Qu’est-ce que le réel, qu’est-ce que l’être ? Que pouvons-nous en connaître ? Ces questions ont mû et meuvent toujours la recherche philosophique. Pour y répondre, il apparaît plus simple et sans doute plus évident de partir du fini, c’est-à-dire de ce qui est déterminé, discernable au moyen de notre perception. En ce sens, Aristote ne pouvait concevoir un espace infini dans la mesure où toutes ses parties ne pourraient en être observables, c’est-à-dire données simultanément. Plus généralement, les philosophes de l’Antiquité, tout en ne niant pas l’idée d’infini, lui donnaient une connotation négative, comme étant ce qui est inachevé, imparfait donc chaotique car illimité, indéterminé, sans finalité. A l’inverse, le fini était considéré comme susceptible d’être compris puisque accessible en tant que limité. Cependant, le fini pose plus de problèmes qu’il n’en résout, même peut-être n’en résout-il aucun, et cela dès l’origine. En effet, comment penser le problème des limites, des bornes, des indivisibles et de leur composition, des irrationnels …, uniquement à partir du limité ? En revanche, la notion d’infini, prise en compte de manière positive dans les sciences à partir du XVème siècle, ouvre des possibles d’explication qui permettent d’éclairer notre compréhension du réel. Il en est ainsi de la docte ignorance de Nicolas de Cues qui prend en compte la finitude humaine capable de faire l’expérience intérieure de l’infini. On retrouvera chez Pascal cette idée de la dignité et de la puissance de la pensée humaine, malgré ou même à cause de sa finitude, capable d’élaborer une connaissance du monde. On notera chez lui cette préoccupation de l’idée d’infini et du savoir indéfiniment ouvert, notamment développées dans De l’esprit géométrique. De même, il est possible de remarquer une certaine continuité entre Giordano Bruno et Spinoza, lesquels affirmeront que le fini se comprend à partir de l’infini, que chaque être fini en est l’expression. Ceci nous amènera à souligner l’intrication récurrente dans les sciences modernes de la nécessité d’une ontologie et des exigences épistémologiques.
Les sciences que les hommes élaborent dépendent de leur univers de croyance. Ainsi, pour les penseurs de l’Antiquité, le monde, ou ce qu’ils appellent le cosmos, ne peut être infini car il serait alors impensable. Pour eux, le cosmos est fixe, figé, fermé et ce qu’ils nomment « infini » est ce qui n’est pas fini, ce qui est inachevé donc imparfait, ce qui n’a pas encore atteint sa pleine réalisation. Le monde des Anciens constitue un univers clos, dominé par un monde céleste, supralunaire, qu’Aristote nomme la huitième sphère : la sphère des étoiles fixes. Cette conception traversera les siècles puisque Copernic, bien qu’ayant fait l’hypothèse que la terre tourne, ne peut admettre un univers infini et maintient cette idée d’une huitième sphère. Ainsi la conception hellénique du monde renvoie à un tout ordonné, limité, et même à une harmonie pour les Stoïciens. A l’inverse, l’infini est synonyme d’indétermination, d’inachèvement, d’imperfection et surtout d’impensable car non observable.
Les penseurs
présocratiques avec d’abord Pythagore, mais aussi Parménide, Héraclite,
Démocrite, ou aussi Zénon d’Elée, avaient envisagé la notion d’infini, mais le
plus souvent pour en donner une acception négative. Toutefois, celui qui va
penser en profondeur le finitisme est
Aristote. Après avoir examiné les pensées des philosophes sur l’infini, il
constate : « Il y a difficulté à propos de l’étude de l’infini. Qu’on
le pose aussi bien comme non existant que comme existant, il s’ensuit maintes
impossibilités. » (Physique, 203b30, trad. Pellegrin). Il montre
qu’envisager l’infini en acte est impossible en soulevant tous les paradoxes de
l’infini qui vont être au centre des discussions presque jusqu’à nos
jours : « il est manifeste aussi qu’il n’est pas possible que
l’infini existe comme un étant en acte, ni comme une substance et un principe,
car n’importe quelle partie que l’on prenne sera infinie, s’il est vrai qu’il
est partageable … » (Physique, 204a20). De fait, chez Aristote, on trouve
l’idée d’un infini seulement en puissance lorsqu’il s’agit d’envisager le
nombre, car « l’infini en un sens existe et dans l’autre il n’existe
pas » (Physique, 206a10). Ses prédécesseurs affirmaient que tous les
nombres étaient composés à partir de l’unité, celle-ci n’en constituant pas un.
Celui-ci a donc un minimum, un point de départ (aucun nombre entier ne pouvant
être inférieur à l’unité et le zéro n’existant pas), mais n’a pas de maximum,
on peut toujours potentiellement lui en ajouter un, c’est ce qu’Aristote nomme
« l’infini potentiel ». Ainsi Aristote admet l’infini des
mathématiques mais en termes de privation, comme ce qui n’est pas fini, et en
termes de puissance : « ma théorie n’enlève rien aux considérations
des mathématiciens, en supprimant l’infini selon l’accroissement qu’on ne
saurait parcourir ; car les mathématiciens n’ont pas besoin de l’infini et
ne l’utilisent pas : ils ont besoin simplement besoin d’une grandeur
finie, choisie aussi grande qu’ils veulent. » Physique, 207b8. Ainsi, le potentialisme aristotélicien permit donc
aux mathématiques de de contourner les paradoxes d’un infini envisagé comme
totalité achevée. Ce potentialisme eut cours jusqu’au XIXème siècle. De même, Aristote admet l’infinité du temps et
du mouvement, puisque ceux-ci se déroulent de manière successive. En revanche,
il ne peut admettre un infini spatial. En effet, Aristote est dépendant de
l’univers de croyances de son temps et de l’idée que le cosmos est un tout
fermé existant en acte où tout est donné simultanément. Or, ce qui existe en
acte est limité, achevé, sinon il ne pourrait avoir aucune forme. De fait,
Aristote va porter son attention sur l’être, non pas sur ce qui est puisque
l’être n’est rien de tout ce qui est, mais en tant qu’il fait être tout ce qui
est. Ainsi, la Physique d’Aristote va
porter non pas véritablement sur la science
de l’être en tant qu’être (qui est le domaine de la philosophie première), mais
sur les étants, sur les êtres en acte. Sa théorie de la connaissance concerne
les individualités, les êtres limités, seuls accessibles à la connaissance. Chez
Aristote, la Métaphysique vient après
la Physique, après le questionnement
sur la nature des choses et cette nature ne peut être que finie pour être
observable. Or, la Métaphysique qui
doit être la science suprême, celle qui donne le fondement à toute la
connaissance, est en fait une science qui reste problématique.
Cependant, tous
les penseurs grecs de l’Antiquité n’étaient pas en total accord avec Aristote.
Il en va ainsi notamment des Épicuriens et des Stoïciens comme des
néoplatoniciens et des atomistes anciens comme Leucippe et Démocrite.
Par exemple, l’infini
est ainsi perçu positivement quand on le désigne par des termes comme le Tout, L’Eternel ou l’Un. Chez
Plotin, ce dernier est « ce qui n’est pas en autre chose » Ennéades, VI, IX, 6. C’est donc ce qui
n’est pas dans le divisible, il est en soi et sa puissance est infinie au sens
où elle n’a pas de bornes. Surtout, il est cause de toutes les choses. Nous
retrouvons ici la science de l’être en tant qu’être d’Aristote en tant que
science de la substance première ou en tant que science de la substance divine.
Cependant cette science suprême ne se laisse pas saisir. Par ailleurs, se révèle ici une ambiguïté
entre l’Etre et Dieu qui serait le premier de tous les êtres, qui serait le
principe ultime de toute explication. On glisse alors de l’ontologie à la
théologie et même à compter du Moyen-Âge de l’infini négatif à l’infini
positif. En effet, l’infinité divine, puisque c’est ainsi qu’on la qualifie
renvoie alors à l’idée de perfection. Pour échapper à l’infini actuel, ou en
acte, par opposition à l’infini potentiel, les penseurs scolastiques affirment
qu’elle est la plus grande des grandeurs, la perfection absolue, la perfection
infinie. Cet infini se trouve au-delà de toute comparaison, c’est une
transcendance appelée aussi Dieu. Cependant, cet infini est pensé dans un cadre
finitiste comme le terme du fini. C’est donc à partir du fini que l’infini se
trouve appréhendé et Dieu est parfait ou infini car il surpasse tout être fini,
non sur un plan quantitatif et matériel, mais sur le plan de l’Etre. Les
docteurs scolastiques se trouvent alors confrontés à une difficulté de
taille : comment passer du fini à l’infini ? Dieu n’est pas le terme
d’une série d’êtres finis, sinon il ne serait pas infini. En réalité le passage
est impossible : l’infini ne se pense pas à partir du fini.
C’est pourquoi,
dès la Renaissance, on inverse les termes : on ne pense plus l’infini à
partir du fini, mais ce dernier à partir du premier : le fini est pensé
comme la négation de l’infini, le vrai positif c’est l’infini. Cela va donner lieu à une conception totalement
différente du monde et d’une nouvelle élaboration des sciences pour le
connaître.
Avec la philosophie moderne, la notion d’infini est totalement repensée. C’est l’infini comme concept positif qui permet d’expliquer le fini. L’infini devient le concept permettant de penser une limite, donc un être fini. Le fini, c’est la négation de l’infini. C’est à partir de l’infini qu’on va donc essayer de comprendre le fini. C’est en niant l’infini que le fini devient intelligible. De plus, le fini ne peut se comprendre seul, il ne peut se comprendre qu’en supposant quelque chose d’autre que lui, qu’en supposant ce qui n’est pas lui.
Au XVème
siècle, Nicolas de Cues tente d’ébaucher une nouvelle métaphysique appuyée sur
la conscience de la finitude de l’homme et de sa capacité cependant à édifier
une connaissance pour approcher la vérité. L’homme, malgré sa condition finie,
est capable de penser l’infini. Certes, par sa finitude, l’homme est ignorant.
Mais par la pensée de l’infini, il peut amoindrir cette ignorance, c’est la
méthode de la docte ignorance. Ainsi,
l’homme atteint toute sa dignité face à sa finitude quand il est capable de
penser et de construire une connaissance qui manifeste justement la puissance
de la pensée humaine. Au XVIIème siècle, on retrouvera cette même affirmation
chez Pascal. On peut constater une similitude avec Nicolas de Cues sur deux
plans : Pascal pose le problème de l’infini face à la finitude humaine et
met également en avant l’idée que la puissance de la pensée humaine se trouve à
mi-chemin entre le scepticisme et le dogmatisme. Nous reviendrons plus loin sur
la position de Pascal.
Dans
l’Antiquité et jusqu’au Moyen-Âge, on avait tendance à penser que les Idées existaient
en soi, c’est-à-dire qu’elles préexistaient à l’esprit humain – c’est le
problème de la réalité des Idées, sous-jacent à la « querelle des
Universaux ». Avec la pensée moderne, on a la certitude que les Idées sont
l’œuvre d’une construction humaine. C’est ce que met en valeur la docte ignorance de Nicolas de Cues. En
effet, le savoir humain, puisqu’il est construit, n’est qu’une conjecture. Mais
en même temps, nous savons qu’il n’est pas rien. Nicolas de Cues fait reposer
cette affirmation justement sur l’idée que nous ne pouvons saisir notre
finitude qu’à partir de l’infinité, nous ne pouvons comprendre notre finitude
qu’en la dépassant. De même, nous ne pouvons saisir notre ignorance qu’à partir
du savoir. Cette nouvelle théorie de la connaissance repose sur le principe de
la coïncidence des opposés, lequel
est en même temps le point de départ de « toute théologie
accessible », tout en maintenant l’idée que Dieu demeure incompréhensible,
car étant infiniment infini. Mais
cela a pour conséquence de penser l’infini immanent au fini, le premier
constituant l’essence du second. Cependant, comme notre esprit est fini, il ne
peut atteindre la « vision intellectuelle de Dieu », il ne peut le
penser qu’au travers de l’Univers créé, ce dernier étant infiniment fini. Ceci explique pourquoi l’homme ne peut émettre, à
propos de l’univers, que des jugements négatifs. Pour comprendre cette idée,
nous pouvons prendre l’image de l’emporte-pièce qui découpe une forme dans une
matière. Ce qui nous est accessible par la connaissance, ce n’est pas la
matière en elle-même ou Dieu, mais les formes de cette matière données par
l’emporte-pièce. Le fini se comprend alors bien à partir de l’infini. Cette
nouvelle conception de la connaissance a pour conséquence que la Terre n’est
pas le centre de l’Univers et qu’il existe certainement une pluralité de mondes
puisque les parties de l’Univers sont en quantité infinie.
Pascal, deux
siècles plus tard, réaffirmera la grandeur de l’homme dans la conscience de sa
finitude, qui lui permet paradoxalement en apparence, de penser l’infinité. Ainsi,
ce qui fait la dignité humaine, c’est la pensée : « C’est
de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne
saurions remplir. » (Pensées,
fragment B347). Dans De l’esprit
géométrique, Pascal explique que la notion d’infini utilisée en
mathématiques comme savoir indéfiniment ouvert, représente un modèle
d’application à la nature et à la condition humaine : l’homme se trouve au
milieu de deux infinis entre le tout et le rien : « c’est ce qui nous
rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument » (Pensée 72). Il s’agit pour Pascal de
libérer l’homme à la fois de ses affirmations péremptoires, puisque les
premiers principes des sciences nous sont inaccessibles du fait de notre nature
finie, et de son scepticisme puisque la science moderne est à la fois
rationnelle et efficace. Cependant, si la raison humaine est impuissante à
démontrer infiniment, car « tout ce qui passe la géométrie nous
surpasse », nous sommes en mesure de construire un savoir et de
conjecturer. Ainsi, la double
infinité (infiniment grand et infiniment petit) nous est incompréhensible, nous
ne pouvons la définir complètement. Mais cela ne signifie pas qu’elle soit
fausse. Au contraire, l’évidence est la marque de sa vérité. Seulement, il est
impossible pour l’esprit humain d’achever cette opération d’augmentation ou de
diminution. C’est pourquoi, l’infini doit être présupposé. D’ailleurs, il est
tout aussi incompréhensible de penser l’indivisible, car il est impossible par
exemple de composer une étendue à partir de deux néants d’étendue.
L’indivisible, donc le fini, ne constitue pas l’élément primitif des natures
simples (temps, espace, nombre, …). Nous ne pouvons donc pas comprendre,
c’est-à-dire reconstituer, la nature à partir d’éléments indivisibles. Il nous faut donc admettre que notre raison
est finie, mais nous ne pouvons pas en déduire que la nature elle-même est
finie, ce serait faire preuve d’anthropomorphisme. Pour cela, il nous faut dissocier la vérité
de l’objet et notre capacité à le percevoir. D’ailleurs, le minimum et le
maximum perceptibles ne sont pas absolus, mais dépendent des avancées des
techniques humaines (comme le microscope ou le télescope). Pascal peut en
conclure que la double infinité des natures simples est une donnée naturelle
par rapport à laquelle le sens de la situation de l’homme dans la nature se
joue. Cette double infinité permet de penser la condition humaine qui est
« un milieu entre l’infini et le néant » (De l’esprit géométrique §81).
Le fini ne peut
donc se comprendre qu’à partir de l’infini, par la négation de celui-ci.
Cependant, Giordano Bruno, puis Spinoza, iront encore plus loin en mettant en
évidence que le fini est une expression de l’infini, lequel est devenu la
perfection.
Ainsi pour
Giordano Bruno, il s’agit de repenser, ou de penser d’une façon nouvelle,
l’Univers, la nature, Dieu, la science et l’homme, cela à partir d’une nouvelle
approche des rapports entre le fini et l’infini. Il pense, sans complètement
pouvoir le démontrer, qu’il existe bien un infini en acte, mais auquel les sens
ne peuvent avoir accès du fait de leurs limites. Si l’horizon nous semble
limité, ce n’est pas du fait de sa nature, mais parce que nos sens sont bornés.
Pascal a repris cette image de l’horizon dans De l’esprit géométrique (§B84) : quand je vois un bateau sur
l’océan, plus il s’éloigne, plus il me semble petit, cela ne signifie pas qu’il
n’existe plus, mais que mes sens ne le perçoivent plus. La limite est en moi,
non en dehors de moi. Ainsi, l’Univers est infini, c’est notre intellect qui
peut le penser et le comprendre. Le fini ne peut d’ailleurs se comprendre que
par la négation de l’infini. Par ailleurs, Giordano Bruno considère que le Dieu
infini de la tradition chrétienne implique nécessairement l’existence d’un
Univers infini, au risque sinon de nier la puissance même infinie de Dieu.
L’originalité et l’audace de Bruno est de repenser les relations entre Dieu et
l’Univers. Jusqu’à lui, les penseurs avaient pris soin de bien les distinguer.
Giordano Bruno va affirmer que la perfection de Dieu est en acte et s’exprime
dans chaque être particulier, dans chaque mode, lesquels participent de Dieu.
Chaque mode fini exprime un des aspects infinis de l’être infini. Mais Dieu
constitue une unité absolue, c’est donc Dieu dans son infinité qui s’exprime
dans les modes particuliers : « je dis que Dieu est « totalement
infini », parce qu’il est tout entier dans le monde entier, et en chacune
des parties du monde infiniment et totalement. »,(L’infini, l’univers et les mondes). Bruno ne sépare pas le Dieu
créateur de l’univers créé, il affirme un monisme immanentiste. De fait, la
substance est une, c’est l’Unité de l’Etre qui s’explique et s’exprime dans la
multiplicité des mondes et des êtres. L’infini est donc bien premier et c’est à
partir de lui, même si pour Bruno il demeure incompréhensible, que l’on peut
penser le fini.
On va trouver
un certain nombre de similitudes entre la pensée de Bruno et celle de Spinoza.
D’abord, ce dernier affirme également un monisme immanentiste et prétend que la
substance est une et infinie, son unité et son infinité découlant
nécessairement l’une de l’autre. Aussi, de la même manière que chez Bruno, on a
affaire à un seul infini, puisque sa nature même d’infini exclut qu’il puisse y
en avoir un autre. La particularité de Spinoza, c’est qu’il affirme que la
substance est aussi étendue, puisque cette étendue est ce que l’intellect
perçoit de l’essence éternelle et infinie de la substance. Et cette substance
éternelle et infinie est Dieu. Dieu est une substance absolument infinie, car
elle ne peut être limitée par une autre substance, ce qui contredirait son
essence infinie. Elle est également indivisible, car si on pouvait la diviser,
elle ne serait plus infinie, ou alors on aurait deux infinis, ce qui ne se
peut. Enfin, elle n’enferme donc aucune détermination, aucune négation, elle
est affirmation absolue de l’existence. Dieu, ou la nature, est donc au
commencement, comme d’ailleurs dans L’Ethique.
En effet Dieu comporte une infinité d’attributs qui s’expriment dans les modes.
Deux attributs nous sont accessibles : la pensée et l’étendue qui
s’expriment donc aussi au travers des modes finis que nous sommes. Mais chacun
des attributs de la substance éternelle et infinie expriment eux-mêmes une
essence éternelle et infinie. C’est pourquoi il nous faut d’abord partir de
Dieu, ou de la nature, dont les modes découlent nécessairement :
« tout ce qui est, est en Dieu et rien ne peut sans Dieu être ni se
concevoir » Ethique I prop.XV.
D’où vient alors l’erreur qui consiste à prétendre que l’étendue soit
divisible et qu’elle ne puisse donc appartenir à Dieu ? Spinoza explique
que c’est parce que nous confondons deux modes de connaissance :
l’imagination et l’entendement. Nous connaissons en effet spontanément par
l’imagination, et non selon l’ordre réel des choses. L’imagination ne nous
donne qu’une connaissance superficielle au moyen des sens. C’est pourquoi, nous
croyons « que la Substance étendue est composée de parties, c’est-à-dire
de corps réellement distincts les uns des autres. » (Lettre XII de Spinoza à Meyer). Or, l’entendement nous permet de
savoir que « la matière est partout la même, et qu’on n’y distingue de
parties qu’à la condition de la concevoir, en tant que matière, affectée de
manières diverses, si bien que ses parties ne se divisent que par la manière,
non en réalité. » Ethique I
scolie prop.XV. Ainsi, notre erreur vient du fait que nous ne distinguons pas,
par l’imagination, les modes de la substance première. Mais justement, l’infini ne nous est
accessible que par l’entendement, il ne peut se saisir par les sens. C’est
pourquoi, pour comprendre l’essence du réel, nous ne devons pas partir des modes
finis, qui ne sont que l’expression de la substance éternelle et infinie que
constitue Dieu. Nous devons commencer par l’infini sans détermination pour
ensuite passer aux déterminations, aux « expressions » de la
substance qui, elles, sont finies : « La pure matière considérée
comme indéfinie ne peut avoir de figure et il n’y a de figure que dans des
corps finis et limités (…) La figure donc n’est autre chose qu’une limitation
et, toute limitation étant une négation, la figure ne peut être, comme je l’ai
dit, autre chose qu’une négation. » (Lettre de Spinoza du 2 juin 1674 à Jarig
Jelles). Ainsi, les entités dont le monde est composé sont des découpages
(comme l’image que nous avons donnée plus haut de l’emporte-pièce), sont des
privations d’étendue au sein de l’étendue. Ces déterminations sont donc bien
des négations. Le fini émerge sur fond d’infini, ne peut être compréhensible
qu’à partir de l’infini. Spinoza a renversé complètement la conception
aristotélicienne : la matière est pour lui ce « sur » quoi
viennent prendre forme tous les modes existants. La matière n’est plus
actualisée dans la forme, mais elle est en tant que substance éternelle et
infinie déjà toujours en acte dans ses divers modes finis. Reste à comprendre
comment les modes finis sont déterminés : ils ne peuvent l’être que par un
autre mode fini – seul un corps peut limiter un corps et seule une pensée peut
en limiter une autre. Autrement dit, penser la substance infinie, c’est penser
en même temps l’infinie production des modes finis qui ne peuvent venir
« après » la substance – sans quoi on reviendrait à une théorie de la
création – mais doivent être son mode d’existence.
Alors que les
paradoxes de l’infini semblaient indémêlables, il apparaît maintenant que
l’infini est le commencement nécessaire de toute pensée qui veut saisir le réel
dans la diversité, un réel qui n’est plus ce qui se donne immédiatement mais
bien plutôt un concret de pensée qui ne peut être que la synthèse de multiples
déterminations.
On sait que les
mathématiciens ont été confrontés aux mêmes questions. Galilée qui pourtant
commence à penser l’univers infini restait paralysé par les paradoxes engendrés
par l’idée d’infini : il remarquait ainsi qu’on pouvait toujours apparier
un nombre entier à son carré et que par conséquent il devait y avoir le même
nombre de carrés que d’entiers, autrement que la partie (les carrés) était
aussi grande que le tout (les entiers), ce qui contredit explicitement l’un des
fondements des mathématiques euclidiennes, selon lesquelles le tout est plus
grand que la partie. À partir des travaux de Bernhardt Brentano, les paradoxes
de l’infini commencent à être, en quelque sorte, dissouts. C’est Cantor qui pense
le premier l’infini mathématique « en acte », d’abord en introduisant
le concept de nombre cardinal transfini, dont le plus petit est
« aleph-zéro » (la « puissance » ou cardinalité de
l’ensemble des entiers naturels), et en passant de là à une définition stricte
du fini et de l’infini : Un ensemble est fini s’il n’est équivalent à
aucune de ses parties et un ensemble est transfini s’il a des parties qui lui
sont équivalentes (cf. Cantor, « Sur les fondements de la théorie des
ensembles transfinis »).
Mais si la
situation semble relativement clarifiée en ce qui concerne l’infini
mathématique, il n’en est pas de même pour l’infini physique. L’univers
galiléen-newtonien est un univers infini et homogène. La théorie de la
relativité générale pose au contraire la possibilité d’un univers fini. La théorie
cosmologique la plus largement répandue aujourd’hui – la théorie dite du
« big bang » – suppose un univers fini et en expansion. Si cette
expression traduit sans doute au mieux les équations de la théorie de la
relativité et les observations (notamment le fameux décalage vers le rouge des
étoiles les plus lointaines ou le « bruit de fond » de l’univers, le
rayonnement du corps noir), il reste qu’on voit mal quel sens on peut donner à
l’expression « univers fini ». Nous retrouvons ici le paradoxe,
soulevé par René Thom, de théories physiques qui expliquent bien les phénomènes
mais restent au sens le plus strict incompréhensibles.
Nous pouvons
donc constater combien les questions métaphysiques de l’infini sont étroitement
intriquées avec les questions épistémologiques qui concernent la cosmologie.
Mais contrairement à Aristote, nous sommes également obligés d’admettre que ce
qui reste problématique, c’est le fini, tant est-il qu’un univers fini est plus
incompréhensible qu’un univers infini.
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