1.
Tout État, quel qu’il soit, forme un
ordre civil, le corps entier de l’État s’appelle cité et les
affaires communes de l’État, celles qui dépendent du chef du gouvernement,
constituent la république. Nous appelons les membres de l’État citoyens en tant
qu’ils jouissent de tous les avantages de la cité, et sujets en tant qu’ils
sont tenus d’obéir aux institutions et aux lois. Enfin il y a trois sortes
d’ordres civils, la démocratie, l’aristocratie et la monarchie (comme nous
l’avons dit au chapitre précédent, article 17). Avant de traiter de chacune de
ces formes politiques en particulier, je commencerai par établir les principes
qui concernent l’ordre civil en général, et avant tout je parlerai du droit
suprême de l’État ou du droit des pouvoirs souverains.
Ce paragraphe donne simplement des définitions. Définitions
importantes puisque Spinoza commence par celle de l’État. Le texte latin dit
« imperium », ce qui signifie littéralement : pouvoir de donner
des ordres, commandement, hégémonie ou domination. L’État, au sens moderne du
terme, est bien ce pouvoir de donner des ordres qui domine toute la société.
Spinoza ajoute de ce pouvoir forme un « ordre civil » ou une
« société civile » (suivant les traductions). Mais la « société
civile », aujourd’hui désigne l’ordre social et économique par opposition
à l’État et à l’ordre politique. Spinoza
emploie le terme latin « civilis », adjectif qui désigne ce qui de
l’ordre de l’État, ce qui est politique. Donc on pourrait traduire :
« quel que soit son statut, on dit du pouvoir de commander qu’il est
politique. » Le pouvoir politique commande et organise un corps entier qui
s’appelle « cité » et ici Spinoza reprend le terme ancien et
correspond à ce que nous appellerions aujourd’hui État-nation. Toutes les
affaires communes (par opposition donc aux affaires privées) se nomment
« république » (respublica), ce que Hobbes désigne sous le nom
de « Commonwealth ». Ces distinctions sont classiques et ne posent en
elles-mêmes pas de difficultés particulières. Les formes précises de ce pouvoir
de commander sont aussi classiques : démocratie, aristocratie, monarchie.
Quant à la double définition de l’individu soumis à l’État comme sujet et comme
citoyen, elle est également classique : sujet en tant qu’il obéit, citoyen
en tant qu’il participe aux affaires de l’État. Aristote définissait l’homme
libre comme celui qui est tour à tour gouvernant et gouverné.
Mais l’objet immédiat des trois chapitres prochains est
clairement défini :
•
les principes qui gouvernent l’ordre politique
en général ;
•
le droit suprême de l’État, c’est-à-dire, en
termes spinozistes, la puissance suprême de l’État ;
•
le droit des pouvoirs souverains : il est
difficile de comprendre au premier abord en quoi c’est ici quelque chose de
différent de l’item précédent. Il s’agit de comprendre que l’État ne
s’identifie pas au pouvoir souverain ; ce dernier peut changer sans que
l’État lui-même ne change. Du même coup, on verra que le droit des pouvoirs
souverains n’est pas la même chose que le droit de l’État.
2.
Il est évident par l’article 15 du
chapitre précédent que le droit de l’État ou des pouvoirs souverains n’est
autre chose que le droit naturel lui-même, en tant qu’il est déterminé, non pas
par la puissance de chaque individu, mais par celle de la multitude agissant
comme avec une seule âme ; en d’autres termes, le droit du souverain,
comme celui de l’individu dans l’état de nature, se mesure sur sa puissance.
D’où il suit que chaque citoyen ou sujet a d’autant moins de droit que l’État
tout entier a plus de puissance que lui (voyez l’article 16 du chapitre
précédent), et par conséquent chaque citoyen n’a droit qu’à ce qui lui est
garanti par l’État.
Ce paragraphe rappelle de manière condensée les acquis du
chapitre II. Le pouvoir souverain relève du « droit naturel »,
c’est-à-dire de la puissance. Plus l’État est puissant et moins le citoyen a de
droit ! Dans un État tout-puissant, le citoyen n’a plus aucun droit ou un
droit parfaitement résiduel. Face à un petit État, le citoyen peut encore
choisir de désobéir, de se soustraire à la puissance de l’État et d’agir selon
son propre jugement – par exemple en fuyant vers un État étranger. Si un État
mondial existait, le citoyen, n’ayant même plus le loisir de fuir, n’aurait
plus aucun droit. Ce que Spinoza présente comme une évidence, découlant de la
logique des forces en œuvre. Mais la portée de cette thèse dessine en creux la
nécessité d’une critique de l’État, c’est-à-dire la définition de ses limites.
En tout cas, Spinoza tire de tout cela une conséquence : le droit du
citoyen ou du sujet n’existe que par la garantie de l’État. La liberté du
citoyen n’est donc pas antinomique au pouvoir d’État.
3.
Supposez que l’État accorde à un
particulier le droit de vivre à sa guise et conséquemment qu’il lui en donne la
puissance (car autrement, en vertu de l’article 12 du précédent chapitre, il ne
lui donnerait que des paroles), par cela même il cède quelque chose de son
propre droit et le transporte au particulier dont il s’agit. Mais supposez
qu’il accorde ce même droit à deux particuliers ou à un plus grand nombre, par
cela même l’État est divisé ; et si enfin vous admettez que l’État donne
ce pouvoir à tous les particuliers, voilà l’État détruit et l’on revient à la
condition naturelle : toutes conséquences qui résultent manifestement de
ce qui précède. Il suit de là qu’on ne peut concevoir en aucune
façon qu’il soit permis légalement à chaque citoyen de vivre à sa guise, et par
suite, ce droit naturel en vertu duquel chaque individu est son juge à lui-même
cesse nécessairement dans l’ordre social. Remarquez que j’ai parlé expressément
d’une permission légale ; car, à y bien regarder, le droit naturel de
chacun ne cesse pas absolument dans l’ordre social. L’homme, en effet, dans
l’ordre social comme dans l’ordre naturel, agit d’après les lois de sa nature
et cherche son intérêt ; la principale différence, c’est que dans l’ordre
social tous craignent les mêmes maux et il y a pour tous un seul et même
principe de sécurité, une seule et même manière de vivre, ce qui n’enlève
certainement pas à chaque individu la faculté de juger. Car celui qui se
détermine à obéir à tous les ordres de l’État, soit par crainte de sa
puissance, soit par amour de la tranquillité, celui-là, sans contredit,
pourvoit comme il l’entend à sa sécurité et à son intérêt.
On retrouve ici le double plan sur lequel se déploie
l’argumentation de Spinoza.
I – Comment les choses se présentent formellement :
l’État ne peut concéder à quiconque le droit d’agir à sa guise, faute de quoi
l’État se détruirait lui-même. Donc le citoyen d’un État a renoncé à son droit
naturel dans l’ordre social.
II – Mais en réalité, il n’en va pas ainsi : le droit
naturel ne peut être aboli par l’intégration dans l’État. Pour plusieurs
raisons : 1° le droit de l’État, c’est-à-dire sa puissance n’est que la
somme des puissances des individus qui se sont unis pour former cet État (la
puissance de l’État n’est pas autre chose que la puissance de la multitude). 2°
Dans l’État l’individu continue de chercher son propre bien et s’il s’unit aux
autres, c’est uniquement en raison de la communauté d’intérêts (ils craignent
les mêmes maux). Du même coup, on voit bien que l’appartenance à la cité ne
prive pas le citoyen de son droit de juger.
4.
Nous ne pouvons non plus concevoir
qu’il soit permis à chaque citoyen d’interpréter les décrets et les lois de
l’État. Si, en effet, on lui accordait ce droit, il serait alors son propre
juge à lui-même, puisqu’il pourrait sans peine revêtir ses actions d’une
apparence légale, et par conséquent vivre entièrement à sa guise, ce qui est
absurde (par l’article précédent).
Ce paragraphe ne fait que poursuivre le
précédent et ne nécessite aucune explication particulière.
5.
Nous voyons donc que chaque citoyen,
loin d’être son maître, relève de l’État, dont il est obligé d’exécuter tous
les ordres, et qu’il n’a aucun droit de décider ce qui est juste ou injuste,
pieux ou impie ; mais au contraire le corps de l’État devant agir comme
par une seule âme, et en conséquence la volonté de l’État devant être tenue
pour la volonté de tous, ce que l’État déclare juste et bon on le doit
considérer comme déclaré tel par chacun. D’où il suit qu’alors même qu’un sujet
estimerait iniques les décrets de l’État, il n’en serait pas moins tenu de les
exécuter.
Conséquence des précédents : le citoyen relève non de
lui-même mais de l’État à qui doit se soumettre et qui seul est habilité à
définir ce qui juste et injuste, pieux et impie, etc. Ce paragraphe, très
« hobbesien » dans sa tonalité, semble encore indiquer que devenu
l’homme a entièrement renoncé à son droit naturel puisque l’obéissance est
tenue pour absolue, même face à des décrets « iniques ». Mais le
correctif est dans le paragraphe suivant.
6.
Mais, dira-t-on, n’est-il pas contre
la raison qu’un homme se soumette absolument au jugement
d’autrui ? et à ce compte l’ordre social répugnerait à la raison, d’où il
faudrait conclure que l’ordre social est déraisonnable, et qu’il ne peut être
institué que par des hommes dépourvus de raison. Je réponds que la raison n’est
jamais contraire à la nature, et par conséquent que la saine raison ne peut
ordonner que chaque individu reste son maître, tant qu’il est sujet aux
passions (par l’article 15 du précédent chapitre) : ce qui revient à dire
(par l’article 5 du chapitre I) que, selon la saine raison, cela est absolument
impossible. Ajoutez que la raison nous prescrit impérieusement de chercher la
paix, laquelle n’est possible que si les droits de l’État sont préservés de
toute atteinte, et en conséquence plus un homme est conduit par la raison,
c’est-à-dire (par l’article 11 du précédent chapitre), plus il est libre, plus
constamment il maintiendra les droits de l’État et se conformera aux ordres du
souverain dont il est le sujet. Ajoutez à cela que l’ordre social est
naturellement institué pour écarter la crainte commune et se délivrer des communes
misères, et par conséquent qu’il tend surtout à assurer à ses membres les biens
que tout homme, conduit par sa raison, se serait efforcé de se procurer dans
l’ordre naturel, mais bien vainement (par l’article 15 du chapitre précédent).
C’est pourquoi, si un homme conduit par la raison est forcé quelquefois de
faire par le décret de l’État ce qu’il sait contraire à la raison, ce dommage
est compensé avec avantage par le bien qu’il retire de l’ordre social lui-même.
Car c’est aussi une loi de la raison qu’entre deux maux il faut choisir le
moindre, et par conséquent nous pouvons conclure qu’en aucune rencontre un
citoyen qui agit selon l’ordre de l’État ne fait rien qui soit contraire aux
prescriptions de sa raison, et c’est ce que tout le monde nous accordera, quand
nous aurons expliqué jusqu’où s’étend la puissance et partant le droit de
l’État.
Il s’agit ici de montrer que la liberté de l’homme qui obéit
à l’État est plus grande que la liberté de l’homme soumis seulement à son
propre droit naturel et par conséquent qu’en obéissant à la loi de l’État le
citoyen ne renonce pas à sa liberté mais la garantit. La réponse se fait en
plusieurs temps :
I – l’ordre social est conforme à la raison et par conséquent
obéir en tant que citoyen d’un État est tout aussi conforme à la raison. Ce qui
peut écarter l’homme de l’ordre social, c’est la passion aveugle, celle qui
rend les hommes hostiles les uns aux autres ; il ne peut donc pas être
contre la raison de contraindre l’individu à ne pas suivre ses passions...
II – L’argument précédent pourrait sembler un peu
paternaliste (l’État se charge d’être raisonnable à la place des citoyens qui
ne le sont point). Mais Spinoza précise que dans l’ordre social chacun
peut trouver son bien et si les décrets
du Souverain ne pas toujours raisonnables, il reste que nous avons intérêt à
les suivre parce que le tort induit par la désobéissance serait encore plus
grand : entre deux maux, il faut choisir le moindre – Machiavel disait
qu’en matière politique, le choix n’est pas entre le bien et le mal, mais entre
le plus grand mal et le moindre mal.
7.
Et d’abord, en effet, de même que
dans l’état de nature l’homme le plus puissant et qui
s’appartient le plus à lui-même est celui qui est conduit par la raison (en
vertu de l’article 11 du chapitre précédent), de même l’État le plus puissant
et le plus maître de soi, c’est l’État qui est fondé selon la raison et dirigé
par elle. Car le droit de l’État est déterminé par la puissance de la multitude
en tant qu’elle est conduite comme par une seule âme. Or cette union des âmes
ne pourrait en aucune manière se concevoir, si l’État ne se proposait pour
principale fin ce qui est reconnu utile à tous par la saine raison.
Spinoza poursuit la réflexion entamée au chapitre
précédent : est-il raisonnable d’obéir à un État qui, étant chose humaine,
n’est pas toujours raisonnable ? Ici Spinoza montre que l’État est
d’autant plus puissant qu’il est guidé par la raison. Dans l’Éthique,
Spinoza avait montré que les hommes s’accordent quand ils sont guidés par la
raison. Un État guidé par la raison favorise donc l’accord entre les hommes et
comme la puissance de l’État n’est rien d’autre que la puissance de la
multitude, il doit donc rechercher l’union des âmes en se proposant une fin que
tous reconnaissent comme bonne dès lors qu’ils suivent la raison. C’est
l’argument central qui va guider tout le raisonnement ultérieur concernant les
limites du pouvoir souverain.
8.
Il faut considérer en second lieu
que si les sujets ne s’appartiennent pas à eux-mêmes mais appartiennent à
l’État, c’est en tant qu’ils craignent sa puissance ou ses menaces,
c’est-à-dire en tant qu’ils aiment la vie sociale (par l’article 10 du
précédent chapitre). D’où il suit que tous les actes auxquels personne ne peut
être déterminé par des promesses ou des menaces ne tombent point sous le droit
de l’État. Personne, par exemple, ne peut se dessaisir de la faculté de juger.
Par quelles récompenses, en effet, ou par quelles promesses amènerez-vous un
homme à croire que le tout n’est pas plus grand que sa partie, ou que Dieu
n’existe pas, ou que le corps qu’il voit fini est l’être infini, et
généralement à croire le contraire de ce qu’il sent et de ce qu’il pense ?
Et de même, par quelles récompenses ou par quelles menaces le déciderez-vous à
aimer ce qu’il hait ou à haïr ce qu’il aime ? J’en dis autant de ces actes
pour lesquels la nature humaine ressent une répugnance si vive qu’elle les
regarde comme les plus grands des maux, par exemple, qu’un homme rend
témoignage contre lui-même, qu’il se torture, qu’il tue ses parents, qu’il ne
s’efforce pas d’éviter la mort, et autres choses semblables où la récompense et
la menace ne peuvent rien. Que si nous voulions dire toutefois que l’État a le
droit ou le pouvoir de commander de tels actes, ce ne pourrait être que dans le
même sens où l’on dit que l’homme a le droit de tomber en démence et de
délirer. Un droit, en effet, auquel nul ne peut être astreint,qu’est-ce
autre chose qu’un délire ? Et je parle ici expressément de ces actes qui
ne peuvent tomber sous le droit de l’État et auxquels la nature humaine répugne
généralement. Car qu’un sot ou un fou ne puisse être amené par aucune promesse,
ni par aucune menace, à exécuter les ordres de l’État, que tel ou tel individu,
par cela seul qu’il est attaché à telle ou telle religion, se persuade que les
droits de l’État sont les plus grands des maux, les droits de l’État ne sont
pas pour cela frappés de nullité, puisque le plus grand nombre des citoyens
continue à en reconnaître l’empire ; et par conséquent, comme ceux qui ne
craignent ni n’espèrent rien à ce titre ne relèvent plus que d’eux-mêmes (par
l’article 10 du précédent chapitre), il s’ensuit que ce sont des ennemis de
l’État (par l’article 14 du même chapitre) et qu’on a le droit de les
contraindre.
Poursuite, par l’absurde, du raisonnement précédent : si
l’État délire, il ne peut être obéi et donc prépare sa propre destruction.
Puisqu’on ne peut gouvernement les hommes soumis à leur aveugle désir que par
les craintes et les promesses, si l’État commande ce qui ne peut être obtenu ni
par des craintes ni par des promesses, il a tout bonnement perdu la raison, car
alors il n’a pas le droit de commander de telles choses, non parce qu’une
raison morale abstraite l’interdirait, mais parce que ce n’est pas en son
pouvoir. On ne peut pas commander le jugement des individus – on peut lier les
langues mais non les pensées – et par conséquent un État qui veut interdire aux
citoyens de juger librement n’y parvient pas et se rend simplement odieux. Or,
conseil machiavélien encore, le pire pour un pouvoir souverain est de se rendre
odieux au peuple. Il en va de même pour tous les ordres qui répugnent à la
nature humaine : se condamner soi-même (on peut penser ici aux
« autocritiques » en vigueur dans l’Église dans sa chasse aux
« hérétiques » et dont les régimes staliniens du XXe siècle nous ont
aussi donné des exemples particulièrement odieux (procès de Moscou,
« révolution culturelle » chinoise, par exemple).
On ne peut pas déduire de cela qu’un individu, par exemple pour
des raisons religieuses, ait le droit de désobéir. Tant que la majorité du
peuple soutient le pouvoir, l’individu doit obéir et s’il ne le fait pas,
l’État a le droit (et donc la puissance, puisque la majorité le
soutient) de le contraindre à obéir. On pense ici à ce que dira Rousseau,
souvent si proche de Spinoza : « Afin donc que le pacte social ne
soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul
peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté
générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie autre chose
sinon qu’on le forcera d’être libre; car telle est la condition qui donnant
chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute dépendance personnelle;
condition qui fait l’artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule
rend légitimes les engagements civils, lesquels sans cela seraient absurdes,
tyranniques, et sujets aux plus énormes abus. » (Contrat social, I,
chap. VII)
9.
On doit remarquer en troisième lieu
que des décrets capables de jeter l’indignation dans le cœur du plus grand
nombre des citoyens ne sont plus dès lors dans le droit de l’État. Car il est
certain que les hommes tendent naturellement à s’associer, dès qu’ils ont une
crainte commune ou le désir de venger un dommage commun ; or le droit de
l’État ayant pour définition et pour mesure la puissance commune de la
multitude, il s’ensuit que la puissance et le droit de l’État diminuent
d’autant plus que l’État lui-même fournit à un plus grand nombre de citoyens
des raisons de s’associer dans un grief commun. Aussi bien il en est de l’État
comme des individus : il a, lui aussi, ses sujets de crainte, et plus ses
craintes augmentent, moins il est son maître. Voilà ce que j’avais à dire du
droit des pouvoirs souverains sur les sujets ; maintenant, avant de
traiter de leur droit sur les étrangers, il y a une question qu’il me semble à
propos de résoudre, celle qu’on a coutume de soulever touchant la religion.
Conclusion de ce qui précède : un État n’est plus dans son
droit quand il prend des décrets qui suscitent l’indignation dans le peuple.
Cette indignation va pousser les citoyens à s’associer contre le pouvoir
d’État. Soulignons ici encore combien
cette démarche s’inspire de la pensée du « très pénétrant florentin »
qui voit les tumultes populaires comme la conséquence de la volonté des
« grands » d’opprimer le peuple et, en même temps, comme l’expression
légitime de la défense de la liberté qui repose précisément sur cette capacité
du peuple à s’indigner.
10.
On peut en effet nous dire :
est-ce que l’état social et l’obéissance qu’il requiert de la part des sujets
ne détruisent pas la religion qui nous oblige par rapport à
Dieu ? A quoi je réponds que si nous pesons bien la chose, tout scrupule
disparaîtra. En effet, l’âme, en tant qu’elle use de la raison, n’appartient
pas aux pouvoirs souverains, mais elle s’appartient à elle-même (par l’article
11 du chapitre précédent). Par conséquent, la vraie connaissance et l’amour de
Dieu ne peuvent être sous l’empire de qui que ce soit, pas plus que la charité
envers le prochain (par l’article 8 du même chapitre) ; et si nous
considérons, en outre, que le véritable ouvrage de la charité, c’est de
procurer le maintien de la paix et l’établissement de la concorde, nous ne douterons
pas que celui-là n’accomplisse véritablement son devoir qui porte secours à
chacun dans la mesure compatible avec les droits de l’État, c’est-à-dire avec
la concorde et la tranquillité. Pour ce qui est des cultes extérieurs, il est
certain qu’ils ne peuvent être ni un secours, ni un obstacle à la vraie
connaissance de Dieu et à l’amour qui en résulte nécessairement ; d’où il
suit qu’il ne faut pas y attacher assez d’importance pour compromettre à cause
d’eux la paix et la tranquillité publiques. Il est certain, du reste, que moi,
simple particulier, je ne suis pas, en vertu du droit naturel, c’est-à-dire
(par l’article 3 du chapitre précédent) en vertu du décret divin, je ne suis
pas, dis-je, le défenseur de la religion ; car je n’ai point, comme l’avaient
autrefois les disciples du Christ, le pouvoir de chasser les esprits immondes
et de faire des miracles ; or ce pouvoir est tellement nécessaire pour
propager la religion aux lieux où elle est interdite, que sans lui
non-seulement l’huile et la peine, comme on dit, sont perdues, mais encore on
s’expose à être molesté de mille façons, ce dont tous les siècles ont vu les
exemples les plus funestes. Tout homme donc, en quelque lieu qu’il soit, peut
s’acquitter envers Dieu des obligations de la religion vraie et veiller à faire
son propre salut, ce qui est le devoir d’un particulier. Quant au soin de
propager la religion, cela regarde Dieu lui-même ou les pouvoirs souverains,
seuls chargés des intérêts de la chose publique. Mais il
est temps de reprendre la suite de mon sujet.
Ce paragraphe traite de la question de la religion.
L’argument se développe en trois temps :
I – L’État n’a pas de pouvoir sur les âmes et donc
l’obéissance à l’État ne peut menacer la religion.
II – La véritable pratique religieuse est conforme aux
devoirs civiques.
III – Les cultes institués doivent être laissés libres dans
la sphère privée mais ils ne doivent pas faire de prosélytisme.
Nous avons ici la première formulation d’une véritable
politique laïque. Il ne s’agit simplement de la tolérance comme chez Locke mais
d’une véritable séparation entre l’État et les cultes institués. C’est aussi un
des points sur lesquels Spinoza s’oppose radicalement à Locke.
Reprenons un à un ces trois points. Le §8 avait déjà montré
que l’État ne peut gouverner les consciences et que, quand bien même le
voudrait-il, il ne peut empêcher les individus de penser selon leur propre
naturel. Donc, en tant qu’il suit la raison, l’homme relève de lui-même et non
de l’État et l’obéissance aux décrets du pouvoir souverain ne contredit
nullement la charité et l’amour de Dieu. Ici Spinoza semble désigner sous le
nom de religion la foi, c’est-à-dire la religion intérieure.
En second lieu, il y a accord entre les préceptes de la
religion et les principes de la vie civile. La religion commande la charité qui
exige à son tour de rechercher la paix et la concorde. Donc la religion est en
accord avec les principes de l’ordre politique. On pourrait presque ici
anticiper l’idée de religion civique développée par Rousseau.
Le troisième volet de l’argumentation est le plus nouveau sur
le plan politique. Spinoza s’y oppose à toute persécution des « cultes
institués : les persécutions ne pourraient de susciter des haines inutiles
(une leçon qu’auraient dû méditer les dirigeants de l’Union Soviétique après
Lénine!). Il faut donc garantir la liberté des cultes, qui doivent à leurs
frais construire leurs temples. L’État ne soutient aucun de ces cultes
institués. Il y a un passage ironique sur le prosélytisme : seuls le Christ
et les Apôtres avaient le pouvoir de faire des miracles qui firent tout
propager leur religion. Mais ce pouvoir de faire des miracles s’est perdu et
donc les cultes ne doivent essayer de faire de nouvelles recrues ! Bref la
religion – au sens des cultes institués – est une affaire privée.
Nous avons ici un bon exemple de ce que Jonathan Israël
entend par les « Lumières radicales », dont le spinozisme constitue
selon lui le point de départ : il ne s’agit de l’habituelle critique
antireligieuse. Ce que propose Spinoza c’est une sortie nette du
« théologico-politique ».
11.
Le droit des pouvoirs souverains sur
les citoyens et le devoir des sujets ayant été précédemment expliqués, il reste
à considérer le droit de ces mêmes pouvoirs sur les étrangers, ce qui se
déduira aisément des principes posés plus haut. En effet, puisque (par
l’article 2 du présent chapitre) le droit du souverain n’est autre chose que le
droit naturel lui-même, il s’ensuit que deux empires sont à l’égard l’un de
l’autre comme deux individus dans l’état de nature, avec cette différence qu’un
empire peut se préserver de l’oppression étrangère, ce dont l’individu est
incapable dans l’état de nature, étant accablé tous les jours par le sommeil,
souvent par la maladie ou les inquiétudes morales, par la vieillesse enfin,
sans parler de mille autres inconvénients dont un empire peut s’affranchir.
Il s’agit maintenant de traiter de rapports entre États.
Comme Hobbes, sur ce point, Spinoza pose que les États sont les uns à l’égard
des autres comme des individus à l’état de nature. La seule différence,
importante, c’est que les individus à l’état de nature peuvent à peine se
sustenter alors qu’un État peut exister par lui-même. Ce qui sous-entend qu’un
pouvoir commun unissant les États dans une formation politique supra-étatique
ou supranationale n’a aucune nécessité. Les hommes sont poussés à l’état civil
par la nécessité, pas les États !
12.
Ainsi donc un État s’appartient à
lui-même, en tant qu’il peut veiller à sa propre conservation et se garantir de
l’oppression étrangère (par les articles 9 et 15 du chapitre précédent) ;
il tombe sous le droit d’autrui, en tant qu’il craint la puissance d’un autre
État (par les articles 10 et 15 du même chapitre), ou bien en tant que cet État
l’empêche de faire ce qui lui convient, ou encore en tant qu’il a besoin de cet
État pour se conserver et pour s’agrandir ; car si deux États veulent se
prêter un mutuel secours, il est clair qu’à eux deux ils ont plus de pouvoir et
partant plus de droit que chacun isolé (voyez l’article 13 du chapitre
précédent).
Spinoza applique ici aux États les règles dégagées dans le
chapitre II. Un État est libre quand il n’est pas sous la domination d’un
autre, qu’il s’agisse d’une domination directe, de restrictions imposées à la
liberté d’action ou d’une dépendance (on songe ici à la dépendance économique
ou à la protection militaire. Il peut donc être de l’intérêt de deux États de
s’associer pour se protéger de la domination qu’un troisième plus puissant
voudrait leur imposer.
13.
Mais cela peut être compris plus
clairement, si nous considérons que deux États sont naturellement ennemis. Les
hommes, en effet, dans la condition naturelle sont ennemis les uns des autres
(par l’article 14 du chapitre précédent) ; ceux donc qui, ne faisant point
partie d’un même État gardent vis-à-vis l’un de l’autre les rapports du droit
naturel, restent ennemis. C’est pourquoi, si un État veut déclarer la guerre à
un autre État et employer les moyens extrêmes pour se l’assujettir, il
peut l’entreprendre à bon droit, puisque pour faire la
guerre il n’a besoin que de le vouloir. Il n’en est pas de même pour la
paix ; car un État ne peut la conclure qu’avec le consentement d’un autre
État. D’où il suit que le droit de la guerre appartient à tout État, et que le
droit de la paix n’appartient pas à un seul État, mais à deux pour le moins,
lesquels reçoivent en pareil cas le nom d’États confédérés.
Le droit de guerre fait partie du droit naturel. Tout État
qui en a la puissance peut déclarer la guerre à un autre État. L’État de guerre
est presque décrit comme le mode naturel de cohabitation des États. D’emblée,
Spinoza souligne la dissymétrie : faire la guerre, on peut le décider
seul, alors que la paix suppose au point l’accord de deux États et c’est
pourquoi la paix est plus difficile à obtenir et plus fragile quand elle est
obtenue puisqu’elle peut être rompue unilatéralement.
14.
Ce pacte d’alliance dure aussi
longtemps que la cause qui l’a produit, je veux dire la crainte d’un dommage ou
l’espoir d’un accroissement. Cette crainte ou cet espoir venant à cesser pour
l’un quelconque des deux États, il reste maître de sa conduite (par l’article
10 du chapitre précédent) et le lien qui unissait les États confédérés est
immédiatement dissous. Par conséquent, chaque État a Ie plein droit de rompre
l’alliance chaque fois qu’il le veut. Et on ne peut pas l’accuser de ruse ou de
perfidie, pour s’être dégagé de sa parole aussitôt qu’il a cessé de craindre ou
d’espérer ; car il y avait pour chacune des parties contractantes la même
condition, savoir, que la première qui pourrait se mettre hors de crainte
redeviendrait sa maîtresse et libre d’agir à son gré ; et de plus personne
ne contracte pour l’avenir qu’eu égard aux circonstances extérieures. Or, ces
circonstances venant à changer, la situation tout entière change également, et
en conséquence un État retient toujours le droit de veiller à ses intérêts, et
par suite il fait effort autant qu’il est en lui pour se mettre hors de
crainte, c’est-à-dire pour ne dépendre que de lui-même, et pour empêcher qu’un
autre État ne devienne plus fort que lui. Si donc un État se plaint d’avoir été
trompé, ce n’est pas la bonne foi de l’État allié qu’il peut accuser, mais sa
propre sottise d’avoir confié son salut à un État étranger, lequel ne relève
que de lui-même et regarde son propre salut comme la suprême loi.
En bon lecteur de Machiavel, Spinoza soutient que les pactes
ne tiennent que tant que les deux parties y ont intérêt. Mais chacun reste
libre de se délier de ses engagements dès qu’il le peut. En dernière analyse
chaque État ne doit veiller qu’à ses intérêts. Et par conséquent croire en la
solidarité indéfectible des États avec lesquels il est lié serait pure sottise.
Il n’y a donc pas d’autre droit international que le droit de nature,
c’est-à-dire le droit que procure la puissance. Cette vision peut sembler
pessimiste à une époque comme la nôtre qui se croit volontiers
« cosmopolitique » et où les moyens de communication donnent
l’illusion que nous appartenons tous au même village planétaire. Mais on
devrait se demander si Spinoza n’est pas tout simplement réaliste.
15.
C’est aux États qui ont fait
ensemble un traité de paix qu’appartient le droit de résoudre les questions
qui peuvent s’élever sur les conditions de la paix et sur
les stipulations réciproquement accordées ; les droits de la paix en effet
n’appartiennent pas à un seul État, mais à tous ceux qui ont contracté ensemble
(par l’article 13 du présent chapitre). D’où il résulte que si on ne s’entend
pas sur ces questions, c’est l’état de guerre qui revient.
Sans argumenter très précisément, Spinoza revient tout de
même sur les droits des confédérations ; si un pacte entre deux États
risque bien de n’être pas solide, un pacte unissant un plus grand nombre d’État
pourrait mieux garantir la paix en rendant plus coûteuse la tentative de l’un
de ces États de faire cavalier seul. Sans trop extrapoler, on peut tout de même
se demander si Spinoza ne marque pas ici sa préférence pour une « société
d’États », ou comme le dira Kant plus d’un siècle après, une
« société des nations ». En tout cas, à la différence de Hobbes qui
voit l’état de guerre comme le régime permanent des rapports entre États (que
la guerre soit déclarée ou que ce soit une paix armée), Spinoza laisse entrouverte
la possibilité d’une paix durable.
16.
Plus il y a d’États qui font la paix
ensemble, moins chacun d’eux est redevable aux autres, moins par conséquent
chacun d’eux a le pouvoir de faire la guerre ; mais plus il est tenu de
rester fidèle aux conditions de la paix, c’est-à-dire moins il est son maître,
et plus il est tenu de s’accommoder à la volonté commune des confédérés.
Une leçon immédiate peut être tirée de ce passage : les
grandes confédérations sont plus solides que les petites. Et inversement, plus
la confédération est vaste et moins chaque État particulier dispose de liberté.
17.
Au surplus, nous ne prétendons
nullement anéantir la bonne foi, cette vertu qui nous est également enseignée
par la raison et par la sainte Écriture. Ni la raison, en effet, ni l’Écriture
ne nous enseignent à garder toute espèce de promesse. Par exemple, si j’ai
promis à quelqu’un de lui garder une somme d’argent, je suis dégagé de ma
promesse du moment que j’apprends ou que je crois savoir que cet argent est le
produit d’un vol ; j’agirai beaucoup mieux en m’occupant de le restituer
au légitime propriétaire. De même, quand un souverain s’est engagé à l’égard
d’un autre, si plus tard le temps ou la raison lui font voir que son engagement
est contraire au salut commun de ses sujets, il ne doit point l’observer.
L’Écriture ne prescrivant donc que d’une manière générale de garder sa parole
et laissant au jugement de chacun les cas particuliers qui doivent être
exceptés, il s’ensuit qu’il n’y a rien dans l’Écriture de contraire à ce que
nous avons établi ci-dessus.
Ce paragraphe établit seulement que les thèses énoncées
ci-dessus ne sont pas contraires à l’Écriture qui enseigne la nécessité de
tenir parole. La bonne foi est une vertu qui doit être gardée précieusement,
mais elle implique aussi que l’État reste fidèle aux intérêts du peuple dont il
exprime la puissance.
18. Mais afin qu’il ne soit pas nécessaire
d’interrompre si souvent le fil du discours et de résoudre de semblables
objections, j’avertis le lecteur que j’ai démontré tous mes principes en
m’appuyant sur la nécessité de la nature humaine prise en général, c’est-à-dire
sur l’effort universel que font les hommes pour se conserver,
lequel est inhérent à tous, sages ou ignorants ; et par conséquent, dans
quelque condition que vous considériez les hommes, soit que la passion, soit
que la raison les conduise, la conclusion sera la même, parce que, comme je
l’ai dit, la démonstration est universelle.
Conclusion sur une question de principe importante (qui nous
renvoie au chapitre I). Si on raisonne en matière politique comme si les hommes
étaient toujours sages et guidés par la raison, on raisonne sur des chimères.
C’est donc en partant de la plus mauvaise des situations (les hommes sont
guidés par leurs passions) que l’on peut construire une politique réaliste et
ensuite en montrant que cette politique est conforme à ce que dicterait la
raison. Machiavel ne raisonne pas autrement.
CHAPITRE IV. DES GRANDES AFFAIRES D’ÉTAT.
1.
Nous avons traité au chapitre
précédent du droit des pouvoirs souverains, lequel est déterminé par leur
puissance, et nous avons vu que ce qui le constitue essentiellement, c’est
qu’il y ait en quelque sorte une âme de l’État qui dirige tous les
citoyens ; d’où il suit qu’au souverain seul il appartient de décider ce
qui est bon ou mauvais, ce qui est juste ou injuste, en d’autres termes, ce
qu’il convient à tous et à chacun de faire ou de ne pas faire. C’est donc au
souverain seul de faire les lois, et, quand il s’élève une difficulté à leur
sujet, de les interpréter pour chaque cas particulier et de décider si le cas
donné est conforme ou non conforme à la loi (voyez les articles 3, 4, 5 du
précédent chapitre) ; c’est encore à lui de faire la guerre ou de poser
les conditions de la paix, de les offrir ou d’accepter celles qui sont
offertes. (Voyez les articles 12 et 13 du même chapitre.)
Ce premier paragraphe rappelle les prérogatives du pouvoir
souverain – sachant que celles-ci découlent tout simplement de sa
puissance : il fait les lois parce que lui seul, par sa puissance peut les
imposer.
2.
Or tous ces objets, ainsi que les
moyens d’exécution nécessaires étant choses qui regardent le corps entier de
l’État, c’est-à-dire la république, il s’ensuit que la république dépend
entièrement de la seule direction de celui qui a le souverain pouvoir. Et par
conséquent, à celui-là seul appartient le droit de juger des actes de chacun,
d’exiger de chacun la raison de ses actes, de frapper d’une peine les
délinquants, de trancher les différends qui s’élèvent entre citoyens, ou de les
faire régler à sa place par des hommes habiles dans la connaissance des lois, puis d’employer et de disposer toutes les choses
nécessaires à la guerre et à la paix, comme de fonder et de fortifier des
villes, d’engager des soldats, de distribuer des emplois militaires, de donner
des ordres pour tout ce qui doit être fait, d’envoyer et de recevoir des
ambassadeurs en vue de la paix, d’exiger enfin des contributions d’argent pour
ces différents objets.
On peut résumer ceci par : « la république est une
et indivisible », ainsi que l’indique la constitution française. Il est
intéressant de noter que Spinoza procède à une énumération des pouvoirs de
l’État – énumération qui, en creux, définit ce qui n’est pas du pouvoir de
l’État. Justice, police, défense et politique étrangère : voilà ce qui
définit l’État (on remarque évidemment que la religion ne figure pas dans cette
liste!).
3.
Ainsi donc puisqu’il n’appartient
qu’au seul souverain de traiter les affaires publiques, ou de choisir pour cela
des agents appropriés, il s’ensuit que c’est aspirer à être le maître de l’État
que d’entreprendre quelque affaire publique à l’insu de l’assemblée suprême,
alors même qu’on croirait agir pour le bien de l’État.
Conséquence : les affaires publiques sont le monopole de
l’État et personne ne peut s’y substituer – par exemple, il n’est pas possible
qu’une justice privée vienne se substituer à la justice de l’État, ni que des
organisations plus ou moins clandestines s’arrogent le droit de défendre
l’ordre à la place des organismes dûment mandatés pour cela. Spinoza est ici un
strict défenseur de ce que l’on appelle « État de droit ».
4.
Mais il y a ici une question qu’on a
coutume de poser : le souverain est-il soumis aux lois ? peut-il
pécher ? Je réponds que les mots de loi et de péché n’ayant point
seulement rapport à la condition sociale, mais aussi aux règles communes qui
gouvernent toutes les choses naturelles et particulièrement aux règles de la
raison, on ne peut pas dire d’une manière absolue que l’État ne soit astreint à
aucune loi et qu’il ne puisse pas pécher. Si, en effet, l’État n’était astreint
à aucune loi, à aucune règle, pas même à celles sans lesquelles l’État
cesserait d’être l’État, alors l’État dont nous parlons ne serait plus une
réalité, mais une chimère. L’État pèche donc quand il fait ou quand il souffre
des actes qui peuvent être cause de sa ruine, et, dans ce cas, en disant qu’il
pèche, nous parlons dans le même sens où les philosophes et les médecins disent
que la nature pèche ; d’où il suit qu’on peut dire à ce point de vue que
l’État pèche quand il agit contre les règles de la raison. Nous savons, en
effet (par l’article 7 du chapitre précédent), que l’État est d’autant plus son
maître qu’il agit davantage selon la raison ; lors donc qu’il agit contre
la raison, il se manque à lui-même, il pèche. Et tout cela pourra être mieux
compris, si nous considérons que lorsqu’il est dit que chacun peut faire d’une
chose qui lui appartient tout ce qu’il veut, ce pouvoir
doit être défini, non par la seule puissance de l’agent, mais encore par
l’aptitude du patient lui-même. Quand j’affirme, par exemple, que j’ai le droit
de faire de cette table tout ce que je veux, assurément je n’entends pas que
j’aie le droit de faire que cette table se mette à brouter l’herbe. De même
donc, bien que nous disions que les hommes dans l’ordre social ne
s’appartiennent pas à eux-mêmes, mais appartiennent à l’État, nous n’entendons
pas pour cela que les hommes perdent la nature humaine et en prennent une
autre, ni par conséquent que l’État ait le droit de faire que les hommes aient
des ailes, ou, ce qui est la même chose, qu’ils voient avec respect ce qui
excite leur risée ou leur dégoût ; mais nous entendons qu’il existe un
ensemble de circonstances, lesquelles étant posées, il en résulte pour les
hommes des sentiments de respect et de crainte à l’égard de l’État ;
lesquelles au contraire étant supprimées, la crainte et le respect
s’évanouissent et l’État lui-même n’est plus. Par conséquent, l’État, pour
s’appartenir à lui-même, est tenu de conserver les causes de crainte et de
respect ; autrement il cesse d’être l’État. Car que le chef de l’État
coure, ivre et nu, avec des prostituées, à travers les places publiques, qu’il
fasse l’histrion, ou qu’il méprise ouvertement les lois que lui-même a
établies, il est aussi impossible que, faisant tout cela, il conserve la
majesté du pouvoir, qu’il est impossible d’être en même temps et de ne pas
être. Ajoutez que faire mourir, spolier les citoyens, ravir les vierges et
autres actions semblables, tout cela change la crainte en indignation et par
conséquent l’état social en état d’hostilité.
Nous voici au cœur du chapitre IV : est-ce que l’État
lui-même est soumis aux lois ? Spinoza parl e du pouvoir souverain et des
membres qui l’exercent à titre individuel, évidemment. Logiquement, celui qui
fait les lois ne leur est pas soumis. C’est une question classique qui est
posée à tous les théoriciens du contrat social : si la loi ne dépend que
des conventions acceptées par tous, aucune loi n’est immuable et la république
n’est même pas soumise à sa propre constitution qu’elle peut modifier à sa
guise. Il semble pourtant que les républiques aient tendance à sacraliser plus
ou moins la constitution et, en tout cas, s’empêchent de la modifier au gré des
circonstances. On donne souvent l’exemple de la Constitution des USA qui semble
aussi intangible que les tables de la loi de Moïse. La Cour Suprême est là pour
veiller à ce que les autorités ne s’engagent pas dans une voie qui pervertirait
progressivement les lois voulues par les « pères fondateurs ». En
France, le Conseil constitutionnel et en Allemagne la cour de Karlsruhe
semblent assumer la même fonction. Dans la réalité, les choses sont assez
différentes. La Constitution américaine a été amendée 27 fois et pas sur des
points de détails : le premier amendement instaure la liberté religieuse,
la liberté de pensée et la liberté d’expression. Le deuxième amendement fait du
port d’arme un droit constitutionnel. Le treizième amendement (1865) abolit l’esclavage.
En France, la constitution de la Ve République a été révisée à plusieurs
reprises et le rythme des révisions s’est accéléré avec la multiplication des
traités européens. La pratique montrerait donc que le pouvoir souverain n’est
pas tenu d’obéir aux lois : il peut les modifier ou les abroger, en
promulguer de nouvelles quand cela lui semble nécessaire. Voilà précisément ce
qui le définit comme pouvoir souverain et que rappelle le paragraphe suivant.
Il reste que le pouvoir souverain comme toute chose dans la
nature suit les lois de la nature, auxquelles bien évidemment il ne peut
déroger. Et donc « on ne peut pas dire d’une manière
absolue que l’État ne soit astreint à aucune loi et qu’il ne puisse pas
pécher ». Ainsi l’État
pèche quand il agit contre la raison, quand il exige des citoyens des choses
impossibles, quand il prétend transformer la nature des choses ou quand son
comportement suscite l’indignation ou le mépris, soit que les gouvernants aient
un comportement qui provoque le scandale, soit qu’ils oppriment les citoyens
(ici Spinoza reprend purement et simplement Machiavel). Si l’État pèche contre
la raison, il se détruit lui-même et perd sa puissance qui est son droit.
5.
Nous voyons donc en quel sens nous
pouvons dire que l’État est astreint aux lois et qu’il peut pécher. Mais si par
loi nous entendons le droit civil, ou ce qui peut être revendiqué au nom de ce
même droit civil, et par péché ce qui est défendu en vertu du droit
civil ; si, en d’autres termes, les mots de loi et de péché sont entendus
dans leur sens ordinaire, nous n’avons plus alors aucune
raison de dire que l’État soit soumis aux lois, ni qu’il puisse pécher. En
effet, si l’État est tenu de maintenir dans son propre intérêt certaines
règles, certaines causes de crainte et de respect, ce n’est pas en vertu des
droits civils, mais en vertu du droit naturel, puisque (d’après l’article
précédent) rien de tout cela ne peut être revendiqué au nom du droit civil,
mais seulement par le droit de la guerre ; de sorte que l’État n’est soumis
à ces règles que dans le même sens où un homme, dans la condition naturelle,
est tenu, afin d’être son maître et de ne pas être son ennemi, de prendre garde
de se tuer lui-même. Or ce n’est point là l’obéissance, mais la liberté de la
nature humaine. Quant aux droits civils, ils dépendent du seul décret de
l’État, et l’État par conséquent n’est tenu, pour rester libre, que d’agir à
son gré, et non pas au gré d’un autre ; rien ne l’oblige de trouver quoi
que ce soit bon ou mauvais que ce qu’il décide lui être bon ou mauvais à
lui-même. D’où il suit qu’il a non seulement le droit de se conserver, de faire
les lois et de les interpréter, mais aussi le droit de les abroger et de faire
grâce à un accusé quelconque dans la plénitude de son pouvoir.
Spinoza précise ici qu’être soumis aux lois de la nature –
c’est-à-dire à la loi de sa propre conservation – ce n’est pas à proprement
parler obéissance, c’est être pleinement libre, Hobbes oppose droit de nature
(la liberté naturelle) et loi de nature (loi de notre conservation qui
restreint notre liberté et nous conduit à transférer notre droit au pouvoir
souverain). Pour Spinoza, cette opposition n’a pas de sens. Agir en vue de sa
conservation, de l’augmentation de sa propre puissance d’agir, c’est suivre la
raison et c’est cela être libre. Ce qui est vrai pour l’individu est vrai de
l’État : en suivant la raison, en s’astreignant à ne pas susciter
l’indignation de la multitude, le pouvoir d’État œuvre au renforcement de sa
puissance, alors que le pouvoir tyrannique, en état de guerre contre son propre
peuple, prépare sa destruction. C’est précisément dans ces conditions que le
pouvoir souverain peut être véritablement souverain : « il a non seulement le droit de se conserver, de faire les lois et
de les interpréter, mais aussi le droit de les abroger et de faire grâce à un
accusé quelconque dans la plénitude de son pouvoir. »
6. Quant aux contrats ou aux lois par
lesquelles la multitude transfère son droit propre aux mains d’une assemblée ou
d’un homme, il n’est pas douteux qu’on ne doive les violer, quand il y va du
salut commun ; mais dans quel cas le salut commun demande-t-il qu’on viole
les lois ou qu’on les observe ? c’est une question que nul particulier n’a
le droit de résoudre (par l’article 3 du présent chapitre) ; ce droit
n’appartient qu’à celui qui tient le pouvoir et qui seul est l’interprète des
lois. Ajoutez que nul particulier ne peut à bon droit revendiquer ces lois,
d’où il suit qu’elles n’obligent pas celui qui tient le pouvoir. Que si,
toutefois, elles sont d’une telle nature qu’on ne puisse les violer sans
énerver du même coup la force de l’État, c’est-à-dire sans substituer
l’indignation à la crainte dans le cœur de la plupart des citoyens, dès lors par le fait de leur violation l’État est dissous, le contrat
cesse et le droit de la guerre remplace le droit civil. Ainsi donc, celui qui
tient le pouvoir n’est tenu d’observer les conditions du contrat social qu’au
même sens où un homme dans la condition naturelle, pour ne pas être son propre ennemi, est tenu
de prendre garde à ne pas se donner la mort, ainsi que je l’ai expliqué dans
l’article précédent.
Ce dernier paragraphe ouvre la possibilité d’un état
d’exception. Le pouvoir souverain peut violer la loi quand la nécessité l’y
contraint. La constitution française prévoit (article 16) la suspension
temporaire de l’ordre constitutionnel, les pleins pouvoirs étant alors confiés
au président de la république. C’est la reprise, sous une autre forme, de
l’institution romaine de la dictature qui confiait pour trois ou six tous les
pouvoirs à un seul homme quand il s’agissait du salut de la patrie –
Cincinnatus fut l’exemple de cette dictature vertueuse (en 458 ac. et – 439
ac.). Spinoza estime que celui qui tient le pouvoir n’est pas tenu par les lois
et que cela suffit à légitimer la possibilité de l’état d’exception. Carl
Schmitt (célèbre philosophe du droit allemand) définit même ainsi le pouvoir
étatique : celui qui décide l’état d’exception.
Cependant, comme toujours, Spinoza fait valoir le
contrepoint : si cet état d’exception est institué sans raison – autres
que les ambitions des dirigeants – et s’il provoque l’indignation qui conduit à
la dissolution de l’État et à la guerre civile, il n’est plus à proprement
parler au droit du souverain.
CHAPITRE V. DE LA MEILLEURE CONDITION
POSSIBLE POUR UN ÉTAT.
1.
Nous avons montré, au chapitre II,
article 11, que l’homme s’appartient d’autant plus à lui-même qu’il est plus
gouverné par la raison, et en conséquence (voyez chap. III, art. 3) que l’état
le plus puissant et qui s’appartient le plus à lui-même, c’est celui qui est
fondé et dirigé par la raison. Or le meilleur système de conduite pour se
conserver autant que possible étant celui qui se règle sur les commandements de
la raison, il s’ensuit que tout ce que fait un homme ou un État en tant qu’il
s’appartient le plus possible à lui-même, tout cela est parfaitement bon. Car
ce n’est pas la même chose d’agir selon son droit et d’agir parfaitement bien.
Cultiver son champ selon son droit est une chose, et le cultiver parfaitement
bien en est une autre. Et de même il y a de la différence entre se défendre, se
conserver, porter un jugement conformément à son droit, et faire tout cela
parfaitement bien. Donc le droit d’occuper le pouvoir et de prendre soin des
affaires publiques ne doit pas être confondu avec le meilleur usage possible du
pouvoir et le meilleur gouvernement. C’est pourquoi, ayant traité précédemment
du droit de l’État en général, le moment est venu de traiter de la meilleure
condition possible de chaque État en particulier.
Ce chapitre est à certains égards en rupture de tonalité avec
les précédents. Il s’agissait jusqu’à présent de décrire l’État tel qu’il est,
en partant de la « vérité effective de la chose », comme aurait dit
Machiavel. Maintenant, il s’agit de définir ce que pourrait être le meilleur
État, un État dont les lois seraient fondées sur la droite raison et qui
pourtant ne serait pas une utopie ; ce sera l’objet exact des chapitres
VI à XI dont précisément ce chapitre V
annonce les principes généraux et la nécessité.
2.
La condition d’un État se détermine
aisément par son rapport avec la fin générale de l’État qui est
la paix et la sécurité de la vie. Par conséquent, le meilleur État, c’est celui
où les hommes passent leur vie dans la concorde et où leurs droits ne reçoivent
aucune atteinte. Aussi bien c’est un point certain que les séditions, les
guerres, le mépris ou la violation des lois doivent être imputés moins à la
méchanceté des sujets qu’à la mauvaise organisation du gouvernement. Les hommes
ne naissent pas propres ou impropres à la condition sociale, ils le deviennent.
Remarquez d’ailleurs que les passions naturelles des hommes sont les mêmes
partout. Si donc le mal a plus d’empire dans tel État, s’il s’y commet plus
d’actions coupables que dans un autre, cela tient très-certainement à ce que
cet État n’a pas suffisamment pourvu à la concorde, à ce qu’il n’a pas institué
des lois sages, et par suite à ce qu’il n’est pas entré en pleine possession du
droit absolu de l’État. En effet, la condition d’une société où les causes de
sédition n’ont pas été supprimées, où la guerre est continuellement à craindre,
où enfin les lois sont fréquemment violées, une telle condition diffère peu de
la condition naturelle où chacun mène une vie conforme à sa fantaisie et
toujours grandement menacée.
La fin de l’État est définie : paix et sécurité, ce qui
implique défense des droits des citoyens. De quels droits peut-il s’agir ?
Non pas du droit de l’État mais du droit naturel de chaque individu. Ce
paragraphe contient un développement très important qu’on peut expliciter
ainsi :
Les maux des républiques ne sont pas dus aux vices des hommes
mais aux défauts de la constitution politique.
Cette thèse est défendue ainsi :
1.
Le but du gouvernement est de maintenir la concorde et le respect des lois.
2.
Si la constitution est viciée (faute d’institutions prudentes ou de droit
civil), alors éclatent les séditions et les guerres et les lois sont violées.
3.
Ces maux ne peuvent être expliqués par la « malice » des hommes. En
effet :
· Les
hommes ne naissent pas citoyens, mais le deviennent (c’est la cité qui fait le
citoyen).
· Comme
les hommes sont naturellement partout les mêmes, les différences entre cités ne
peuvent donc tenir qu’aux différences entre leurs organisations politiques.
L’argument de Spinoza est double.
1.
Le premier, peu développé dit que « les hommes ne naissent pas
citoyens mais le deviennent. » Ce qui peut s’entendre de deux
façons : (1) l’état social n’est pas un état naturel. La qualité de
citoyen s’acquiert en participant au « contrat social ». Donc la
qualité de citoyen dépend de la qualité du contrat social. (2) On devient
citoyen par l’éducation. Un mauvais gouvernement ne peut que former de mauvais
citoyens.
2.
« Les passions naturelles » sont les mêmes en tout pays. En
tant qu’être naturels, les hommes sont à peu près tous égaux. Leurs qualités et
leurs défauts, leurs passions se retrouvent à peu près également réparties. Il
ne peut pas y avoir plus d’ambitieux, de lâches, de braves, de téméraires, de
généreux ou d’avares, dans un pays que dans un autre puisque ces affections
dépendent, au fond, de la nature humaine. Ces affections ne peuvent donc pas
être les causes des maux qui affectent une nation particulière (ou alors il
faudrait que les mêmes maux affectent en tous temps toutes les nations !)
Par conséquent quand il se produit des séditions ou des troubles ou que la loi
est violée, cela ne peut provenir que de l’organisation du gouvernement car
c’est par cette organisation que les nations diffèrent les unes des autres.
Les institutions contribuent à la paix civile parce
que :
1.
Ce sont elles qui régissent les rapports entre les individus qui
composent une nation. Comme les affections naturelles des individus sont
partout les mêmes, les institutions doivent combiner les rapports entre les
individus de telles manières que certaines affections soient neutralisées ou
que d'autres soient canalisées vers les buts communs. De bonnes institutions
doivent combiner au mieux les qualités et les défauts des individus sans jamais
pouvoir se fixer comme but de supprimer ces affections elles-mêmes qui sont
naturelles.
2.
Les institutions sont à la fois le résultat et les garantes du droit civil. Le droit civil s’oppose au
droit naturel. Il est l’expression
des rapports qui se nouent entre les individus quand ils renoncent à l’état de
nature pour accepter l’état civil déterminé par le contrat. Or ce droit civil
fixe l’organisation du pouvoir et le pouvoir doit garantir le respect du droit.
Si l’institution est trop faible pour garantir le respect du droit ou si elle
permet à un groupe de méconnaître les droits d’un autre groupe, les troubles
politiques s’en suivront.
3.
Pour Spinoza, les institutions aptes à garantir le droit civil sont des
institutions justes qui garantissent l’exercice de la liberté au sein même de
l’organisation politique. Ce sont donc dans l’idéal des institutions
républicaines.
La phrase de Spinoza selon laquelle les hommes ne naissent
pas citoyens mais le deviennent recèle pour nous une sorte de paradoxe.
Elle renvoie, d’une part, à la problématique de la nature et
de la convention – schématiquement l’opposition entre la naturalité de cité,
selon la thèse défendue par Aristote, et le caractère conventionnel du
« contrat social » tel que le posent Hobbes, Spinoza ou Rousseau.
Selon les contractualistes, l’homme devient citoyen parce que la constitution
de la cité n’est pas naturelle, l’appartenance à la cité relevant d’un acte de
volonté, alors que si on considère la cité comme une chose naturelle ou comme
la fin naturelle de l’homme, l’homme doit donc être considéré comme citoyen de
naissance. En vérité, cette opposition est beaucoup trop schématique et la
phrase de Spinoza doit être interprétée essentiellement dans son contexte et
non comme une prise de position générale et absolue.
En effet, que nous naissions citoyens, cela semble découler
logiquement de cet acte conventionnel par excellence qu’est la Déclaration des
Droits de l’Homme et du Citoyen qui
dit que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. En France,
le simple fait d’appartenir à l’espèce humaine garantit un certain nombre de
droits et le simple fait d’être né de parents français ou en France de parents
étrangers fait de chaque individu un citoyen en puissance et lui donne une
qualité spéciale qui ne peut jamais lui être retirée. Ainsi, on pourra être
privé de ses droits civiques (droit de vote, etc.) par suite d’une condamnation
mais non point perdre ses droits nationaux.
Cette citoyenneté de naissance ne s’explique cependant
complètement que dans la perspective d’un devenir
citoyen. Les droits, dont tout membre de l’espèce humaine est titulaire, se
comprennent comme les droits accordés à tout citoyen en puissance. Mais être en
puissance ce n’est pas encore être
en acte. Les potentialités doivent
être actualisées. C'est pourquoi l’intégralité des droits de citoyens ne
s’acquiert qu’avec l’âge : Majorité à 18 ans, possibilité d’être juré d’assises
à 23 ans, éligibilité au Sénat à 35 ans ! C'est pourquoi l’instruction publique est considérée
par tous les philosophes depuis Platon jusqu’à Hegel et Marx comme un des
devoirs fondamentaux d’un bon gouvernement.
Devenir citoyen, c’est donc devenir ce qu’on est. Mais le
propre de l’homme est que sa nature ne se manifeste pas spontanément, mais
passe les relations sociales, par ce rapport double qui non seulement met
chacun en relation avec ses contemporains, mais également en relation avec le
passé par l’intermédiaire des contemporains. C’est précisément dans ce double
processus que les institutions politiques jouent un rôle central. De bonnes
institutions favorisent le développement de la citoyenneté. De mauvaises
institutions, au contraire, découragent l’ardeur civique, rendent les citoyens
craintifs. La corruption des gouvernements entraîne la corruption des peuples.
3.
Or, de même qu’il faut imputer à
l’organisation de l’État les vices des sujets, leur goût pour l’extrême licence
et leur esprit de révolte, de même c’est à la vertu de l’État, c’est à son
droit pleinement exercé qu’il faut attribuer les vertus des sujets et leur
attachement aux lois (comme cela résulte de l’article 15 du chapitre II). C’est
pourquoi on a eu raison de regarder comme la marque d’un mérite supérieur chez Annibal
qu’il n’y ait jamais eu dans son armée aucune sédition.
Ce paragraphe est un simple prolongement du précédent
qu’il éclaire par l’histoire (c’est-à-dire l’expérience).
4.
Un État où les sujets ne prennent
pas les armes par ce seul motif que la crainte les paralyse, tout ce qu’on en
peut dire, c’est qu’il n’a pas la guerre, mais non pas qu’il
ait la paix. Car la paix, ce n’est pas l’absence de guerre ; c’est la
vertu qui naît de la vigueur de l’âme, et la véritable obéissance (par
l’article 19 du chapitre II) est une volonté constante d’exécuter tout ce qui
doit être fait d’après la loi commune de l’État. Aussi bien une société où la
paix n’a d’autre base que l’inertie des sujets, lesquels se laissent conduire
comme un troupeau et ne sont exercés qu’à l’esclavage, ce n’est plus une
société, c’est une solitude.
La stabilité de l’État ne peut être acquise ou conservée à
n’importe quelle condition. Un État qui terrorise sa population (un
État-Léviathan à la Hobbes) n’est pas un État pacifique, car la véritable paix
civile demande le consentement éclairé des citoyens et donc leur puissance
active. Spinoza refuse un État où le peuple se laisse mener comme un troupeau.
C’est un article clairement anti-Hobbes, mais aussi, une nouvelle fois, un
article « machiavélien ». Machiavel ne cesse de le redire, une
république dans laquelle le peuple se laisse dominer sans protester est une
république qui a perdu toute vitalité et se condamne à disparaître. C’est aussi
un thème que l’on retrouve chez Rousseau. Un peuple peut être un peuple
corrompu et quand il a perdu l’habitude et jusqu’au goût de la liberté, il ne
peut plus redevenir libre que très difficilement, si toutefois il le peut ou
s’il en a l’occasion. La liberté nécessite des institutions et des bonnes lois
qui éduquent les citoyens. Ainsi : « il en est de la liberté comme de
ces aliments solides et succulents, ou de ces vins généreux, propres à nourrir
et fortifier les tempéraments robustes qui en ont l'habitude, mais qui
accablent, ruinent et enivrent les faibles et délicats qui n'y sont point
faits. Les peuples une fois accoutumés à des maîtres ne sont plus en état de
s'en passer. S'ils tentent de secouer le joug, ils s'éloignent d'autant plus de
la liberté que prenant pour elle une licence effrénée qui lui est opposée,
leurs révolutions les livrent presque toujours à des séducteurs qui ne font
qu'aggraver leurs chaînes.[1]
Pour Spinoza, un peuple d’esclaves n’est pas une
société !
[1]
Rousseau, Dédicace du Discours sur
l’inégalité…
5.
Lors donc que je dis que le meilleur
gouvernement est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde,
j’entends par là une vie humaine, une vie qui ne se définit point par la
circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant
tout par la véritable vie de l’âme, par la raison et la vertu.
La vie humaine n’est donc pas la vie animale, la simple
survie, c’est d’abord la vie de l’esprit et la puissance humaine (qui est aussi
son droit) se définit d’abord par la puissance de l’esprit. D’où l’importance
de la liberté de penser, de la liberté philosophique telle qu’est revendiquée
d’ailleurs dans le Traité théologico-politique.
6.
Mais il faut remarquer qu’en parlant
du gouvernement institué pour une telle fin, j’entends celui qu’une multitude
libre a établi, et non celui qui a été imposé à une multitude par le droit de
la guerre. Une multitude libre, en effet, est conduite par l’espérance plus que
par la crainte ; une multitude subjuguée, au contraire, est conduite par
la crainte plus que par l’espérance. Celle-là s’efforce de cultiver la vie,
celle-ci ne cherche qu’à éviter la mort ; la première veut vivre pour
elle-même, la seconde est contrainte de vivre pour le vainqueur ; c’est
pourquoi nous disons de l’une qu’elle est libre et de l’autre qu’elle est
esclave. Ainsi donc la fin du gouvernement, quand il tombe aux mains du
vainqueur par le droit de la guerre, c’est de dominer et d’avoir des esclaves
plutôt que des sujets. Et bien qu’il n’y ait entre le gouvernement institué par
une multitude libre et celui qui est acquis par le droit de la guerre aucune
différence essentielle, à considérer le droit de chacun d’une manière générale,
cependant la fin que chacun d’eux se propose, comme nous l’avons déjà montré,
et leurs moyens de conservation sont fort différents.
Comme Machiavel, Spinoza prend en compte la manière dont le
gouvernement a été établi. Un gouvernement imposé par le droit de guerre ne
peut être véritablement un bon gouvernement, il porte en lui toutes les marques
de la servitude. On pourrait ajouter qu’il en va nécessairement ainsi quelles
que soient les intentions des vainqueurs : on n’exporte pas la liberté à
la pointe de la baïonnette, ainsi que l’expérience l’atteste largement (guerres
contre-révolutionnaires en France, contre les Jacobins qui voulaient s’en tenir
strictement aux guerres défensives, invasion bolchévik de la Pologne en 1919,
etc.).
Si l’État vraiment libre est celui qui est institué par la
multitude elle-même, il en découle que l’essence même de tout état est la
démocratie. C’est ce que disait le Traité théologico-politique et qui paraît avoir disparu dans le Traité
politique où la démocratie n’apparaît que dans le XIe chapitre inachevé
alors que des développements substantiels sont consacrés à la monarchie et à
l’aristocratie.
7.
Quels sont, pour un prince animé de
la seule passion de dominer, les moyens de conserver et
d’affermir son gouvernement ? c’est ce qu’a montré fort au long le
très-pénétrant Machiavel ; mais à quelle fin a-t-il écrit son livre ?
voilà ce qui ne se montre pas assez clairement ; s’il a eu un but honnête,
comme on doit le croire d’un homme sage, il a voulu apparemment faire voir
quelle est l’imprudence de ceux qui s’efforcent de supprimer un tyran, alors
qu’il est impossible de supprimer les causes qui ont fait le tyran, ces causes
elles-mêmes devenant d’autant plus puissantes qu’on donne au tyran de plus
grands motifs d’avoir peur. C’est là ce qui arrive quand une multitude prétend
faire un exemple et se réjouit d’un régicide comme d’une bonne action.
Machiavel a peut-être voulu montrer combien une multitude libre doit se donner
de garde de confier exclusivement son salut à un seul homme, lequel, à moins
d’être plein de vanité et de se croire capable de plaire à tout le monde, doit
redouter chaque jour des embûches, ce qui l’oblige de veiller sans cesse à sa
propre sécurité et d’être plus occupé à tendre des pièges à la multitude qu’à
prendre soin de ses intérêts. J’incline d’autant plus à interpréter ainsi la
pensée de cet habile homme qu’il a toujours été pour la liberté et a donné sur
les moyens de la défendre des conseils très-salutaires.
Ce dernier paragraphe est consacré à la défense de Machiavel,
le très pénétrant florentin. Il s’agit ici de défendre Le Prince,
ouvrage qui a valu à Machiavel sa mauvaise réputation. Comme le fera plus tard
Rousseau, Spinoza défend en Machiavel le républicain dont Le Prince montre
combien il est dangereux de donner tout pouvoir à un seul homme (ce que confirme
l’ouvrage qui fait pendant à cet opuscule célèbre, les Discours sur la
première décade de Tite-Live, dont le républicanisme est absolument
indiscutable.
Le rapport, la rencontre Spinoza/Machiavel est aujourd’hui
bien documentée, notamment dans la philosophie italienne. Le Traité politique qui représente bien ce
qu’on pourrait appeler le « moment machiavélien » de Spinoza.
Dans le chapitre I, l’opposition entre les
« chimères » ou « l’île d’Utopie » d’un côté, et, de
l’autre côté, la science qui part de la connaissance de la véritable nature
humaine ne peut pas ne pas nous faire penser au chapitre XV du Prince quand Machiavel exige qu’on
laisse les choses imaginées pour aller à la vérité effective.
Spinoza poursuit en opposant les « politiques » aux
fabricants d’utopies (I, §2). On
ne peut pas montrer plus clairement que Spinoza s’inscrit bien dans le
« moment machiavélien » dont les révolutions anglaises et américaines
constituent les puissants prolongements historiques. Mais le
« machiavélisme » de Spinoza doit être éclairé. Il y a deux aspects
différents à discuter :
-
L’influence directe ou indirecte que Machiavel a eue sur Spinoza ;
-
Les rapports entre ces deux philosophies indépendamment du fait que premier ait
ou non influencé le second.
Bref, il est nécessaire de distinguer les convergences
objectives et les influences subjectives.
Il y a un aspect explicite du rapport Machiavel/Spinoza,
celui que l’on peut trouver dans le Traité
politique. Le chapitre I, comme on l’a vu, contient de nombreuses formules
qui « sonnent » à la manière de Machiavel. Critique de l’utopie
des philosophes et des théoriciens et leur inaptitude à gouverner mais aussi et
surtout exaltation de la sagesse des politiques qui se basent sur l’expérience à
l’opposé des discours moralisateurs. Il ne faut cependant pas surestimer cette
référence dont Alexandre Matheron a montré qu’elle renvoyait plus aux
« machiavéliens ordinaires » qu’à Machiavel lui-même. On pourrait
même faire de Francis Bacon le véritable inspirateur de cet appel à une
politique expérimentale. Mais la suite du Traité
politique montre clairement que Spinoza ne s’en tient pas aux
« machiavéliens ordinaires » mais fait des références précises à
l’œuvre de Machiavel, ainsi qu’on a eu l’occasion de le souligner au cours de
cette lecture.
Paolo Cristofolini, dans l’étude qu’il consacre au
« très pénétrant Florentin » s’intéresse plus précisément aux deux
passages du Traité politique ou
Machiavel est cité explicitement : « le très pénétrant Machiavel »
(TP,V,§7) et « le très perspicace Florentin » (TP,X,§1), deux
passages dont l’importance pour la compréhension de la pensée politique de
Spinoza est soulignée par le fait qu’ils ont été coupés dans l’édition
hollandaise des œuvres posthumes 1677 ! Selon Cristofolini, le plus
important est le premier de ces deux extraits, explicitement consacré aux
enseignements du Prince :
« Spinoza ne se limite pas aux conseils de Machiavel contre le tyrannicide
et contre la tyrannie : plus fondamentalement, à l’intérieur de cet
ensemble de problèmes, il élabore une véritable philosophie de la peur. Les
souverains sont à craindre s’ils sont apeurés. Un peuple qui fait peur à qui le
gouverne le conduit à des comportements féroces ; et, par la converse, un
tyran féroce a tout à craindre non seulement du peuple, mais aussi de qui
l’approche de près. La peur est un monstre qui se reproduit et qui, étant
puissant, est conduit à avoir peur, fait peur. Des exemples à pleines mains,
puisés dans l’historiographie de la Rome Impériale, conduisent Machiavel, et
avec lui Spinoza, à mettre en lumière le thème de la peur, non dans l’acception
en fin de compte positive qu’elle finit par assumer chez Hobbes – chez qui de
la peur de la mort violente sort le renoncement à la guerre de tous contre
tous, donc le contrat, donc la civilité et l’État – mais dans celle toute
négative de qui (à la différence de Hobbes) a à cœur avant tout la liberté et
voit dans le peur le principal obstacle pour celle-ci.
Cristofolini fait également remarquer que Spinoza accepte
l’un des maximes les plus controversées du Prince,
celle qui concerne le droit et même le devoir pour le prince de ne pas tenir sa
parole : « Un engagement par lequel on a promis de façon purement
verbale de faire telle ou telle chose dont on pouvait s’abstenir de par son
droit ou inversement, ne demeure valable qu’aussi longtemps que la volonté de
celui qui s’est engagé ne varie pas. Celui, en effet, qui a le pouvoir de se
délier d’un engagement, n’a pas en réalité cédé de son droit ; il n’a
donné que des mots. »
Cristofolini montre ensuite les convergences qui existent
quant à la conception d’une république populaire libre, objectif commun de
Machiavel, « homme très sage » et Spinoza. Il est utile de citer ici
l’explication que, dans le V,§7, Spinoza donne des apparents paradoxes de
Machiavel, républicain qui expose les moyens pour un prince de gouverner la
multitude. L’expression de « multitude libre » est frappante. Pour
Spinoza, la multitude, ce sont les hommes soumis à leurs passions et la liberté
est au contraire l’action guidée par la raison. Mais précisément, dans l’État
bien organisé, la multitude peut agir ou être obligée d’agir comme si elle
était guidée par la raison. Cristofolini explique ainsi ce paradoxe apparent de
la liberté d’une multitude soumise aux passions, selon Spinoza, ou généralement
cupide et changeante, selon Machiavel : « La seule explication réside
dans le cercle vertueux que le Traité Théologico-politique a institué entre la
liberté des institutions et la liberté des citoyens. Comme les Hébreux pendant
l’esclavage en Égypte ne pouvaient pas être libres d’esprit et étaient soumis
aux fantasmes de l’imagination, à cause, précisément, de leur état d’esclaves,
de même pour Spinoza, celui qui vit dans une République libre et en goûte les
avantages est naturellement induit, bien que demeurant sujet aux passions, à la
défendre. La vertu contre la fureur de la citation de Pétrarque qui clôt le Prince
trouve sa correspondance dans la vie libre des citoyens d’Amsterdam, évoquée à
la conclusion du Traité théologico-politique. »
Il est donc assez clair que la convergence des pensées de
Machiavel et Spinoza n’est nullement contingente et ne peut pas être mise au
compte de stratégies interprétatives intéressées mais découle bien d’une
influence du premier sur le deuxième ou plutôt d’une intégration de la
réflexion machiavélienne dans l’entreprise philosophique de Spinoza et ce sur
la base d’une lecture assez systématique du « très perspicace
Florentin ».
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