Au soir de ma vie, j’éprouve le besoin de regard un regard rétrospectif sur ce qui m’a grandement occupé pendant plusieurs décennies, à savoir la politique. Ce bilan que je me sens contraint de présenter est aussi largement celui de toute une génération, ceux qui, jeunes en 1968, sont tombés dans le bain « révolutionnaire ». On peut penser que c’est un peu présomptueux de vouloir parler au nom d’une génération et c’est pourquoi je m’en abstiendrai. Ce texte est écrit à la première personne. D’autres pensent et penseront tout autrement.
Mai 68 devait être une « répétition générale » de la révolution à venir en Europe, dans le moment même où l’on voyait cette révolution s’avancer au Vietnam, après Cuba, mais aussi en Tchécoslovaquie. Certains de mes amis ou adversaires n’avaient d’yeux que pour la « révolution culturelle » en Chine. Bref, à quelques « détails » près nous communiions dans le culte de la « révolution imminente » sur la base de la « crise conjointe de l’impérialisme et du stalinisme ». Toutes les prédictions, sans exception, que nous avions pu faire se sont révélées des rêves ou des cauchemars. Je me souviens : le 25 avril 1974 au Portugal, la révolution prolétarienne avait commencé en Europe. Il n’en fut rien. Pas de révolution prolétarienne, ni au Portugal qui, après une tentative de gouvernement militaire peint en rouge et l’échec de Othello de Carvalho, laissa la place à un gouvernement social-démocratie classique qui laissa la place à un gouvernement de droite et ainsi de suite. En Grèce et en Espagne, l’effondrement des dictatures se fit « en douceur » et principalement au profit de partis sociaux-démocrates… En Pologne, le mouvement des ouvriers dans Solidarnosc aboutit à la formation d’un régime démocratique bourgeois à forte coloration cléricale. La défaite de l’impérialisme US au Vietnam laissa la place à gouvernement « stalinien » capitaliste qui eut tout de même le mérite de liquider l’abominable régime des « Khmers rouges ». Le trotskisme avait prédit que la révolution dans les pays bureaucratiques dits « socialistes » devait voir les masses rétablir la démocratie ouvrière pour défendre les conquêtes sociales contre les bureaucraties qui cherchaient à restaurer le capitalisme. Rien de tout cela ne s’est produit. En Chine, lassés des folies maoïstes, le peuple soutint le cours nouveau impulsé à par Deng Ziaoping et ainsi est née la première puissance capitaliste au monde. Ailleurs, le mouvement suivit, selon des modalités particulières, un chemin semblable. Cuba empruntera la même voie après la disparition des « barbudos ». J’avais commencé à analyser tout cela dans Le cauchemar de Marx,2009, et dans Mais comment peut-on encore être « marxiste » ?, 2024.
Il est temps d’aller plus loin et de prendre au sérieux la « thèse » de Costanzo Preve : les classes dominées ne deviennent jamais des classes dominantes. La politique est un jeu dans lequel s’arbitrent les conflits entre diverses parties des classes dominantes. La Révolution française fut un conflit entre la fraction encore dominée de la classe dominante (la bourgeoisie) et la fraction dominante de la classe dominante (l’aristocratie nobiliaire), elle-même déjà minée de l’intérieur et idéologiquement vaincue. Battu lors de la « semaine sanglante » de mai 1871, le mouvement ouvrier tenta cependant de se construire et de changer de l’intérieur la société capitaliste, mais il avait dû laisser une place dominante dans ses partis et organisations à la petite bourgeoisie intellectuelle et à la bureaucratie qui se développait sur la base même des succès remportés par les ouvriers. Le ralliement des cercles dirigeants du mouvement ouvrier à leur propre bourgeoisie et la grande boucherie de 1914 ont définitivement brisé l’échine de la classe ouvrière.
Je crois que l’analyse de Jean Vioulac dans La logique totalitaire et Métaphysique de l’anthropocène est tout à fait pertinente. Sans le même appareil philosophique, on pourrait aussi admettre la forte analyse de Fernand Braudel sur la signification historique du tournant de 1914. La révolution russe ne dément en rien cette analyse. La révolution prolétarienne, condamnée à échouer dans ce pays « arriéré », fut vaincue à peine sa victoire avait-elle été proclamée. Les bolchéviks ont tenté de faire une révolution sans la classe ouvrière (dont ils avaient dispersé les représentants) et finalement ce fut une révolution capitaliste d’État contre la classe ouvrière.
Le XXe siècle ne laissa pas d’autre choix que de tenter d’améliorer la situation des ouvriers dans les pays capitalistes, de construire des bouts de socialisme à l’intérieur de la société capitaliste.
Tout cela ne signifie pas la fin de la lutte des classes. Celle-ci se poursuit parce que personne ne peut se laisser tondre, battre, humilier, sans protester, parce que, naturellement, tout le monde veut vivre mieux ou, en tout cas, ne veut pas voir son maigre confort, ses minces espérances être laminées pour les beaux yeux des ploutocrates. Vioulac remarque que la révolution n’est pas la locomotive de l’histoire, mais ce qui se passe quand les passagers activent le freinage d’urgence pour éviter la catastrophe.
En réalité, il faut bien constater ce que Jacques Ellul appelle l’illusion politique. Nous croyons que l’action politique permet de faire triompher un ensemble de valeurs qui sont des valeurs morales (ou religieuses). Mais la politique est essentiellement un théâtre où les enjeux réels n’apparaissent que déguisés dans des formes mystifiantes. Les idéologies des partis, leurs prétentions à s’inscrire dans une histoire mythique, les objectifs proclamés, les postures des chefs, les rituels, tout cela n’est qu’un spectacle qui finit par obscurcir la réalité sociale et individuelle et à interdire toute évaluation un peu objective. Nous parlions des masses, de la classe (ouvrière), des appareils (bureaucratiques), etc. Autant de personnages de carton qui peuplaient nos explications, nos analyses toujours plus subtiles pour déterminer des actions censées changer le monde…
Dans ce spectacle, peu nombreux sont les acteurs, quelques pourcents de la population, les élus, les militants, les « permanents ». Les autres habitants du pays sont simplement des électeurs ou des sondés et une partie très importante se contrefout radicalement de la politique. Tout cela contribue à renforcer les illusions d’optique : ainsi en 1968, dans leur majorité les sondés désapprouvaient un mouvement qui semblait tout submerger. Inversement, en 1995 ou en 2023, dans les mouvements contre la réforme des retraites, la contestation était massive (jusqu’aux trois quarts des sondés) mais seule une petite minorité était dans l’action gréviste. Les « révolutionnaires » ne peuvent que susciter la méfiance : les révolutions sont toujours des situations de crise où il y a surtout des coups à prendre et le gain obtenu est rarement à la hauteur des espérances. Avec beaucoup de réalisme, les « petites gens » préfèrent l’ordre au désordre. Le désordre est l’apanage des riches.
Seule compte vraiment et à long terme, la conscience des individus. Il faut prendre au sérieux Socrate quand il affirme qu’il est celui qui prend le plus au sérieux la politique parce que lui s’adresse à la conscience des Athéniens : « Je suis un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’attelle vraiment à l’art politique » (Gorgias, 521d). La seule chose vraiment importante est de rechercher inlassablement la vérité et de la dire, en acceptant aussi que l’on puisse errer et que les autres nous corrigent. Les injonctions, les mot d’ordre sont, au mieux, parfaitement vains. Dire aux gens ce qu’ils doivent faire revient à se tromper soi-même. La posture du militant me semble aujourd’hui d’une incroyable prétention. S’il y a quelque chose à faire, les gens le feront d’eux-mêmes, comme l’ont fait les « Gilets jaunes ». s’il n’y a rien à faire, il suffira d’attendre. Le militant est un soldat d’une armée et comme toute armée, celle-ci doit marcher au pas cadencé et obéir aux ordres (la discipline est le nerf du militantisme). Par engagement, le militant dit adieu à la vérité. Les méthodes horribles d’un camp deviennent des nécessités regrettables, mais somme toute secondaires quand elles sont pratiquées dans l’autre camp. C’était criant à l’époque de la guerre froide et mais ça le reste aujourd’hui même si la ligne de front se sont déplacées. Or si on croit réellement que « l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes », alors ce qui doit primer, c’est la vérité, l’honnêteté, le sens du débat démocratique. C’est seulement à cette condition que les esprits peuvent s’éveiller et se former et devenir apte à participer au gouvernement de la cité. Est-il possible de « faire de la politique » en respectant ces principes, en refusant de mentir, en disant la vérité, quelque amère qu’elle soit ? L’expérience nous pousse à répondre par la négative.
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