dimanche 13 mars 2022

La déraison occidentale

Nourri du christianisme, même quand il le vomit, l’Occident applique à la lettre la sentence de Paul : « il n’y a plus ni hommes ni femmes » (Galates, 3, 28). Ainsi, oubliant que la lettre tue mais l’esprit vivifie (Corinthiens, 3,6), une part croissante des élites instruites prétend abolir la différence des sexes et on peut voir des hommes (X,Y selon la génétique) revendiquer d’être considéré comme des femmes et même de participer aux compétitions sportives féminines. De nombreux États ont aboli la mention du sexe sur les papiers d’identité ou ont créé de très nombreuses catégories pour que chacun puisse se choisir. L’homosexualité est du dernier « chic » et on est sommé de permettre aux couples homosexuels d’avoir des enfants. Leur refuser ce droit serait une horrible discrimination. Pour qui n’a pas encore perdu le sens commun, ces revendications sont visiblement aberrantes. Comment peut-on refuser à ce point la réalité ? Il n’est pas besoin de suivre la Genèse (« Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27) ; la sexuation est une caractéristique fondamentale de l’évolution du vivant et si on trouve des hermaphrodites ou des espèces où la sexuation varie en fonction de l’âge, chez les oiseaux et les mammifères, la différence des sexes est figée. Pour faire des enfants, il faut un homme et une femme ! En psychiatrie, la rupture avec le réel se dénomme psychose. Cette psychose occidentale fait des ravages et atteint l’histoire et la culture : les prétendus « éveillés » (woke) veulent effacer les traces du passé qui leur déplaît, passer la culture à la guillotine, jusques aux Grecs qui sont rejetés dans l’enfer des « woke » pour avoir été des racistes impérialistes !

On a longtemps accusé les Occidentaux de sacrifier à la Déesse Raison. En vérité, si nous continuons de vouer un véritable culte à la rationalité instrumentale (pour parler comme Habermas), c'est-à-dire à la technique, en revanche nous tenons la Déraison pour la déesse qui doit nous guider. Mais nous savons que la Raison n’est pas une déesse : elle est le résultat de « montages » institutionnels, d’un dispositif anthropologique sur lequel n’a cessé de revenir Pierre Legendre. À démanteler ces montages, on rend littéralement fous les individus.

Prenons les choses dans l’ordre. Pour l’espèce humaine comme pour toutes les espèces, il s’agit d’abord de vivre et de se reproduire. Mais l’homme est l’animal le plus faible, le moins bien équipé naturellement pour affronter la dureté de la nature. On sait cela depuis le mythe de Prométhée : c’est par l’intelligence qu’il compense sa faiblesse congénitale, intelligence technique mais aussi et d’abord l’intelligence sociale, la parole, sans laquelle l’intelligence technique tournerait en rond depuis 1,5 millions d’années. Il lui faut aussi se débrouiller avec une autre grande faiblesse : sa sexualité. Les animaux n’ont pas de sexualité. Ils se reproduisent selon des cycles naturels et pour le reste ils vivent en paix. Mais les humains ont une sexualité « exubérante » qui doit être contenue, canalisée, détournée pour rendre la civilisation possible. Freud a dit sur ce sujet des choses décisives. Loin d’être uniquement réglée par la biologie, la question du sexe doit être étayée par tout ce processus qui permet au petit d’homme d’entrer dans le monde. Pierre Legendre le rappelle : il faut « instituer la vie » car il n’y a pas d’autre moyen pour que l’enfant se tienne debout. Il n’est pas complétement faux de dire que le « genre » est une construction sociale, mais cette construction sociale s’articule sur un substrat naturel.

Bien que Jacques Lacan me semble parfois très obscur, il lui arrive de dire des choses lumineuses. Quand il fait de l’arrimage du sujet une dynamique triade, il touche juste. Le moi est imaginaire – c’est très exactement le sens de la fameuse affaire du « stade du miroir » sur laquelle on a tant glosé – et il est un des sommets de ce triangle qui comprend la mère et le père. La mère est le réel et le père est ce qui permet d’entrer dans l’ordre symbolique. La mère est le réel parce qu’elle est ce dont il est impossible de faire abstraction. Tous les humains sont nés du ventre d’une femme. Entre la mère et son enfant, le langage est presque superflu et pour apprendre à parler, il faut se détacher de la mère, opérer cette scission, qui le propre de l’intervention du père. Le père est la figure de la Loi, c'est-à-dire de l’ordre de la parole qui est si essentiel pour le vivant parlant qu’est l’homme. Le démontage de cette construction si fragile ne peut que produire des fous, puisque cette construction est celle qui nous apprend la logique, le principe d’identité et le principe du tiers exclu : le père et la mère ne sont pas la même chose ! et encore moins le père, la mère et l’enfant. La tragédie d’Œdipe nous parle de ça : Œdipe est le frère de ses enfants, Jocaste est la grand-mère de ses enfants tout en étant leur mère. C’est un monde chaotique, insensé que produit le meurtre de Laïos et les épousailles d’Œdipe et de Jocaste.

Donc ce à quoi s’attaquent les lois sur l’indifférenciation des sexes, les théories du genre, les nouvelles modes pédagogiques qui veulent embrigader les petits enfants dans la confusion des genres, c’est exactement ce soubassement anthropologique de toute société humaine. « Il est interdit d’interdire » proclamait un groupe gauchiste des années 1968. Mais c’est précisément la question de l’Interdit qui est la condition numéro 1 de l’entrée dans l’ordre de la parole.

Si on considère maintenant ce qui se joue, on ne peut manquer d’être frappé par la concordance entre ces liquidations des fondements anthropologiques de la société des humains et le stade actuel du mode de production capitaliste. Marx, qu’on a bien peu lu en vérité, remarque que le capital renverse toutes les barrières morales et sociales à son expansion et qu’il détruit impitoyablement toutes les communautés humaines. Quand partout règne la concurrence, les individus sont isolés les uns des autres, ils ne forment plus des classes sociales, mais des masses amorphes. À chacun, il est prescrit de s’occuper de lui-même, de « maximiser son utilité » pour parler comme les économistes, et chacun ne considère tous les autres que comme des adversaires ou des partenaires potentiels d’un contrat, de la force de travail, équivalente à n’importe quelle force de travail, ou des consommateurs indistincts. Il n’y a effectivement plus ni homme ni femme, ni Espagnol ni Français… Les individus sont extraits de toute communauté effective : le mode de production capitaliste entreprend de liquider l’homme comme « animal politique » au sens d’Aristote.

L’idéologie, représentation de la réalité inversée comme dans une camera oscura, le résume d’un mot : self made man. L’homme ne dépend plus des autres ni de la nature. Il se fait lui-même et donc il est responsable, non de ses actes, mais de ce qu’il est et si les choses tournent mal pour lui, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. C’est pourquoi la folie « trans » est l’expression la plus pure de l’idéologie dominante. Je peux vouloir être homme ou femme ou « neutre » ou avoir une « identité fluctuante », c’est mon droit et tout ce qui m’empêche d’exercer ce droit est tenu pour une insupportable « domination ». Au-delà de cette première couche idéologique, la plus évidente, il y en a une deuxième : celle qui fait de l’homme non seulement le sujet mais aussi l’objet de la puissance de la technique. Le corps humain a perdu toute sacralité et peut donc être l’objet de manipulations en tous genres. Car le transgenre ne se satisfait du travestissement, qui fait partie depuis toujours des rituels sociaux – le carnaval est un gigantesque travestissement qui indique, négativement, ce qu’est l’ordre. Le transgenre modifie le corps lui-même, par des traitements hormonaux et des actes chirurgicaux. Le corps peut être mis en pièces et recomposé à volonté. Le transgenre est ainsi tout proche du transhumanisme et de l’idéologie « cyborg » (Dona Haraway ou Thierry Hoquet en sont des représentants). Pointe avancée de la « modernité », le transgenre pousse jusqu’à son terme l’exigence de rendre le monde disponible.

Notons au passage un apparent paradoxe : les groupements écologistes soutiennent les revendications « transgenre ». D’un côté, ils se présentent donc comme les défenseurs de la nature dans laquelle ils voient le modèle d’un ordre harmonieux, alors que d’un autre côté, ils veulent éradiquer totalement ce qui peut rester de naturel dans l’homme ! Affirmer que le sexe n’a aucune importance et que n’existe que le genre comme construction sociale, c’est ouvrir la voie à la fabrication des humains comme être entièrement artificiels, à moins que l’on aspire purement et simplement à l’extinction de l’espèce humaine.

Le promotion de l’homosexualité et de ses formes dérivées fait également partie de ces procédés de démontage des fondements anthropologiques et juridiques de la vie sociale. Il faudrait ici faire des distinctions et remarquer que l’homosexualité n’a rien à voir avec les « trans », puisque l’homosexualité est l’amour du même et le trans est fondamentalement une volonté d’être autre. Il y a entre les deux toutes sortes de bizarreries, par exemple des « trans » devenus homosexuels. Mais laissons aux psychologues et aux romanciers le soin d’examiner les sinuosités de l’âme humaine. La nouveauté réside dans le fait que ce qui était de l’ordre de l’intime et même du simple phantasme exige une reconnaissance publique et des transformations de l’ordre civil, comme si les phantasmes pouvaient exiger d’être réalisés et comme si les choix les plus intimes avaient maintenant force de loi. Tout ces batailles se mènent au nom de la libération, du refus de toute aliénation, mais c’est une trompe-l’œil. Les mouvement LGBTQI+ (on en oublie toujours de nouveaux) ne visent pas à la libération des individus mais à leur enfermement dans des petites cases toujours plus étroites. Il n’est plus question de lutter contre les discriminations ou la pénalisation de certaines pratiques sexuelles, mais d’essentialiser ce qui n’est qu’une forme de l’éros. Cette prétendue libération est en réalité une aliénation portée à son plus haut degré, une des formes paroxystiques de ce que Marcuse avait identifié comme « désublimation répressive », un des ingrédients du totalitarisme technologique moderne. Car, comme dans le cas des « trans », c’est encore à une nouvelle technicisation de la reproduction humaine que conduit invariablement l’homosexualisme : PMA pour toutes, GPA et demain « bébés   éprouvettes », c'est-à-dire enfants fabriqués par ectogenèse. Le corollaire de tout cela est que le fossé se creuse entre l’Occident et les autres civilisations qui ne peuvent tout simplement pas accepter la débâcle normative occidentale.

Il s’agit bien de cela. Pierre Legendre faisait remarquer que la conquête de la démocratie avait fini par se retourner en imposition de la démocratie par n’importe quel moyen – nous n’avons pas oublié les « bombardements humanitaires » sur Belgrade. Il en va de même ici : la conquête de libertés personnelles tout à fait légitime se transforme en l’imposition d’une nouvelle idéologie qui laisse la grande majorité de la jeunesse dans le plus profond désarroi, en proie à la banalisation de la drogue, à une perte totale de repères et parfois à la violence sans le moindre frein. Et évidemment cela produit des réactions, que l’on peut critiquer, mais qui ne sont que le prix à payer pour cette débâcle. La symbiose qui s’est créée entre l’ultra-libéralisme, qui promet un développement illimité du mode de production capitaliste, et les idées libertariennes les plus folles constitue une grave menace sur la civilisation occidentale.

Être « woke », LGBT, militant « trans », ce sont là des attitudes qui ne sont possibles réellement que dans les pays occidentaux ou occidentalisés. Chose curieuse, ces militants extrémistes, ces groupes d’assaut qui se sont voués à la destruction de la raison, sapent ainsi les bases de leur propre existence en tant que groupes. L’islam, dont ils prennent la défense comme des étourdis qu’ils sont est rigoureusement opposés à leurs extravagance. À Téhéran ou à Ryad, les homosexuels sont pendus ou fouettés, les femmes sont punies si elles ne portent pas les accoutrements de leur soumission. La perte du sens commun qui ravage une part importante des professions intellectuelles, des chercheurs, des étudiants et vedettes médiatiques est un symptôme inquiétant des progrès de la pulsion de mort. Est-il encore temps de réagir ? Peut-être, à condition que nous soyons capables de ressaisir notre héritage, celui qui nous vient d’Athènes, de Jérusalem et de Rome, qui nous ont enseigné le sens de la liberté, l’importance de la raison critique et ont jeté les fondements de ce que nous sommes.

Denis Collin.

 

 

1 commentaire:

  1. Olivier MONTULET13 mars 2022 à 20:52

    Il n'y a aucun paradoxe chez les écologistes. Pour eux, l'homme est un animal extrait de la nature où il eut dû rester et à laquelle il faut le renvoyer. Mais, dans leur logique absurde la conclusion finale est que l'humain est un animal raté devenu nuisible qu'il convient d'éradiquer.

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