L’idéal serait qu’on se passe d’État, et l’anarchisme est une doctrine séduisante. À laquelle on peut répondre avec saint Augustin que des hommes qui n’auraient pas commis le péché originel pourraient vivre harmonieusement sans avoir à obéir à une institution politique. Malheureusement, même si on n’accepte pas la doctrine augustinienne du péché originel, force est de constater que les hommes ont besoin d’un souverain comme les chiens ont besoin d’un maître, ainsi que le dit l’excellent Dany-Robert Dufour.
Coopération et rivalité
Nous pourrions coopérer spontanément pour régler nos échanges avec la nature, mais même au niveau le plus élémentaire chaque groupe doit se protéger des individus qui le composent et donc le désir, aussi loin qu’on puisse remonter, ne semble pas avoir de limites naturelles. Les sociétés sans État sont de petites sociétés, avec un niveau de développement technique limité et dans lesquelles les « lois du sang » autant que les coutumes maintiennent l’ordre. Mais en ce qui concerne les sociétés plus développées, celles qui ont commencé d’accumuler des richesses et encore plus quand la richesse prend la forme de marchandises, les rivalités entre individus croissent sans cesse. Hobbes avait peut-être tort si on projette sa description de l’état de nature sur les hommes « primitifs », mais il avait parfaitement raison si on considère son état de nature comme ce qu’est devenue la nature humaine sous le fouet des appétits insatiables qu’a suscités le capitalisme en train de faire ses premiers pas.
Le souverain
Donc nous avons besoin d’un souverain. Inutile de tourner autour du pot. Et là, l’affaire se corse. Pour protéger les moutons contre les loups, on a des chiens de berger efficaces comme les patous. Mais les hommes ne sont pas des moutons — même si le tempérament moutonnier est courant — et parmi eux on trouve souvent des loups, mais peu de patous, sans parler de ceux qui commencent une carrière de patous pour finir loups. Il faut donc que les hommes se protègent ou du moins acceptent de donner à certains individus ou à une institution l’office de les protéger.
On pourrait penser que nous serions plus libres sans toutes ces protections. Mais une liberté soumise à la menace de la mort violente n’a pas beaucoup de valeur. Au contraire, une vie ne peut être réellement une vie libre que lorsqu’on peut se promener dans les rues sans risquer de tomber sur un malandrin prêt à vous ôter la bourse et la vie. Et, de la même façon que les hommes ont appris à se prémunir des variations du climat ou de la rareté des fruits en hiver, ils cherchent une protection à plus long terme contre les aléas de la maladie ou de la vieillesse. Les riches qui peuvent se payer des gardes du corps, des maisons blindées et des coffres-forts réels ou virtuels pour faire aux accidents de la vie méprisent ce qu’on a appelé à tort l’État-providence. Mais pour les pauvres, pour ceux qui ne font pas partie de la meute des loups, l’État n’a pas d’autre légitimité que cette protection qu’il peut offrir.
Se protéger contre les autres ?
Contre quoi l’État doit-il nous protéger ? D’abord contre les autres. Il est de mauvais dans les milieux de gauche de dénoncer l’insécurité. Celle-ci ne serait qu’un « sentiment »… Il n’en est rien. Tout le monde sait qu’il y a de nombreux « territoires perdus de la république » où règne une loi qui n’a aucun rapport pas seulement avec la loi républicaine, mais même avec les lois morales de base, celles que partagent, normalement, toutes les civilisations. La pire des calamités, c’est la domination de gangs composés d’hommes de plus en plus violents, de l’âme il semble qu’ait été extirpée toute trace d’un surmoi. La pitié, ce degré zéro de la moralité, n’existe pas. Il y a quelques années, un « gang des barbares » occupa la scène médiatique, mais des gangs des barbares, il en existe des centaines sans doute, qui agissent en toute impunité. On apprend qu’un contrat de 120 000 € cible la directrice de la prison des Baumettes à Marseille. En cause : la mafia DZ, la mafia algérienne des narcos.
On alléguera que la voyoucratie se développe sur le terreau de la misère sociale, ce qui est exact. Mais c’est une méthode capitaliste pour affronter la misère sociale, une méthode qui en outre conforte la misère. Le trafic de drogue corrompt une partie non négligeable de la jeunesse, en particulier de la jeunesse issue de l’immigration, transforme une partie de ces jeunes en mini-capitalistes, souvent plus impitoyables que les capitalistes légaux. Le laxisme prôné en haut lieu et dans certaines municipalités ayant montré un goût prononcé pour le clientélisme est le complément de ce règne des voyous. Au demeurant, une partie de cette drogue sert à alimenter les « parties » des gens d’en haut. Marx caractérisait le lumpenprolétariat comme une classe formée de tous les débris de toutes les classes sociales, ou encore comme l’union de la pègre et de la bourgeoisie financière. Rien n’a changé. Dans les années 1970, l’extrême gauche estudiantine et intellectuelle a apporté un soutien ouvert aux petites frappes en qui elle voyait un bon remplaçant d’une classe ouvrière « embourgeoisée ». Nous payons, à plein tarif, cette faute politique majeure.
Se protéger contre les ennemis extérieurs
Nous avons également besoin d’être protégés contre les menaces que peuvent faire peser des puissances étrangères. Les citoyens ne peuvent être libres si la république ne l’est pas. La dissolution de toute l’humanité dans une grande fraternité universelle d’un monde sans frontières est une belle rêverie qui se termine inévitablement en cauchemar. Les empires haïssent les frontières, car leur principe est « toujours plus loin ». « Nec plus ultra », disaient les Romains qui pensaient que les colonnes d’Hercule indiquaient une limite à ne pas dépasser. « Plus ultra » répondit Charles Quint, celui se vantait que le soleil ne se couchait jamais sur son empire. Le « sans frontière » est l’idéologie de tous les impérialismes, de tous les drogués à l’esprit de conquête. Inversement, l’État-nation, le seul État souverain, a pour fonction et pour légitimité d’assurer le respect des frontières, et ce dans tous les domaines. La liberté illimitée de circulation n’est rien d’autre que la liberté du marché mondial de la force de travail. Une nation a parfaitement le droit de choisir qui peut ou non rester et le cas échéant résider définitivement. Exactement de la même manière que vous n’êtes pas tenu d’offrir l’hospitalité à quiconque veut occuper votre cuisine, votre salle bain et se servir dans votre frigo. Les pays colonisés se sont débarrassés des colons qui n’étaient pas « chez eux ». Pour la même raison, aucun pays n’est tenu d’ouvrir ses portes à ceux qui sont aspirés par le genre de vie occidental qu’ils disent souvent haïr. Il faut donc des frontières qui sont des barrières, lesquelles peuvent être ouvertes ou fermées.
Le sentiment de celui qui dit « on est chez nous » n’a rien de méprisable ou de raciste. Seuls ceux qui sont chez eux partout peuvent tenir des propos méprisants à l’encontre de ceux qui sont enracinés dans leur terroir. « On est chez nous » veut dire : « nous refusons d’être transformés en masse errante et asservie ». Et l’État doit ceux qui expriment ce sentiment. La « protection » de la culture propre du pays, de sa langue, des arts et des lettres est indissociable de la protection de l’ordre public. On pourrait ici reprendre le concept d’insécurité culturelle, développé jadis par Laurent Bouvet.
Se protéger contre les aléas de la vie
La protection contre les aléas de la vie — la maladie, le handicap, la vieillesse — est également une obligation de l’État. La sécurité sociale, les caisses de retraite sont indispensables, en particulier parce que la société moderne a dilué toutes les anciennes formes de solidarité basées sur les liens du sang, les liens du clan ou le devoir religieux. L’individualisme moderne, s’il a l’avantage de proclamer la liberté de l’individu a l’inconvénient de l’isoler, de produire cette désolation qui est la matrice de tous les délires contemporains. L’idéal philosophique, celui de la communauté des hommes libres, d’une communauté ouverte et non du communautarisme clos sur lui-même, reste un idéal que nous pouvons nous donner, mais nous avons besoin d’institutions protectrices pour que cet idéal ait une chance de devenir réalité en dehors des cercles d’affinités.
En un mot, l’exigence de protection est la contrepartie nécessaire à l’acceptation de l’obéissance aux lois et au consentement à l’impôt. Pourquoi payer des impôts s’il me faut aussi mettre des portes blindées, des alarmes anti-effraction et veiller à mon habillement quand je sors pour ne pas provoquer les voyous ? Normalement, une bonne éducation est aussi une composante indispensable de cette protection que tous recherchent. Une éducation qui vient d’abord des parents : ce sont eux les premiers éducateurs. Les enfants ont le droit d’être bien élevés ! Et le devoir d’obéir à leurs parents… ils doivent apprendre à respecter les adultes et les autres enfants, à ne pas considérer le professeur comme un larbin, etc.
Si on applique le principe paulinien « qui ne travaille pas ne mange pas », la paresse n’est pas un droit. Mais il faut que tous ceux qui ne sont pas empêchés de travailler par l’âge ou la maladie puissent gagner honnêtement leur vie en travaillant. Le pouvoir souverain a donc le devoir de garantir le droit au travail, de permettre à tous de travailler et d’appliquer le mot d’ordre de L’Internationale, « l’oisif ira loger ailleurs ». C’est d’ailleurs, puisque l’oisiveté est la mère de tous vices, un élément important d’une politique vivant à garantir la sécurité de tous et la protection de l’ordre public.
Concilier l’idéal et le réel
Comme nous ne vivons pas dans un monde idéal, dans le jardin d’Eden avant le péché, nous devons essayer de concilier l’idéal et le réel. Il y a une contradiction à laquelle nous devrions essayer de trouver une conciliation ou un surpassement. Le souverain doit être absolu : s’il ne l’est pas, chacun se sent autorisé à n’obéir qu’à sa propre « loi », c’est-à-dire à son caprice et les dindes de la farce sont ceux qui ne fraudent pas, ni volent pas, n’usent pas de toutes les combines à leur portée pour contourner la loi. Mais si le souverain est absolu, comme la souveraineté est exercée par des individus, ceux-ci se prennent tôt pour des maîtres, et ils deviennent des gardiens de troupeau dont l’objectif est de dévorer leur bétail. Il faut donc que le souverain soit absolu et ne le soit pas ! La république, telle que la pensent les philosophes républicanistes tente de résoudre cette contradiction : faire en sorte que notre liberté individuelle soit protégée et renforcée par la puissance que donne l’appartenance à une communauté politique.
Le 18 décembre 2024. Denis Collin
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