Il ne suffit
pas de dire que l’histoire est le jugement historique, mais il faut ajouter
que tout jugement est historique, ou encore histoire sans rien d’autre. Si le
jugement est un rapport sujet-prédicat, le sujet, autrement dit le fait, quel
qu’il soit, dont on juge, est toujours un fait historique, quelque chose qui
devient, un procès en cours, parce que des faits immobiles ne trouvent
ni ne se conçoivent dans le monde de la réalité. Est jugement historique même
la plus évidente perception qui contient un jugement (si elle ne jugeait pas
elle ne serait pas même une perception mais une aveugle et muette
sensation) : par exemple que l’objet que je vois devant mes pieds est
une pierre, et qu’elle ne s’envolera pas d’elle-même comme un oisillon au
bruit de mes pas, d’où il conviendra que je l’écarte avec le pied ou avec un
bâton ; parce que la pierre est vraiment un procès un cours, qui résiste
aux forces de désagrégation ou qui leur cède seulement peu à peu, et mon
jugement se réfère à un aspect de son histoire.
Mais ici pourtant
on ne peut s’arrêter, en renonçant à en tirer les conséquences ultérieures
qui s’en suivent : que le jugement historique n’est pas seulement un
ordre de connaissance mais est la connaissance tout court, la forme que tout
remplit et qui épuise le champ cognitif, ne laissant pas place pour autre
chose.
En effet,
chaque connaître concret ne peut pas ne pas être, tout comme le jugement
historique, lié à la vie, c’est-à-dire à l’action, moment de la suspension ou
de l’attente de celle-ci, destiné à repousser, comme on l’a dit, l’obstacle
qu’elle rencontre quand la situation n’apparaît pas claire, dont cette action
devra se dégager dans sa détermination et sa particularité. Un connaître pour
connaître, non seulement, à la différence de ce que certains imaginent n’a
pas quelque chose d’aristocratique ni de sublime, fait comme il est en effet
à l’exemple des passe-temps idiots des idiots et des moments d’idiotie qu’il
se rencontre chez chacun de nous, mais encore un tel connaître pour connaître
n’arrive jamais en tant qu’il est intrinsèquement impossible, car en viennent
à manquer, avec le stimulant de la pratique la matière même et la finalité du
connaître. Et ces intellectuels qui désignent comme voie du salut la distance
de l’artiste ou du penseur à l’égard du monde qui l’entoure, sa
non-participation délibérée aux conflits vulgaires du monde – vulgaires en
tant qu’ils sont pratiques – ne s’avisent pas qu’ils ne désignent ainsi rien
d’autre que la mort de l’intellect. Dans une vie paradisiaque, sans travail
et sans effort, dans laquelle on ne se heurte pas à des obstacles à
surmonter, on ne pense pas non plus, parce qu’il n’y a même pas de motifs de
penser et non plus on ne saurait vraiment contempler parce que la
contemplation active et poétique renferme en elle-même un monde de lutte
pratiques et d’affects.
Et nous ne
voulons pas faire des efforts pour démontrer que même ce que l’on appelle
science naturelle, avec son instrument et complément qu’est la mathématique,
se fonde sur les besoins pratiques du vivre et se trouve dirigée vers leur
satisfaction ; parce que la conviction de cette vérité fut déjà induite
dans les esprits par son grand héraut au seuil des temps modernes, Francis
Bacon. Mais en quel point de son processus la science naturelle exerce-t-elle
son office utile, en se faisant véritablement connaissance ? Certes pas
quand elle représente des abstractions, quand elle construit des classes,
établit des rapports entre les classes qu’elle nomme « lois »,
donne des formules mathématiques de ces lois, et toutes autres choses
semblables. Tout ceci, ce sont des travaux d’approche destinées à conserver
les connaissances acquises ou à en approcher de nouvelles, mais ce n’est pas
l’acte de connaître. On peut posséder, recueillie dans des livres ou prête
dans la mémoire, toute la matière médicale, toutes les espèces ou
sous-espèces de maladies avec leurs caractéristiques, possédant ainsi
« bien Galien mais nullement le malade » comme aurait dit
Montaigne, de même connaîtrait si peu ou presque en histoire qui possèderait
une des si nombreuses histoires universelles qui ont été compilées ou qui en
aurait meublé sa mémoire, tant qu’il n’aurait pas atteint le moment où, sous
le stimulus des évènements ces connaissances défont leur rigidité immobile et
la pensée pense une situation politique ou une autre quelle qu’elle
soit. ; et semblablement, l’expert en médecine, tant qu’il n’est pas arrivé
au point où est venu devant lui un malade et qu’il n’a pas eu à sentir et
comprendre le mal dont ce malade, et seulement celui-là, souffre
véritablement, de cette manière et dans ces conditions, et que ce n’est plus
un schéma de maladie, mais la réalité individuelle et concrète d’une maladie.
Les sciences naturelles se meuvent à partir des cas individuels que l’esprit
ne peut pas encore saisir ou ne comprend pas encore pleinement et exécutent
la série longue et compliquée de leurs travaux pour ramener l’esprit ainsi
préparé devant ces cas et le laisser en communication directe avec eux de son
sorte qu’il s’en forme son jugement propre.
À la théorie
que toute connaissance authentique est connaissance historique, la science
naturelle ne fait donc pas véritablement un contraste et une opposition,
laquelle science naturelle, à l’égal de l’histoire, travaille dans le monde
et dans ce bas monde, mais c’est à la philosophie qu’elle s’oppose ou, si on
veut, l’idée traditionnelle d’une philosophie qui a les yeux rivés vers le
ciel et du ciel atteint ou attend la suprême vérité. Cette division du ciel
et de la terre, cette conception dualiste d’une réalité qui transcende la
réalité, d’une métaphysique au-dessus de la physique, cette contemplation du
concept sans ou hors du jugement, lui donne son caractère propre qui est
toujours, de quelque manière qu’on nomme la réalité transcendante, Dieu ou
Matière, Idée ou Volonté, et que toujours on suppose qu’ils restent au-dessus
et contre une réalité inférieure ou une réalité purement phénoménale.
Mais la
pensée historique a joué à cette respectable philosophie transcendantale un mauvais
tour, comme à sa petite sœur, la religion transcendante, dont elle est la
forme rationalisée ou théologique : le tour de l’historiciser en
interprétant tous ses concepts et ses doctrines, ses disputes et même ses
méfiantes renonciations sceptiques comme des faits historiques ou des
affirmations historiques, naissant de certains besoins qu’elle satisfait
partiellement et laisse partiellement insatisfaits ; et, de cette
manière, elle lui a rendu la justice que, pour sa longue domination (laquelle
était en même temps une manière de servir la société humaine), elle lui
devait et elle a écrit son honnête nécrologie.
On peut dire
que, avec la critique historique de la philosophie transcendante, la
philosophie elle-même, dans son autonomie, est morte, parce que sa prétention
d’autonomie était fondée précisément dans son caractère métaphysique. Ce qui
en tient lieu, ce n’est plus la philosophie mais l’histoire ou, ce qui
revient à dire la même chose, la philosophie en tant qu’histoire et
l’histoire en tant que philosophie : la philosophie-histoire qui a pour
principe l’identité de l’universel et de l’individuel, de l’intellect et de
l’intuition, et déclare arbitraire toute distance introduite entre les deux
éléments, lesquels ne forment vraiment qu’un. Singulière entreprise de
l’histoire qui a longtemps été considérée et traitée comme la plus humble des
formes de la connaissance, par contraste avec la philosophie qui a été
considérée comme la plus haute et qui aujourd’hui non seulement surpasse
celle-ci, mais la chasse. Cependant, la soi-disant histoire, qui se tenait
reléguée à la place la plus petite, n’était précisément pas histoire mais
chronique ou érudition, et elle se tenait à l’extérieur, travaillant sur les
témoignages ; et l’autre histoire, qui s’est maintenant élevée, est le
penser historique, l’unique et intégrale forme de connaissance. Quand la
vieille philosophie métaphysique veut donner une main secourable à l’histoire
pour la tirer vers le haut, ce n’est pas à elle qu’elle la tend mais à la
chronique, et, ne pouvant pas l’élever à l’histoire, parce que ceci lui est
exclu en raison de son caractère métaphysique, elle lui superpose une « philosophie
de l’histoire », c’est-à-dire ce mode d’invention et de divination, dont
on a parlé plus haut, à propos du programme divin que l’histoire exécuterait
comme quelqu’un qui s’emploie à copier plus ou moins bien un modèle. La
« philosophie de l’histoire » fut en effet d’une impotence mentale,
ou pour le dire avec une phrase vichienne, d’une « indigence
mentale » égale à celle du mythe.
Certes, entre
les formes littéraires variées de la didactique, on voit des productions qui
se considèrent comme philosophiques et non historiques, parce qu’elles
semblent s’attarder à des concepts abstraits, purgés de tout élément
intuitif. Mais si ces développements ne planent pas dans le vide, s’ils ont
la plénitude et la concrétude des jugements, l’élément intuitif est toujours
en eux, même si c’est de manière latente à l’œil du vulgaire, qui croit le
reconnaître seulement s’il montre avec une incrustation de chronique ou
d’érudition. Il y est, par le fait même que les philosophèmes qui y sont
formulés répondent aux exigences d’apporter une lumière sur les conditions
historiques particulières dont la connaissance les éclaire tout autant
qu’elle est éclairée par elles. J’allais dire, en cueillant un exemple sur le
vif, que même les élucidations méthodologiques qui je suis en train de donner
ne sont vraiment intelligibles sinon en rendant mentalement explicite la
référence (ce que d’habitude je fais seulement de manière implicite) aux
conditions politiques, morales et intellectuelles de nos jours, dont ils
concourent à donner la description et le jugement.
Restent les
spécialistes ou professeurs de philosophie, dont l’office semble être de faire
contrepoids aux philologues, c’est-à-dire aux érudits qui se donnent pour des
historiens, s’attachant aux faits bruts alignés et découpés et présentés
comme des histoires un alignement d’idées abstraites, complétant ainsi une
ignorance par une autre ignorance ; avec quoi on ne va pas beaucoup plus
avant. Ce sont eux les conservateurs naturels de la philosophie
transcendante, pour signe il en est que même quand ils professent en parole
l’unité de l’histoire et de la philosophie, ils la démentent en fait, ou,
tout au plus, ils descendent de temps à autre de leur super-monde pour
prononcer quelque banale généralité ou quelle fausseté historique. Mais plus
on affinera le sens de l’historicité et on défendra le mode historique de
penser, les historiens philologues seront renvoyés à la pure et simple et
utile philologie et les philosophes seront remerciés et congédiés parce que
la philosophie a trouvé dans la haute historiographie ces conditions de vie
laborieuse qu’elle avait cherchées en vain chez eux. Eux, ils philosophaient
à froid, sans la sollicitation des passions et des intérêts, sans
« occasion », là où toute historiographie sérieuse et toute
philosophie sérieuse doivent être historiographie et philosophie
« d’occasion », comme Goethe le disait de l’authentique
poésie : celle-là doit être motivée passionnément et celle-ci doit
l’être pratiquement et moralement.
(B. Croce, La Storia come pensiero e come azione
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