J’ai lu et et recensé le livre de François Bazin consacré à Lambert. Au-delà de Lambert se pose une question plus générale qui est celle du destin du trotskisme, du « marxisme révolutionnaire » et de notre « génération ». Aller jusqu’au bout de l’analyse. Si on veut continuer, extirper les racines de quelque chose qui ne concerne pas seulement le lambertisme, mais toutes les tentations du « marxisme révolutionnaire », il faut « mettre du vin nouveau dans des outres neuves » (Matthieu, 9,17).
Bazin n’apporte aucune révélation
pour ceux qui ont connu ce petit monde de près, mais seulement des
éclaircissements utiles. Par exemple, on savait que Lambert confondait sa poche
et les finances de l’organisation et que sa haine de Berg venait de ce que Berg
avait soulevé le lièvre longtemps avant d’être exclu pour avoir été plus
lambertiste que Lambert. On connaissait bien la brutalité de ces gens et leur
propension à justifier toutes les magouilles au nom des grands principes.
Qu’ils aient eu raison sur les staliniens, refusant toutes les illusions et les
accommodements des « pablistes » qui espéraient que sous la
pression des circonstances les staliniens pouvaient devenir des
révolutionnaires ; qu’ils
aient eu raison sur Messali et se soient d’emblée méfiés du caractère « bourgeois du FLN ; qu’ils aient eu raison sur les
pitreries étudiantes de 1968 auxquelles ils opposaient l’unité de la classe
ouvrière : tout cela est à mettre à leur crédit. À leur crédit, mais aussi
à celui de beaucoup d’autres gens. Sur les staliniens, il fallait lire Boris Souvarine[1],
la revue Socialisme ou barbarie et bien d’autres qui ont vu encore plus
clair, plus vite et plus loin. Mais cette relative lucidité théorique ne
saurait en rien justifier ce qu’a été le lambertisme ni sa décomposition sous
nos yeux sous les espèces du mélenchonisme.
Mais la question la plus
angoissante nous concerne, nous !
Comment avons-nous pu marcher dans ce truc sans nous rendre compte que tout
cela était piégé dès le début ?
« Nous », les militants qui sont passés
par cette « école » lambertiste et en sont souvent
ressortis avec beaucoup de bleus à l’âme… Je laisse de côté ceux qui ont résolu
leur propre question sociale, en utilisant le militantisme de jeunesse comme
ascenseur social.
Comment se fait-il qu’un Lambert,
un petit homme, dépourvu de tout charisme, à la culture très moyenne, sans
passé extraordinaire — il n’a pas été résistant, il n’a pas mené de grèves
majeures, il n’a jamais été reconnu par les ouvriers au nom de qui il parlait —,
comment se fait-il donc qu’il ait pu contrôler des milliers de militants, de
jeunes à l’esprit rebelle, de syndicalistes aguerris, d’intellectuels érudits ? Répondre à la question, ce
n’est pas seulement répondre à la question Lambert, mais à beaucoup d’autres en
même temps.
Commençons par le meilleur :
il y a la bonne foi qui pousse des jeunes pas trop ravagés par la société de
consommation à vouloir un monde meilleur, sans guerre, sans puissances
impérialistes, sans domination, etc. Tout cela est fort bon et nous n’avons pas
à rougir de ça. Comme le chante Ferrat, « au
nom de l’idéal qui nous faisait combattre et qui nous pousse encore à nous
battre aujourd’hui… »
L’idéal : voilà quelque chose de précieux. Nous avions un idéal et non une
théorie savante de l’histoire… Ne jamais oublier ça. Si nous n’avons plus cet
idéal, c’est pour le coup que nous devenons de vrais vieux cons. Et l’idéal est
très simple : tous les humains sont frères ou devraient l’être, personne
n’a de droit sur les autres, personne n’a le droit de vivre du travail des
autres, « l’oisif ira loger
ailleurs », nous devrions
tous être libres, égaux et fraternels. Des grands mots, qui viennent du plus
profond de notre histoire, des grands mots qui sont ceux de l’esprit de
l’utopie et du principe espérance, pour reprendre ici Ernst Bloch.
Mais cela étant posé, l’idéal
peut aussi servir de justification à des choses moins idéales. D’abord « l’orga » (l’organisation, le Parti), ça tient chaud.
Quelle que soit cette organisation. Et ça fournit des flopées de copains avec
qui boire des coups et refaire le monde la moitié de la nuit. Et quand
l’organisation fournit des buts idéaux très élevés, elle offre à l’angoisse des
jeunes et des moins jeunes des compensations narcissiques plus excitantes et
moins accompagnées de culpabilisation que la religion.
Les engagements politiques forts
que nous avons connus ont tous cette dimension religieuse, avec ses rituels,
ses grandes messes, ses confessions et ses sacrifices expiatoires. Et comme
dans toute religion, on a des grands prêtres sacralisés qui sont chargés de
mettre en œuvre la liturgie. Pensez aux congrès avec leur cérémonial ! Les militants parisiens de
l’OCI avaient le « bureau
parisien de l’alliance ouvrière »
le samedi après-midi, pour occuper les militants, distribuer le journal et les
tâches, pour être sûr qu’ils n’iront pas profiter du week-end pour paresser ou
lire des livres dangereux. Pour obtenir ces compensations narcissiques, il faut
le mériter : d’où le montant extravagant des cotisations (les « phalanges »), les campagnes financières à répétition (le
denier du culte) et les engagements plus complets : j’achète un bout du
local ou je souscris à « l’emprunt
Berg » remboursable après
la révolution. Quitter cette organisation est plus coûteux : « je ne vais pas partir comme ça
avec tout le fric que j’ai laissé dans ce truc ! », mais aussi « tous les copains que je vais perdre ! »
Mais on peut aller plus loin. Le
bolchévisme a cet avantage spécial de vous promouvoir au rang de chef. Pensez à
cette hiérarchie qui allait du secrétaire de cellule (« amicale »)
jusqu’au secrétariat du bureau politique et finalement à la réincarnation de
Lénine (« Lénine vivant »). Comme une « amicale », c’était entre 4 et 10 membres, entre 1 militant
sur 4 et 1 sur 10 se retrouvait chef, chargé de collecter les « phalanges », les ventes du journal Informations Ouvrières
et de faire passer la ligne du moment, en reprenant les éléments de langage
(comme on dit aujourd’hui) qui venaient du rayon, qui le tenait du secteur qui
l’avait appris après du comité régional qui le tenait du Bureau politique et,
en dernière analyse de Lambert lui-même. Le chef de base devait aussi combattre,
si besoin, les révisionnistes encore inconscients et tous les capitulards en
herbe. Ajoutons aux responsables d’amicales, les responsables de rayon, de
secteur, de fédérale, de région, les responsables de fractions de ceci ou de
cela (responsables de la fraction dans la CGT, par exemple), les membres des
commissions Théodule en tout genre, et on avait une bureaucratie soviétique en
modèle réduit. Ne nous y trompons pas : cette hiérarchie, cet appareil est
une conséquence inévitable de la théorie léniniste du Parti : Trotski,
jeune et encore impertinent, l’avait bien vu dans Nos tâches politiques.
Comme l’Église est le corps vivant du Christ, le Parti est le corps vivant du
marxisme (Marx-Lénine-Trotski, un seul Dieu en trois personnes). Je me souviens
des formules qu’employaient volontiers Lambert et Just et dont le caractère
théologique me saute aux yeux ou aux oreilles aujourd’hui.
Même le militant de base est un
officier ou un prêtre : il est le combattant qui va diriger l’armée
prolétarienne. Il possède la conscience de classe que ces pauvres idiots de
prolos ordinaires ne possèdent pas ou seulement à moitié — ce qui explique que
les ouvriers se fourvoient régulièrement dans le « trade-unionisme » ! À 18 ans, tu deviens
commandant de quelque chose, sous-commandant d’une armée qui va prendre le
pouvoir et changer le monde. De quoi satisfaire le goût du pouvoir qui est le
pouvoir sur les autres, la jouissance d’être obéi ou de pouvoir engueuler les « mauvais » : « camarade,
tu as encore capitulé devant le stalinisme et la bourgeoisie » ou, à la façon de Charles Berg[2] :
« Mes p’tits chéris, ça ne
va pas du tout ». La
violence contre les bannis fait partie de cette jouissance. Je me souviens,
comme si c’était hier, des vociférations de Stéphane Just quand Politica
Obrera a été exclue, Politica Obrera que nous avions portée aux
nues, défendue face aux tortionnaires argentins et qui maintenant est à jeter
aux chiens pour des raisons que tout le monde a oubliées. Et Just de hurler à
Jorge Altamira, dirigeant de PO : « Va
te faire enculer ». Je
laisse au psychanalyste le soin de donner l’interprétation qui convient.
Cette jouissance du pouvoir, ça
paye de bien des sacrifices !
Surtout quand elle s’étend vers le haut, que tu deviens en tant que chef syndical
un interlocuteur régulier des ministres, comme cette ministre qu’un responsable
étudiant se vantait d’avoir « sautée ». Et quand Lambert se vante de
ses entrées auprès de Chirac, tout le monde derrière lui se croit déjà dans la
cour des grands.
Il y a aussi les avantages
matériels réels que certains ont tirés. Pas seulement Lambert qui s’est fait payer
sa « garçonnière » par le « Parti » (sur ces questions, Bazin, qui ne veut pas être
traîné devant la 17e chambre correctionnelle, est extrêmement modeste).
Je me souviens de ma mission en Italie en décembre 1976. Objectif
officiel : contacter diverses variétés de trotskistes transalpins pour
voir si on pouvait faire un parti. Grand hôtel, le voyage avait été commandé à
Havas. On m’avait donné au départ de Paris une somme rondelette en liquide pour
parer aux besoins essentiels. Quand je rentre à Paris, je rends l’argent non
dépensé avec une feuille de comptes. Mon « officier
traitant », un peu surpris
de revoir tant d’argent, enfourne le tout dans sa poche, dont je ne suis pas
sûr qu’il n’en soit jamais ressorti… C’est un détail. Mais l’OCI est une « bonne gâche » pour devenir journaliste (les
positions du fiston du chef à l’AFP font bien les choses) ou pour passer des
thèses qu’on n’a pas écrites avec un jury dûment sélectionné d’amis du parti,
enseignants dans le supérieur.
Évidemment, tout cela n’est pas
énorme, des compensations tout juste symboliques qui vous font passer dans les
couches les plus aisées des petites classes moyennes. Ce ne sont pas les
privilèges des hiérarques staliniens (voir les livres de Philippe Robrieux sur
Thorez ou La secte[3]),
mais ça permet de faire partie des « grands » avec toutes les conséquences
politiques que cela implique. La « défense
du parti », dès lors, prime
sur tout et vous permet d’avaler des couleuvres grosses comme des boas, sans
avoir de problèmes d’indigestion. La « loi
d’airain de l’oligarchie »
qu’avait mise en évidence Robert Michels s’applique ici. On sait aussi que la
question foncière (la propriété du « 87 », le gros ensemble immobilier rue
du Faubourg Saint-Denis) et le contrôle des retraites des vieux permanents[4]
a joué un rôle décisif dans la scission du POID.
L’erreur serait de considérer
tout cela comme de regrettables déviations. C’est la logique même du parti qui
est en cause et elle se produirait de toute façon, quel que soit le parti. Pour
Marx, seuls les producteurs associés peuvent dans leur mouvement propre
renverser le mode de production capitaliste. S’il a dissous aussi cavalièrement
la première Internationale, c’est précisément parce que ces avant-gardes
autoproclamées, indépendantes du mouvement réel, lui semblaient vaines (au mieux),
nocives (au pire) et c’est aussi pour cela qu’il est resté en dehors du
processus de formation de la SPD. La seule organisation réelle à laquelle il a
appartenu est le conseil des trade-unions. Révélateur, non ? Les organisations de
producteurs sont utiles (syndicats, coopératives, mutuelles, associations
culturelles, etc.), les partis sont des expropriateurs du prolétariat. Ils sont
nécessairement dépendants de la structure étatique et donc du système de
domination. Le triste constat, c’est que l’OCI était et est comme les autres. à
une place différente, mais comme les autres. Peut-être pas pire (le PCF tient
toujours le record dans ce domaine), mais pas meilleure.
Poursuivons : si on refuse
le « substitutisme » inhérent aux diverses théories
du parti, il faut aussi renoncer une bonne fois pour toutes à la « violence révolutionnaire ». la violence ne peut pas être
révolutionnaire. On a le droit de se défendre quand on est menacé de mourir,
mais la défense ne peut être que réactionnelle et, en tant que telle, elle ne
porte aucun avenir meilleur. Quand les bolcheviks se donnent le droit, au nom
de leur niveau de conscience plus avancé, de disperser manu militari,
l’Assemblée constituante russe, dans laquelle ils n’avaient que 25 % des
voix, la messe est dite. Mais c’est vrai aussi de la Révolution
française : la terreur robespierriste était la tentative désespérée de la
révolution de sauter par-dessus sa propre tête et elle a ouvert la voie à la
terreur contre-révolutionnaire qui a suivi et à la restauration bonapartiste.
Mais les militants de l’OCI —
comme ceux de la Ligue communiste d’ailleurs — étaient élevés dans le culte de
la « violence
révolutionnaire »,
laquelle, fort heureusement, n’a jamais dépassé quelques affrontements, plus ou
moins ritualisés, avec les forces de l’ordre, les prétendus « fascistes » et les staliniens. »Action
directe » mise à part, nous
n’avons pas connu les Rote Armee Fraktion ni les Brigate Rosse.
Le plus souvent, la violence des groupes révolutionnaires français post-68
était du type « guerre
des boutons », des farces
de jeunes gens désireux de montrer leur virilité. Le « service d’ordre »
de l’OCI, très efficace en son genre, servait surtout à faire régner l’ordre « au sein du mouvement ouvrier ». Mais il avait aussi la
fonction symbolique de rappeler que, le jour venu, le grand jour de la
révolution, les choses se régleraient comme ça.
Ce rapport à la violence, réelle
ou surjouée, renvoie à l’idée que c’est l’avant-garde qui doit émanciper le
prolétariat, parce qu’elle seule sait de quoi il retourne et que, la fin
justifiant les moyens, elle a tous les droits pour « défendre le Parti ».
On peut pourchasser après les avoir exclus les partisans de Balasz Nagy (Michel
Varga), on peut leur casser la gueule, pour signifier que, dans d’autres
circonstances, ils auraient fini, avec une balle dans la tête, dans les caves
d’une nouvelle Lubianka.
En conclusion, l’expérience de
l’OCI et de ses ultimes avatars nous éclaire sur les ressorts profonds du
stalinisme qui ne peut être réduit aux particularités de la Russie tsariste.
Elle nous éclaire aussi sur les
impasses du parti centralisé et des doctrines « marxistes » ou autres qui permettent de
construire des sectes, mais nullement de faire progresser les classes
populaires dans le chemin de leur émancipation. « Il
n’est pas de sauveur suprême » :
la dévotion aux chefs est d’emblée la marque que ce n’est pas vers la
révolution que nous emmènent ces partis, mais vers une autre forme de
domination. Tout est à reprendre à zéro. Dans les conditions d’aujourd’hui,
nous devons ouvrir de nouvelles voies, les explorer, savoir reculer à temps
quand ces voies se révèlent être des impasses… Reprendre à zéro avec un seul
mot d’ordre : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des
travailleurs eux-mêmes, pas celle des « révolutionnaires » qui parlent en leur nom, pas
celle des savants en « conscience
de classe », ni des
intellectuels qui n’ont rien d’autre à faire qu’à se mettre au service du
peuple. Reprendre tout à zéro en s’appuyant sur des communautés de base, de
toute nature, ces communautés où s’exprime la nature sociale de l’homme et où
peut se forger un destin commun. Et refuser de subordonner ces communautés à un
parti organisé.
Le 9 septembre 2024
[1]
Souvarine est l’un des fondateurs du PCF. D’origine russe, il comprendra très
vite de quoi il retourne et publie son Staline dès 1935. Des
anarchistes, des communistes de retour d’URSS ont très tôt des analyses du
stalinisme bien plus percutantes que celle de Trotski et des trotskistes qui se
sont enferrés dans la théorie de « l’État
ouvrier dégénéré ».
[2][2]
Berg-Kirsner, exclu de l’OCI, agoni d’injures, constata plus tard : « Heureusement que nous n’avons
pas eu le pouvoir ». On ne
peut pas mieux dire.
[3] Philippe
Robrieux était l’ami de Paul Thorez, fils de Maurice et Jeannette, il fréquenta
de près la famille du prétendu « fils
de mineur » et livre sur le
PCF et ses mœurs des connaissances fort utiles.
[4] Les
permanents étaient payés au SMIC (officiellement) et la paye réelle arrivait en
liquide… Mais pour la retraite, les choses deviennent plus compliquées. Il ne
faut pas se fâcher avec le parti, sinon on a une retraite de SMICard.
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