Pour s’en tenir au
dernier aspect, trois raisons majeures nous contraignent à nous débarrasser de
cette vieille lune. La première raison tient à son caractère manifestement
irréaliste. Les apôtres du capitalisme naissant pensaient la Terre illimitée ou
peu s’en faut et donc l’appropriation de ses richesses était ouverte à tous
sans restriction (voir Locke). Le marxisme orthodoxe a fait sienne cette
perspective en la combinant à une dimension prométhéenne – l’industrie nous
permettrait d’accomplir le programme de Descartes de nous « rendre comme
maîtres et possesseurs de la nature ». Mais la Terre est limitée et nous
avons peu de chances de nous rendre maîtres des autres planètes ! Les ressources
à notre disposition ne sont pas inépuisables – même si les limites restent bien
difficiles à préciser – et nous devrons apprendre à gérer prudemment des
ressources rares, à être économes.
Les économistes
bourgeois, occupés par la poursuite illimitée de l’accumulation du capital, ont
oublié ce sens premier de l’économie. Si l’économie, par son étymologie, est la
bonne gestion de la maisonnée, alors elle doit être entièrement tournée vers
l’usage. Plus un appareil ou un meuble est robuste et plus il peut durer et moins
il demande à être renouvelé : vérité d’évidence qui contredit le lien
qu’on fait trop vite entre richesse et production. Pour faire de la croissance
illimitée des forces productives un impératif catégorique, il faut refouler
cette évidence et masquer le lien profond qui unit production et destruction.
Dans la crise actuelle, il y a certains éléments sous-consommationnistes :
l’industrie automobile connaît des difficultés sérieuses depuis au moins six ou sept ans parce que les automobiles
sont devenues plus fiables, parce que l’amélioration de sécurité routière
restreint les besoins de renouvellement et parce que les clients sont moins
sensibles aux progrès purement cosmétiques, aux gadgets et performances
inutiles. Cet exemple montre qu’un progrès réel dans la satisfaction des
besoins humains conduit souvent à un restreindre l’expansion de la
production...
En second lieu, on
remarquera que le moteur même du mode de production capitaliste est la
poursuite illimitée de l’accumulation du capital ce qui implique la production
toujours croissante de richesses et donc le développement illimité des forces
productives. Si on veut, le capitalisme est « progressiste » et même
révolutionnaire parce que, comme Marx le disait, le capitaliste est l’agent
fanatique de la production pour la production. Les destructions massives
auxquelles procède le capitalisme, la dévalorisation permanente du capital
productif, l’obsolescence toujours plus rapide de marchandises sont les
conditions de ce développement. Si on pense que le moteur de la civilisation
humaine est le développement des forces productives, alors il faut aussi
admettre que les thuriféraires du capitalisme ont raison : il n’y a pas de
meilleure machine à produire toujours plus que le mode de production capitaliste.
Il en est une preuve a contrario : le mouvement ouvrier, par son
action même, est un frein au développement illimité des forces productives. Le
combat séculaire des ouvriers n’est pas un combat pour travailler plus mais un
combat pour travailler moins – la lutte des classes se concentre, selon Marx,
dans la lutte pour la diminution de la journée légale de travail. Ce n’est pas
un combat pour augmenter les productivité du travail mais au contraire un
combat pour limiter les cadences (« à bas les cadences
infernales ! »), un combat pour défendre l’emploi et donc les postes
de travail existants contre la rationalisation capitaliste. Tous les chercheurs
qui ont réfléchi sur les problèmes posés aux coopératives ouvrières arrivent
aux mêmes constats : ces organisations dans lesquelles la direction
appartient aux ouvriers ont une tendance systématique à la sous-capitalisation
puisque, entre les besoins de l’accumulation et les revendications ouvrières,
elles tranchent plus souvent en faveur de ces dernières – c’est une des raisons
qui rendent difficile l’existence des coopératives ouvrières dans un
environnement capitaliste. Les marxistes orthodoxes qui raisonnent en
« ingénieurs sociaux » (à la manière des héritiers de Saint-Simon)
considèrent que c’est le rapport capitaliste qui pousse les ouvriers à
s’opposer à la croissance de la productivité et que dans une économie
collectiviste la croissance de la productivité ne connaîtrait pas de
frein : le marxisme est spontanément stakhanoviste ! Mais si on pense,
comme Marx et à l’encontre du marxisme, que le communisme ne consiste pas à
appliquer des plans idéaux mais se contente d’être l’expression du mouvement
existant réellement, alors on doit constater que c’est un mouvement de
résistance à la croissance de la productivité du travail. Aussi loin que l’on
remonte, la volonté prométhéenne de domination de la nature n’a jamais fait
partie des objectifs du mouvement syndical. Celui-ci se contente de réclamer
des conditions de vie et de travail décentes et, à la croissance illimitée des
forces productives, les ouvriers ont toujours préféré du temps libre pour
cultiver leur jardin, aller à la pêche ou partager des moments de plaisir avec
les amis.
Enfin, et c’est peut-être
le plus important, la question est de nature éthique. Une existence vouée à la
production sur une échelle toujours plus large est une existence dans laquelle
les moyens ont remplacé la fin. La richesse matérielle devient l’objectif de la
vie au lieu d’être simplement un réquisit d’un vie confortable et de
l’indispensable liberté de l’esprit qu’exige toute vie heureuse. Il n’est pas
question de donner des leçons de vie frugale ni de prôner le dépouillement à la
manière de François d’Assise – je laisse l’idéal du fratello à Antonio
Negri et ses amis. Quand des centaines de millions d’humains manquent du strict
nécessaire, la croissance des moyens d’éducation, de santé, d’alimentation, de
logement, etc., reste un objectif majeur. Pour le garantir, l’un des premiers
moyens serait d’ailleurs de mettre fin à l’effroyable gaspillage qu’entraine le
mode de production capitaliste – aux USA, un quart de la nourriture produite et
préparée finit dans les poubelles et tous les pays avancés sont sur la même
ligne avec le triomphe de l’alimentation industrielle. Mais une fois assurées
les conditions d’une vie décente (le « common decency »
d’Orwell, reprise par Michéa), il convient de déterminer quels sont les
objectifs raisonnables que nous pouvons nous fixer en commun en ce qui concerne
le développement de la vie matérielle.
Tant que la vie sociale
se réduit aux rapports marchands et que la liberté n’existe que dans la liberté
de choisir entre vingt marques de céréales pour son petit déjeuner – ainsi que
l’affirmait jadis un commissaire européen – tout appel à l’auto-limitation
apparaîtra soit comme du prêchi-prêcha soit comme une nouvelle forme de cette
« dictature sur les besoins » qui caractérisait les pays du
« socialisme réellement existant » au siècle dernier. Au contraire,
dans une société basée sur la propriété commune des principaux moyens de
production et d’échange, il devient possible de régler de la manière la plus
économique les rapports de l’homme avec la nature et donner la place première
au libre développement de l’individualité, c’est-à-dire à l’élargissement
continu des sphères d’activité dans lesquelles l’homme est à lui-même sa propre
fin, c’est-à-dire celles qui sont propres à l’esprit. En ce sens, le communisme
à venir serait d’abord un idéal éthique accompagnant une transformation
radicale des rapports sociaux et des rapports de propriété : non pas le
retour à une mythique communauté conviviale du passé, mais la marche vers une
société digne du niveau atteint par nos connaissances. Non pas la restriction
de la liberté, non la liberté absurde de l’homme réifié dans la société
marchande, mais la liberté réelle du progrès de la raison, de la culture et de
la véritable richesse de l’individu qui n’est rien d’autre que l’ensemble de
ses relations sociales.
Denis COLLIN
[1]Denis
Collin, Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009 . Voir en particulier les
chapitres XII et XIII.
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