mardi 15 septembre 2009

Le mythe de la croissance illimitée des forces productives

Dans un précédent article, j’ai montré le lien existant entre les analyses erronées de la crise comme crise de sous-consommation et l’illusion d’une possible croissance illimitée des forces productives. Pour le marxisme orthodoxe, la condamnation du capitalisme découle de son incapacité supposée à continuer, à partir d’un certain stade, de développer les forces productives. Au contraire, le communisme, libéré de ces entraves est censé permettre l’avènement d’une société d’abondance, débarrassée de la nécessité de répartir des ressources rares et offrant « à chacun selon ses besoins ». Dans Le cauchemar de Marx[1], je soutiens que cette perspective communiste orthodoxe repose sur une triple utopie, l’utopie du dépérissement de l’État, l’utopie de la fin du travail et l’utopie de la croissance illimitée des forces productives.
Pour s’en tenir au dernier aspect, trois raisons majeures nous contraignent à nous débarrasser de cette vieille lune. La première raison tient à son caractère manifestement irréaliste. Les apôtres du capitalisme naissant pensaient la Terre illimitée ou peu s’en faut et donc l’appropriation de ses richesses était ouverte à tous sans restriction (voir Locke). Le marxisme orthodoxe a fait sienne cette perspective en la combinant à une dimension prométhéenne – l’industrie nous permettrait d’accomplir le programme de Descartes de nous « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Mais la Terre est limitée et nous avons peu de chances de nous rendre maîtres des autres planètes ! Les ressources à notre disposition ne sont pas inépuisables – même si les limites restent bien difficiles à préciser – et nous devrons apprendre à gérer prudemment des ressources rares, à être économes.
Les économistes bourgeois, occupés par la poursuite illimitée de l’accumulation du capital, ont oublié ce sens premier de l’économie. Si l’économie, par son étymologie, est la bonne gestion de la maisonnée, alors elle doit être entièrement tournée vers l’usage. Plus un appareil ou un meuble est robuste et plus il peut durer et moins il demande à être renouvelé : vérité d’évidence qui contredit le lien qu’on fait trop vite entre richesse et production. Pour faire de la croissance illimitée des forces productives un impératif catégorique, il faut refouler cette évidence et masquer le lien profond qui unit production et destruction. Dans la crise actuelle, il y a certains éléments sous-consommationnistes : l’industrie automobile connaît des difficultés sérieuses depuis au moins  six ou sept ans parce que les automobiles sont devenues plus fiables, parce que l’amélioration de sécurité routière restreint les besoins de renouvellement et parce que les clients sont moins sensibles aux progrès purement cosmétiques, aux gadgets et performances inutiles. Cet exemple montre qu’un progrès réel dans la satisfaction des besoins humains conduit souvent à un restreindre l’expansion de la production...
En second lieu, on remarquera que le moteur même du mode de production capitaliste est la poursuite illimitée de l’accumulation du capital ce qui implique la production toujours croissante de richesses et donc le développement illimité des forces productives. Si on veut, le capitalisme est « progressiste » et même révolutionnaire parce que, comme Marx le disait, le capitaliste est l’agent fanatique de la production pour la production. Les destructions massives auxquelles procède le capitalisme, la dévalorisation permanente du capital productif, l’obsolescence toujours plus rapide de marchandises sont les conditions de ce développement. Si on pense que le moteur de la civilisation humaine est le développement des forces productives, alors il faut aussi admettre que les thuriféraires du capitalisme ont raison : il n’y a pas de meilleure machine à produire toujours plus que le mode de production capitaliste. Il en est une preuve a contrario : le mouvement ouvrier, par son action même, est un frein au développement illimité des forces productives. Le combat séculaire des ouvriers n’est pas un combat pour travailler plus mais un combat pour travailler moins – la lutte des classes se concentre, selon Marx, dans la lutte pour la diminution de la journée légale de travail. Ce n’est pas un combat pour augmenter les productivité du travail mais au contraire un combat pour limiter les cadences (« à bas les cadences infernales ! »), un combat pour défendre l’emploi et donc les postes de travail existants contre la rationalisation capitaliste. Tous les chercheurs qui ont réfléchi sur les problèmes posés aux coopératives ouvrières arrivent aux mêmes constats : ces organisations dans lesquelles la direction appartient aux ouvriers ont une tendance systématique à la sous-capitalisation puisque, entre les besoins de l’accumulation et les revendications ouvrières, elles tranchent plus souvent en faveur de ces dernières – c’est une des raisons qui rendent difficile l’existence des coopératives ouvrières dans un environnement capitaliste. Les marxistes orthodoxes qui raisonnent en « ingénieurs sociaux » (à la manière des héritiers de Saint-Simon) considèrent que c’est le rapport capitaliste qui pousse les ouvriers à s’opposer à la croissance de la productivité et que dans une économie collectiviste la croissance de la productivité ne connaîtrait pas de frein : le marxisme est spontanément stakhanoviste ! Mais si on pense, comme Marx et à l’encontre du marxisme, que le communisme ne consiste pas à appliquer des plans idéaux mais se contente d’être l’expression du mouvement existant réellement, alors on doit constater que c’est un mouvement de résistance à la croissance de la productivité du travail. Aussi loin que l’on remonte, la volonté prométhéenne de domination de la nature n’a jamais fait partie des objectifs du mouvement syndical. Celui-ci se contente de réclamer des conditions de vie et de travail décentes et, à la croissance illimitée des forces productives, les ouvriers ont toujours préféré du temps libre pour cultiver leur jardin, aller à la pêche ou partager des moments de plaisir avec les amis.
Enfin, et c’est peut-être le plus important, la question est de nature éthique. Une existence vouée à la production sur une échelle toujours plus large est une existence dans laquelle les moyens ont remplacé la fin. La richesse matérielle devient l’objectif de la vie au lieu d’être simplement un réquisit d’un vie confortable et de l’indispensable liberté de l’esprit qu’exige toute vie heureuse. Il n’est pas question de donner des leçons de vie frugale ni de prôner le dépouillement à la manière de François d’Assise – je laisse l’idéal du fratello à Antonio Negri et ses amis. Quand des centaines de millions d’humains manquent du strict nécessaire, la croissance des moyens d’éducation, de santé, d’alimentation, de logement, etc., reste un objectif majeur. Pour le garantir, l’un des premiers moyens serait d’ailleurs de mettre fin à l’effroyable gaspillage qu’entraine le mode de production capitaliste – aux USA, un quart de la nourriture produite et préparée finit dans les poubelles et tous les pays avancés sont sur la même ligne avec le triomphe de l’alimentation industrielle. Mais une fois assurées les conditions d’une vie décente (le « common decency » d’Orwell, reprise par Michéa), il convient de déterminer quels sont les objectifs raisonnables que nous pouvons nous fixer en commun en ce qui concerne le développement de la vie matérielle.
Tant que la vie sociale se réduit aux rapports marchands et que la liberté n’existe que dans la liberté de choisir entre vingt marques de céréales pour son petit déjeuner – ainsi que l’affirmait jadis un commissaire européen – tout appel à l’auto-limitation apparaîtra soit comme du prêchi-prêcha soit comme une nouvelle forme de cette « dictature sur les besoins » qui caractérisait les pays du « socialisme réellement existant » au siècle dernier. Au contraire, dans une société basée sur la propriété commune des principaux moyens de production et d’échange, il devient possible de régler de la manière la plus économique les rapports de l’homme avec la nature et donner la place première au libre développement de l’individualité, c’est-à-dire à l’élargissement continu des sphères d’activité dans lesquelles l’homme est à lui-même sa propre fin, c’est-à-dire celles qui sont propres à l’esprit. En ce sens, le communisme à venir serait d’abord un idéal éthique accompagnant une transformation radicale des rapports sociaux et des rapports de propriété : non pas le retour à une mythique communauté conviviale du passé, mais la marche vers une société digne du niveau atteint par nos connaissances. Non pas la restriction de la liberté, non la liberté absurde de l’homme réifié dans la société marchande, mais la liberté réelle du progrès de la raison, de la culture et de la véritable richesse de l’individu qui n’est rien d’autre que l’ensemble de ses relations sociales.

Denis COLLIN


[1]Denis Collin, Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009 . Voir en particulier les chapitres XII et XIII.

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