Tout le monde est pour la démocratie, même Poutine et Xi.
Mais ce qu’est la démocratie est bien difficile à expliquer.
Savoir si la démocratie a existé, existe encore aujourd’hui ou pourra exister
demain, voilà qui est encore plus difficile.
Au sens premier, étymologique, la démocratie est le pouvoir
du « démos » ce que l’on traduit par « peuple ». Mais cette traduction est
elle-même source de confusion. Le dème est la circonscription de base instituée
par la réforme de Clisthène (à la fin du VIe siècle av. J.-C.)
et les habitants du dème sont les démotes. C’est une nouvelle dénomination du
peuple qui s’instaure : le démos remplace le laos — que l’on
pourrait traduire plus exactement par population. L’instauration de la
démocratie à Athènes est évidemment un événement fondamental, car il s’agit de
la marginalisation de l’organisation gentilice traditionnelle (celle des
grandes familles et des liens du sang) au profit d’un regroupement purement
territorial des individus. On peut dire que c’est le véritable acte de
naissance de l’État au sens précis du terme.
Mais si, à partir de la réforme de Clisthène, le peuple, c’est-à-dire
le petit peuple, a son mot à dire, il est toujours représenté, en fait, par les
familles nobles. Il en ira de même à Rome après la révolte de la plèbe et
l’institution du tribun de la plèbe. Celui-ci est un personnage important,
disposant de larges pouvoirs et considéré comme sacré. La plèbe joue aussi un
rôle important dans les comices, mais les chefs, de quelque parti qu’ils soient,
restent les chefs des gentes influentes. Les patriciens deviennent tribuns
de la plèbe, mais pas l’inverse !
Il en va de même dans les communes italiennes du nord. Ce
sont toujours les grandes familles, riches et influentes qui mènent la danse,
mobilisant éventuellement le peuple, mais toujours pour garder le pouvoir. Le
peuple joue un rôle politique, mais jamais directement, car il ne se représente
pas lui-même.
L’instauration des démocraties libérales modernes n’a guère
amélioré la situation. Ce sont toujours les élites qui représentent le peuple.
La seule vraie différence avec les démocraties anciennes est que la circulation
des élites y organisée, méticuleusement, d’une part pour apporter du sang neuf
d’origine plébéienne à la classe dirigeante qui sans cela dépérirait, et
d’autre part pour permettre aux dirigeants de se donner l’apparence des « représentants
du peuple ». La démocratie libérale apparaît ainsi comme le summum de
l’aliénation : le peuple se défait de toute sa puissance au profit d’une
image de lui-même, mais d’une image qui ne représente pas la réalité, mais une
inversion de la réalité. Le représentant du peuple n’est pas le porteur de la
volonté du peuple, mais la figure de l’aliénation radicale du peuple dans la
démocratie, ou du moins ce qu’on persiste à nommer ainsi.
Même les « partis ouvriers » qui s’étaient donné comme
objectif de faire valoir les intérêts des ouvriers au niveau du pouvoir d’État
sont devenus très vite des moyens auxiliaires de la circulation des élites. Les
élites politiques ouvrières peuvent être éventuellement, mais assez rarement
somme toute, d’origine ouvrière, mais, quoi qu’il en soit, elles font partie de
l’élite dominante. Costanzo Preve avait résumé le problème assez
simplement : les classes dominées ne peuvent pas dominer !
Il se pourrait bien que la démocratie soit essentiellement
une illusion. Ou qu’elle ne puisse exister que sur une toute petite échelle et
dans des conditions exceptionnelles. Rousseau l’a déjà dit : si les dieux
existent, ils se gouvernent démocratiquement, mais un tel gouvernement n’est
pas fait pour les hommes.
Il y a une deuxième interprétation possible du mot
démocratie, celle que l’on retrouve dans l’expression « libertés démocratiques ».
La démocratie est la garantie d’un certain nombre de droits de base dont les
citoyens sont censés jouir. Ce sont les fameux « droits -titres » de la
déclaration de 1789 qui incluent la sûreté, la liberté de faire tout ce que la
loi n’interdit pas, etc. Mais nous savons combien ces droits peuvent être
restreints « démocratiquement ». Un vote ou un décret gouvernemental suffisent
pour instituer l’état d’urgence et restreindre drastiquement tous ces droits.
La liberté d’expression trouble si vite l’ordre établi ! En outre, ces droits
titres ne valent vraiment que ceux qui ont, par ailleurs, en raison de leur
fortune par exemple, les moyens de les faire valoir. La liberté d’expression
pour celui qui n’a ni journaux, ni télévision, ni aucun autre moyen de se faire
entendre est une liberté à peu près vide. La critique marxienne des droits de
l’homme comme droits de l’individu bourgeois égoïste n’est pas insensée, loin
de là !
La dernière interprétation de la démocratie est celle du
gouvernement de la majorité. Comment se forme la majorité ? Par le vote. Mais
qui convaincre une majorité de citoyens de voter pour son programme ? Un groupe
assez puissant pour se faire entendre. Et nous sommes ainsi ramenés aux points
précédents. Par ailleurs, le gouvernement de la majorité méprise et maltraite
aisément les droits des minorités. « Vous avez juridiquement tort parce que
vous êtes politiquement minoritaire », avait lancé un politicien de la majorité
à ses collègues de l’opposition. Tout est dit. Les minoritaires ont toujours
tort. Et même s’il leur arrive d’être majoritaires, si d’aventure cette
nouvelle majorité déplait aux puissants, sa victoire lui sera volée. On l’a vu
en France par le « tournant de la rigueur » qui suivit la victoire de
Mitterrand ou le véritable hold-up consécutif au vote « non » au traité
constitutionnel européen, en 2005.
Il se pourrait bien que la démocratie ne soit finalement
qu’un mot assez creux, qui chante plus qu’il ne parle comme le disait Paul
Valéry à propos de la liberté.
La démocratie, c'est le débat et rien d'autre.
RépondreSupprimer