Nous pensons avec notre tête : « une idée me vient en tête » quand une nouvelle pensée surgit ; « qu’est-ce qui lui est passé par la tête ? » dit-on de celui dont les actes semblent déraisonnables, celui qui a pris sa décision sur un « coup de tête » ; et celui qui réfléchit à un problème difficile « se creuse la tête » ou « se prend la tête ». Cette géographie populaire de nos pensées les fait résider dans le corps. Pourtant, entre ce corps sans vie qu’est celui du mort et le corps vivant, il semble bien qu’existe une différence imperceptible et pourtant essentielle : n’y aurait-il pas une âme immatérielle qui anime ce corps ? N’y aurait-il pas un souffle, un esprit qui lui donne vie et intelligence ? Comment un corps pourrait-il donc penser ? Non seulement les religions mais aussi une très large partie de la tradition philosophique demande que l’on admette l’existence d’un esprit, d’une « chose mentale », indépendante du corps et qui serait la véritable source de la pensée. Est-ce le cerveau ou l’esprit qui pense ? Matérialisme d’un côté, dualisme du corps et de l’esprit, il semble bien que soyons face à deux positions antinomiques, impossibles à départager. Mais peut-être peut-on poser la question autrement ?
I – Avec le développement de la science, nous savons que le
cœur n’est guère qu’une pompe et non le siège des sentiments, l’air respiré par
nos poumons n’est pas un mystérieux principe vital. En revanche, il est évident
que tout ce que nous appelons « pensée » a un rapport direct avec
l’activation des réseaux neuronaux dans le cerveau. Si bien qu’il semble
évident que « le cerveau pense » ou, à tout le moins, que « dans
le cerveau, ça pense ». Du même coup, voilà la pensée qui, à son tour,
déserte le champ de la philosophie, pour tomber dans celui de la neurobiologie.
En effet, il semble parfaitement cohérent avec l’ensemble du
développement des connaissances scientifiques d’affirmer que le cerveau pense.
La science a vocation à connaître selon ses propres méthodes
l’ensemble de la réalité. Or l’homme est une des réalités parmi les plus
intéressantes, pour nous humains ! La science ne peut cependant connaître
que les phénomènes (au sens de Kant), donc des réalités susceptibles d’être
objet d’expérimentation. La pensée, telle qu’en parlaient les philosophes,
n’est pas susceptible d’une autre expérience que cette expérience intérieure,
toute subjective qui nous définit comme des êtres conscients. Le cerveau en
revanche – et notamment avec le développement de l’imagerie médicale –
peut-être l’objet d’une véritable science qui n’est rien d’autre qu’une
spécialisation de la biologie. Dire que « le cerveau pense », c’est
alors résumer la question à ceci : « la pensée, ce n’est rien d’autre
que ce qui se passe dans le cerveau, c’est-à-dire un ensemble de processus
complexes d’activation électriques et chimiques des connexions entre les
neurones.
De ce point de vue, la neurobiologie semble avoir validé les
propositions matérialistes formulées de longue date par tout un courant
philosophique, de l’atomisme antique aux thèses de Diderot dans Le rêve de d’Alembert. À y regarder de
plus près, cependant, les choses sont beaucoup moins simples et le triomphe du
matérialisme en philosophie de l’esprit pourrait bien n’être qu’un
trompe-l’œil.
II – Si on admet que la pensée dépend du cerveau, on
n’a pas, pour autant, démontré que pensée et activité cérébrale sont
identiques. Il faudrait encore rendre compte de ces deux traits essentiels de
la pensée que sont la conscience et l’intentionnalité. L’intentionnalité est le
fait qu’une pensée est toujours une pensée de quelque chose, qu’elle vise
quelque chose. Quand je prononce la phrase « le chat est sur le
tapis », cette phrase a un contenu sémantique. L’énonciation est bien une
activité cérébrale (qui mobilise l’aire du langage), mais c’est une activité
qui porte sur un état du monde (le fait que le chat est ou n’est pas sur le
tapis). Si la pensée n’est qu’un état physique du cerveau, comment un état
physique pourrait-il être « à propos » d’un autre état
physique ? Un état physique peut être causé par un autre état physique,
mais il n’a en lui-même aucun contenu sémantique : les phénomènes
physiques « ne veulent pas dire quelque chose », sauf à retomber sans
une conception purement animiste qui ferait des processus physiques des signes
envoyés aux humains par on ne sait qui ou quoi ! La relation de causalité
physique n’est pas une relation sémantique. Si je vois de la fumée, je pense
qu’il doit y avoir un feu, mais la fumée n’est pas un état physique « à
propos » du feu. C’est seulement un sujet humain qui, utilisant ses
connaissances acquises par expérience, peut penser : « il y a de la
fumée, ça veut dire qu’il doit y avoir un feu quelque part ».
Il apparaît donc que la neurobiologie ne peut donner aucune
description physique de l’intentionnalité de nos pensées. Il n’en va pas mieux
avec la conscience. Quand nous pensons, nous sommes conscients de nos pensées.
Comme le dit Kant « le Je
accompagne toutes mes représentations ». Nos représentations ne nous
laissent pas indifférents ! Or, ni les sciences cognitives, ni la
neurobiologie n’ont réussi à expliquer comment la subjectivité, cette
expérience indiscutable que nous faisons de nous-mêmes, peut émerger d’un monde
de faits objectifs. John Searle, lui-même matérialiste, fait remarquer que nous
ne sommes pas parvenus à expliquer comment la conscience peut être
« naturalisée », même s’il ne désespère pas qu’on y puisse parvenir
un jour.
Nous pouvons, ainsi, d’un côté, admettre que pensée et
cerveau sont inséparables, mais d’un autre côté, reconnaître que nous sommes
incapables de réduire la description des états mentaux à la description des
états physiologiques du cerveau. On peut professer un matérialisme métaphysique
(le monde est un, il est « matériel », infini et incréé) tout en
admettant que les comportements et activités humaines peuvent être l’objet de
deux descriptions hétérogènes, une description en termes d’états physiques et
une description en termes d’états mentaux, sans que l’un des deux niveaux
puissent être défini comme la cause de l’autre.
Il n’est donc peut-être pas nécessaire de revenir au dualisme
cartésien des deux substances pour admettre cependant que « nul corps ne
peut penser » : dès lors qu’on admet que ni la conscience ni
l’intentionnalité ne se peuvent expliquer en termes purement objectifs et
physiques, il faut alors reconnaître que le cerveau – un organe de notre corps
– ne pense pas au sens exact du terme.
III – Wittgenstein tente d’éclaircir cette question dans le Cahier bleu.
« La pensée, disons-nous, est autre chose que la phrase,
car une même pensée s’exprimera en français et en anglais dans des termes tout
différents. Toutefois, du fait que nous
pouvons voir où se trouvent des phrases, nous cherchons un lieu où se
trouverait la pensée. (…)Mais la pensée, direz-vous, existe ce n’est pas un «
rien. » À cela on peut simplement répondre que nous n’utilisons pas du tout le
mot « pensée » de la même façon nous utilisons le mot « phrase ».
Serait-il donc absurde de parler d’un lieu où se situerait la
pensée ? Nullement. Mais l’expression n’a d’autre sens que celui que nous
entendons lui attribuer. Quand nous disons « Le cerveau est le lieu où se
situe la pensée » qu’est-ce donc que cela signifie ? Simplement
que des processus physiologiques sont en corrélation avec la pensée, et que
nous supposons que leur observation pourra nous permettre de découvrir des
pensées. Mais quel sens pouvons-nous donner à cette corrélation, et en quel
sens peut-on dire que l’observation du cerveau permettra d’atteindre des
pensées ? »
Wittgenstein prend l’exemple de la vision. « Ainsi
a-t-on pu dire que l’espace visuel est situé
dans la tête de l’observateur, et je pense qu’on a pu le dire que par une sorte
d’abus de la logique grammaticale du langage. » De la même manière nous
pouvons donc dire que situer la pensée dans le cerveau est tout simplement un
abus de langage.
Par conséquent, l’expression « le cerveau pense »
peut être considérée elle aussi comme un abus de langage. Ce n’est pas que le
cerveau ne pense pas et que ce serait autre chose (le corps, le cœur ou les
poumons) qui pense ! C’est tout simplement que, strictement parlant un
cerveau ne peut pas plus être dit « penser » qu’un ordinateur ou un
distributeur automatique de café. La pensée n’est pas un prédicat possible pour
une chose physique. Mais il n’est sans doute pas possible non plus de dire que
c’est l’esprit qui pense, si on entend par « esprit » une entité
particulière distincte du corps – ce serait revenir à un dualisme dont les
complications sont trop connues : comment comprendre l’interaction entre
substance matérielle et non pensante et une substance pensante et non
matérielle ? Une pensée est une « chose mentale » qui a un
contenu, ce contenu pouvant être une image d’une chose physique … ou d’une
autre chose mentale.
Évidemment, cette façon de voir les choses n’est pas agréable
pour ceux qui pensent qu’on peut faire une théorie du tout, qui serait
finalement une physique. Mais c’est la seule manière que nous ayons de rendre
compte du fait que nous parlons et que nos paroles prétendent à la vérité. Si,
en effet, nos pensées n’étaient rien d’autre qu’une appellation pour des
processus physiques, il n’y aurait aucun sens à dire qu’elles sont vraies ou
fausses : on pourrait seulement se demander si telle pensée est une
réponse adaptée de l’individu dans des circonstances données. Mais une telle
conception renonce à l’idée de vérité, car une erreur peut être une réponse
adaptée…
Pour autant, il n’est pas complètement insensé de dire que le
cerveau pense, si par là on entend qu’il y a corrélation entre pensée et
activité cérébrale. Cependant, du point de vue qui nous importe, c’est-à-dire
du point de vue l’intelligibilité des comportements humains, ce genre de
proposition n’est pas d’une grande utilité. Quand un individu est malheureux
parce qu’il a perdu un être cher, on constate que son état cérébral se modifie,
que les neurotransmetteurs qui assurent la régulation des humeurs n’accomplissent
plus leur fonction correctement. Cependant, on ne peut pas dire que c’est son
état physique qui est en cause, c’est bien ce sentiment de la perte qui est la
cause du malheur. Autrement dit, même si on admet que le « cerveau
pense », c’est une proposition finalement vide puisqu’elle n’apporte aucun
gain d’intelligibilité, puisqu’elle ne permet pas de dire quelque chose de plus
intéressant que ce que la psychologie populaire nous dit.
Conclusion – Au dualisme cartésien de l’âme et du corps, il
s’agirait alors d’opposer un monisme un peu particulier : il y a bien une
seule réalité humaine, mais que l’on peut décrire de deux manières, soit
physiquement comme n’importe quelle réalité physique – la physiologie du
cerveau incluse – soit mentalement, sans que l’on ne puisse jamais éliminer une
de ces descriptions au profit de l’autre.
Bonjour,
RépondreSupprimerJe fonde ma propre réponse à la question dualiste en me fondant sur cette autre question "qu'est-ce que le réel ?".
Les objets quels qu'ils soient (y compris le cerveau), ou autrement dit la réalité, ne sont qu'une construction mentale, représentation de l'esprit. Sans cette représentation aucun objet physique ou conceptuel ne pourrait être perçu, tangible, appréhendé ni même nommé.
La réalité est donc l'ensemble de ces représentations nommées et dont on peut discourir. Cet assemblage plus ou moins cohérent et satisfaisant qu'est la réalité est le fait de ce que je nomme la conscience, mais également le résultat d'un consensus entre individu sur ces représentations et sur la métonymie globale qui en résulte.
Le fonctionnement du cerveau n'est qu'une représentation qui s'articule avec cohérence dans le système des représentations.
IL n'y a pas cependant de représentation définitive, pas plus que de consensus sur celles-ci définitif. Les représentations sont plus solides, plus stables selon le nombre de représentations construites relativement à elles. Plus une représentation sert de fondement à d'autres, plus elle est stable, car devient moins contestable, moins questionnée. Questionner une représentation fondamentale est difficile, voire impossible, car c'est tout l'échafaudage des représentations et les consensus qui les accompagnent qui s'effondrent alors. Il peut cependant exister des représentations qui sont incohérentes entre elles, mais dont "l'incohérence" permet de sauver l'édifice.
Ainsi pas plus que le temps, la réalité physique n'existe comme objet matériel. Tout est construction de l'esprit, de la conscience.
Seule la conscience est première. Cette conscience s'incarne (se représente) dans le cerveau de chaque individu, voire uniquement dans mon cerveau, puisque la conscience est une, unique et première.
En quelque sorte le "Big Bang" serait la prise de conscience de la conscience par elle-même.
Si je suis solipsiste, c'est que le solipsisme n'est contradictoire à rien même pas au matérialisme, et ce, à l'inverse de toutes les autres conceptions du "monde" et y compris ce matérialisme.
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