelle démocratie ; si c’est par quelques hommes choisis, l’État s’appelle aristocratie ; par un seul enfin, monarchie.
18. Il résulte des points établis en ce chapitre que dans l’état de nature il n’y a pas de péché, ou que si quelqu’un pèche, c’est envers soi-même et non envers autrui ; personne en effet dans l’état de nature n’est tenu de se conformer, à moins que ce ne soit de son plein gré, aux volontés d’autrui, ni de trouver bon ou mauvais autre chose que ce que lui-même juge bon ou mauvais selon son caractère, et rien n’est absolument défendu par le droit naturel que ce que nul ne peut faire (voyez les articles 5 et 8 du présent chapitre). Or, qu’est-ce que le péché ? une action qui ne peut être faite à bon droit. Que si les hommes étaient tenus par institution naturelle d’être conduits par la raison, tous alors seraient nécessairement conduits par la raison ; car les institutions de la nature sont les institutions de Dieu (par les articles 2 et 3 du présent chapitre), et Dieu les a établies librement, aussi librement qu’il existe ; d’où il suit qu’elles résultent de la nature divine (voyez l’article 7 du présent chapitre), et par conséquent qu’elles sont éternelles et ne peuvent être violées. Mais les hommes sont presque toujours conduits par l’appétit sans raison, ce qui n’empêche pas qu’ils ne suivent nécessairement l’ordre de la nature, loin de le troubler ; et c’est pourquoi l’ignorant, dont l’âme est impuissante, n’est pas plus obligé par le droit naturel de gouverner sa vie avec sagesse que le malade n’est tenu d’avoir un corps sain.
19. Ainsi donc le péché ne se peut concevoir que dans un ordre social où le bien et le mal sont déterminés par le droit commun, et où nul ne fait à bon droit (par l’article 16 du présent chapitre) que ce qu’il fait conformément à la volonté générale. Le péché, en effet, c’est (comme nous l’avons dit à l’article précédent) ce qui ne peut être fait à bon droit, ou ce qui est défendu par la loi ; l’obéissance, au contraire, c’est la volonté constante d’exécuter ce que la loi déclare bon, ou ce qui est conforme à la volonté générale.
20. Il est d’usage cependant d’appeler aussi péché ce qui se fait contre le commandement de la saine raison, et obéissance la volonté constante de modérer ses appétits selon les prescriptions de la raison ; à quoi je consentirais volontiers, si la liberté de l’homme consistait dans la licence de l’appétit et sa servitude dans l’empire de la raison. Mais comme la liberté humaine est d’autant plus grande que l’homme est plus capable d’être conduit par la raison et de modérer ses appétits, ce n’est donc qu’improprement que nous pouvons appeler obéissance la vie raisonnable, et péché ce qui est en réalité impuissance de l’âme et non licence, ce qui fait l’homme esclave plutôt que libre. Voyez les articles 7 et 11 du présent chapitre.
21. Toutefois comme la raison nous enseigne à pratiquer la piété et à vivre d’un esprit tranquille et bon, ce qui n’est possible que dans la condition sociale, et en outre, comme il ne peut se faire qu’un grand nombre d’hommes soit gouverné comme par une seule âme (ainsi que cela est requis pour constituer un État), s’il n’a un ensemble de lois instituées d’après les prescriptions de la raison, ce n’est donc pas tout à fait improprement que les hommes, accoutumés qu’ils sont à vivre en société, ont appelé péché ce qui se fait contre le commandement de la raison. Maintenant pourquoi ai-je dit (à l’article 18 de ce chapitre) que, dans l’état de nature, l’homme, s’il pèche, ne pèche que contre soi-même, c’est ce qui sera éclairci bientôt (au chapitre IV, articles 4 et 5), quand je montrerai dans quel sens nous pouvons dire que celui qui gouverne l’État et tient en ses mains le droit naturel est soumis aux lois et peut pécher.
22. Pour ce qui regarde la religion, il est également certain que l’homme est d’autant plus libre et d’autant plus soumis à lui-même qu’il a plus d’amour pour Dieu et l’honore d’un cœur plus pur. Mais en tant que nous considérons, non pas l’ordre de la nature qui nous est inconnu, mais les seuls commandements de la raison touchant les choses religieuses, en tant aussi que nous remarquons que ces mêmes commandements nous sont révélés par Dieu au dedans de nous-mêmes, et ont été révélés aux prophètes à titre de lois divines, à ce point de vue, nous disons que c’est obéir à Dieu que de l’aimer d’un cœur pur, et que c’est pécher que d’être gouverné par l’aveugle passion. Il faut toutefois ne pas oublier que nous sommes dans la puissance de Dieu comme l’argile dans celle du potier, lequel tire d’une même matière des vases destinés à l’ornement et d’autres vases destinés à un usage vulgaire 5 ; d’où il suit que l’homme peut, à la vérité, faire quelque chose contre ces décrets de Dieu inscrits à titre de lois, soit dans notre âme, soit dans l’âme des prophètes ; mais il ne peut rien contre ce décret éternel de Dieu inscrit dans la nature universelle, et qui regarde l’ordre de toutes choses.
23. De même donc que le péché et l’obéissance, pris dans le sens le plus strict, ne se peuvent concevoir que dans la vie sociale, il en faut dire autant de la justice et de l’injustice. Car, il n’y a rien dans la nature qui appartienne à bon droit à celui-ci plutôt qu’à celui-là ; mais toutes choses sont à tous, et tous ont le pouvoir de se les approprier. Mais dans l’état de société, du moment que le droit commun établit ce qui est à celui-ci et ce qui est à celui-là, l’homme juste est celui dont la constante volonté est de rendre à chacun ce qui lui est dû ; l’homme injuste celui qui, au contraire, s’efforce de faire sien ce qui est à autrui.

24. Pour ce qui est de la louange et du blâme, nous avons expliqué dans notre Éthique que ce sont des affects de joie et de tristesse, accompagnées de l’idée de la vertu ou de l’impuissance humaine à titre de cause.
Spinoza explique ici que les notions morales ne sont pas autre chose que des expressions de la vertu (ou puissance) ou de l’impuissance humaine. Il n’est pas besoin de développer : Spinoza renvoie à L’Éthique, dont l’objet est plus étendu que le TP.



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