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samedi 23 mars 2019

Changer d’ère.

Pour comprendre quelque chose à notre présent, il est nécessaire d’appréhender la réalité dans sa globalité. On peut comprendre le mouvement des « Gilets Jaunes » en France sans le mettre en rapport avec ce qui se passe à l’échelle internationale, ce que la presse et les cercles dominants ont désigné du nom de « montée des populismes ». Mais nous entrons dans une nouvelle époque historique sous l’effet d’un double ébranlement.
Sur le moyen terme, nous avons connu depuis la Seconde Guerre Mondiale une première phase d’une trentaine d’années (et même un peu plus), marquée par la domination d’un capitalisme « organisé », dont l’État providence garantissait à la fois la stabilité économique et l’ordre politique – l’État providence apparaissait comme la réponse adéquate à la menace « communiste » russe ou chinoise. La crise de la domination des États-Unis, actée par la déclaration de Nixon le 15 août 1971 sur la non-convertibilité du dollar qui n’était plus « as good as gold », engageait une nouvelle voie que devaient emprunter les différents gouvernements (Callaghan puis Thatcher en Grande-Bretagne, Carter puis Reagan aux États-Unis) et que l’on a appelée « néolibéralisme », une voie fondée sur le « tout marché », la dislocation des systèmes de l’État-Providence et un développement irrésistible du commerce mondial, des « délocalisations » et de la division mondiale du travail. La crise des « subprimes » en 2008 a mis à jour les failles de cette nouvelle régulation « néolibérale » et précipité un mouvement de « démondialisation », d’abord dans les esprits – la « mondialisation heureuse » a vécu – et dans l’ordre économique et politique avec le retour des politiques protectionnistes, la dénonciation de plusieurs traités importants et même la menace américaine de quitter l’OMC.
Cette crise trentenaire de la régulation capitaliste mondiale se double d’un ébranlement à long terme des structures politiques et idéologiques, sur la base desquelles s’était développé ce qu’il faut bien appeler le cours de l’histoire universelle, puisque c’est précisément le capitalisme qui a « mondialisé » l’humanité, en a fait une communauté effective et lui a donc donné une histoire commune, universelle. Du début des temps modernes à nos jours, le développement économique est allé de pair avec le développement de la technoscience et la poussée démographique. Cette triple poussée allait servir ou devait servir le plus grand bien de tous, élargissant sans cesse le domaine de la liberté et d’une égalité, qui était vue comme une sorte d’homogénéisation de l’espèce humaine. Les idées politiques se sont modelées peu ou prou sur cette ligne, la gauche accaparant le monopole du « progressisme » et du « parti du mouvement » pendant que la droite défendait le « parti de l’ordre » et le poids des hiérarchies naturelles. Les crises majeures qu’ont été les deux guerres mondiales ont été réduites au rang d’accidents de parcours que la mondialisation croissante devait interdire à l’avenir.
Mais toute cette vision du monde est aujourd’hui si ébranlée que des pans entiers sont en train de s’effondrer. Remarquons d’abord que le progressisme est mis à mal. On a de plus en plus de mal à croire que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Fondée ou non, la panique climatique est révélatrice d’un état d’esprit. Les remèdes proposés pour sauver le climat sont d’ailleurs si ridicules qu’il vaudrait mieux que les scientifiques du GIEC se soient trompés lourdement ! Quand on entend des adolescents prôner les « petits gestes » (j’arrête le nutella et demain la viande) pour culpabiliser les générations antérieures, on hésite entre le rire et les larmes du désespoir. On s’est longtemps demandé quel monde nous allions laisser à nos enfants et maintenant on doit se demander quels enfants nous laissons au monde. Mais tout ce spectacle de la « lutte pour le climat » doit être pris pour un symptôme névrotique au sens freudien, une manière camouflée d’exprimer ce qui taraude l’inconscient de nos sociétés. Et ce qui nous fait souffrir, c’est cette blessure narcissique que notre moi progressiste s’est vu infliger. La société « liquide » des individus désaffiliés est une impossibilité et tout le monde le sait. On ne pourra pas multiplier par 6 ou 7 la population mondiale au cours du prochain siècle, les ressources sont limitées et les champs d’investissements nouveaux se feront rares, quand l’Afrique aura été entièrement soumise à la division mondiale du travail.
En second lieu, l’homme qui se fait lui-même est à bout de souffle. Le soixante-huitard (caricatural) avait prôné la liquidation du père, c'est-à-dire l’abolition de l’ordre symbolique, pour parler en termes lacaniens. Le nouveau féminisme et la théorie du genre proposent l’abolition du réel, c'est-à-dire de la mère. Il ne reste plus que le moi imaginaire, adonné à la mortelle culture du narcissisme, le moi « délié », affranchi de tous les « déterminismes », comme l’avait demandé un ancien ministre de l’Education qui n’est plus nationale. Le mouvement né de la prétendue révolution sexuelle doit pédaler toujours plus vite et plus loin pour se maintenir debout. Mais il apparaît de plus en plus clairement que loin d’être une libération, elle est bien ce que Marcuse avait analysé comme une « désublimation répressive », afin que la sexualité « libérée » soit mise au service du principe de rendement, propre au mode de production capitaliste. Mais tout cela est en train de se renverser et les « nouveaux réactionnaires » se multiplient et commencent à se faire entendre. La toute-puissance infantile de celui qui prétend se choisir et choisir ses enfants comme des productions en magasin est si mortifère que le corps social secrète les antidotes nécessaires.
En troisième lieu, le désenchantement du monde n’a pas produit une cohabitation tolérante, mais réveillé la guerre des dieux. L’inquiétante autant qu’incontestable poussée islamiste, qui est loin de se limiter aux manifestations paroxystiques des djihadistes, n’est pas l’ultime sursaut que provoquerait l’entrée du monde musulman dans la modernité – thèse soutenue par Emmanuel Todd et justement réfutée par Jean Birnbaum dans La religion des faibles.  L’islamisme est parfaitement moderne et maitrise tous les moyens de la technologie pour étendre son influence et son emprise sur les âmes autant que sur les corps. Même les salafistes ont des téléphones portables ! La tolérance des multiculturalistes branchés n’est qu’une condescendance à peine cachée à l’égard des musulmans, mais ceux-là vont bientôt commencer à mesurer les effets de la tolérance à l’égard des intolérants.
Les marqueurs politiques et moraux traditionnels sont balayés par ce changement de période historique. Au-delà des politiciens qui ont su s’en emparer, se font jour nécessairement les aspirations à la défense de ce qui a constitué jusqu’à présent les cadres de la vie sociale, les cadres dans lesquels on pouvait revendiquer une vie décente. Le prétendu « populisme » recouvre une bonne partie de ces aspirations. Les citoyens veulent un État (et non une « gouvernance mondiale »), un État protecteur de la communauté nationale et apte à garantir la sûreté des perspectives de vie. Si le mot d’ordre du capitalisme absolu de notre époque est « familles, je vous hais ! », la famille assiégée pourrait bien apparaître de plus en plus comme « un refuge dans ce monde impitoyable » (Lasch). Les frontières nationales sont les murs qui soutiennent le monde, disait Hannah Arendt. Il devient urgent de retrouver un cadre plus limité que la mondialisation pour maintenir la possibilité d’un monde commun, ce qui n’apparaîtra paradoxal qu’à ceux qui n’ont pas compris que l’absence de frontières, c'est-à-dire l’illimité, produit le chaos. Des idées « de droite » deviennent ainsi des moyens de résistance à l’emprise croissante de la marchandise et du capital et des idées « de gauche » deviennent les revendications du capital transnational. Les réalignements politiques sont déjà engagés. Les réalignements intellectuels sont en cours. Dans ce moment où le vieux ne cesse de mourir et où le nouveau peine à émerger, le pire peut surgir. Mais aussi l’urgence du meilleur, tant est-il que les hommes font eux-mêmes leur propre histoire.

Denis Collin – le 20 mars 2019

mercredi 13 mars 2019

Défendre la république !


Le mot « république » est largement galvaudé. Se disent « républicains » tant de politiciens qui chaque jour foulent aux pieds les principes républicains qu’il pourrait sembler presque nécessaire d’abandonner ce nom glorieux. Essayons cependant d’en rappeler la signification et de d’en tirer les conclusions.

lundi 7 décembre 2015

Le choc des civilisations?

Orient et Occident comme catégories idéologiques

En 1996, Samuel Huntington faisait paraître son essai intitulé Le choc des civilisations dont le titre américain un peu plus explicite indiquait la visée stratégique : The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. Refaire l’ordre mondial : ce fut l’ambition de Bush junior lors de la guerre d’Irak de 2003, une ambition qui eut le succès que l’on sait. Après les attentats de Paris, les thèses d’Huntington ont trouvé une seconde jeunesse. Plusieurs commentateurs et essayistes – y compris Alain Finkielkraut – ont évoqué le livre d’Huntington pour tenter d’expliquer l’offensive internationale de l’État islamique. C’est devenu une musique de fond. Un ami, au lendemain du 13 novembre m’écrit : « Même si on reconnaît le principe de LUTTE DE CLASSE, on peut considérer celui de CONFLIT DE CIVILISATIONS prééminent. Nous sommes des produits de l’Histoire et elle n'a pas commencé au XVe siècle (prémices du capitalisme). Dans le cas présent, même si on peut le situer dans un monde dominé par le capitalisme, j’y vois, avant tout, un nouveau pic dans le vieux conflit entre orient musulman et occident judéo-chrétien, les mouvements islamistes étant la pointe avancée d’une religion qui a la particularité d’être la seule à conceptualiser la conquête du monde entier et l’éradication de ceux qui ne l’acceptent pas. » Cette prise de position très nette mérite d’être discutée parce qu’il s’agit d’une clé d’analyse sérieuse et qui pourrait engager les perspectives historiques des prochaines décennies. Les tenants de la mondialisation (qui devait être heureuse, comme le proclamait Alain Minc) rejettent spontanément cette thèse tellement contraire au credo du capitalisme contemporain, ce capitalisme absolu qui s’érige en modèle social unique autant qu’en religion. Les marxistes « old fashion » la rejettent également tant elle semble contraire au dogme qui veut que l’infrastructure détermine la superstructure et que la domination mondiale du capitalisme ne peut admettre que ces questions de civilisations, de cultures, de religions puissent avoir une efficace propre – au point que certains de ces marxistes, pour faire entrer le réel dans le lit de Procuste du « matérialisme historique » annexent Daesh à la catégorie « représentation déformée des luttes des opprimés » ou simple prolongement des monarchies pétrolières manipulées par les États-Unis.

Disons-le d’emblée, tant l’économisme néolibéral que l’économisme marxiste sont impuissants à rendre compte de la réalité. Les cultures et les religions ne sont pas de simples projections des classes dominantes et les ambitions politiques de tel groupe, de tel gouvernement ou de telle  ne peuvent être simplement rabattues sur « les intérêts du capital financier ». C’est la raison pour laquelle Daesh apparaît comme une véritable énigme autour de laquelle s’affairent des escouades de spécialistes qui se perdent en conjectures. Cependant, il me semblerait erroné de faire du conflit des civilisations un facteur autonome, surdéterminant l’ensemble de la marche du monde. Il nous faut, dans ce domaine comme dans tous les autres, une approche « dialectique », c’est-à-dire articulant les différents niveaux et les différentes formes de conflits.

Le capitalisme aujourd’hui

D’abord il faut faire place nette et donc balayer les analyses et interprétations qui nous entraînent dans des impasses. Le « marxisme standard » tend à penser le mode de production capitaliste comme un système mondial par nature et à reléguer les conflits nationaux au rang de conflits entre groupes capitalistes, sur le modèle de l’analyse classique et faussement rassurante de la Première Guerre mondiale, affrontement des grandes puissances impérialistes de l’époque en vue du partage du monde. La touche nouvelle apportée à ces analyses, et surtout après la fin de la guerre froide et l’effondrement du bloc soviétique, est que nous n’aurions plus désormais qu’une seule grande puissance impérialiste (les États-Unis) contre laquelle se révolteraient ici et là les peuples opprimés. La lutte des classes, sous des formes diverses, serait une seule lutte de classes mondiale contre l’impérialisme américain et ses « laquais ». Certes, le mode de production capitaliste est « mondialisation » par nature. Le capital considère toute limite comme un obstacle à surmonter et les frontières nationales apparaissent comme des limites insupportables. C’est pourquoi il brise impitoyablement les nations et les cultures, soumettant le monde entier à un modèle unique, celui dont la religion se nomme « économie » et dont la loi est la loi de la valeur (ou plus exactement de la valorisation de la valeur). Mais le capitalisme n’est pas pour autant devenu le « super-impérialisme » dont parlait Kautsky. L’extension du mode de production capitaliste met en mouvement les peuples, les faits entrer de gré ou de force dans le carcan du capital, mais en même temps réveille les puissances endormies, incite chacun à entrer dans l’arène mondiale pour son propre compte. La théorie trotskyste de la révolution permanente prévoyait que les peuples dominés ne pourraient s’émanciper de la tutelle de l’impérialisme qu’en s’engageant dans la voie de la révolution prolétarienne, faute de quoi les faibles bourgeoisies nationales seraient incapables de se transformer en puissances capitalistes indépendantes. Les bourgeoisies des pays capitalistes à développement retardataire étaient vouées au rôle peu glorieux de « bourgeoisies comprador »… L’histoire a démenti cette vision stratégique, à laquelle manquait justement la dialectique ! Comme les trotskistes pensaient la « révolution imminente », ils ne purent comprendre jusqu’au bout ce que Trotsky donnait pourtant à comprendre avec sa formule du « développement inégal et combiné ».
Le mouvement populaire – car il serait abusif de parler de mouvement ouvrier dans nombre de ces pays retardataires – a servi de tremplin sur lequel la petite-bourgeoise étatique et les embryons de la classe capitaliste ont pu créer de nouvelles entités étatiques nationales pouvant commencer à jouer un rôle indépendant. La deuxième puissance mondiale aujourd’hui est la Chine et l’hypothèse qu’elle devienne la première puissance économique n’est plus du tout une vue de l’esprit. Elle commence à développer ses propres institutions financières mondiales, investit largement à l’étranger – en Afrique, mais pas seulement. Les BRICS tentent eux aussi de mettre sur pied des instruments financiers indépendants de la Banque Mondiale et du FMI. À une plus petite échelle, des processus du même type se développent dans les pays à dominante musulmane. Les monarchies pétrolières (Arabie Saoudite, Qatar, Émirats …) ont des ambitions internationales non dissimulées et pèsent d’un poids qui n’est plus seulement celui de la rente pétrolière. Que ce capitalisme islamique semble très étrange aux Occidentaux imbus de l’idée de leur supériorité éternelle ne change rien à la réalité. L’Iran n’est plus ni l’Iran du Shah, ni l’Iran à demi assiégé des premières années de la République islamique. C’est une puissance régionale qui veut non seulement assurer sa propre sécurité, mais aussi jouer un rôle influent dans le monde musulman. La Turquie, largement « européanisée » n’échappe pas à ce mouvement. Les traits de caractère de l’autocrate Erdogan ne peuvent se manifester que parce que le chef de l’AKP a l’appui d’un capitalisme turc dynamique … et des multinationales qui ont beaucoup investi en Turquie.
Ce développement mondial du capitalisme dans ses formes diverses n’est en rien un processus homogène. Les formes étatiques et les rapports entre la bureaucratie étatique et le capital privé sont très variables – ici je renvoie aux contributions de Jérôme Maucourant. Ce qu’il faut comprendre, c’est que cette structure sociale capitaliste est toujours étayée sur le fond culturel et religieux de chaque pays ou de chaque région. On sait le rôle qu’a joué le protestantisme dans le développement du capitalisme en Occident. Le protestantisme n’a été ni la cause ni la conséquence du développement du mode de production capitaliste, car alors l’Italie du Nord aurait dû être le foyer de la Réforme – puisque le capitalisme est d’abord né là, ainsi que l’explique fort justement Fernand Braudel. Mais il a donné au capitalisme européen ses formes politiques et idéologiques particulières. Ce qui est vrai de l’Europe occidentale et de son prolongement aux États-Unis n’a nullement vocation à être la forme nécessaire du développement historique à l’échelle du monde entier. Marx avait déjà noté ce point avec vigueur lorsqu’il s’est intéressé à la Russie en réponse aux interrogations de Vera Zassoulitch.

Le développement inégal et combiné

C’est donc dans l’articulation entre le mode de production capitaliste et l’héritage historique propre à chaque pays que peuvent s’expliquer les contradictions et les conflits entre les diverses parties du système capitaliste mondial, et non dans l’ajout comme quelque chose d’extérieur d’un facteur « civilisationnel », culturel ou religieux. Ce qui rend difficile cette approche, notamment pour les marxistes, c’est la séparation entre « l’infrastructure économique » et la « superstructure » idéologique, religieuse, juridique, etc. Mais si on lit bien Marx, cette séparation est inopérante. Les idées, la conscience que les individus ont d’eux-mêmes et du monde sont les formes des relations sociales. Ainsi l’idéologie, la religion, la culture, ne sont pas des épiphénomènes, mais la manière dont les individus spontanément pensent leur propre vie. Si la religion est le reflet du monde réel, du monde dans lequel l’homme est aliéné, devenu en quelque sorte étranger à lui-même et soumis aux créations de sa propre activité, on comprend dès lors que les religions soient des facteurs actifs de l’histoire. Les historiens de l’école des Annales n’ont jamais pensé qu’on pouvait couper l’histoire humaine de la « civilisation matérielle » (la façon dont les hommes assurent leur vie immédiate) et de l’économie, mais ils ont, à juste titre, accordé une grande importance aux mentalités, à la fois expressions et facteurs d’explication causale des phénomènes socio-historiques. Que l’économie soit devenue dominante dans la vie sociale, ce n’est pas un fait transhistorique, mais quelque chose qui se développe avec le mode de production capitaliste dans le monde occidental, l’économie devenant en quelque sorte la véritable religion des pays capitalistes développés. « In God we trust » : cette formule inscrite sur le billet américain résume la situation !
Ces considérations générales étant faites, venons-en au cœur du sujet. Les civilisations les plus étrangères à la « civilisation chrétienne occidentale » sont les civilisations asiatiques, principalement chinoise et japonaise, toutes deux entrées de plain-pied dans le grand maelström du capitalisme mondial. Mais en Chine comme au Japon les principes du management ont été remaniés, bricolés, selon les traditions de ces pays. Rituels et cérémonials continuent d’être le soubassement de la vie sociale, continuent de lui donner son sens et de structurer les rapports des individus entre eux et avec l’au-delà – songeons à la persistance du culte des ancêtres dans les foyers japonais ou au rôle que continue de jouer dans la Chine postmaoïste la pensée de Confucius. Ni les Chinois ni les Japonais ne sont devenus « des Américains comme les autres » ! Dans son livre fameux Huntington avait pointé dans cette différence les germes d’un des conflits majeurs des décennies à venir. Nous ne nous en préoccupons guère parce qu’il s’agit de pays lointains – malgré internet, le « village global » reste une fable – et parce que leur insertion dans le système national-mondial se fait par des méthodes en gros pacifiques.

Orient/Occident : une vision idéologique

Les feux sont braqués sur le conflit entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman comme l’indique mon correspondant. Mais ces grandes catégories qui peuvent être frappantes quand il s’agit de polémiques journalistiques ou de géopolitique à la petite semaine sont des universaux vides.
Tout d’abord Orient et Occident ne sont pas des réalités, mais des catégories idéologiques qui se présentent comme des catégories géopolitiques ou historiques. Partons de la définition : là où le soleil se lève, c’est l’Orient et là où il se couche, c’est l’Occident. Mais évidemment, transposé dans le contexte géopolitique, c’est une vue ethnocentrée, car orient et occident sont toujours définis par une position cosmologique relative. La Chine n’est pas en Orient puisqu’elle se pense comme « l’empire du Milieu » ! Orient et Occident sont des catégories, inséparables : l’une ne se pense que relativement à l’autre et sont liées à un sens historique déterminé, « ethnocentré », celui de la culture occidentale.
  • La première séparation orient/occident est la scission intervenue dans la chrétienté entre les différentes parties de l’Empire romain ; après Constantin, qui fait de Constantinople la capitale de l’Empire romain d’Orient, on va établir à l’Ouest un « exarque ». Ce n’est pas l’Occident, mais du point de vue byzantin, c’est l’extérieur.
  • Le schisme chrétien, consommé définitivement en l’an 1054 entérine cette scission. Des Églises d’Orient se dressent contre une Église d’Occident qui se veut « universelle » (c’est le sens du katholikos grec). Du reste, négliger cette différence entre orthodoxie grecque et russe d’un côté, catholicisme et protestantisme de l’autre, c’est se condamner à ne rien comprendre au destin actuel du continent européen.
  • Cette ligne de fracture connaît un déplacement avec les conquêtes arabes – il y a un occident arabe, le Maghreb – puis l’Empire ottoman dont la géographie ressemble en tous points à l’empire d’Alexandre le Grand ! Mais ça n’empêche pas de parler d’Orient musulman... À partir du XVIIIe siècle, on va assister à des tentatives d’occidentalisation de l’Empire ottoman, fasciné par le modèle occidental, mais échouant à se mettre à l’école capitaliste moderne. La chute de l’Empire ottoman va conduire à l’« occidentalisation » de la Turquie.
  • Une nouvelle fracture Orient/Occident apparaît avec la révolution russe. L’Orient, ce sont maintenant les bolcheviks ou les « cosaques » :« Les communistes ne sont ni à droite ni à gauche, mais à l’Est » disait Guy Mollet. Mitterrand le reprend en 1982 devant le Bundestag : « les pacifistes sont à l’Ouest, les missiles sont à l’Est ».
On doit s’interroger sur la permanence de cette fracture comme opérateur idéologique. L’Orient, ce seraitt l’ennemi – qu’on se souvienne du « péril jaune », ressorti un jour par une ministre socialiste, Mme Cresson. L’Orient serait encore barbare puisqu’il n’est vu simplement que comme le commencement, face à l’Occident, le lieu où la civilisation et la raison se seraient développées. Vision typiquement eurocentrée – malheureusement mise en musique « philosophique » par les grandes philosophies de l’histoire du XVIIIe et du XIXe siècles.
Il arrive que cet imaginaire s’inverse. L’Orient, c’est là où le soleil se lève, où se lève donc l’aube d’un temps nouveau, par opposition à l’Occident, pays du crépuscule. Le « tramonto », le coucher du soleil en italien, c’est aussi le déclin – c’est ce qu’on trouve au fond de l’imaginaire communiste du XXe siècle ou dans l’imaginaire des « maos ».
On notera le maintien de cet imaginaire. On parle des Occidentaux, comme s’ils formaient une unité historique et civilisationnelle. Il y a un orientalisme occidental, un courant littéraire puisant ses racines dans le passé, de Marco Polo aux « turqueries » prisées en Europe aux XVIIIe et XIXe siècle. La critique de cet imaginaire est indispensable si on veut sortir de ces visions idéologiques : on est toujours à l’Est de quelqu’un. L’Allemagne hier, avant 1945, était bien une nouvelle figure de ces barbares qui sont à l’Est. Le traitement infligé à la Grèce aujourd’hui n’est pas sans rapport avec cette idée que la Grèce, Chypre, la Roumanie ou la Bulgarie sont l’Orient de l’Europe !
La fracture Orient/Occident exprime idéologiquement, en premier lieu, que cette fracture vient comme le représentant des limites à l’expansion du mode de production capitaliste et pour ce système toute limite est un obstacle à renverser. Le « rêve occidental », ce n’est pas la démocratie, les droits de l’homme, etc., mais le dominium mundi : un Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais – c’était déjà la prétention de l’Empire de Charles Quint. L’utopie de la mondialisation exprime cette eschatologie capitaliste. Il y a un deuxième trait : tout empire à vocation universelle a besoin d’un ennemi contre lequel dresser toutes les forces pour assurer la cohésion de l’organisation impériale.
Sortir de cette vision idéologique, et cesser de mettre les musulmans en Orient et les chrétiens en Occident dans deux grands sacs, vides de contenu rationel, cela exige de rappeler que le christianisme fut d’abord une religion orientale ! L’Arabie de Mahomet est un pays largement christianisé, avec également d’importantes communautés juives. Les conquêtes arabes au Levant ou en Afrique du Nord se font dans des pays christianisés. Pour les « Croisés », il semblait très légitime de reconquérir le berceau du christianisme. Il reste aujourd’hui encore des minorités chrétiennes, particulièrement persécutées en Syrie, en Irak ou en Turquie. Avant la Première Guerre mondiale, les chrétiens, Arméniens ou Grecs, formaient une part importante de la population de l’Empire Ottoman. On n’oubliera pas non plus le Liban, barycentre de tous les conflits de la région.
En second lieu, il faudrait cesser de parler de monde arabe et de monde arabo-musulman comme entité unique opposé à l’Occident. On vient de le rappeler tous les Arabes ne sont pas musulmans. Et tous les musulmans sont loin d’être arabes. Le premier pays musulman est l’Indonésie qui n’est pas vraiment arabe et où l’islam, pratiqué par 83 % de la population n’est que l’une des six religions officielles. Ni l’Afghanistan, ni le Pakistan ne sont arabes. Et non plus l’Iran pour ne rien dire des diverses nations turcophones, Turquie en tête. Quant aux pays arabes, ils ne sont pas tous arabes ! Les pays du Maghreb sont d’abord « Berbères » ou composés de populations que les Arabes d’Arabie ne considèrent pas comme des Arabes véritables, mais seulement comme des « arabisés ». Le « monde arabe » de même que la «  arabe » de Nasser ou Saddam Hussein, ce n’est qu’un slogan, un mot creux utilisé pour détourner les peuples de la lutte politique pour leur propre souveraineté. Il y a une  égyptienne et une  marocaine, toutes deux fort différentes des monarchies pétrolières du Golfe. Il n’y a pas plus d’unité du monde musulman qu’il n’y a d’unité arabe. Les conflits entre chiites et sunnites, dont le premier de grande envergure fut la guerre Irak/Iran où les puissances de l’OTAN apportèrent leur soutien à Saddam Hussein (y compris par la livraison d’armes chimiques) contre le « Satan » de l’époque, l’Iran de Khomeiny. C’est aussi une banalité de répéter qu’il n’y a pas un islam, mais des islams, chacun des deux grands courants étant lui-même subdivisé en chapelles très différentes dans leur interprétation de la loi coranique et dans leur pratique sociale.
En troisième lieu, il n’y a pas plus d’Occident chrétien que d’Orient musulman. Non seulement des courants chrétiens il y en a autant de différents qu’un bon Dieu peut en bénir, mais encore de nombreux pays dits chrétiens sont profondément déchristianisés. Il serait bon de rappeler que les plus gigantesques et les plus meurtriers des conflits que l’histoire humaine ait connus ont commencé en Europe dans la lutte entre des nations chrétiennes extrêmement proches sur le plan de la culture. Ce simple fait devrait retenir la plume de ceux qui décrivent les menaces actuelles en termes de conflit de civilisations.
Enfin si on veut à tout prix garder l’approche globalisante en termes de civilisation et de religion, on ne doit pas oublier les liens anciens et profonds entre le « monde arabe » et les « chrétiens ». Cela a joué par le passé un certain rôle. La « translatio studiorum » qui voit les commentaires arabes des philosophes grecs regagner l’Europe est un des moments importants de l’histoire de la pensée « occidentale » – même si on admet que les textes de Platon et Aristote furent d’abord traduits en arabe par des chrétiens d’Orient, intégrés dans les royaumes arabes du Haut Moyen Âge. Rappelons encore les liens entre Al Ghazali et les grands mystiques comme Maître Eckart. On pourrait dire que l’Orient et l’Occident sont divisés par les mêmes préoccupations métaphysiques et la croyance en un seul et même Dieu ! Christianisme et Islam se veulent également universalistes, catholiques au sens étymologique, et de ce point de vue c’est leur proximité et leur ressemblance qui peut apparaître comme la cause de leurs conflits.

Une quatrième guerre mondiale ?

Laissons donc ces explications par des sortes d’essences culturelles ou religieuses, qui ressemblent fort aux explications par les causes occultes de la scolastique néo-aristotélicienne. On peut résumer la conjoncture présente en montrant qu’elle est la combinaison de deux éléments étroitement imbriqués : d’une part le chaos – baptisé jadis « nouvel ordre mondial » – qui résulte de la tentative de l’impérialisme dominant (les États-Unis) de remodeler l’ensemble des relations internationales avec la fin de la guerre froide et la dislocation du bloc soviétique ; d’autre part la montée du fondamentalisme islamiste qui apparaît comme porteur d’une alternative face à ce chaos dont il est pourtant lui-même un des éléments actifs.
L’ambition des puissances impérialistes est assez connue : la mondialisation du capital se heurte aux frontières nationales et au système du droit international « westphalien » dont l’ONU est très largement une reconduction : souveraineté des nations ou des États sur leur propre territoire, recherche d’accords basés sur l’équilibre de forces. L’effondrement de l’Union Soviétique donnait aux États-Unis l’opportunité de chercher à mettre en place ce « nouvel ordre mondial » qui fut pendant une dizaine d’années le slogan des principaux dirigeants. Les conditions obscures du déclenchement de la guerre du Golfe de 1991 restent dans tous les esprits ... qui n’ont pas perdu la mémoire. Comment l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein a-t-elle été possible ? On se perd encore en conjectures. Y a-t-il eu une provocation dans laquelle Saddam est tombé tête baissée ? On le saura peut-être dans un demi-siècle s’il y a encore des historiens curieux et si les archives du gouvernement des États-Unis s’ouvrent... Une fois le coup parti, le gouvernement de Washington, chef de la coalition – dont fait partie la France « socialiste » – en fait la première phase de son projet de remodelage du Moyen-Orient. C’est aussi dans les années 90 que le GIA, branche armée du Front Islamique du Salut algérien commence une campagne de terreur qui fera au total 100 000 morts sur la décennie. Or le FIS est ouvertement soutenu par l’Arabie Saoudite qui est son principal bailleur de fonds et par les États-Unis qui trouvent dans la venue au pouvoir des islamistes en Algérie un moyen d’évincer la France comme partenaire privilégié d’Alger. La première guerre du Golfe et la guerre civile en Algérie font suite à l’émergence dans les madrassas pakistanaises des groupes radicaux et à la lutte armée engagée en Afghanistan par les Talibans et par Al Qaïda, fondamentalistes islamistes soutenus, financés et entraînés par les services américains. On sait que toute cette affaire se terminera pas la défaite militaire soviétique et contribuera puissamment à l’effondrement de l’URSS.
Quand on essaie de tracer un tableau d’ensemble, on voit se dessiner ce qui pourrait bien être une « quatrième guerre mondiale » – pour rependre les analyses de Costanzo Preve – succédant à cette drôle de troisième guerre mondiale que fut la guerre froide. Dans cette « quatrième guerre mondiale », le fondamentalisme islamiste sunnite a été largement instrumentalisé par la puissance américaine en vue de réaliser le projet d’une domination sans opposition du capital financier sur le monde entier. On sait que Bill Clinton avait parlé de la  américaine comme de « la  indispensable » et les Bush ont mené leurs guerres au nom de la « destinée manifeste » des États-Unis, théorisée par les néoconservateurs. Notons d’ailleurs que, dans cette affaire, il ne s’agit pas de l’Occident en général, mais bien d’un système hiérarchisé dont les États-Unis assurent la direction, l’Europe étant vassalisée par l’intermédiaire de la structure de l’Union Européenne.
La destruction de toutes les communautés humaines pour fabriquer des individus consommateurs interchangeables, la destruction des États-nations comme cadre de la politique, la soumission intégrale de tous aux besoins de la « valorisation de la valeur », tel est le but de guerre de cette « quatrième guerre mondiale ». Mais la constitution d’un imperium unique est impossible, pour les raisons que nous avons indiquées plus haut. Les peuples résistent. Et pour juguler toute opposition intérieure, ou pour détruire les anciennes oppositions politiques, rien n’est plus pratique qu’un ennemi, un « empire du mal » à combattre. Leurs notions de politique internationale, les dirigeants des grandes nations impériales l’ont puisée dans Star Wars.

Les racines de l’islamisme

La montée de l’islamisme fondamentaliste s’inscrit pleinement dans ce contexte géopolitique. Le point de départ de cet islamisme est connu : c’est le wahhabisme qui au XVIIIe siècle, en alliance avec la famille Saoud va construire le Royaume d’Arabie saoudite. Le wahhabisme trouve son prolongement dans le mouvement des Frères musulmans et se transformera en force militaire révolutionnaire avec les Talibans, le GIA, Al Qaïda et maintenant l’organisation État Islamique (EI). Ce courant fortement structuré sur la base d’une idéologie totalitaire présentant de nombreux aspects propres aux sectes – on ne peut éviter d’évoquer la secte des Assassins – aurait pu rester marginal. Mais il a pu se développer en profitant de plusieurs facteurs.
La décomposition de l’Empire ottoman au cours du XIXe siècle est accélérée par les mouvements arabes nationalistes. Le réveil arabe, la nahda, que l’historiographie fait durer jusqu’aux années 1950, est un mouvement politique, culturel et religion, souvent ambigu, combinant des aspirations libérales et un retour à un passé arabe idéalisé. Il va tout de même se traduire par des changements législatifs importants et le développement de l’idée de  et d’un modèle étatique constitutionnel. L’esclave est aboli à Tunis en 1840 – un quart de siècle avant les États-Unis et huit ans avant la France ! Le statut légal de soumission des Juifs et Chrétiens disparaît pour faire place à une égalité de droit. Tout cela ne va pas sans crise ni convulsions. Mais cela suffit pour chasser l’idée que les arabo-musulmans sont en quelque sorte par nature voués à la répétition mortifère. Cependant ce mouvement va être incapable de trouver la force de créer des États-nations modernes, en raison, notamment, de la mainmise des grandes puissances coloniales sur les territoires autrefois sous la coupe ottomane – c’est le cas de toute l’Afrique du Nord, de l’Égypte puis du Levant, contrôlés par les Anglais et les Français. On devrait aussi rappeler comment dans les années 50 et 60 du siècle passé, les puissances coloniales ont oeuvrés pour garantir leur mainmise sur les ressources du Moyen Orient et pour le maintien des gouvernements les plus tyranniques. C’est ainsi que les fondamentalistes islamistes vont pouvoir apparaître comme les seuls à même de garantir l’intégrité arabe contre les puissances étrangères.
Le deuxième facteur est que le fondamentalisme va trouver des alliés et des soutiens chez les puissances impérialistes. L’accord de 1943 entre Roosevelt et la monarchie saoudienne – accord pétrole contre Coran – va permettre au wahhabisme de mener tranquillement sa propagande dans tout le monde musulman (et pas seulement arabe). Wahhabites et impérialistes ont des ennemis communs. En premier lieu les communistes – quelles que soient les obédiences. C’est cet ennemi commun qui est la cible dans la création d’Al Qaïda, une véritable « joint venture » américano-saoudienne – la famille Ben Laden est une des principales et des plus riches familles saoudiennes et le rôle des services américains dans la création et l’entraînement de ce groupe n’est plus à démontrer.
Le troisième facteur est le bilan de faillite du nationalisme arabe « anti-impérialiste » des années 50 et 60. Les mouvements du type Baas syrien et irakien, le nassérisme, le FLN algérien ou le régime de Bourguiba en Tunisie sont très vite devenus des bureaucraties capitalistes, largement corrompues et qui ne devaient leur stabilité qu’à une police toute-puissante. La laïcité s’est identifiée à ces mouvements, ce dont les Frères Musulmans ont largement profité pour recruter parmi les déshérités.
Le quatrième facteur réside dans la faillite du mouvement ouvrier à l’échelle internationale. L’Irak, l’Égypte, l’Iran étaient des pays avec des partis communistes forts. Il existait une tradition syndicale combative. Tout cela a été progressivement détruit. D’abord par la compromission des PC avec les régimes amis de Moscou qui ont eu l’occasion de se discréditer en couvrant les politiques anti-ouvrières des dirigeants qui servaient les intérêts diplomatiques de Moscou. Pendant que Saddam était reçu avec tous les honneurs au Kremlin, ses séides pendaient les communistes à Bagdad. La social-démocratie liée à l’impérialisme ne pouvait en aucun cas offrir une alternative démocratique et les partis révolutionnaires anti-staliniens n’ont guère dépassé le stade de groupuscules.
Le cinquième facteur est à chercher dans la cohésion et la protection qu’offre la foi. Comprendre l’importance des idées religieuses comme facteur historique, ce n’est pas tomber dans l’idéologie. C’est saisir ce fait évident : la religion exprime la condition humaine et peut avoir un puissant pouvoir d’action. De Spinoza à Freud, nombreux sont ceux qui ont montré que la religion était une « illusion délirante » – dans l’Appendice de la partie I de l’Éthique, Spinoza ironise : les hommes croient que les dieux délirent autant qu’eux. Mais l’illusion délirante s’enracine dans la subjectivité et c’est pourquoi quand elle s’empare des esprits elle devient une force matérielle. Par leur caractère totalisant, les religions ont vocation à gouverner la vie de chacun dans tous ses aspects. Les fondamentalismes, quels qu’ils soient, s’appuient sur les angoisses et les phantasmes des individus plongés dans le désarroi et incapables d’avoir prise sur les événements. Comme toujours, la psychanalyse nous aide à y voir clair : il y a dans tous les fondamentalismes un noyau sexuel évident. Le fondamentalisme hindouiste fait de la domination de la femme son point de fixation. Il en va de même du fondamentalisme islamiste. La volonté de revenir au VIIsiècle, à « l’islam des origines », est l’expression la plus claire de ce que la religion est la psychose infantile de l’humanité, pour parler comme Freud. Son évident caractère régressif manifeste la volonté de retourner à l’état inorganique, ce que Freud qualifiera de « pulsion de mort ». Mais cette pulsion de mort sous la forme du fondamentalisme religieux fait écho à cette tendance profonde et dévastatrice de notre monde et c’est pourquoi elle peut devenir si forte et si dévastatrice. La pulsion de mort en acte, à l’échelle du monde entier, c’est le mode de production capitaliste. C’était d’ailleurs le fond de la critique que Marx adresse à ce système. D’un certain point de vue, les « fous de Dieu » ne font que montrer au capitalisme sa propre image dans le miroir déformant de leur idéologie. Sur ce dernier point, il faudrait d’ailleurs exposer en détail – mais quelques analystes s’y sont déjà essayés – comment le fondamentalisme islamiste a assimilé les méthodes et les codes du capitalisme mondialisé. Après tout, une vidéo de l’EI, ça peut ressembler à un passage de Call of Duty...

Les buts et la fonction politique de l’islamisme

La visée de l’islamiste est totalitaire en ce qu’elle vise un contrôle total des individus et une société fondée sur la soumission absolue de ses membres à l’ordre théologico-politique incarné par le « calife ». Ce projet doit être pris au sérieux, si délirant puisse-t-il paraître aux esprits forts occidentaux. Exactement comme on aurait dû prendre au sérieux Mein Kampf. L’islamisme, même s’il a été instrumentalisé par l’impérialisme (notamment américain) et s’il est encore instrumenté pour justifier toutes sortes de mesures d’exception et le développement de la surveillance des citoyens, n’est pas une pure création du capital ! On peut utiliser un chien molossoïde pour se protéger des voleurs, mais de là à laisser ce chien devenu enragé monter sur la table et dévorer les maîtres de maison et leurs enfants, il y a une large marge. Les Américains l’ont éprouvé le 9 septembre 2001. Leur chien de garde dresser à la chasse aux Soviétiques s’est retourné contre eux, faisant 3000 morts. Bien que les choses n’aient jamais été complètement éclaircies, il semble bien que les services secrets pakistanais et des groupes financiers arabo-américains (comme Carlyle) ne soient pas totalement étrangers à la destruction des Twin Towers.La vision purement fonctionnaliste des marxistes orthodoxes, celle qui explique tout phénomène politique par son utilité pour le capitalisme, leur interdit de comprendre l’autonomie de mouvements de ce genre, où l’idéologie joue un rôle majeur, de même qu’ils avaient été, pour la plupart, incapables de comprendre la spécificité irréductible du nazisme, réduit à l’un des moyens de gouvernement du grand capital au même titre que la démocratie « bourgeoise ».
L’islamisme, qu’on s’entende bien, n’est ni le porte-parole des opprimés, ni un mouvement anti-impérialiste. Comme l’impérialisme dominant, il est favorable au capitalisme – il y a d’ailleurs un grand nombre d’opérations venues de toutes parts et visant à créer un « capital islamique », un capital « hallal » contre le capital « haram » judéo-chrétien ! Comme l’impérialisme dominant, il refuse de reconnaître les nations au profit d’une  soumise à une pensée unique et à un gouvernement unique. C’est pourquoi il a une vocation universelle et ne reconnaît aucune frontière. De ce point de vue, nous devrions noter ici la différence entre l’islamisme chiite de l’Iran et l’islamisme sunnite wahhabite. En dépit de leurs points communs, ils diffèrent sur ce plan : les dirigeants iraniens sont d’abord préoccupés de la puissance de la  iranienne et si détestable que soit le régime de Téhéran, il ne peut être assimilé à ses ennemis impitoyables que sont les islamistes sunnites.
L’universalisme des « fous de Dieu » trouve ainsi des échos dans tous les pays où existent des populations musulmanes et recrute même dans une petite fraction de la jeunesse, quelle que soit sa confession ou sa non-confession d’origine. La politique de la terreur dont la France a été la victime en janvier et novembre 2015 doit bien sûr être entendue comme une partie de la stratégie mondiale des islamistes.

Conclusion

Par toutes ses caractéristiques, le fondamentalisme islamiste est un ennemi mortel pour la démocratie, le mouvement ouvrier et l’émancipation de l’humanité. Et c’est comme tel qu’il devrait être traité par tous les défenseurs du socialisme, du communisme ou même simplement de l’idéal républicain. Aucune concession, si minime soit-elle ne devrait être tolérée. L’islamophilie et l’islamogauchisme, les complaisances envers Tariq Ramadan et ses semblables, la « tolérance » envers les manifestations de l’islamisme au nom du « multiculturalisme », les acoquinements avec des groupes comme le Parti des Indigènes de la République (PIR), tout cela devrait être dénoncé comme il se doit.
Il y a bien une bataille spécifique à mener contre l’islamisme. Je reviendrai sur ce point ultérieurement. Il suffit pour l’heure de comprendre la nécessité de cerner avec précision ce dont il s’agit et de refuser de rabattre la conjoncture actuelle sur un éternel conflit entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman, une prétendue vision historique qui nous aveuglerait sur les enjeux réels. En Irak, en Iran et ailleurs, la lutte de classes continue. Les Kurdes – musulmans, rappelons-le – ouvrent peut-être une voie nouvelle qui n’a aucun rapport avec le fondamentalisme islamiste. Des nations souveraines, dotées d’une constitution républicaine, cela reste la voie de la paix pour tous.
Le 7 décembre 2015

samedi 24 octobre 2015

La théorie du genre ou le monde rêvé des anges. Notes sur le livre de Bérénice Levet


Je viens de terminer la lecture du livre de Bérénice Levet, La théorie du genre ou le monde rêvé des anges (Grasset, 2014). Je partage pour l’essentiel le propos de l’auteur. Contre les dénégations des miinistres et thuriféraires de l’indistinction qui protestent qu’il n’y a pas de théorie du genre, Bérénice Levet en reconstitue les thèses essentielles en s’appuyant sur les textes de Judith Butler ou de Monique Wittig et Éric Fassin. Pourquoi la France, qui avait longtemps résisté à cette théorie cède-t-elle à son tour ? C’est à cette question que tente de répondre le livre. Son seul défaut, c’est qu’il ne répond pas à cette question. Il montre clairement ce qu’est la théorie du genre, en dénonce les aberrations et s’inquiète tout particulièrement de la transformation des générations qui viennent en cobayes des expérimentateurs de l’indistinction des genres. Mais elle ne dit pas pourquoi. Si elle remarque ici et là la congruence entre les exigences du « libéralisme », c’est-à-dire du capitalisme de notre époque et la mise en œuvre d’une véritable politique visant à créer une humanité unisexe, si elle voit bien qu’on a substitué à l’espérance d’une société sans classes celle d’une société sans sexes (et sans sexe), elle ne montre pas quelles sont les conditions sociales historiques précises qui expliquent le développement de cette idéologie proprement mortifère – en effet, il n’est point nécessaire d’avoir longuement lu Freud pour repérer dans l’acharnement des « genristes » le travail de la pulsion de mort.
À la fin de l’ouvrage, l’auteur se demande si cette théorie est sérieuse au point de mériter qu’on la prenne au sérieux. Elle rappelle opportunément, ce passage hilarant de La vie de Brian, un chef-d’œuvre des Monty Python, où l’un des « héros » veut obtenir le droit d’avoir un enfant (c’est le passage où Stan veut qu’on l’appelle Loretta). Et effectivement, s’il ne s’agissait que d’une bataille dans la théorie, l’extrait des Monty Python suffirait largement et éviterait la lecture sérieuse du charabia de Judith Butler et autres auteur(e)s de moindre renommée. Mais précisément, il ne s’agit pas que d’une bataille dans la théorie. Bérénice Levet, presque en passant, note que c’est au moment où sont introduits les ABCD de l’égalité (en vue de détruire radicalement les stéréotypes de genre) que la ministre des universités de l’époque, Mme Fioraso, proposait que l’on enseigne l’entreprise dès la maternelle. Loin d’être fortuite, cette rencontre dit la vérité de la prétendue « théorie du genre » : une nouvelle figure de l’idéologie bourgeoise qui se développe à une époque où les capitalistes eux-mêmes ne croient plus en l’avenir de leur propre système. Une théorie qui accompagne parfaitement la réification croissante des individus dans le monde du marché triomphant.

lundi 25 mai 2015

Ecole: un débat de fond nécessaire

Le décret réformant le collège, publié par le gouvernement Hollande le soir même de la grève et des manifestations des professeurs le 19 mai, ravive le débat sur l’école qui secoue périodiquement la France. Le gouvernement refuse tout dialogue. La réforme est impérative et urgente. Les prises de position hostiles à la réforme se sont multipliées, aussi bien à gauche, de Régis Debray à Aurélie Filipetti qu’à droite de Bayrou et d’Ormesson à Bruno Le Maire. Le socialiste Julien Dray a même tenté de mettre en garde son ami Hollande : il pourrait y avoir un million de personnes dans la rue à la rentrée prochaine si le gouvernement ne recule pas ! Comme de coutume, l’affaire est présentée comme un affrontement entre les « conservateurs », les « immobilistes », voire les « réactionnaires » d’un côté, tous tenants d’un élitisme coupable, et les partisans du « progrès », de « l’égalité », des « réformes », etc., de l’autre. Cette présentation médiatique des choses évidemment travestit la réalité. Les prétendus partisans de l’égalité – dont les enfants fréquentent souvent les meilleures écoles (privées le cas échéant) dénient aux élèves « issus des milieux défavorisés » le droit de participer à la grande culture et entérinent les rentes de situation de la caste privilégiée sous couvert de réforme. La droite n’est pas moins hypocrite qui, après quelques hésitations, s’engagent dans la lutte contre la réforme Najaud-Belkacem, alors que celle-ci s’inscrit rigoureusement dans le prolongement des réformes Fillon, avec la fameuse « école du socle », et Chatel dont certaines recettes élaborées pour le lycée sont transférées au collège, l’accompagnement personnalisé, par exemple. Au-delà des prises de position partisanes conjoncturelles, on remarquera ainsi une étonnante continuité des réformes entreprises depuis un demi-siècle. Ainsi entre les réformes Fillon et Chatel prend place la loi Peillon dite de « refondation » de l’école, adoptée, rappelons-le par toute la gauche, Front de Gauche inclus, et qui permet d’avancer très largement sur deux directions : une plus large autonomie des établissements avec l’abandon d’horaires et de programmes nationaux impératifs et, en second lieu, la mise en pièce des savoirs disciplinaires. Comme l’a dit Mme Parisot, ancienne présidente du MEDEF et soutien fervent de la réforme, « Les professeurs du secondaire doivent accepter que leur mission dépasse largement leur seule discipline. »

 

Si on remonte plus loin dans le temps, on notera encore cette continuité : la réforme Allègre, qui avait vu se dresser contre elle la majorité des professeurs, a été consolidée et prolongée par les gouvernements de droite. Sur l’école, donc, si on fait abstraction des plus et des moins statistiquement répartis à près également entre les deux « camps », le consensus droite-gauche est total. M. Sarkozy voulait se débarrasser de la Princesse de Clèves et Mme Najaud-Belkacem se débarrasse du latin et du grec. L’enseignement de l’histoire est maltraité par tous les gouvernements depuis si longtemps qu’on en a oublié ce que pouvait signifier un enseignement cohérent et rigoureux de cette discipline si fondamentale. Le niveau en mathématiques s’est abaissé dramatiquement – la veille de la grève, le Parisien publiait une étude ministérielle indiquant que 20 % des élèves de troisième atteignaient à peine un niveau de CM2 – et si la philosophie semble avoir échappé au « massacre à la tronçonneuse », elle le doit au fait qu’elle ne touche que les classes terminales, que les professeurs se sont massivement opposés à la réforme Renault proposée par le ministre Luc Ferry en 2002 et surtout qu’on en diminue régulièrement le poids relatif dans l’obtention du diplôme du baccalauréat.

Cette situation se traduisant par une confusion croissante des esprits, confusion qui interdit bien souvent que les enjeux politiques et culturels de cette cascade de réformes soient perçus correctement. Pour apprécier ce qui est en jeu aujourd’hui, par exemple autour de la question des langues anciennes, il est nécessaire de partir de principes et non pas se contenter de geindre en disant que le niveau du collège est catastrophique qu’il faut bien réformer. Pour une lecture philosophique des réformes, on renverra au gros et minutieux travail de Denis Kambouchner, L’école, question philosophique (Fayard, 2013). Nous nous proposons ici une autre approche : considérer la question de l’école du point de vue de  et de ceux qui se sont mis à son école et notamment Antonio Gramsci dont les Cahiers de prison constituent un trésor de réflexions que nous ferions bien de méditer. En même temps, nous délaisserons ce prêt-à-penser de la bonne conscience de gauche qu’est l’œuvre de Pierre Bourdieu. Que Bourdieu soit devenu la bible d’une certaine gauche radicale ne laisse pas d’étonner : si les bonnes intentions charitables de Bourdieu ne sauraient être mises en doute, l’effet politique de son œuvre s’est révélé particulièrement catastrophique, notamment en promouvant une conception de la société et des rapports de classe en tous points étrangères à la tradition de , mais qui, en raison de l’abaissement du « marxisme », a réussi à se présenter comme un substitut de la théorie de l’auteur du Capital. Une étude critique systématique de Bourdieu manque encore. Je ne peux pour l’heure que renvoyer à mon article « Étatisme, libéralisme et république sociale ainsi qu’aux remarques de j’ai faites dans Qu’est-ce qu’une éducation républicaine ?. Je me contenterai ici d’y ajouter quelques considérations en lien avec la question brûlante qui se pose à nous.

École et capitalisme

Commençons par le commencement : l’école est toujours une institution d’une société donnée et dont la visée première est de reproduire la société telle qu’elle existe. Penser que l’école transformerait la société est une de ces billevesées qui servaient de bagage théorique à tous les « réformateurs » sociaux. Quand Bourdieu et ses amis affirment que l’école actuelle reproduit la division de la société en classes, on a envie de leur demander ce que l’école pourrait faire d’autre ! Si le capital n’est pas une chose, mais bien un rapport social, comme  le répète, en travaillant, les prolétaires produisent le capital et donc reproduisent les rapports sociaux. Quand on l’a dépouillée de ses oripeaux théoriques ou pseudo-théoriques, la critique « bourdivine » se résume aux vieilles revendications concernant « l’ascenseur social » : il faudrait que plus d’enfants d’ouvriers accèdent par l’école aux classes supérieures. Mais on ne s’avise jamais de dire que la société ne peut pas être composée que de polytechniciens et de diplômés de HEC (Dieu nous en garde !) et qu’il faut bien des ouvriers pour produire la valeur en valorisant les moyens de travail et les objets du travail. Bref pour un enfant d’ouvrier qui monte, il faut au moins un enfant de bourgeois qui redescende conformément à la théorie de la circulation des élites de Pareto. On peut rêver d’être milliardaires, comme le demande le ministre de l’Économie Emmanuel Macron, mais il y a aura très peu d’élus ! Il est d’ailleurs assez remarquable que l’idéologie moyenne de la « gauche » ne soit qu’une reprise affadie de cette vieille mystification de l’american dream.

Cela étant posé, les conditions dans lesquelles l’école accomplit sa mission de reproduction de la société de classes ne sont nullement indifférentes. Le salariat est le salariat, mais les conditions qui sont imposées à un certain stade et un certain niveau de rapports de forces entre les classes sont très importantes. Quand des lois imposent la limitation de la journée de travail, un salaire minimum et des conditions d’hygiène dans les usines permettant de préserver la santé des ouvriers, on reste dans une société de classes et dans la reproduction élargie du capital, mais ce n’est pas du tout la même chose que les conditions d’exploitation transformant les hommes en bêtes qui règnent en l’absence de ces lois. Il en va de même de l’école. Dans le livre I du Capital  analyse longuement les raisons qui ont finalement poussé le gouvernement britannique, contre l’opinion dominante du patronat, à limiter le travail des enfants et à organiser une instruction élémentaire obligatoire. Partons de ceci :

Ce qui est en germe dans le système de la fabrique, c’est l’éducation de l’avenir qui associera pour tous les enfants au-delà d’un certain âge le travail productif à l’enseignement et à la gymnastique, et cela non seulement comme méthode pour élever la production sociale, mais encore comme l’unique méthode pour produire des hommes dont toutes les dimensions soient développées. (Capital, I, chapitre XIII, PUF Quadrige, p.544)

Il s’agit, pour , de montrer que le mode de production capitaliste contient en germe et de manière contradictoire à la logique profonde de la « valorisation de la valeur » les éléments du futur. Le communisme n’est pas un projet à réaliser, mais le « mouvement réel », quelque chose qui s’impose par la dynamique même du capital comme rapport social. La survie même de la production capitaliste conduit à briser les barrières du capital – le développement des forces productives entre en contradiction avec les rapports sociaux de production, dit-il dans une formule ramassée qui a suscité quelques incompréhensions dommageables. L’émancipation des travailleurs devient une question de vie ou de mort. Mais  n’a jamais réduit cette émancipation à ce qui est posé dans les revendications immédiates : réduction du temps de travail et meilleurs salaires, même si c’est là le point de départ nécessaire. Il s’agit pour lui d’un bouleversement radical du mode de production, des conditions du travail et de la vieille division du travail. En finir avec l’exploitation du travail, c’est aussi en finir avec le travail aliéné. Pour , la lutte contre l’aliénation suppose le développement de l’homme dans toutes ses dimensions et non pas un homme atrophié, d’un côté un travailleur réduit à l’état de bête de somme et d’auxiliaire de la machine et de l’autre un pur cerveau incapable de faire quoi que ce soit de ses dix doigts. L’éducation des enfants, « au-delà d’un certain âge » doit combiner la formation théorique, le développement des aptitudes physiques et le travail productif ! C’est à la fois l’abolition de la séparation entre travail intellectuel et travail manuel (séparation essentielle dans une société divisée en classes) et le développement d’un homme complet, sachant que la production, le travail productif, est l’essence même de l’homme.

Mais dans le mode de production capitaliste, ce processus qui découle des modifications mêmes du mode de production s’effectue de manière contradictoire en broyant les enfants et en en faisant des individus inaptes à tout travail utile dès qu’ils sont devenus adultes. C’est le « côté négatif » : « l’immolation orgiaque ininterrompue de la classe ouvrière, dans la dilapidation démesurée des forces de travail et les ravages de l’anarchie sociale » (p. 548). Mais d’un autre côté, par ses « cataclysmes », la grande industrie, bouleversant tout avec la force des lois de la nature, fait

« une question de vie ou de mort de la reconnaissance, comme loi universelle de la production sociale, des changements de travail, donc de la nécessité de la plus grande polyvalence possible pour l’ouvrier, et de l’adaptation de la situation à la réalisation normale de la loi. » (p. 548)

Contre l’individu partiel, il faut exiger la formation d’un « individu total » recevant une instruction polytechnique, c’est-à-dire un enseignement technologique, théorique et pratique. Les rapports capitalistes sont en contradiction totale avec ces « ferments » qui visent à bouleverser la situation sociale des ouvriers et qui conduisent ni plus ni moins qu’à l’abolition de l’ancienne division du travail. Pour , donc, les intérêts généraux de la classe capitaliste l’ont poussée à développer une instruction élémentaire, très insuffisante, mais qui constitue un premier pas et pose la potentialité de l’homme du futur. Remarquons cependant que  pense l’instruction « polytechnique » essentiellement contre une instruction scientifique et technique et que la culture humaniste reste tout à fait absente, alors même que la réduction drastique du temps de travail nécessaire ouvrira, comme le dit , la possibilité pour tous les hommes du développement « des occupations libres, spirituelles et sociales des individus » (p. 593), occupations qui, par nature, ne peuvent être liées exclusivement aux besoins de la production.

Du point de vue des objectifs qui sont ceux de , celui de la réalisation d’un homme non aliéné, une instruction la plus large possible, à la fois littéraire et scientifique est donc une nécessité fondamentale. Nous savons que l’école ne peut changer les rapports de classes, elle ne peut que produire des ouvriers, des cadres et des capitalistes. Mais il vaut mieux des ouvriers instruits que des ouvriers ignorants. Et donc la transmission des savoirs théoriques et pratiques fait pleinement partie des revendications sociales qui forment le noyau dur de toute opposition sérieuse au mode de production capitaliste et de toute transformation radicale des rapports sociaux de production.

Quel doit être le contenu de l’instruction ? Une lecture de Gramsci

Parmi les « élèves de  », c’est sans doute Antonio Gramsci qui a réfléchi le plus systématiquement et le plus rigoureusement à la question de l’enseignement. Une des questions centrales que se pose Gramsci, dans la perspective d’une transformation sociale radicale, est celle de la création d’une nouvelle culture pour le bloc historique appelé à être hégémonique ; pour le bloc des travailleurs manuels et intellectuels il est nécessaire que leur vision du monde commence à devenir la culture de la nation, la culture du révolution morale et populaire. En cela la question de l’enseignement est bien autre chose que la question des conditions de travail et de la qualification des professeurs – ce qui n’est pourtant pas négligeable du tout – ou même de l’attitude purement défensive, légitime, mais insuffisante, de défense de l’instruction et de la culture léguées par les générations antérieures.

Gramsci reprend la question là où  l’avait laissée et en élargit la vision.

« L’étude de la « vieille logique formelle » est désormais tombée en discrédit et en partie à raison. Mais le problème de faire faire l’apprentissage de la logique se représente si on se pose le problème de créer une nouvelle culture sur une base sociale nouvelle qui n’a pas de traditions comme la vieille classe des intellectuels. Un « bloc intellectuel » traditionnel, avec la complexité de ses articulations, réussit à assimiler dans le développement organique d’une science l’élément de l’apprendre même sans avoir besoin de le soumettre à un apprentissage formel. Mais ceci ne se fait pas non plus sans difficulté et sans pertes. Le développement des écoles techniques professionnelles dans tous les degrés post-élémentaires a représenté ce problème. Il faut se rappeler l’affirmation du professeur Peano1 selon qui même au Politecnico et en mathématiques, il ressortait que les mieux préparés étaient les élèves provenant du lycée classique relativement aux élèves provenant des écoles-instituts techniques. Cette meilleure préparation était procurée par le complexe formé par l’enseignement « humaniste » (histoire, littérature, philosophie). Pourquoi les mathématiques ne peuvent-elles donner les mêmes résultats ? On a rapproché la mathématique de la logique. Pourtant, il y a une énorme différence. La mathématique se base essentiellement sur la série numérique, c’est-à-dire une série infinie d’égalités (1=1) qui peuvent être combinées de manières théoriquement infinies. La logique formelle tend à faire la même chose, mais jusqu’à un certain point. Son abstraction se maintient seulement au début de son apprentissage, dans sa formulation immédiate nue et crue, mais elle s’actualise concrètement dans le discours même dans lequel cette même formulation abstraite s’accomplit. Les exercices de langue, que l’on fait dans le lycée classique, montrent ceci : dans les traductions latin-italien, grec-italien, il n’y a jamais identité entre les deux langues ou au moins cette identité qui paraît exister au début (rosa = rosa) va en se compliquant toujours plus avec la progression de l’apprentissage, c’est-à-dire en s’éloignant du schéma mathématique pour atteindre l’historique et le psychologique dans lesquelles les nuances, l’expressivité « unique et individuelle » a la prévalence. Et ceci advient non seulement dans la confrontation entre deux langues, mais intervient dans l’étude de l’histoire d’une langue elle-même, c’est-à-dire dans les variations sémantiques de la parole-son à travers le temps et de ses changements en fonction de la période. (Quaderni del carcere - I, §153 – tome 1 p. 136, Einaudi, 2007)

Si on suit le raisonnement de Gramsci, il est clair que la « culture scientifique » est absolument inséparable de la culture humaniste ou, plus exactement, que la culture humaniste est la meilleure préparation au développement de la culture scientifique. Les exemples qu’il donne sont particulièrement significatifs puisqu’il s’agit de l’étude des langues anciennes (latin et grec ancien), langues que l’on n’étudie pas pour les parler, mais précisément comme objets d’études en elles-mêmes. De ceci nous pouvons tirer immédiatement deux conclusions :

  1. L’idée marxienne d’une instruction polytechnique est insuffisante. Une bonne instruction polytechnique requiert une instruction humaniste !

  2. Il faudrait revoir toute l’évolution du système éducatif français à la lumière de cette thèse gramscienne. Et d’abord observer que l’école élémentaire (primaire et primaire supérieur) instituée la IIIe république, si elle répondait bien aux exigences du capitalisme de disposer une main-d’œuvre apte à prendre dans sa place dans un système qui avait désormais besoin d’ouvriers sachant lire, écrire et compter, intégrait cependant des éléments de cette « culture humaniste », d’abord par l’attention que l’on qualifierait aujourd’hui de « maniaque » apportée à la langue (grammaire et orthographe) et par un enseignement de l’histoire qui n’était pas réductible, comme on le dit aujourd’hui, par ignorance ou par volonté de tromper, au « roman national » ou à une histoire mythifiée mise au service de la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine ! C’est également toute l’évolution du secondaire (les lycées) rigidifiant progressivement la séparation classique/moderne jusqu’à l’euthanasie de l’enseignement classique que l’on pourrait réévaluer.

Attardons-nous un moment sur la question des langues anciennes. Dans un passage consacré à l’enseignement du latin et du grec dans l’ancienne école moyenne italienne, Gramsci explique :

L'efficacité éducative de la vieille école moyenne italienne, telle que l'avait organisée la vieille loi Casati, n'était pas à chercher (ou à nier) dans la volonté expresse d'être ou non école éducatrice, mais dans le fait que son organisation et ses programmes étaient l'expression d'un mode traditionnel de vie intellectuelle et morale, d'un climat culturel répandu dans toute la société italienne par de très anciennes traditions. Un tel climat et un tel mode de vie sont entrés en agonie, et l'école s'est détachée de la vie : c'est ce qui a déterminé la crise de l'école. Critiquer les programmes et l'organisation disciplinaire de l'école, cela signifie moins que rien si l'on ne tient pas compte de telles conditions. Ceci nous ramène à la participation réellement active de l'élève à l'école, participation qui ne peut exister que si l'école est liée à la vie. Quant aux nouveaux programmes, plus ils affirment et théorisent l'activité du disciple et sa collaboration active au travail de l'enseignant, plus ils sont prévus comme si le disciple était une pure passivité. Dans la vieille école, l'étude grammaticale des langues latine et grecque, jointe à l'étude des littératures et des histoires politiques respectives, était un principe éducatif dans la mesure où l'idéal humaniste, qui s'incarne dans Athènes et Rome, était répandu dans toute la société, était un élément essentiel de la vie et de la culture nationales. Même le caractère mécanique de l'étude grammaticale était vivifié par la perspective culturelle. Les notions particulières n'étaient pas apprises en vue d'un but immédiat pratico-professionnel : le but apparaissait désintéressé parce que l'intérêt était le développement intérieur de la personnalité, la formation du caractère à travers l'absorption et l'assimilation de tout le passé culturel de la civilisation européenne moderne. On n'apprenait pas le latin et le grec pour les parler, pour devenir employé d'hôtel, interprète, correspondant commercial. On les apprenait pour connaître la civilisation des deux peuples, présupposé nécessaire à la civilisation moderne, c'est-à-dire pour être soi-même et se connaître soi-même en pleine conscience. Les langues latine et grecque étaient apprises selon la grammaire, mécaniquement, mais il y a beaucoup d'injustice et d'impropriété dans l'accusation de mécanisme et d'aridité. On a affaire à de jeunes enfants auxquels il importe de faire acquérir certaines habitudes de diligence, d'exactitude, de bonne tenue même physique, de concentration psychique sur des sujets déterminés, habitudes qu'on ne peut acquérir sans répétition mécanique d'actes disciplinés et méthodiques. Un savant de quarante ans serait-il capable de rester seize heures de suite assis à son bureau s'il n'avait dès l'enfance été contraint, par coercition mécanique, d'adopter les habitudes psychophysiques appropriées ? Si l'on veut sélectionner de grands hommes de science, c'est encore par là qu'il faut commencer, et c'est sur tout le domaine scolaire qu'il faut faire pression pour réussir à faire émerger ces milliers ou ces centaines, ou ne serait-ce que ces douzaines de savants de grand talent, dont toute civilisation a besoin (même si l'on peut faire de grands progrès dans ce domaine, à l'aide des crédits scientifiques adéquats, sans revenir aux méthodes scolaires des jésuites). (Q-12, op. cit.tome 3, p.1543-1544)

Pour Gramsci, bien que cette école ancienne soit en réalité « oligarchique », l’enseignement du latin et du grec y est cependant lié à un « principe éducatif » correspondant à un état d’esprit répandu dans toute la société. Si l’éducation ancienne est en crise parce qu’elle ne correspond plus à l’état social actuel, Gramsci cependant lui reconnaît sa pleine valeur et entame ici une critique des méthodes d’éducation active qu’il ne cesse de poursuivre dans les Quaderni del carcere. Il y a une discipline nécessaire pour faire prendre aux enfants de « bonnes habitudes », pour leur apprendre l’exactitude et la diligence. Et comme Gramsci ne raconte pas d’histoires, il affirme la nécessité de « sélectionner » des milliers ou des centaines de savants, nécessité qui s’impose à toute société – y compris donc à une société « sans classes ». Et les méthodes dites « actives » ne permettent justement pas cet apprentissage de la concentration. Un mot encore sur ce point : les intellectuels de pacotille et autres variétés de petits bourgeois, valorisent la spontanéité et la création – c’est tout ce qui tourne autour de l’antienne pédagogiste de « l’élève au centre », l’élève créateur de son savoir, etc. Mais cette idéologie est celle de gens séparés du travail, de gens qui prennent leur emploi d’idéologues pour du travail. Mais le travail productif exige, lui, cette diligence, cette attention méticuleuse et cette précision sans lesquelles, le « travail bien fait » et la fierté qui en résulte sont impossibles. L’idéologie de la créativité spontanée – le droit absolu de l’enfant à rester enfermé dans les dessins d’enfants – est, en outre, le meilleur moyen de tarir à sa source toute véritable créativité. Du reste, ces partisans du pédagogisme et des « méthodes actives » ne sont pas les derniers à faire apprendre la musique à leurs enfants, apprentissage difficile, laborieux où justement précision, attention et travail répété sont indispensables, et ce sous la férule d’un maître de musique qui doit être particulièrement exigeant. Ils savent, au fond d’eux-mêmes, que leurs thèses « modernes » sont des balivernes … à destination des enfants des classes populaires.

Aux reproches selon lesquels, en apprenant ou plutôt en étudiant le latin ou le grec, les enfants ne travaillent que sur une « chose morte », Gramsci répond que c’est vrai, mais que précisément « toute analyse faite par un enfant ne peut l’être que sur une chose morte » (ibid.). Les sciences que les enfants apprennent ne sont évidemment pas les sciences vivantes, celles qui sont en train de se faire, mais les sciences du passé ! L’éducation nationale cherche désespérément à faire de l’enseignement des sciences l’enseignement de la science qui se fait aujourd’hui, mais c’est une pure chimère. Un élève de terminale disposant d’un niveau convenable en mathématiques peut comprendre ce qu’est la physique classique ... et encore ! Mais la physique quantique lui est proprement inaccessible, ne serait-ce que parce que les outils mathématiques lui font défaut. De même est parfaitement absurde l’idée d’enseigner l’histoire jusqu’à hier matin. L’histoire est certes contemporaine, comme le dit Croce, mais uniquement parce qu’il s’agit toujours du regard que nos contemporains portent sur l’histoire comme passé, nullement parce que le présent pourrait d’ores et déjà être la matière du travail historique.

Mais la réponse de Gramsci a une deuxième dimension : si le latin est une langue morte, l’étude la fait revivre !

… il ne faut pas oublier que là où cette étude est faite sous cette forme, la vie des Romains est un mythe qui, dans une certaine mesure, a déjà intéressé l'enfant et l'intéresse, si bien que dans ce qui est mort est présente une plus grande vie. Et puis, la langue est morte, est analysée comme une chose inerte, comme un cadavre sur la table de dissection, mais elle revit continuellement dans les exemples, dans les narrations. (...) Le latin (le grec aussi) se présente à l'imagination comme un mythe, même pour l'enseignant. On n'étudie pas le latin pour apprendre le latin ; depuis longtemps, en vertu d'une tradition culturelle-scolaire dont on pourrait rechercher l'origine et le développement, ou étudie le latin comme élément d'un programme scolaire idéal, élément qui résume et satisfait toute une série d'exigences pédagogiques et psychologiques ; on l'étudie pour habituer les enfants à étudier d'une façon déterminée, à analyser un corps historique qu'on peut traiter comme un cadavre constamment rappelé à la vie ; pour les habituer à raisonner, à abstraire schématiquement tout en étant capables de redescendre de l'abstraction à la vie réelle immédiate, pour voir dans chaque fait ou chaque donnée ce qu'il a de général et ce qu'il a de particulier, le concept et l'individu. (Ibid.)

On ne saurait mieux montrer le caractère formateur de l’étude du latin et du grec. Gramsci précise bien que ce n’est pas parce que ces langues auraient en quelque sorte des qualités intrinsèques tout à fait particulières. Sans doute faudra-t-il remplacer un jour cette étude par autre chose, dit-il, mais il s’empresse de souligner que trouver une discipline qui présente les mêmes avantages risque fort d’être une tâche ardue. Ici on doit faire une place particulière au latin dans la mesure où l’italien, comme le français, est une langue directement héritée du latin et donc l’étude du latin nous confronte directement non seulement la grammaire latine, mais aussi à notre propre grammaire. Bien qu’on ait coutume aujourd’hui de considérer la grammaire comme un ensemble de règles ennuyeuses qu’il suffirait de savoir à peu près respecter, la grammaire nous confronte à la formation des concepts, c’est-à-dire à l’essence même de la pensée discursive.

On n'étudie pas le latin pour apprendre le latin ; depuis longtemps, en vertu d'une tradition culturelle-scolaire dont on pourrait rechercher l'origine et le développement, ou étudie le latin comme élément d'un programme scolaire idéal, élément qui résume et satisfait toute une série d'exigences pédagogiques et psychologiques ; on l'étudie pour habituer les enfants à étudier d'une façon déterminée, à analyser un corps historique qu'on peut traiter comme un cadavre constamment rappelé à la vie ; pour les habituer à raisonner, à abstraire schématiquement tout en étant capables de redescendre de l'abstraction à la vie réelle immédiate, pour voir dans chaque fait ou chaque donnée ce qu'il a de général et ce qu'il a de particulier, le concept et l'individu. Et la constante comparaison entre le latin et la langue qu'on parle, que ne signifie-t-elle pas du point de vue éducatif ? La distinction et l'identification des mots et des concepts, toute la logique formelle avec les contradictions des opposés et l'analyse des différents, avec le mouvement historique de l'ensemble linguistique qui se modifie dans le temps, qui a un devenir et n'est pas seulement une entité statique. Pendant les huit ans de gymnase-lycée on étudie toute la langue historiquement réelle, après l'avoir vue photographiée dans un instant abstrait sous forme de grammaire : on l'étudie depuis Ennius (et même depuis les termes des fragments des Douze Tables) jusqu'à Phèdre et aux auteurs chrétiens ; un processus historique est analysé de sa naissance à sa mort dans le temps, mort apparente puisqu'on sait que l'italien, auquel le latin est continuellement confronté, est du latin moderne. On étudie la grammaire d'une certaine époque, une abstraction, le vocabulaire d'une période déterminée, mais on étudie (par comparaison) la grammaire et le vocabulaire de chaque auteur déterminé, et la signification de chaque terme dans chaque « période » (stylistique) déterminée, on découvre ainsi que la grammaire et le vocabulaire de Phèdre ne sont pas ceux de Cicéron, ni ceux de Plaute ou de Lactance et Tertullien, qu'un même assemblage de sons n'a pas la même signification à différentes époques, chez différents écrivains. On compare continuellement le latin et l'italien ; mais chaque mot est un concept, une image dont la coloration varie selon les temps et les personnes dans chacune des deux langues comparées. On étudie l'histoire littéraire des livres écrits dans cette langue, l'histoire politique, les hauts faits des hommes qui ont parlé cette langue. Tout ce complexe organique détermine l'éducation du jeune homme, du fait qu'il a parcouru, ne serait-ce que matériellement, cet itinéraire avec ces étapes, etc. Il s'est plongé dans l'histoire, il a acquis une intuition historiciste du monde et de la vie, qui devient une seconde nature, presque une spontanéité, parce qu'elle n'a pas été inculquée de façon pédantesque, par une « volonté » extrinsèquement éducative. Cette étude éduquait sans en avoir la volonté expressément déclarée, avec le minimum d'intervention « éducatrice » de l'enseignant : elle éduquait parce qu'elle instruisait. Des expériences logiques, artistiques, psychologiques étaient faites sans « y réfléchir », sans se regarder continuellement dans la glace, et surtout était faite une grande expérience « synthétique », philosophique, de développement historico-réel. Cela ne veut pas dire (et le penser serait stupide) que le latin et le grec, comme tels, aient des vertus intrinsèquement thaumaturgiques dans le domaine éducatif. C'est toute la tradition culturelle, vivante aussi et surtout hors de l'école, qui, dans un milieu donné, produit de telles conséquences. On voit d'ailleurs comment, une fois changée la traditionnelle intuition de la culture, l'école est entrée en crise, et est entrée en crise l'étude du latin et du grec. (op.cit. pp.1545-1546)

La question des « méthodes actives » et de toute cette pédagogie qui a érigé au rang de fétiche le « savoir » présupposé de l’élève transformé en « apprenant » dans le jargon officiel est posée par Gramsci, dans des termes qui doivent être médités :

§123. Chercher l'origine historique exacte de quelques principes de la pédagogie moderne : l'école active ou la collaboration amicale du maître et de l'élève ; l'école ouverte ; la nécessité de laisser libre cours au développement des facultés spontanées de l'écolier, sous la surveillance, mais non sous le contrôle voyant du maître. La Suisse a apporté une grande contribution à la pédagogie moderne (Pestalozzi, etc.) à travers la tradition genevoise de Rousseau ; en réalité, cette pédagogie est une forme confuse de philosophie liée à une série de règles empiriques. On n'a pas tenu compte du fait que les idées de Rousseau sont une réaction violente contre l'école et contre les méthodes pédagogiques des jésuites et en tant que telles représentent un progrès ; mais il s'est formé ensuite une espèce d'église qui a paralysé les études pédagogiques et a donné lieu à de curieuses involutions (dans les doctrines de Gentile et de Lombardo-Radice). La « spontanéité » est une de ces involutions : on se représente presque le cerveau de l'enfant comme une pelote que le maître aide à dévider. En réalité, chaque génération éduque la nouvelle génération, c'est-à-dire la forme ; l'éducation est une lutte contre les instincts liés aux fonctions biologiques élémentaires, une lutte contre la nature pour la dominer et créer l'homme « actuel » dans son époque. On ne tient pas compte du fait que l'enfant, dès qu'il commence à « voir et toucher », peu de jours peut-être après la naissance, accumule des sensations et des images qui se multiplient et deviennent complexes au moment de l'apprentissage du langage. La « spon­tanéité », si on l'analyse, devient de plus en plus problématique. De plus, l'« école », c'est-à-dire l'activité éducative directe, n'est qu'une partie de la vie de l'élève qui entre en contact aussi bien avec la société humaine qu'avec la societas rerum, et se forme des critères à partir de ces sources « extrascolaires » beaucoup plus importantes qu'on ne croit communément. L'école unique, intellectuelle et manuelle a aussi l'avantage de mettre l'enfant en contact en même temps avec l'histoire humaine et avec l'histoire des « choses » sous le contrôle du maître. (Q-I, op.cit. p. 114)

Contre l’idée que l’élève apprend de lui-même, Gramsci soutient que l’esprit n’est pas une « pelote » que le maître aide à dévider. Le lien fondamental est oublié dans toutes ces théories (ces idéologies en fait) selon lesquelles l’élève pourrait apprendre seul. En effet, comme le rappelle Gramsci, « chaque génération éduque la nouvelle génération ». Hannah Arendt ne dira rien d’autre dans La crise de l’éducationAu-delà de la question de l’école, c’est évidemment pour Gramsci, toute la question de la culture qui est en cause, celle du lien entre les intellectuels et la classe ouvrière et celle de l’hégémonie, condition d’une transformation sociale sérieuse et réelle, là où l’on ne doit plus compter sur une guerre de mouvement (type révolution russe), mais sur une « guerre de position ». Si chaque génération éduque la suivante, la pédagogie « moderne », les « méthodes nouvelles » aboutissent au contraire à rompre ce lien des générations, cette transmission absolument nécessaire pour que les générations suivantes puissent elles-mêmes inventer leur avenir. En vérité, si le lien avec le passé doit être rompu, c’est parce que les classes dominantes et leurs idéologues veulent interdire que puisse être pensé un avenir différent de notre présent. Le sens de la rupture avec les études classiques, c’est de nous installer dans un éternel présent, lequel a un autre nom, la mort, tant est-il que pulsion de mort est bien la pulsion dominante du capitalisme tardif.

Retour sur la question de l’élitisme

S’agit-il, quand on défend une instruction publique rigoureuse fondée sur les « humanités » de défendre une conception élitiste, conservatrice, voire réactionnaire, du rôle de l’école. Nous avons vu, notamment avec les extraits de Gramsci que nous nous trouvons en bonne compagnie... Mais évidemment l’argument d’autorité ne saurait suffire.

Tout d’abord il convient peut-être de réhabiliter l’élitisme ! Aucune société ne peut exister qui ne dispose de moyens de sélection des élites. Lorsque Gramsci parle de sélectionner des savants, il se pose bien la question de la sélection des élites dans le domaine de la recherche scientifique. Chacun, quand il doit être opéré, espère l’être par le meilleur chirurgien, le plus savant et le plus habile à la fois ! Tout le monde trouve normal que les médecins soient sévèrement sélectionnés. On peut éventuellement contester les critères de sélection ou trouver cette sélection insuffisante ; il reste que la sélection est ici une question de vie ou de mort. Si la république décide de consacrer une partie de son budget à la recherche, elle cherchera toujours à employer les meilleurs parmi les diplômés. Il n’y a que dans les régimes corrompus et tyranniques que n’importe quel crétin peut occuper un poste stratégique, quel qu’il soit.

En fait, et tout le monde le sait, là où la sélection ne se fait pas sur la base du mérite scolaire, elle se fait tout de même, mais sur d’autres bases. De nombreuses écoles supérieures privées remplissent leurs cours sur la base du critère financier. Ceux que l’on recrute ne sont pas nécessairement les meilleurs, mais les plus riches, puisque les meilleurs parmi les plus pauvres ne peuvent suivre des cursus onéreux qui les obligeraient, éventuellement, à s’endetter lourdement. On a beaucoup critiqué et souvent à juste titre les « énarques ». Mais le recrutement par concours des hauts fonctionnaires est un système de sélection des élites politico-administratives plus juste et plus efficace que le recrutement par « copinage » qui prévalait avant la création de l’ENA – rappelons que l’ENA et le statut de la fonction publique sont issus directement de la Libération en 1945. Même dans une société débarrassée de la division en classes sociales antagoniques, il serait nécessaire de sélectionner des élites dans tous les domaines.

On remarquera que les contempteurs de l’élitisme ne trouvent rien à redire à ces disciplines basées sur la compétition, comme le sport. Or, si on peut admettre que tout élève (sauf pathologie avérée) peut apprendre à lire et écrire correctement et à résoudre des problèmes de mathématiques du niveau du baccalauréat, on sait qu’exceller dans les exercices physiques suppose une large part d’aptitudes innées. Un adolescent pâtissant de surcharge pondérale (comme on dit pudiquement aujourd’hui) aura beaucoup de difficultés à réussir à grimper à la corde, à courir ou à faire de la gymnastique... Curieusement, on ne met donc jamais en cause l’élitisme là où il le plus ouvertement fondé sur la différence des aptitudes naturelles innées ! Notons également que nos sociétés sont présentées et louées comme des sociétés de compétition et d’émulation … c’est-à-dire comme des sociétés qui offrent les meilleures opportunités aux meilleurs. Mais il faudrait en même temps décourager l’élitisme à l’école.

Ces incohérences ont un sens. La critique de l’élitisme scolaire n’est pas le fait des classes populaires qui souhaitent le meilleur pour leurs enfants et donc l’accès à l’école « élitiste », mais plutôt le fait des classes moyennes supérieures et des classes dominantes. Il est toujours désagréable quand on appartient aux milieux intellectuels, aux cadres supérieures et aux professions libérales de constater que ses propres enfants ne réussissent par forcément à l’école, qu’ils sont moins bons en latin ou en mathématiques que l’enfant de travailleur immigré qui a vu dans l’instruction le moyen de son émancipation. Bizarrement, la critique de l’élitisme scolaire s’est développée au fur et à mesure que les enfants de toutes les classes sociales accédaient à l’enseignement secondaire. Cette inquiétante corrélation laisse penser que la critique de l’élitisme n’est qu’une forme particulièrement fourbe de ce « racisme de classe » qui a toujours caractérisé les « belles gens ». Quelques indices que c’est dans cette voie qu’il faut chercher. La suppression des langues anciennes au profit des langues vivantes est un premier exemple. Quand on apprend le latin, il suffit de suivre des cours de latin, de disposer d’une grammaire latine (gracieusement prêtée par le collège) et d’un bon vieux Gaffiot. Et ici pas de séjour linguistique qui tienne ! Par contre, pour l’anglais – l’allemand et l’espagnol à un moindre titre – il y a le catalogue des séjours linguistiques, « en immersion » qui promettent à l’élève de devenir « bilingue ». Contrairement au discours officiel, le latin ou le grec ne sont pas réservés aux classes aisées, mais bien plus ouverts à tous, en réalité, que les langues vivantes que l’on n’a apprendra jamais à parler convenablement par deux ou trois heures par semaine de cours en classes de trente élèves et qui demanderont une pratique qu’on ne peut véritablement acquérir qu’en dehors de l’école.

En disant cela, j’exagère un peu. Il existe actuellement avec les classes « bi-langues » et leur prolongement dans les classes « européennes » des lycées un possibilité véritable de maîtriser une langue étrangère et en particulier l’allemand qui ne se maintient de fait que dans ces classes... mais ces classes sont vouées à disparaître avec la réforme du collège. Là encore le prétexte à cette mesure est la lutte contre l’élitisme. De fait, ces classes regroupent souvent de bons élèves et peuvent apparaître comme des « filières d’élite ». Et c’est pourquoi elles s’attirent l’ire des élites de la bureaucratie de l’Éducation Nationale, du pouvoir politique et du pouvoir de l’argent. Car ces élites-là pensent qu’elles sont les seules élites légitimes et qu’en aucun cas un « élite du savoir » ne peut être autorisée à leur faire de l’ombre...

Il faut dire les choses clairement : l’école est par définition « élitiste ». Que l’on mette des notes (de 0 à 20), des appréciations (« aucun travail », « insuffisant », ..., « excellent ») ou des lettres (A,B,C,D,E), cela ne change absolument rien au fait que le travail du maître qui enseigne ses élèves est de vérifier ce qu’ils ont véritablement appris et de discriminer entre les travaux rendus par les uns et par les autres. Les maîtres des écoles primaires de la IIIe République devaient détecter tous les élèves prometteurs pour les emmener au certificat, les faire passer dans le « primaire-supérieur », proposer leur entrée au lycée, etc. Ce fameux « ascenseur social » fondé sur la méritocratie républicaine, c’était cela : la sélection des élites potentielles dans les classes populaires. Et évidemment pour que cette sélection soit possible, il fallait donner à tous ces rudiments de savoir dont doit partir toute instruction authentique. L’école d’aujourd’hui sélectionne tout autant, mais de manière plus hypocrite, si bien que ceux qui ne sont pas introduits aux méandres du système, ceux qui en ignorent la fourberie se laissent éliminer sans savoir comment. On a supprimé les classements de l’école primaire à la Terminale. Un professeur qui s’avise de rendre les devoirs dans l’ordre de la meilleure note à la plus mauvaise est vite dissuadé de poursuivre dans cette voie ; les élèves sont « traumatisés » ! Mais cela n’empêche nullement les conseils de classe de distribuer félicitations, compliments, encouragements et avertissements. Cela n’empêche le logiciel « admission post-bac » de classer les élèves. Dans la classe, personne ne sait que l’élève Martin est 3ème, mais l’établissement auprès de qui il a déposé un dossier le sait. Mais silence ! Cachez ce classement que je ne saurais voir ! Dans les classes préparatoires, on cherche à déterminer qui a « majoré » à telle ou telle épreuve et on s’entraîne aux concours qui couronnent ces études difficiles. Et rien n’est plus élitiste qu’un concours. Au baccalauréat, rien ne s’oppose en théorie à ce que tous les candidats soient admis – c’est d’ailleurs ce qui va bientôt arriver si la progression des « bonnes cuvées » se poursuit, selon les instructions ministérielles. Mais à un concours par définition, il y a des reçus et des collés ! À tous points de vue, l’anti-élitisme est une mauvaise plaisanterie à laquelle ne croient pas une minute les membres des élites politiques et financières, mais dont ils espèrent persuader les enfants des classes populaires afin qu’ils renoncent définitivement à vouloir concurrencer les « CSP++ » sur le terrain scolaire. Les slogans gouvernementaux du genre « l’excellence pour tous » qu’il faudrait opposer à l’élitisme sont absolument dénués de sens, surtout quand on organise la médiocrité pour tous à l’école publique.

De la « démocratisation » de l’école

La « démocratisation » de l’école que d’autres appellent « massification » est un autre slogan de l’idéologie contemporaine. Si le mot « démocratisation » a un sens, c’est un sens politique : le « kratos » de démocratie désigne le pouvoir. Ce qu’on appelle « démocratisation » n’est rien d’autre que l’élargissement de l’accès à l’enseignement secondaire et à l’enseignement supérieur. En ce qui concerne le terme de « massification », Gilbert Molinier apporte ici des éclairages fort utiles. Il constate :

La massification de l’enseignement, accompagnée des handicaps socioculturels sont donnés pour les symptômes et les causes de la crise actuelle de l’école comme des difficultés qu’elle rencontre dans son mouvement de modernisation. Ce sont les thèmes récurrents de la sociologie de l’éducation depuis plus de trente ans, eux-mêmes devenus les lieux communs des discours syndicaux comme des justifications des pratiques pédagogiques de nombreux enseignants. En même temps, la massification est devenue le thème récurrent à partir duquel sont élaborées les politiques scolaires, de gauche comme de droite ; elles se donnent l’air d’être bâties à partir des analyses savantes réalisées par des spécialistes de la sociologie et des sciences de l’éducation ; elles-mêmes sont devenues des sortes d‘évidences.

Après avoir soigneusement démonté les rouages des machines idéologiques et politiques à l’œuvre derrière le terme de « massification », il conclut :

Prétendre que le problème de l’école, c’est la massification, me semble extravagant. Celle-ci n’explique rien du tout, elle n’est qu’un pitoyable bricolage conceptuel, témoignage de la sociologie comme „intégrisme de la culture ultra-moderne“. La massification ne désignerait-elle pas plutôt l’introduction, dans l’école, d’une culture de masse, culture misérable au goût de hamburger, culture abrutissante chargée de produire des abrutis ? La sociologie, comme les sciences de l’éducation confondent, inversent les causes et les effets ! Ce n’est pas l’accès des masses à la culture qui affaiblit cette dernière, mais c’est, au contraire, l’introduction de la culture de masse qui pourrit les élèves. Va-t-on encore longtemps faire l’impasse sur les cadres culturels dans lesquels l’école est enserrée ? Même Zbigniew Brzezinski2 s’étonne, et il sait de quoi il parle, de l’emprise mondiale de la „culture“ américaine sur les jeunes ! Dans Le grand échiquier, il écrit : „Quoique l’on pense de ses qualités esthétiques, la culture de masse américaine exerce, sur la jeunesse en particulier, une séduction irrésistible. Malgré l’hédonisme superficiel et les styles de vie stéréotypés qu’elle vante, son attrait n’en demeure pas moins irréfutable.”

Sortons maintenant des formulations idéologiques et considérons de plus près les réalités sociales. Il est indéniable que depuis les années 60, qu’il y a eu un important élargissement du recrutement des bacheliers et diplômés de l’enseignement supérieur. Mais depuis la fin des années 90, on observe une assez nette stagnation dont atteste le graphique (source : Observatoire des inégalités)

Il faut cependant aller au-delà des données statistiques, brutes. La stagnation des parcours scolaires pour les classes sociales supérieures à un taux de 70 % n’a évidemment pas la même signification que pour les étudiants issus des milieux ouvriers et employés autour de 40 %! Toutes les statistiques (nombre d’individus d’une classe d’âge au niveau du bac, nombre de bacheliers dans les séries générales, etc.) vont dans le même sens. Et encore ne s’agit-il que de chiffres globaux. Si on détaille les statistiques concernant les étudiants des classes préparatoires et des écoles ingénieurs, on s’aperçoit alors que la sélection sociale, un peu moins impitoyable pour l’université, s’est aggravée dans cette catégorie. L’Observatoire des inégalités (6 septembre 2013) remarque :

Les enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures constituent près d’un tiers des étudiants à l’université et la moitié des élèves dans les filières les plus sélectives comme les classes préparatoires aux grandes écoles ou les écoles d’ingénieurs, alors que leurs parents ne représentent que 15 % des emplois. L’écart est fortement marqué en écoles d’ingénieurs ; 47,8 % des élèves-ingénieurs (hors université) ont des parents cadres ou professions intellectuelles supérieures, 5 % sont enfants d’ouvriers et 6,4 % d’employés. Les enfants d’ouvriers et d’employés sont mieux représentés dans les filières courtes, des IUT aux BTS, en passant par les écoles paramédicales et sociales.

Dans un rapport du Sénat, on peut lire :

Une autre étude conduite en 1995 par MM. Claude Thélot et Michel Euriat22(*), et ciblée sur quatre grandes écoles prestigieuses (Polytechnique, l’École normale supérieure, HEC et l'ENA), constitue une « référence » dans l'analyse de la diversité sociale. Cette analyse aboutit à un constat apparent de « régression » dans le recrutement social de l'élite scolaire : en effet, alors que 29 % des élèves de ces écoles étaient d'origine « populaire » au début des années 1950, ils ne sont plus que 9 % quarante ans plus tard.

Il serait intéressant de mesurer dans le détail le rapport entre les « réformes » de l’école depuis 1968 et cette régression de la « démocratisation » des filières de recrutement des élites. Comprendre pourquoi l’école de 1950 permettait mieux aux enfants d’origine populaire d’intégrer les écoles prestigieuses que l’école de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Une telle étude constituerait un réquisitoire impitoyable contre cette « démocratisation ».

Il faut, en outre, comparer ce qui est comparable. Quel était le niveau d’instruction réelle d’un élève titulaire du certificat d’études primaires en 1960 et d’un élève titulaire du DNB aujourd’hui ? L’augmentation générale du nombre de diplômés s’accompagne d’une dévalorisation massive des diplômes. Le baccalauréat n’ouvre pratiquement plus l’accès à aucun métier. Des diplômes comme les BTS qui donnaient accès il y a une trentaine d’années à des emplois d’encadrement n’ouvrent plus guère aujourd’hui que sur des emplois subalternes. Ce phénomène a une double origine. D’une part la baisse de la qualification réelle de ces diplômes et d’autre part la dégradation massive du marché de l’emploi. Un processus de « déqualification/surqualification » qui a été analysé dans plusieurs études (voir les travaux de Michel Feyssinet). Une minorité de travailleurs très qualifiés est nécessaire, mais dans leur grande masse les emplois qualifiés nécessitent moins de qualification.  remarque que « la virtuosité » de l’ouvrier est passée dans la machine. « La capacité de production de l’outil est affranchie des limites humaines. » (op. cit. p. 471) Dans cette situation, les qualifications professionnelles tendent à disparaître et on a un nivellement par le bas.

On voit bien que les bavardages sur « l’excellence pour tous » n’ont aucun sens dans la mesure où on évite de s’intéresser à la situation réelle, c’est-à-dire aux formes précises que prend aujourd’hui le mode de production capitaliste. Un rapport de l’OCDE de 1996 le disait déjà sans ambages : l’économie n’aura besoin que d’un petit nombre d’emplois qualifiés. Beaucoup d’analystes pensent que la prochaine « catastrophe industrielle » va toucher les emplois qualifiés du secteur tertiaire. Il faut donc apprendre à gérer les stocks de jeunes qui, de toute façon, resteront aux marges du « marché du travail » ou n’y entreront jamais. Tel est l’arrière-plan des « réformes » qui organisent la dégradation du contenu de l’instruction publique.

Collège unique et inégalités réelles

La réforme Haby de 1975 a consacré des évolutions engagées dès le début des années 60, abolissant la séparation entre les deux grandes « filières » de l’école ancienne, la filière primaire/primaire supérieur orientée vers la formation d’ouvriers et d’employés et la filière secondaire/supérieur qui du lycée dès la classe de sixième conduisait à la formation des cadres, des ingénieurs, des médecins et plus généralement de toutes les professions apparentées aux classes dominantes. La réforme Haby s’est prolongée au fil des années par l’abolition progressive de tout ce qui pourrait s’apparenter à des filières, avec la suppression des « 4e techno », laquelle sera complétée par la fusion des « secondes pro » et des secondes des lycées généraux et technologiques.

En créant un collège unique ouvert désormais à tous les élèves issus du CM2, la réforme Haby avait tout l’air d’une réforme profondément démocratique, traitant à égalité tous les élèves et leur ouvrant à tous les mêmes chances. Nous avons vu ce qu’il en était en fait : la poussée vers l’enseignement supérieur est antérieure au collège unique – et donc on ne peut lui attribuer le mérite d’avoir « démocratisé » l’accès aux diplômes du supérieur – et nous avons également vu que dès les années 90, c’est-à-dire quand le collège unique a commencé à produire ses effets les inégalités dans l’accès à l’enseignement supérieur ont cessé de se réduire et se sont même fortement aggravées en ce qui concerne les grandes écoles recrutant les élites de la nation.

Nous avons là un paradoxe étonnant qui n’a, semble-t-il, guère suscité la curiosité des chercheurs en sciences de l’éducation et autres sociologues de l’école. Ce paradoxe n’est étonnant que pour ceux qui pensent que l’école est toute-puissante et c’est elle qui produit les rapports sociaux. Si tous les élèves, quelle que soit leur origine, reçoivent le même enseignement, les différenciations sociales devraient s’effacer, et conformément à l’idéologie puisée dans la lecture de Bourdieu, il faut, pour parachever le travail de nivellement scolaire, effacer du cursus scolaire tous les « marqueurs » socioculturels des classes dominantes que sont la culture générale, les langues anciennes, la littérature classique. Meirieu, qui en est revenu, a été l’un des premiers à proposer l’abandon des textes classiques au profit de l’étude des modes d’emploi des appareils électroménagers comme moyen d’apprendre le français. Comme ses erreurs passées ne lui ont rien appris, il récidive à l’occasion de la réforme du collège, en soutenant que construire une maquette de la Rome antique est nettement plus profitable que d’apprendre le latin... Une fois le nivellement opéré, les distinctions sociales entre les élèves n’ont évidemment pas disparu, mais l’école fait comme si elles n’existaient plus. La culture classique qu’un élève issu des milieux populaires pouvait espérer acquérir à l’école est maintenant hors de sa portée pendant que les rejetons des classes dominantes vont pouvoir acquérir hors école, avec leurs parents et amis, tous ces « marqueurs sociaux » qui assureront leur succès dans les concours où la culture générale joue un rôle important.

Autrement dit, l’égalité apparente du « collège unique » en fait un multiplicateur des inégalités, d’autant plus efficace qu’il se dissimule. Ce que corroborent les statistiques. Il y a un deuxième aspect : sous couvert de « réussite des élèves », le collège inique autant qu’unique, en voulant faire rentrer tout le monde dans le même moule, bousille allégrement toute une génération. Sauf encore une fois à penser la toute-puissance de l’institution scolaire (ceux qui l’accablent de tous les maux la postulent de fait comme toute-puissante), on doit constater que les élèves ont des goûts et des aptitudes différentes. L’un aime le dessin et l’autre la musique. Les mathématiques ne réussissent pas à tous ! C’est d’ailleurs un point que l’on passe souvent sous silence : à côté d’une brillante école française de mathématiques, l’échec dans cette discipline est assez massif sans que l’on ait jusqu’à présent des explications convaincantes. Certains élèves supportent mal l’écoute et l’écriture et préféreraient mettre en œuvre des habiletés manuelles. On a reproché au système ancien des filières de sélectionner prématurément et d’organiser la ségrégation sociale. Mais le collège unique est un carcan qui est si insupportable et dont l’échec est si patent qu’on tente vainement de le desserrer en diminuant encore le niveau d’exigences dans chaque discipline.

Pourquoi donc les gouvernements successifs, de droite autant que de gauche, avec l’appui de quelques bureaucraties syndicales – la CFDT et les rescapés de l’ex-FEN, par exemple – s’obstinent-ils dans l’erreur ? Il y a, semble-t-il, deux types de raison.

La première raison qui, pour les gouvernements, milite en faveur du collège unique est qu’avec des classes toutes identiques, on peut facilement rationaliser les moyens et « blinder » les classes à 29 élèves par classe. Si on a 90 élèves indifférenciés, cela fait trois classes et l’affaire est réglée. Mais s’il faut distinguer ces 90 élèves « à l’ancienne » avec par exemple des « classiques » et des « modernes », c’est tout bien plus compliqué. Si on a 20 élèves en « classiques », il faudra 3 autres classes de « modernes » et donc non plus trois, mais quatre classes avec les effectifs correspondants en termes de professeurs. L’unification en termes de contenus s’est accompagnée d’un augmentation continue des effectifs et cela est vrai au collège comme au lycée si bien que les maxima d’hier sont devenus la norme incompressible d’aujourd’hui. Et quand on réduit les horaires disciplinaires pour faire de « l’aide personnalisée », ainsi appelée parce qu’elle se fait en classe entière, le sommet de l’hypocrisie et de l’escroquerie intellectuelle est atteint.

Il y a une deuxième raison, un peu plus sournoise. Les filières technologiques avaient pour mission jadis de déboucher sur une formation professionnelle avec un diplôme reconnu par les conventions collectives et un niveau de salaire bien déterminé, nonobstant les accords particuliers dans telle ou telle entreprise. Or, depuis plusieurs décennies, le patronat a entrepris d’en finir avec la reconnaissance des qualifications professionnelles et prône une polyvalence qui justifie la réduction de tous les salaires d’embauche au niveau du SMIC et la disparition de toutes les garanties collectives arrachées par les luttes syndicales. Dès lors la formation technologique n’a plus lieu d’être. Et plutôt qu’apprendre la mécanique ou l’électricité, il vaut mieux occuper les élèves avec des formations « farces et attrapes » sous forme d’EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires) sur le « développement durable » ou les langues régionales.

Une réforme sérieuse du collège impliquerait qu’on en finisse avec le collège unique, qu’on revienne à des filières spécialisées, concentrées sur les enseignements disciplinaires et l’acquisition des savoirs fondamentaux. Mais la chape de plomb idéologique est si lourde que les syndicats, y compris ceux qui se sont opposés en son temps à l’introduction du « collège unique » n’osent plus en parler. Pour ne rien dire des partis : ceux de gauche sont des fanatiques du « collège unique » et ceux de droite, après l’avoir créé l’ont consolidé notamment avec la fameuse « école du socle » de François Fillon, dont Mme Najaud-Belkacem est une disciple fidèle, ce que l’on voit immédiatement si on s’intéresse à la vérité effective des choses et non au barnum médiatico-politicien qui ne sert qu’à amuser la galerie.

En guise de conclusion

Il y aurait encore beaucoup d’autres points à débattre ou à approfondir. Nous y reviendrons sans doute. Le plus important pour l’heure est de porter la discussion sur le fond et ne pas se contenter de mettre en cause « les moyens », ce qui est, malheureusement, la spécialité du syndicat majoritaire dans l’enseignement, la FSU. Les réformes ne sont pas critiquées pour elles-mêmes, mais parce qu’il n’y aurait pas assez de moyens pour bien les appliquer ! Mais c’est l’orientation de toutes les réformes depuis 1968 (au moins) qu’il faut mettre en cause, radicalement. Or, aller au fond des choses, c’est d’abord procéder à la « déconstruction » (chacun son tour!) de l’idéologie post-moderne bourdieusienne (ou bourdivine!) qui, née « à gauche », s’est révélée fonctionnellement adéquate à tous les projets « de droite ». Comme une large partie de la sociologie gauchisante est attachée à Bourdieu comme à la prunelle de ses yeux et comme les débris du marxisme, faute de comprendre quoi que ce soit à , ont fait de Bourdieu leur nouvelle idole, il y a du pain sur la planche. Enfin, c’est bien d’un retour à  et au meilleur de la tradition qui s’inspire de lui (Gramsci) dont nous avons besoin, parce qu’il s’agit de penser la question de l’école du triple point de vue : du point de vue de la défense de la qualification des travailleurs face aux revendications du capital qui précisément pousse toujours plus à la généralisation du travail déqualifié ; du point de vue des intérêts généraux de la société qui a besoin de savants, d’ingénieurs et d’érudits en tous genres ; et, enfin, du point de vue de l’instruction publique visant à former des individus complets, aptes à prendre leurs affaires en main collectivement. Dernier paradoxe : l’apparent « conservatisme » que nous avons soutenu ici est pleinement inscrit dans une perspective de transformation sociale et de lutte des classes alors que les révolutionnaires de la pédagogie, les réformateurs de tous acabits n’ont d’autre préoccupation que de maintenir l’ordre existant et servir les besoins de la reproduction du capital. Un leçon à méditer.

Denis Collin – le 25 mai 2015

1 Il s’agit du grand mathématicien Giuseppe Peano.

2 Z. Brzezinski, « politologue » américain fut le principal conseiller de président Carter, membre de divers organismes publics sous la présidence de Reagan et reste un observateur écouté de la politique internationale. Son livre Le grand échiquier : l’Amérique et le reste du monde (Bayard, 1997) est un plaidoyer pour le maintien de l’hégémonie américaine comme seule à même de garantir la paix dans le monde...

Marx sans le marxisme