mercredi 19 janvier 2022

Croce: la connaissance historique comme la connaissance tout entière

Il ne suffit pas de dire que l’histoire est le jugement historique, mais il faut ajouter que tout jugement est historique, ou encore histoire sans rien d’autre. Si le jugement est un rapport sujet-prédicat, le sujet, autrement dit le fait, quel qu’il soit, dont on juge, est toujours un fait historique, quelque chose qui devient, un procès en cours, parce que des faits immobiles ne trouvent ni ne se conçoivent dans le monde de la réalité. Est jugement historique même la plus évidente perception qui contient un jugement (si elle ne jugeait pas elle ne serait pas même une perception mais une aveugle et muette sensation) : par exemple que l’objet que je vois devant mes pieds est une pierre, et qu’elle ne s’envolera pas d’elle-même comme un oisillon au bruit de mes pas, d’où il conviendra que je l’écarte avec le pied ou avec un bâton ; parce que la pierre est vraiment un procès un cours, qui résiste aux forces de désagrégation ou qui leur cède seulement peu à peu, et mon jugement se réfère à un aspect de son histoire.

Mais ici pourtant on ne peut s’arrêter, en renonçant à en tirer les conséquences ultérieures qui s’en suivent : que le jugement historique n’est pas seulement un ordre de connaissance mais est la connaissance tout court, la forme que tout remplit et qui épuise le champ cognitif, ne laissant pas place pour autre chose.

En effet, chaque connaître concret ne peut pas ne pas être, tout comme le jugement historique, lié à la vie, c’est-à-dire à l’action, moment de la suspension ou de l’attente de celle-ci, destiné à repousser, comme on l’a dit, l’obstacle qu’elle rencontre quand la situation n’apparaît pas claire, dont cette action devra se dégager dans sa détermination et sa particularité. Un connaître pour connaître, non seulement, à la différence de ce que certains imaginent n’a pas quelque chose d’aristocratique ni de sublime, fait comme il est en effet à l’exemple des passe-temps idiots des idiots et des moments d’idiotie qu’il se rencontre chez chacun de nous, mais encore un tel connaître pour connaître n’arrive jamais en tant qu’il est intrinsèquement impossible, car en viennent à manquer, avec le stimulant de la pratique la matière même et la finalité du connaître. Et ces intellectuels qui désignent comme voie du salut la distance de l’artiste ou du penseur à l’égard du monde qui l’entoure, sa non-participation délibérée aux conflits vulgaires du monde – vulgaires en tant qu’ils sont pratiques – ne s’avisent pas qu’ils ne désignent ainsi rien d’autre que la mort de l’intellect. Dans une vie paradisiaque, sans travail et sans effort, dans laquelle on ne se heurte pas à des obstacles à surmonter, on ne pense pas non plus, parce qu’il n’y a même pas de motifs de penser et non plus on ne saurait vraiment contempler parce que la contemplation active et poétique renferme en elle-même un monde de lutte pratiques et d’affects.

Et nous ne voulons pas faire des efforts pour démontrer que même ce que l’on appelle science naturelle, avec son instrument et complément qu’est la mathématique, se fonde sur les besoins pratiques du vivre et se trouve dirigée vers leur satisfaction ; parce que la conviction de cette vérité fut déjà induite dans les esprits par son grand héraut au seuil des temps modernes, Francis Bacon. Mais en quel point de son processus la science naturelle exerce-t-elle son office utile, en se faisant véritablement connaissance ? Certes pas quand elle représente des abstractions, quand elle construit des classes, établit des rapports entre les classes qu’elle nomme « lois », donne des formules mathématiques de ces lois, et toutes autres choses semblables. Tout ceci, ce sont des travaux d’approche destinées à conserver les connaissances acquises ou à en approcher de nouvelles, mais ce n’est pas l’acte de connaître. On peut posséder, recueillie dans des livres ou prête dans la mémoire, toute la matière médicale, toutes les espèces ou sous-espèces de maladies avec leurs caractéristiques, possédant ainsi « bien Galien mais nullement le malade » comme aurait dit Montaigne, de même connaîtrait si peu ou presque en histoire qui possèderait une des si nombreuses histoires universelles qui ont été compilées ou qui en aurait meublé sa mémoire, tant qu’il n’aurait pas atteint le moment où, sous le stimulus des évènements ces connaissances défont leur rigidité immobile et la pensée pense une situation politique ou une autre quelle qu’elle soit. ; et semblablement, l’expert en médecine, tant qu’il n’est pas arrivé au point où est venu devant lui un malade et qu’il n’a pas eu à sentir et comprendre le mal dont ce malade, et seulement celui-là, souffre véritablement, de cette manière et dans ces conditions, et que ce n’est plus un schéma de maladie, mais la réalité individuelle et concrète d’une maladie. Les sciences naturelles se meuvent à partir des cas individuels que l’esprit ne peut pas encore saisir ou ne comprend pas encore pleinement et exécutent la série longue et compliquée de leurs travaux pour ramener l’esprit ainsi préparé devant ces cas et le laisser en communication directe avec eux de son sorte qu’il s’en forme son jugement propre.

À la théorie que toute connaissance authentique est connaissance historique, la science naturelle ne fait donc pas véritablement un contraste et une opposition, laquelle science naturelle, à l’égal de l’histoire, travaille dans le monde et dans ce bas monde, mais c’est à la philosophie qu’elle s’oppose ou, si on veut, l’idée traditionnelle d’une philosophie qui a les yeux rivés vers le ciel et du ciel atteint ou attend la suprême vérité. Cette division du ciel et de la terre, cette conception dualiste d’une réalité qui transcende la réalité, d’une métaphysique au-dessus de la physique, cette contemplation du concept sans ou hors du jugement, lui donne son caractère propre qui est toujours, de quelque manière qu’on nomme la réalité transcendante, Dieu ou Matière, Idée ou Volonté, et que toujours on suppose qu’ils restent au-dessus et contre une réalité inférieure ou une réalité purement phénoménale.

Mais la pensée historique a joué à cette respectable philosophie transcendantale un mauvais tour, comme à sa petite sœur, la religion transcendante, dont elle est la forme rationalisée ou théologique : le tour de l’historiciser en interprétant tous ses concepts et ses doctrines, ses disputes et même ses méfiantes renonciations sceptiques comme des faits historiques ou des affirmations historiques, naissant de certains besoins qu’elle satisfait partiellement et laisse partiellement insatisfaits ; et, de cette manière, elle lui a rendu la justice que, pour sa longue domination (laquelle était en même temps une manière de servir la société humaine), elle lui devait et elle a écrit son honnête nécrologie.

On peut dire que, avec la critique historique de la philosophie transcendante, la philosophie elle-même, dans son autonomie, est morte, parce que sa prétention d’autonomie était fondée précisément dans son caractère métaphysique. Ce qui en tient lieu, ce n’est plus la philosophie mais l’histoire ou, ce qui revient à dire la même chose, la philosophie en tant qu’histoire et l’histoire en tant que philosophie : la philosophie-histoire qui a pour principe l’identité de l’universel et de l’individuel, de l’intellect et de l’intuition, et déclare arbitraire toute distance introduite entre les deux éléments, lesquels ne forment vraiment qu’un. Singulière entreprise de l’histoire qui a longtemps été considérée et traitée comme la plus humble des formes de la connaissance, par contraste avec la philosophie qui a été considérée comme la plus haute et qui aujourd’hui non seulement surpasse celle-ci, mais la chasse. Cependant, la soi-disant histoire, qui se tenait reléguée à la place la plus petite, n’était précisément pas histoire mais chronique ou érudition, et elle se tenait à l’extérieur, travaillant sur les témoignages ; et l’autre histoire, qui s’est maintenant élevée, est le penser historique, l’unique et intégrale forme de connaissance. Quand la vieille philosophie métaphysique veut donner une main secourable à l’histoire pour la tirer vers le haut, ce n’est pas à elle qu’elle la tend mais à la chronique, et, ne pouvant pas l’élever à l’histoire, parce que ceci lui est exclu en raison de son caractère métaphysique, elle lui superpose une « philosophie de l’histoire », c’est-à-dire ce mode d’invention et de divination, dont on a parlé plus haut, à propos du programme divin que l’histoire exécuterait comme quelqu’un qui s’emploie à copier plus ou moins bien un modèle. La « philosophie de l’histoire » fut en effet d’une impotence mentale, ou pour le dire avec une phrase vichienne, d’une « indigence mentale » égale à celle du mythe.

Certes, entre les formes littéraires variées de la didactique, on voit des productions qui se considèrent comme philosophiques et non historiques, parce qu’elles semblent s’attarder à des concepts abstraits, purgés de tout élément intuitif. Mais si ces développements ne planent pas dans le vide, s’ils ont la plénitude et la concrétude des jugements, l’élément intuitif est toujours en eux, même si c’est de manière latente à l’œil du vulgaire, qui croit le reconnaître seulement s’il montre avec une incrustation de chronique ou d’érudition. Il y est, par le fait même que les philosophèmes qui y sont formulés répondent aux exigences d’apporter une lumière sur les conditions historiques particulières dont la connaissance les éclaire tout autant qu’elle est éclairée par elles. J’allais dire, en cueillant un exemple sur le vif, que même les élucidations méthodologiques qui je suis en train de donner ne sont vraiment intelligibles sinon en rendant mentalement explicite la référence (ce que d’habitude je fais seulement de manière implicite) aux conditions politiques, morales et intellectuelles de nos jours, dont ils concourent à donner la description et le jugement.

Restent les spécialistes ou professeurs de philosophie, dont l’office semble être de faire contrepoids aux philologues, c’est-à-dire aux érudits qui se donnent pour des historiens, s’attachant aux faits bruts alignés et découpés et présentés comme des histoires un alignement d’idées abstraites, complétant ainsi une ignorance par une autre ignorance ; avec quoi on ne va pas beaucoup plus avant. Ce sont eux les conservateurs naturels de la philosophie transcendante, pour signe il en est que même quand ils professent en parole l’unité de l’histoire et de la philosophie, ils la démentent en fait, ou, tout au plus, ils descendent de temps à autre de leur super-monde pour prononcer quelque banale généralité ou quelle fausseté historique. Mais plus on affinera le sens de l’historicité et on défendra le mode historique de penser, les historiens philologues seront renvoyés à la pure et simple et utile philologie et les philosophes seront remerciés et congédiés parce que la philosophie a trouvé dans la haute historiographie ces conditions de vie laborieuse qu’elle avait cherchées en vain chez eux. Eux, ils philosophaient à froid, sans la sollicitation des passions et des intérêts, sans « occasion », là où toute historiographie sérieuse et toute philosophie sérieuse doivent être historiographie et philosophie « d’occasion », comme Goethe le disait de l’authentique poésie : celle-là doit être motivée passionnément et celle-ci doit l’être pratiquement et moralement.

(B.  Croce, La Storia come pensiero e come azione

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