Sous le règne du capital, l’humanité est confrontée à une
crise dont on peut discerner quatre dimensions : crise de l’accumulation
du capital, crise écologique, crise démographique, crise culturelle qui touche
la civilisation humaine en tant que telle. Le « progressisme » à
l’ancienne n’est plus de mise ; une transformation historique est en cours
et nos façons de vivre et de penser le monde doivent subir une mutation
radicale, faute de quoi avant la fin du siècle l’humanité sera dans une crise
si profonde que nul n’en peut prévoir les issues.
Face à la crise écologique, il est bien tard pour inverser
le cours de choses et nous ne pouvons peut-être que limiter les dégâts et nous
préparer à nous adapter aux nouvelles conditions de notre écoumène, de la
manière la plus économique et la plus conforme à ce qu’exige la dignité
humaine. On ne pourra guère éviter une réduction drastique du « train de
vie » global de l’humanité. Mais cela n’est possible et ne sera accepté
que si les plus riches montrent l’exemple, ou si on les y contraint !
Réduire le train de vie de l’humanité exige aussi de
réapprendre à trouver son plaisir ailleurs que dans la consommation de choses
coûteuses. La convivialité est heureuse et ne coûte pas un euro. En toutes
choses, il faut retrouver le sens de la mesure, le « rien de trop »
grec. Non pas l’austérité, mais le
plaisir modéré, adapté à notre condition. Il n’est pas besoin d’être ivre pour
goûter un bon vin ni se de rendre malade pour apprécier un bon plat. Il en va
de même pour tous les plaisirs que la vie peut nous procurer.
Si on ne court plus après la consommation, on peut sans mal
supprimer les secteurs parasitaires comme la publicité. Si la course à
l’accumulation des profits n’est plus le moteur de la vie sociale, une part
considérable des emplois à la fois qualifiés et inutiles, voire nuisibles
pourra disparaître sans dommage. Ces heures de travail libérées pourraient être
employées à des activités plus utiles. Au total, on aurait une décroissance en
valeur (selon les règles du monde de la marchandise) mais une croissance des
biens réels et utiles pour les citoyens. Sans compter que l’on dégagerait aussi
beaucoup de temps pour les loisirs, manuels ou intellectuels, le jardinage aussi
bien que la lecture ou la pratique d’activités artistiques.
Notre société est organisée de telle sorte que l’on ne
puisse plus se déplacer autrement qu’avec des moyens de transports mécanisés,
et du coup on crée des salles spéciales où les humains réduits à l’impotence
dans la vie ordinaire vont courir sur des tapis roulants motorisés !
Quelle absurdité ! Nous devrions en fait réfléchir à une société
relocalisée, « démondialisée ». On peut voyager, mais on n’est pas
obligé de faire voyager toutes les marchandises que l’on consomme.
Il faut définir le cadre de l’action et des réformes de
structures qui ne proposent pas une utopie mais des actions possibles à court
et à moyen terme en partant des germes déjà existant. On peut se dire, avec un
peu de fanfaronnade, « citoyen du monde », le cadre de vie et
d’action qui demeure accessible au citoyen est l’État-nation et pour l’heure on
n’en connaît pas d’autre. C’est si vrai
que les peuples privés d’État-nation ou mécontents de celui qui leur était
imposé n’ont eu de cesse de construire leur propre État-nation. La nation
moderne, fondée sur le droit, est à juste de distance de l’universalisme
abstrait de ceux qui réclament une gouvernance mondiale et de l’enfermement
communautariste des tribus, des ethnies et de toutes les formes d’organisation
close fondée sur des présumés liens du sang. Reconquérir la nation, c’est
reconquérir le droit de décider, d’être maître chez soi, c’est-à-dire d’être
libre. Le consentement des peuples à la destruction des formes sociales et
politiques solidaires qui s’étaient imposées au cours du siècle dernier a été
rendu possible précisément parce que les classes dominantes ont cherché à
éviscérer l’État-nation de son contenu proprement politique.
La souveraineté des nations n’exclut pas la coopération
entre nations libres. Des traités de paix sont des traités de bon voisinage qui
peuvent aller aussi loin que les partenaires le souhaitent. La métaphore des
relations de bon voisinage permettrait de définir assez clairement ce que pourrait
une Union des Nations libres, qui pourrait se faire au niveau d’un ensemble de
pays proches géographiquement ou culturellement et qui pourrait aussi
s’intégrer dans une « Société des Nations » selon le modèle de Kant
dans son projet de traité de paix perpétuelle.
Dans cette place privilégiée de la nation entrent toutes
sortes de raisons différentes. La nation comme communauté politique suppose que
les citoyens sont liés entre eux par les liens de « l’amitié
civique » ou encore de la fraternité. Or celle-ci suppose que l’on partage
un certain nombre de valeurs concernant le bien et le juste. Par exemple, les
citoyens français sont généralement censés partager les idées de liberté,
égalité, fraternité, laïcité de l’État, etc. Évidemment les interprétations de
ces idées un peu générales sont souvent très différentes d’un individu et il se
trouve une petite minorité prêtre à rejeter entièrement la devise de la
république. Mais cela n’empêche pas qu’en moyenne nous, citoyens français, nous
partageons ces références communes.
L’appartenance à une nation n’est pas, la plupart du
temps, le résultat d’un calcul prudentiel. On est né là (c’est l’origine du mot
nation) et on a un rapport particulier avec les paysages, le ciel et l’air de
sa « petite patrie » et par extension à la grande patrie. Ceux qui
viennent s’installent et font leur la nation d’adoption. Ils s’assimilent.
L’enracinement dans la nation a une dimension affective qu’il serait stupide de
négliger. La belle chanson de Jean Ferrat, « Ma France » maintient
l’idée révolutionnaire de la nation.
On a trop confondu mondialisme, cosmopolitisme et
internationalisme. Erreur funeste ! L’internationalisme reconnaît les
nations : la première Association Internationale des Travailleurs s’est
constituée lors d’un meeting en défense des droits nationaux des Irlandais et
des Polonais. L’amour de la patrie est l’amour de ses concitoyens et il
nécessite une forme de proximité, une capacité de partage physique, comme dans
les grands embrasements populaires.
Il y a du même coup une histoire commune qui se construit et
un récit commun. Le récit n’est pas forcément historiquement vrai : nos
ancêtres ne s’appelaient pas Gaulois et ils ne sont que partiellement nos
ancêtres, encore que l’homogénéité génétique des nations soit finalement
beaucoup plus forte que ce que l’on avait cru un moment, ce qui est simplement
l’indice de la stabilité de la population et du caractère endogamique des
mariages à l’intérieur d’une même nation. Mais au-delà du récit national il
reste une histoire commune. En bref, alors que les utopies mondialistes
déchirent les nations et loin de favoriser la paix universelle ressuscitent les
empires, l’orientation qui tourne le dos
à la dynamique du capital est une orientation de défense des nations. Face aux
ravages de la mondialisation, un peu partout on voit des poussées de fièvres
nationalistes, mais le nationalisme n’est pas le produit de la défense de la
nation, il est le symptôme de la maladie de la nation. Faute de l’avoir
compris, à moins qu’il ne s’agisse d’un calcul pervers, les partis « de
gauche » ont abandonné la légitime défense de la nation aux partis
xénophobes qui ont pris ou sont en train de prendre le pouvoir dans plusieurs
pays d’Europe et font de la lutte contre les étrangers une diversion bien utile
aux classes dominantes.
L’urgence d’agir ne doit ni conduire à un activisme stérile ni
faire oublier que la perspective de transformation sociale qu’il s’agit de
promouvoir est déjà là en germe, dans la société actuelle et donc il n’est pas
nécessaire de réinventer la roue. Une part importante des réformes
structurelles nécessaires est déjà expérimentée depuis longtemps. En premier
lieu, la protection sociale (assurance maladie, protection contre le chômage et
retraite), fondée sur la solidarité collective et non sur le principe
assuranciel permet de garantir à tous des perspectives de vie décentes. Elle
est indissociable de la conception républicaniste qui définit la liberté
républicaine comme protection contre la domination. Sur un point la protection
sociale reprend le principe communiste tel que Marx le définit ; chacun
cotise selon ses moyens et chacun reçoit selon ses besoins. Ce n’est nullement
un hasard si les classes dominantes concentrent les feux contre cette
protection sociale collective. Elle est à défendre, à restaurer et à
développer.
En deuxième lieu, le système des services publics garantit à
tous un accès égalitaire aux biens sociaux primaires, l’éducation, la culture,
la sécurité, la protection contre les dommages environnementaux, les
possibilités ouvertes à chacun de conduire sa vie comme il l’entend. Les
services publics doivent être des services étatiques, quel que soit le niveau
auquel ils sont gérés. Les délégations de service public à des entreprises et
les partenariats public-privé sont des moyens de détruire les services publics
en les privatisant.
En troisième lieu, il existe des formes d’organisation non
capitalistes de la production et des services. Les coopératives et les
mutuelles sont des organisations sans capital, dont l’action par conséquent
peut n’être pas guidée par la recherche du profit maximal. Ce sont des
organisations de salariés (coopératives ouvrières de production) que des
organisations de producteurs indépendants (comme les coopératives agricoles) et
elles constituent une alternative valable à condition que l’État s’attache à
les préserver et développe un environnement favorable.
En quatrième lieu, si la planification de l’économie à la
mode soviétique est à rejeter, en revanche l’État doit donner des orientations
à long terme. Ainsi, il ne peut y avoir de « transition écologique »
sans des investissements, des réglementations, des taxations et des primes qui
permettent que se mette en place un nouveau mode de production orienté sur la
valeur d’usage et l’économie des ressources naturelles. Il faut une forte
intervention de l’État dans l’économie. Il est aussi nécessaire que,
conformément à la constitution toutes les industries qui ont un caractère de
monopole de fait ou qui présentent un intérêt stratégique soient transférées au
domaine public. L’État doit aussi disposer d’instruments d’action bancaire et
la nationalisation des banques telle qu’elle avait été entreprise à la
Libération et poursuivie en 1981 allait dans la bonne direction et il n’y a qu’à
reprendre la tâche.
Bref, l’État social modèle 1945 n’est pas une vieillerie
mais le programme pour demain. La seule condition est celle du contrôle
démocratique. Comment éviter que la puissance de l’État ne devienne celle d’une
caste bureaucratique ? Nous disposons de principes utiles en appliquant la
formule républicaniste de la liberté comme non domination.
Explorer l'avenir
RépondreSupprimer