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jeudi 23 mai 2019

Jean Vioulac : Marx, une démystification de la philosophie. (Éditions Ellipses, 2018)


Jean Vioulac est un de ces philosophes qui ne font pas beaucoup parler d’eux, ce qui ne l’a pas empêché de recevoir le grand prix de philosophie de l’Académie Française en 2016 pour l’ensemble de son œuvre. Il se situe dans le courant de la phénoménologie (Husserl, Heidegger) mais aussi à l’école de Marx. Un de ses sujets de réflexion principaux est la critique de la technique. Son livre sur Marx. Une démystification de la philosophie (Ellipses, collection « Aimer les philosophes) mérite d’être lu.
Il montre que le « matérialisme » de Marx n’a aucun rapport avec le matérialisme des Anciens ou celui des Lumières. Le matérialisme marxien consiste à rapporter la pensée non aux atomes mais à la vie sociale des hommes et à la conscience en tant que « langage de la vie réelle ». Et c’est le travail, en tant que manifestation de la vie humaine qui fonde la pensée. Dès lors la pensée de Marx reste une philosophie mais une philosophie qui renverse la tradition de la métaphysique depuis les Grecs. Vioulac donne une intéressante lecture de la fameuse 11e thèse sur Feuerbach : il s’agit de transformer le monde, ce n’est pas la tâche des philosophes, mais celle de la classe ouvrière. Mais cela ne signifie absolument pas que la philosophie doive disparaître. Les philosophes doivent continuer d’interpréter le monde en fournissant une interprétation qui éclaire le combat pour le communisme. Vioulac critique avec beaucoup de pertinence l’idée que Marx aurait produit une science à la place de la philosophie et il situe clairement la place exacte de la philosophie de Marx. Comme la philosophie était une « méta-physique » en tant que pensée des conditions de la science qu’est la physique, la pensée de Marx est une « méta-économie », une philosophie qui expose les conditions de l’économie (ou comme le dit nettement Michel Henry, une philosophie de l’économie) et cette nouvelle manière anti-métaphysique est une démystification de la philosophie classique parce qu’elle se place sur le bon terrain, celui de l’immanence radicale qui est celle de la production des conditions de la vie humaine. Le concept central introduit en philosophie par Marx est celui d’idéologie : celle-ci désigne précisément ce renversement du réel qui met une transcendance (Dieu, la raison, le monde des idées) à la place du fondement réel de la pensée.
« Marx ne sort donc pas de la philosophie. D’abord parce qu’il n’abandonne pas le projet d’une connaissance totale et fondée en raison pour une science positive particulière : il élabore au contraire une interprétation générale de ce que fut la philosophie jusqu’alors, qui réussit à la fonder elle-même sur ses bases réelles, il élabore en cela une philosophie de la philosophie qui l’englobe dans une théorie plus vaste et plus profonde, qui a déterminé le fondement avec plus de radicalité : il élabore une archéologie de la métaphysique. » (78)
Il ne s’agit pas de supprimer la philosophie mais bien de la réaliser, c'est-à-dire de mener à son terme l’entreprise qui commence avec la philosophie grecque quand elle démolit les mythes et commence de leur substituer une compréhension rationnelle, même si celle-ci reste formelle et abstraite.
Très justement, quand il analyse la méthode mise en œuvre dans Le Capital, Jean Vioulac affirme que Marx n’écrit pas une nouvelle économie politique mais une « critique de l’économie politique » et son ambition n’est nullement de construire une science positive à côté des autres sciences positives puisque précisément toutes ces sciences positives restent aveugles sur le caractère historique des catégories qu’elles utilisent. Contre les « sciences de l’entendement », il fait valoir une science véritablement « dialectique », c'est-à-dire une science qui récuse la naturalité du donné pour débusquer son historicité.
Vioulac saisit bien l’importance décisive de la première section du Capital et de l’analyse de la marchandise. Il souligne que le travail est fondamentalement production de temps, production de surtravail et production de temps libre et c’est précisément en cela qu’il installe l’homme dans le temps humain de l’histoire et c’est pourquoi il ne produit pas seulement des choses mais aussi toute la vie spirituelle des hommes. La métaphysique de la marchandise a ainsi une importance qui dépasse de très loin la seule « économie politique ». Dans cette analyse « Marx met au jour les fondements originaires de l’idéalité, en la reconduisant à des processus socio-historiques d’abstraction, d’idéation et d’universalisation, en quoi il accomplit le projet (qui sera celui de Husserl) d’une généalogie de la logique et d’une refondation de la raison en laquelle Husserl lui-même voyait ‘une révolution et la plus grande de toutes’. » (115)
Jean Vioulac souligne la grande actualité des analyses de Marx, tant en ce qui concerne le développement du « capital fictif » que celui de la technique. C’est encore l’occasion pour lui de montrer que le capital est « idéel » et non matériel. C’est pourquoi le capitalisme est idéaliste ! L’idéalisme en tant que mystification, renversement du monde, est précisément la philosophie qui expose le mode de production capitaliste. Le capital en tant qu’universel abstrait est vu comme le sujet de la production. C’est pourquoi « la question du capital est aujourd’hui la question directrice pour la philosophie » (163).
La dernière partie du livre est consacrée à la révolution. Celle-ci n’est pas un projet à accomplir par une minorité éclairée mais quelque chose qui est inclus dans le processus même du développement du capital. Jean Vioulac doit constater l’échec du prolétariat comme sujet révolutionnaire et son intégration dans la « société de consommation ». Pourtant si le capitalisme est une révolution aussi importante que le néolithique, l’urgence est celle d’un processus révolutionnaire face à la catastrophe que prépare le développement d’un capitalisme qui déploie sans frein sa propre logique. Vioulac reconnaît dans la pensée de Marx le schéma kénotique et messianisme. C’est schéma qu’il faudrait en quelque sorte « démessianiser », de-théologiser en repensant fondamentalement les fins ultimes de l’humanité.
On pourrait reprocher à l’auteur de laisser complètement de côté la dimension proprement politique de la pensée de Marx, avec ses constantes, ses oscillations et ses faiblesses. Mais son choix a été de centrer son propos sur ce qui fait de la pensée de Marx une pensée philosophique radicalement nouvelle, une pensée d’une nouvelle manière de philosopher. Un livre à lire donc.
Un dernier mot plus personnel. J’ai retrouvé dans ce livre des points communs avec ma propre recherche. Je me débats avec cette pensée de la philosophie de Marx depuis un trentaine d’années et c’est à la lecture de Michel Henry que je dois cet engagement philosophique. Dans l’inspiration phénoménologique de Vioulac, je reconnais nécessairement des points communs et je suis un peu étonné de ne trouver aucune mention – ne serait-ce que bibliographique – de Michel Henry dans le livre de Jean Vioulac. Peut-être aussi l’importance de Georg Lukács aurait-elle aussi pu être au moins notée, si on veut bien admettre que l’Ontologie de l’être social propose un développement très important de la pensée de Marx, telle que l’expose Jean Vioulac.
Le 23 mai 2019 – Denis Collin

jeudi 28 mars 2019

« Aufhebung », Karl Marx et la révolution


Actuel Marx a ouvert, dans son numéro 64 (septembre 2018), un débat sur la traduction d’Aufhebung chez Marx, avec un article de Lucien Sève[1]. La question avait pris, à son initiative, une tournure inédite en France à la fin du siècle dernier, opposant une traduction par dépassement à celles traditionnellement employées jusqu’alors telles qu’abolition et suppression, essentiellement destinée à écarter l’idée d’une abolition du capitalisme au profit de son dépassement. Le présent article prolonge la discussion en s’inspirant d’un ouvrage qui lui fut consacré en 2016, L’Esprit de la révolution - Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition[2], auquel l’article de Sève répondait.
Un article de Patrick Theuret (voir aussi la recension de Tony Andréani)

vendredi 28 décembre 2018

L’ordre de la science ou pourquoi la science n’est pas spontanément matérialiste


Dans ma thèse de doctorat sur la théorie de la connaissance chez Marx, j’ai consacré un développement à la question de l’ordre de la science chez Marx. J’y reviens ici en développant certains points qui, à la réflexion, me semblent plus importants que je n’avais cru lors de la rédaction de ce travail.

L’ordre de la science selon Marx

Marx en donne un premier exposé dans l’Introduction de 1857. Dans ce texte, il commence par définir l’objet de la Critique de l’économie politique, « la production matérielle », et après avoir délimité son terrain par rapport aux économistes et refusé la plupart des généralités dont les économistes font précéder leurs analyses, il détaille ce qu’est la méthode de l’économie politique.
Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel et le concret, la supposition véritable ; donc dans l’économie par la population qui est la base et le sujet de l’acte social de la production dans son ensemble. Toutefois, à y regarder de plus près cette méthode est fausse.[1]
Cette méthode est fausse nous dit Marx parce que la population est une abstraction. Autrement dit, le concret immédiat n’est pas véritablement concret. On ne peut s’empêcher de penser à Hegel analysant le processus de la connaissance sensible et ce qu’il appelle la « logique de la perception ». Ainsi pour Hegel, le vrai que
… on était censé ainsi conquérir par cette logique de la perception, s’avère dans une seule et même perspective, être le contraire et avoir donc pour essence l’universalité sans différenciation ni détermination.[2]
La population est bien ce qui se présente d’abord à la perception mais au lieu d’être un objet de connaissance elle se révèle comme un universel sans détermination. La population se divise en classes et les classes sont à leur tour des abstractions vides si on ne met pas à jour les éléments sur lesquelles elles reposent. Ainsi, nous dit encore Marx, on va finir
par découvrir au moyen de l’analyse un certain nombre de rapports généraux abstraits, qui sont déterminants, tels que la division du travail, l’argent, la valeur, etc.[3]
À partir de ces moments abstraits, on peut seulement reconstruire le concret en s’élevant du simple abstrait vers le concret complexe. Et ainsi :
Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité.[4]
Marx ici semble être un élève de Hegel : le réel, dans son effectivité est engendré à partir de l’abstraction, à partir des catégories comme la valeur. Notons cependant que Marx ne trouve rien à redire sur l’assimilation de sa méthode à celle de « l’école anglaise » qui est très éloignée de la méthode de Hegel. Et de fait, il ajoute immédiatement :
C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse, comme résultat et non comme point de départ, encore qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation.[5]
Notons que le véritable point de départ du procès de connaissance est le concret parce que la connaissance part effectivement de l’intuition et de la représentation, et donc ce qui se donne spontanément à la conscience. En remarquant ce point, on aurait pu éviter les interprétations « théoricistes » et rendre à l’empirie ce qui lui est dû. Mais évidemment la connaissance rationnelle ne peut en rester à l’intuition et à la représentation, même si son point de départ est là, au plus près de la vie immédiate.
Ce que Marx pose ici et sur lequel il insiste un peu plus loin, c’est la distinction et même la séparation radicale entre l’ordre réel tel qu’il se donne à la sensation et l’ordre réel tel qu’il doit être pensé et donc, d’une certaine manière, produit, bref entre deux ordres de la réalité. La synthèse, en tant qu’elle produit l’intelligibilité de la chose ne peut procéder que du simple vers le complexe. Mais on ne doit pas « platoniser » Marx. Chez Platon, les choses telles qu’elles se présentent à nous, dans leur diversité, participent de l’idée qui est en quelque sorte première et dans la méthode, le plus important est la phase ascendante de la dialectique, celle qui conduit à la séparation des idées des réalités qui participent d’elles. Chez Marx, le passage du simple au complexe n’est pas une redescente mais est aussi le passage d’une représentation pauvre à une représentation riche : ce qui est vraiment à comprendre, c’est la singularité et comprendre cette singularité, c’est une ascension, une remontée. On peut encore rapprocher ce texte de Marx de la position exprimée par Aristote :
On s’accorde à reconnaître pour des substances certaines substances sensibles, de sorte que c’est parmi elles que nos études doivent commencer. Il est bon, en effet, de s’avancer vers ce qui est plus connaissable. Tout le monde procède ainsi, c’est par ce qui est moins connaissable en soi qu’on arrive aux choses plus connaissables.[6]
Le donné initial est donc le « moins connaissable », mais pas dans l’absolu. Il y a deux sortes de « moins connaissable » et deux sortes de « plus connaissable :
La démarche qui semble ici toute naturelle, c’est de procéder des choses qui sont plus connues et plus claires pour nous, aux choses qui sont plus claires et plus connues de leur propre nature.[7]
Or ajoute Aristote
Ce qui est d’abord pour nous le plus notoire, c’est ce qui est le plus composé et le plus confus.[8]
Aristote ajoute que ce rapport entre le notoire pour nous et ce qui est connaissable par soi est encore analogue au rapport entre le nom et sa définition, entre une dénomination indéterminée et une détermination. Ainsi à la différence de la conception empiriste vulgaire de la science qui fait de la généralité le résultat de l’induction sur la base de la multiplication des expériences, Aristote conçoit la science comme le processus qui va du général confus au particulier déterminé – ce qui donne un tour singulier aux formules trop souvent citées selon lesquelles il n’y a de science que du général puisqu’il apparaît finalement que la science du général vise le particulier. Sans entrer dans le détail de la théorie de la science chez Aristote, notons encore une fois que Marx est entièrement d’accord avec Aristote sur la conception de la démarche scientifique et que là où Marx semble le plus hégélien, c’est précisément là où Hegel est d’accord avec Aristote, c’est sur ce qui est commun à Hegel et Aristote.
Nous avons donc ici deux processus qui sont nettement séparés : d’abord le processus par lequel on accède aux « choses les plus connaissables », c’est-à-dire à ce qui est premier dans l’ordre de l’exposition rationnelle, et ce processus nécessairement part du sensible, des « substances sensibles », qui pourtant sont en soi les moins connaissables précisément parce qu’elles sont composées et complexes ; mais ces substances sensibles sont celles qui se présentent d’abord à l’esprit de l’homme. Ensuite le processus qui part de l’essence pour reconstruire la réalité sensible. Ainsi, ce qui se présente d’abord, ce sont les catégories de rente, de profit et d’intérêt mais conceptuellement ce ne sont que des formes dérivées qui ne peuvent être comprises pleinement qu’à partir de l’analyse de la plus-value. Autrement dit à la première opposition entre l’ordre de la connaissance et l’ordre de la chose – laquelle n’est pas autre chose que l’ordre de l’analyse opposée à l’ordre de l’exposition – s’ajoute une deuxième opposition entre le processus logique et le processus historique : ainsi dans la genèse historique des diverses formes du capital, le capital commercial et le capital bancaire ont historiquement précédé le capital industriel mais ils ne peuvent être expliqués que par ce dernier ; on ne peut connaître vraiment que ce qui est déjà développé et l’essence d’une chose est donc cette chose quand elle est réalisée, quand elle n’est plus simplement en puissance : le capital bancaire n’est que du capital en puissance, le capital industriel du capital en acte.
Quoi qu’il en soit, et pour l’instant c’est ce qui nous importe le plus, Marx ne confond pas l’ordre temporel, c’est-à-dire l’ordre d’apparition des phénomènes empiriques et l’ordre logique, c’est-à-dire l’ordre dans lequel doivent être articulés les concepts ; cette séparation est encore la séparation l’ordre du réel et l’ordre de la science. Il maintient fermement cette séparation de ces deux ordres et même leur opposition, au point qu’il y revient dans la Postface à la seconde édition allemande du Capital afin de dissiper tous les malentendus.
Or cette séparation est étrangère à l’esprit de Hegel pour qui le vrai est « cette identité qui se reconstitue ». L’opposition brutale entre les deux procès, procès d’analyse et de procès de synthèse qui recoupe l’opposition entre l’ordre historique et l’ordre logique, cette opposition n’est rien moins que dialectique au sens où la dialectique serait toujours réconciliation et si on veut qu’elle soit dialectique alors il faut entendre la dialectique négative d’Adorno. Cette séparation maintenue entre le réel et le réel connu, entre la chose et le concept, est une des questions fondamentales qui opposent Marx à l’idéalisme allemand. Pour Hegel, le réel est rationnel. Pour Marx le réel et le rationnel sont deux ordres différents, hétérogènes, deux sphères qui ne peuvent jamais se superposer véritablement. À la différence de l’unité hégélienne qui résulte du mouvement même du concept, la seule unité possible de la pensée et du réel est pour Marx une unité pratique[9], une unité qui est effective non dans la réflexion mais dans l’action par laquelle les hommes transforment le monde et se transforment eux-mêmes.
La manière dont Marx expose ce qui le sépare de Hegel nous permet de préciser ce qu’il entend par concret.
Dans la première méthode, Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé.[10]
Autrement dit le réel et le concret sont pratiquement deux termes équivalents. Ils désignent l’un et l’autre ce qui, avant comme après le procès de connaissance, subsiste en dehors de notre esprit. Car ce procès de connaissance « n’est nullement le procès de genèse du concret lui-même. »[11] Marx précise :
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup, avec des données toutes établies, avec les résultats du développement.[12]
Il dénonce cette confusion qui est le propre de la philosophie spéculative :
Donc pour la conscience (et la conscience philosophique est ainsi faite), la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel, c’est le monde une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme le véritable acte de production […] dont le résultat est le monde.[13]
Marx critique ici l’idée d’une connaissance comme système autonome de production ; la connaissance ne produit pas le réel et elle est donc l’illusion propre à la conscience, qui est « ainsi faite ». Donc quand Louis Althusser affirme qu’un des grands résultats de la philosophie de Marx est la conception de la connaissance comme production, ce qui lui permet d’induire le concept de « pratique théorique » avec des modes de production des connaissances, il y a plus qu’une confusion, mais une véritable méprise sur l’apport de la pensée marxienne. Marx refuse, certes, la connaissance comme un pur voir – la fameuse évidence cartésienne – et l’illusion spéculative qui en découle. La connaissance est inséparable de la production de la vie matérielle, elle n’est et n’a de sens que dans ce corps à corps de l’homme avec la nature et avec les autres hommes et Marx dénonce avec virulence les vues idéologiques de la philosophie pure. Mais l’idée de la connaissance comme production peut tout aussi bien être prise dans un sens « théoriciste » : on critique certes la connaissance comme pur voir, comme mouvement du regard ou conversion spirituelle, mais on affirme que la connaissance travaille sur des concepts, avec un mode de production théorique donné et on réintroduit d’emblée toute la philosophie spéculative car alors la connaissance comme production est précisément du domaine de l’illusion, c’est l’illusion de la conscience sur sa propre activité. Et cette illusion lui semble presque consubstantielle tant est-il qu’elle ne peut travailler qu’en reconstruisant le réel à partir du mouvement des catégories.
Autrement dit, et ce point paraît fondamental, en définitive pour Marx la connaissance scientifique et l’illusion ne sont point séparables comme on pourrait séparer le bon grain de l’ivraie, puisque l’illusion spéculative découle de ce que la conscience est « ainsi faite ». La science ne produit pas seulement « le vrai », elle génère aussi l’illusion qui forme la brique élémentaire de l’idéologie, à savoir l’illusion que le concept produit de lui-même le réel.

L’illusion idéaliste de la science

Cette dialectique qui sépare le monde tel qu’il se donne immédiatement, de manière presque préréflexive pourrait-on dire en suivant Merleau-Ponty du monde construit par la démarche scientifique se rompt avec l’apparition de la conception moderne de la science, celle qu’on attribue à Galilée mais qui est partagée par tous ses successeurs. Elle s’agit maintenant de discréditer le témoignage direct des sens pour comprendre la nature comme une nature mathématisée. Que le grand livre de la nature soit écrit en langage mathématique, ainsi que le soutenait Galilée, c’est ouvrir grande la voie à une conception purement idéaliste de la science moderne. Cette thèse semble aller à l’encontre des jugements courants sur les rapports qui existeraient spontanément entre science et matérialisme : chez eux, les savants peuvent être idéalistes, croire en Dieu, etc., mais dans leur laboratoire, en tant qu’ils travaillent scientifiquement, ils seraient spontanément matérialistes. Engels avait déjà fait des remarques en ce sens et Louis Althusser, dans Philosophie et philosophie spontanée des savants pose qu’il y a dans toute activité scientifique un noyau matérialiste même si la philosophie spontanée des savants est dominée par l’idéologie.
En quoi consiste la science telle qu’elle s’invente avec et après Galilée. Le premier trait, celui que valorise particulièrement Bachelard, est la rupture avec le sens commun. Il est difficile d’admettre que la Terre se meut « et pourtant elle se meut ». On peut dire que la réalité est bien celle-ci et que nous, tant que nous en restons à notre gros bon sens, nous sommes incapables de la saisir tel qu’elle est. Autrement dit, la science suppose que nous soyons en quelque sorte capables de sortir de nous-mêmes, de faire abstraction du moi sensible que nous sommes pour constituer ce sujet situé hors du monde et apte à la contempler dans son objectivité. La cohérence des relations mathématiques dans lesquelles s’expriment les phénomènes non pas tels qu’ils se donnent à nous mais tels que nous les produisons dans des dispositifs expérimentaux est la garantie ultime de cette objectivité, comme l’a parfaitement montré Kant dans la Critique de la Raison pure. C’est ainsi que, progressivement la diversité foisonnante du réel sensible est remplacée par des abstractions et ce sont ces abstractions qui vont maintenant expliquer le monde de la perception.
Quelle est la signification de ces abstractions dont la physique use pour décrire les phénomènes observés dans l’expérimentation ? Qu’est qu’une masse, une vitesse, un moment cinétique, tension, etc. ? Ce ne sont pas des entités existant indépendamment de l’esprit humain. Ce sont des idées produites par l’activité cognitive humaine en vue de rendre intelligibles les phénomènes de la nature. Que veut dire ici rendre intelligible ? D’une part, c’est pouvoir saisir le phénomène concret comme la synthèse de déterminations multiples dont on peut donner des expressions mathématiques : par exemple la puissance dissipée par le radiateur est proportionnelle à la tension aux bornes et à l’intensité du courant électrique. Ce que je ressens, c’est seulement la chaleur du radiateur, c'est-à-dire l’impression d’avoir chaud mais je ne ressens pas P=UI ! Mais cette dernière formule me permet de comprendre pourquoi en manipulant le rhéostat je vais pouvoir augmenter l’intensité et donc la chaleur dissipée. Et c’est le deuxième aspect de ces abstractions : elles sont des schémas qui nous permettent d’agir sur la réalité. On parle encore de modèles.
Ces schémas ou ces cartographies de la réalité sont évidemment des plus précieuses, comme les signes sur les arbres ou les rochers aident le marcheur à retrouver son chemin. Ce ne sont pas inventions fantaisistes : leur critère de validité est donné par la pratique, c'est-à-dire par des interactions réussies avec la nature. Ce n’est parce qu’ils manquaient d’intelligence que les hommes ont si longtemps conservé le système ptolémaïque mais parce qu’il donnait beaucoup de résultats en accord avec le réel et avait permis d’établir des cartes du ciel fort utiles aux navigateurs. En ce sens on peut bien dire vraies les théories scientifiques qui ont réussi à passer le maximum de tests expérimentaux. Ainsi la théorie darwinienne de l’évolution est-elle vraie, d’une vérité qu’on ne saurait vraisemblablement démentir un jour, sinon en insérant la théorie de Darwin dans une théorie plus vaste dont nous n’avons pas aujourd’hui l’ombre d’une idée. La théorie de Darwin est confirmée par la génétique, par la géologie et la paléontologie, corroborée par des mesures physiques qui ont été rendues possibles par les avancées de la physique et de la chimie. Il y a donc bien un sens à parler de vérité dans les sciences et les différentes formes de relativisme ou de scepticisme (y compris celles engendrées par la théorie des révolutions scientifiques de Kuhn) peuvent être assez aisément réfutées. Mais tenir des discours vrais ce n’est pas pour autant exhiber la réalité en elle-même. Confondre « vrai » et « réel », c’est précisément le propre de l’idéalisme platonicien, pour qui les idées (en tant qu’idées vraies) ont plus de réalité (justement parce qu’elles sont vraies) que les choses qui participent de ces idées.
Les objets produits par les sciences de la nature (par exemple « le courant électrique ») ne sont pas des objets « réels », ils ne sont pas des choses de la nature et on ne peut donc pas dire que les sciences de la nature décrivent la structure du monde telle qu’il est, elles se contentent (ce qui est énorme) de construire un monde théorique qui nous sert de modèle. On ne peut pas purement et simplement balayer d’un revers de manche la philosophie kantienne de la science qui soutient que la science ne décrit que les phénomènes et non les choses en soi (les noumènes). On peut cependant interpréter cette thèse de plusieurs manières. La première consiste à penser que plus la science progresse et plus nous nous rapprochons de la connaissance de la réalité en elle-même – les voiles qui nous masquent le réel (le « réel voilé ») se dissiperaient peu à peu. La deuxième interprétation consiste à se débarrasser purement et simplement de la « chose-en-soi » pour ne considérait que le phénomène qui serait la seule réalité dont il y a du sens à parler. La troisième interprétation consiste à maintenir deux ordres séparés, l’ordre de la science et l’ordre de la réalité, deux ordres certes unis dialectiquement mais dans une opposition impossible à dissoudre. La première interprétation revient à supprimer la critique kantienne pour revenir à un réalisme traditionnel, quoique plus modéré : la science nous fait connaître le réel en lui-même, même si c’est seulement dans une progression infinie – c’est encore la position de Lénine dans Matérialisme et Empiriocriticisme. La deuxième position est proche de celle des empiristes et de l’empiriocriticisme pourfendu par Lénine : s’il n’y a pas d’autre réalité que la réalité expérimentale scientifiquement, cela ne peut que conduire à l’idée que le réel est le produit de notre pensée. La troisième position est la seule tenable pour un matérialiste, si l’on veut bien admettre que le matérialisme est a minima la reconnaissance de l’existence de la réalité en-dehors de la pensée ou encore le caractère extra-logique du réel.
En suivant cette ligne réflexive, il apparaît que dès lors que la science prétend connaître le réel en lui-même, dès qu’elle affirme que le monde n’est rien d’autre que le monde que dévoile la science, elle se situe d’emblée sur le terrain de l’idéalisme : le monde, ce sont les idées que nous nous faisons du monde. L’engendrement du réel à partir de l’idée, l’engendrement de la poire à partir d’idée de poire, c’est très exactement le fond commun de ce de ce que Marx critiqué sous le nom d’idéologie allemande, dans La Sainte Famille tout d’abord puis dans le manuscrit intitulée L’Idéologie Allemande. Certes, les scientifiques ne disent pas nécessairement que le monde est celui que décrivent leurs théories, mais ils tendent spontanément à la faire, à prendre la carte pour le territoire. En ce sens, on peut bien dire que la science est spontanément idéaliste, ainsi que l’avait déjà remarqué Hegel puisque la science en tant que science de la nature se donne pour objectif de montrer l’idée abstraite « cachée » dans la chose sensible.
D’un autre côté, on doit bien admettre qu’il n’y a pas d’autre monde que le monde pour nous et que parler du monde indépendamment de toute perception et de toute pensée humaine, d’un monde en soi, c’est donner à la pensée un « non-objet » puisque par définition on ne peut rien dire de cet objet, on ne peut même pas parier sur son existence, puisque l’existence suppose déjà un sujet relativement à qui la chose existe. Comment se tirer de ce mauvais pas ? En rappelant que l’élaboration de l’objectivité scientifique est toujours seconde. Ce qui fait qu’il y a un monde, c’est qu’il y a d’abord un monde pour moi, un monde qui m’est donné d’emblée dans la sensibilité et qui se donne tel qu’il est, pour moi, de manière totalement indiscutable. C’est un monde « concret », mais d’une concrétude immédiate, non construite, qui ne nécessite pas que l’on procède à des synthèses pour le saisir. Et c’est seulement à partir de ce monde donné subjectivement et face auquel nous sommes d’abord passifs, affectés, que nous élaborons l’objectivité. Mais sous cet angle, on peut encore parfaitement admettre que « la Terre ne se meut point » comme l’avait montré Husserl. Le « monde-de-la-vie » (Lebenswelt) est la réalité première à partir de laquelle peut se construire cette réalité seconde qu’est le monde déterminé par la science. Mais, si l’on peut parler ainsi, il y a moins de réalité dans ce monde de la science pensé à partir des abstractions théoriques que dans le monde de la vie, même si ce monde de la science nous a permis d’agir et de modifier profondément le monde de la vie à partir duquel nous émergeons.
L’idéalisme de la science est précisément ceci qui produit l’illusion de la coïncidence entre les déductions théoriques, l’illusion d’une construction a priori alors même que le monde de la science n’est qu’une manière pour le sujet de s’emparer du réel qui lui est donné, de le soumettre à son désir, autant qu’il le peut. De cela on peut déduire de très nombreuses conclusions concernant les sciences du vivant qui se veulent à tort des sciences de la vie, alors même que la vie est bien invisible et que ne se manifestent pour la science que les phénomènes physico-chimiques propres aux êtres vivants, sans que jamais nous ne puissions produire une définition de la vie que pourtant nous sentons et reconnaissons sans réflexion. De même, on comprend à quelles impasses se heurtent toutes les tentatives de « naturaliser » la conscience, c'est-à-dire de rendre compte scientifiquement de ce qu’est la subjectivité (voir mon article sur la question de l’intelligence artificielle).
Le 28 décembre 2018


[1] Introduction générale – édition de la Pléiade, Gallimard, tome 1 p. 254 (noté P suivi du tome par la suite)
[2] Hegel : Phénoménologie de l'Esprit - (Traduction J.P. Lefèbvre) - Aubier p. 113
[3] Introduction générale P1 p. 254/255
[4] Introduction générale P1 p. 255
[5] Introduction générale PL 1 page 255
[6] Aristote : Métaphysique - Livre Z- 3,1029 b (Traduction Tricot - VRIN)
[7] Aristote : Physique Livre I - i §2 (180 a) - traduction Jules Barthélémy Saint-Hilaire
[8] Aristote : ibid.
[9] Citons encore la deuxième thèse sur Feuerbach : « La question de savoir si le penser humain peut prétendre à la vérité objective n’est pas une question de théorie mais une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance, l’ici-bas de sa pensée. » (P3 page 1030)
[10] Introduction générale P1 page 255
[11] Introduction générale P1 page 255
[12] Capital I,I,4 P1 page 609
[13] Introduction générale P1 page 255

vendredi 15 septembre 2017

Actualité de la théorie critique

Introduction


Si le vieux « marxisme orthodoxe » est définitivement hors d’usage, la profondeur de la crise économique, sociale, politique, mais aussi morale qui caractérise le mode de production capitaliste aujourd’hui rend nécessaire non seulement un retour à Marx qui doit être tout simplement lu véritablement et réinterprété, mais aussi aux écoles marxistes « hétérodoxes » du XXe siècle, celles qui sont parties de Marx pour aborder autrement et sous d’autres angles l’analyse critique de la société bourgeoise.
Il faudrait citer ici Lukàcs, non seulement le Lukàcs de Histoire et Conscience de classe, mais plutôt sans doute celui de l’Ontologie de l’être social. Je pourrais aussi évoquer le travail d’Ernst Bloch et son Principe espérance. Mais le courant le plus important est surtout l’école de Francfort (l’institut de recherche sociale, fondé à Francfort en 1923, transféré aux États-Unis pendant le régime nazi et reconstruit après guerre) et ce qu’il est convenu d’appeler la théorie critique, un terme générique qui rassemble toute une galaxie de penseurs, regroupés autour de l’Institut de recherche sociale : Adorno et Horkheimer – les fondateurs –, mais aussi Marcuse, Fromm et Walter Benjamin, Alfred Sohn-Rethel, et beaucoup d’autres encore. Jürgen Habermas et Axel Honneth sont les deux dernières figures marquantes de l’Institut et on peut encore y rattacher Harmunt Rosa, l’auteur de l’excellent Accélération.
Ces courants ont des continuateurs. Deux philosophes italiens, Costanzo Preve (disparu il y a quelques semaines) et Diego Fusaro tiennent l’Ontologie de l’être social de Lukàcs pour un livre fondamental. La théorie critique, critiquée, figure dans les références de la « Wertkritik » ou de Moishe Postone, mais on la retrouve aussi chez Costanzo Preve et le groupe de jeunes philosophes qui continuent son œuvre. Christopher Lasch, l’auteur de La révolte des élites et La culture du narcissisme a été l’un des héritiers les plus intéressants de « l’école de Francfort ». C’est sur celle-ci que je vais centrer mon propos aujourd’hui en tentant de mettre en lumière l’actualité de la théorie critique. Je laisserai de côté Lukàcs ou Bloch qui mériteraient de longs développements.
Je commencerai par rappeler ce qu’est la théorie critique – de manière un peu schématique, car il faudrait prendre en compte une évolution historique (Horkheimer en 1930 et Horkheimer en 1960, ce sont souvent des positions assez différentes). Je montrerai ensuite que les traits les plus saillants du capitalisme de notre époque, de ce « capitalisme absolu » dont parle Diego Fusaro, trouvent une première élaboration chez les principaux penseurs rattachés à l’école de Francfort. Adorno, Horkheimer et les autres ont eu l’intuition de développements qui, aujourd’hui, sont sous nos yeux de manière parfois effrayante.

Qu’est-ce que la théorie critique ?

Max Horkheimer
Il faut commencer par l’essai fondateur de Horkheimer, publié en 1937[1]. Max Horkheimer part de la définition traditionnelle de la théorie, par exemple telle qu’on la trouve chez Husserl : « système de propositions, fermé sur soi, d’une science en général »[2]. Cette définition qui correspond aux sciences de la nature telles qu’elles existent pratiquement depuis le XVIIe siècle, devrait valoir pour les sciences de l’homme et de la société. Même si les résultats ne sont pas probants, ces sciences n’ont pas beaucoup d’autre solution. Comme le fait remarquer ironiquement MH,
Au stade tardif où l’évolution de la société actuelle est parvenue, les sciences dites « humaines » n’ont de toute façon qu’une valeur marchande très fluctuante ; elles sont obligées d’imiter, tant bien que mal, les sciences de la nature, dont un destin plus fortuné met l’utilité pratique au-dessus de toute question.[3]
Ce que se propose la théorie critique, c’est, en se tournant vers la praxis sociale, de déterminer les conditions qui ont permis le triomphe de certaines conceptions théoriques. Par exemple, il n’est pas possible de comprendre l’apparition et le succès du mécanisme sans revenir au bouleversement des conditions sociales et politiques au XVIe siècle.
La théorie en général est conditionnée par le matériel empirique à sa disposition et à son tour elle le conditionne. Mais pour ce qui est de la théorie traditionnelle, elle ne s’interroge pas sur ses propres conditions d’existence et donc la fonction réelle de la science dans la société est radicalement méconnue. MH donne un exemple intéressant : l’école néo-kantienne de Marbourg (avec H. Cohen) érige en catégories universelles certaines catégories isolées de l’activité théorique du savant spécialisé. Le physicalisme du « Cercle de Vienne » fait de la physique la seule et véritable connaissance du réel. Cette méconnaissance et cette véritable inversion de la réalité aboutissent à ramener les caractères essentiels de la vie sociale dans les limites de l’activité théorique du savant. Ainsi, les systèmes philosophiques les plus variés expriment « la fausse conscience du savant bourgeois à l’ère libérale ».
Il s’agit donc en premier lieu de procéder à une critique de la théorie traditionnelle en la ramenant sur terre, c’est-à-dire en pensant l’activité théorique dans son intégration dans l’ensemble du travail social. Cette thématique sera développée par Habermas dans Connaissance et intérêt[4] .
En second lieu, il s’agit de reprendre à nouveaux frais la vieille tâche de la philosophie : permettre à l’homme de se connaître lui-même, une tâche qui ne peut pas être celle des sciences de la nature ou des sciences de l’homme et de la société qui cherchent à se modeler sur les sciences de la nature, mais une tâche qui est proprement celle de la théorie critique.
En troisième lieu, il s’agit de construire une théorie dont le souci est d’établir un ordre conforme à la raison, c’est-à-dire de sortir les individus de l’aliénation de la société bourgeoise. Il s’agit d’une perspective émancipatrice.

Les caractères fondamentaux du capitalisme absolu

Pour comprendre l’intérêt actuel de la théorie critique, je voudrais brièvement souligner ce qui caractérise le mode de production capitaliste aujourd’hui, le capitalisme tardif que l’on peut aussi appeler « capitalisme absolu ». Je ne vais pas m’engager dans l’étude des transformations au niveau du procès de production, de l’extension infinie du domaine de la marchandise et de la pulvérisation du prolétariat qui ne peut plus être considéré comme un « sujet révolutionnaire », ce dont Adorno et Horkheimer ont très vite eu l’intuition. Je me contenterai de souligner ce dont parle déjà Weber : le capitalisme « libéral » construit une véritable « cage d’acier » qui restreint toujours plus les marges de manœuvre dont disposent les individus et les communautés particulières au sein même de la société capitaliste et rend de plus en plus difficiles les efforts pour s’émanciper des rapports sociaux capitalistes.
On peut penser comme Freud que personne ne pourra transformer les hommes en termites et que, par conséquent, la soumission croissante de la vie aux contraintes du mode de production capitaliste va rencontrer de puissantes résistances et sécréter ses antidotes. Car le développement du mode de production capitaliste met en cause directement les fondements de la civilisation humaine, c’est-à-dire l’idée que nous nous faisons, depuis les origines de la pensée religieuse ou philosophique, de ce que c’est qu’être humain. Adorno considérait Auschwitz comme l’événement majeur de notre histoire et en déduisait sa règle morale : penser et agir de telle sorte qu’Auschwitz ne se répète pas. S'il est vrai qu'Auschwitz ne se répétera pas à l’identique, il n’est pas besoin de gratter trop profond la mince couche de vernis démocratique de nos sociétés pour voir comment les ingrédients de base du nazisme sont plus que jamais actifs : la volonté de domination, le projet d’une transformation biologique de l’espèce humaine, etc. Adorno, parlant des exhortations au bonheur écrit :
Cela fait partie du mécanisme de domination que d’empêcher la connaissance des souffrances qu’elle engendre ; et c’est la même logique qui mène en droite ligne de l’évangile de la joie de vivre à la construction d’abattoirs humains assez loin en Pologne pour que chacun de nos compatriotes (Volksgenossen) puisse se persuader qu’il n’entend pas les cris de douleur des victimes. Voilà un schéma de la capacité de jouissance non perturbée.[5]
 « Capacité de jouissance non perturbée », voilà ce que doit garantir le système médiatique et ce qu’on appelle la culture. Le capitalisme est né et s’est développé en s’appuyant sur la culture dont il avait hérité. Son génie a été d’avoir su exploiter ces forces productives gratis que représentent la science et la culture. Il arrive un moment – le XVIIe siècle – où les forces économiques et la vie intellectuelle à son plus niveau d’abstraction entrent dans une interaction très productive. La science nouvelle, celle de Galilée, celle dont Descartes fait la théorie, en tant que science mathématique permet la prédiction, la construction d’applications techniques et réciproquement le progrès de la technique permet de nouvelles percées scientifiques. Incontestablement l’essor économique et la navigation au loin constituent le terreau nourricier sur lequel va s’élever la culture des Lumières et l’édifice majestueux de la science moderne. La cupidité sans borne des aventuriers du capitalisme naissant s’est combinée avec le savoir désintéressé que cultivaient ces savants désintéressés, austères, prêts à tout sacrifier des plaisirs de la vie mondaine pour l’amour de la vérité. Une unité dialectique des contraires qui donne son élan au capitalisme. Cette combinaison fonctionne jusqu’au XXe siècle et elle se retrouve dans l’éducation – au moins celle des classes dominantes – qui est à la fois une éducation de plus en plus scientifique et technique (qu’on pense ici à l’œuvre scolaire considérable de la révolution française, du directoire et de l’empire) et en même temps une éducation fondée sur la tradition des humanités classiques comme si on ne voulait pas oublier que la science moderne est née dans le moment et dans le mouvement où l’on a restauré dans toute sa dignité l’antique culture gréco-latine, ce qui été le caractère propre de cette grande époque révolutionnaire que fut la Renaissance.
Le XXe siècle marque un tournant dans l’histoire culturelle de l’Europe. Le moment qui se situe au passage du XIXe au XXe siècle semble extrêmement fécond sur le plan scientifique (en quelques années sont conçues les deux théories physiques majeures, la relativité générale et la mécanique quantique), mais il est en même temps le moment où se cristallise tout un courant intellectuel hostile au rationalisme d’où sortira cette « idéologie de la guerre » analysée par Domenico Losurdo[6].
Jusqu’au XXe siècle, progrès des sciences, progrès des mœurs, progrès politique et développement économique pouvaient sembler aller plus ou moins de pair. Le XXe siècle brise cette belle harmonie : le progrès scientifique et technique est mis au service de la pire barbarie. La guerre, loin de régresser, se déchaîne comme jamais et frappe de plein fouet les populations civiles. La « modernité », le culte des machines et de la science sont mis au service de tyrannies d’un nouveau genre, le fascisme et le nazisme. En 1945, les USA lancent sur les populations Hiroshima et Nagasaki l’arme absolue, la bombe atomique qui saisit l’humanité d’effroi[7]. La rationalité scientifique se trouve ainsi mise au service de la folie totale. Le capitalisme met directement en cause l’existence même de la civilisation humaine. Ce qui va, par contrecoup alimenter un courant hostile à la science, chargée dorénavant de tous les péchés.
À partir du XIXe siècle avait commencé nettement à se manifester un scientisme qui réduit la science à des activités opératoires et pose que ce genre d’activité suffit pour régler convenablement tout ce qui concerne les affaires humaines. Le positivisme, celui de Comte comme celui de ses héritiers, joue son rôle dans cette évolution puisqu’il coupe la science de la philosophie et de la métaphysique et vise à faire du gouvernement des hommes une sorte de sous-branche des métiers de l’ingénieur. Cette nouvelle situation renforce les tendances anti-rationalistes et développe une haine proprement réactionnaire de la science en même temps que la science est progressivement soumise aux impératifs techniques du capitalisme.
La destruction de la culture par le capitalisme est visible dans tous les domaines. D’une part, la culture traditionnelle est soumise à la loi du marché. Il suffit de voir la transformation du Louvre en centre commercial pour comprendre ce qu’est la muséologie moderne : la « coca-cola-isation » des chefs d’œuvres. D’autre part est produite une culture de masse qui n’a plus aucun rapport avec la culture populaire, une culture de masse fondée sur la passivité des individus consommateurs, le lavage de cerveau et l’abrutissement méthodique, dont les grands médias télévisés avec leurs émissions de télé-réalité et leur shows de variétés donnent un exemple particulièrement écœurant. Les analyses politiques ont trop sous-estimé ce facteur. Ainsi la « télé Berlusconi » – qui n’est pas le fait du seul Berlusconi – a-t-elle joué un rôle important dans la décomposition de la vie politique italienne.
Cette destruction de la culture va avec la destruction des cadres de la vie commune et avec la mise en coupe réglée des individus surveillés, espionnés, conditionnés avec l’aide des sciences « humaines ». Cette société de surveillance généralisée qui était annoncée dans le 1984 d’Orwell est la nôtre.
Enfin le capitalisme pourrait conduire au « dépassement de l’homme » lui-même. Quelques prophètes tiennent de plus en plus haut des discours sur le « post-humain », un post-humain qui se prépare avec les travaux sur les organismes génétiquement modifiés, avec les recherches sur « l’homme bionique » et avec l’expérimentation de nouvelles méthodes d’amélioration des performances corporelles, domaine pour lequel le sport de compétition de haut niveau fournit le terrain d’expérience rêvé – et du reste, c’est pour cette raison que les protestations contre le dopage et les revendications d’un sport « propre » sont soit des niaiseries soit une expression de cet art consommé du mensonge qui caractérise nos sociétés de « transparence ». Il faut ici se reporter aux travaux de Jean-Marie Brohm, un héritier français de l’école de Francfort qui a d’ailleurs contribué à l’introduction de Reich et de Marcuse en France.
Le capitalisme jusqu’au XXe siècle inclus n’a jamais été un capitalisme pur. Son développement était entravé d’abord par le poids du passé, par l’héritage d’une certaine conception des valeurs qui doivent gouverner les sociétés humaines ; c’était un capitalisme marqué par la société dont il sortait. Il a ensuite été sérieusement limité et a dû composer avec le mouvement ouvrier et la crainte du communisme. Des années 45 à 75/80 pour la France, les lignes structurantes de la politique des différents gouvernements ont été celles qu’imposaient les revendications sociales. Les gouvernements de droite devaient se déguiser en gouvernements « sociaux » ou « sociaux démocrates » : c’est ainsi que Jacques Chirac en 1974 se voulait un « travailliste » et que son mentor Pompidou se réclamait de l’expérience social-démocrate suédoise comme moyen de faire barrage à la menace communiste. Ces deux freins au libre jeu des forces du capitalisme ont sauté. Le monde rural, refuge de la tradition conservatrice, mais aussi d’une certaine résistance au capitalisme n’est plus qu’un souvenir et l’Union européenne a programmé l’extermination sous dix ou quinze ans des derniers récalcitrants. L’artisanat et le petit commerce sont à l’agonie et avec eux l’idée même de métier à laquelle est substituée celle d’emploi. Les valeurs du passé sont enterrées. La bourgeoisie moderne se contrefout de la famille, déteste la patrie et n’aime le travail que pour les autres, et encore : le travail n’est-il pas qu’un insupportable « coût » ? La révolte contre l’ordre moral a levé les derniers obstacles à la commercialisation brutale de tout ce qui relève de l’intime et a fait de la pornographie un des grands secteurs des « industries culturelles ».
Ainsi la poursuite du développement « illimité » du capitalisme est à l’ordre du jour, mais cela ne rend que d’autant plus probable l’expression des tendances fondamentales que nous avons relevées :
1. Développement des affrontements entre groupes capitalistes avec la multiplication des conflits armés sur des étendues plus ou moins grandes et les dislocations d’anciens ensembles étatiques provoquant un chaos à côté duquel l’ex-Yougoslavie n’a été qu’une aimable mise en train. L’éclatement potentiel de la Grande-Bretagne (avec l’Écosse), de l’Espagne (avec la Catalogne), de la Belgique (avec la Flandre), mais aussi demain de l’Ukraine, préfigure l’explosion littérale de la « vieille Europe » entièrement asservie à l’empire américain.
2. Poursuite et accélération de la destruction des ressources naturelles et probabilité de catastrophes écologiques de grande ampleur. Le paradoxe ici est que le discours omniprésent n’a rigoureusement aucun effet. La « politique de l’offre » consistant en une course effrénée à la productivité produit nécessairement tous ces maux publics que la bonne conscience écologique prétend combattre.
3. Destruction de la culture humaine et de l’idée même de l’individu comme sujet libre – l’école combinant la destruction des humanités classiques et la pratique des techniques commerciales de la manipulation en constitue un bon exemple.

La colonisation du monde vécu

Parmi les caractéristiques majeures du mode de production capitaliste aujourd'hui, la colonisation des consciences, c’est-à-dire la colonisation du monde vécu est l’une des plus inquiétantes. L’idée de colonisation du monde vécu a été développée par Habermas dans son premier ouvrage important consacré à l’espace public. Tous les espaces où pouvait s’exercer un usage public de la raison (pour reprendre une expression de Kant – ont été envahi par les intérêts privés du capital. Significativement, la publicité qui désignait précisément cet usage public de la raison est devenue ce que l’on appelait jadis la réclame. Le principe de publicité, principe juridique et moral des Lumières, est devenu l’organisation systématique de la dépendance des consommateurs et du formatage de leurs désirs, en utilisant d’ailleurs les moyens que lui ont fournis la psychologie et la psychanalyse dévoyée.
Le « totalitarisme » du XXe a déjà utilisé les méthodes de la technique moderne comme moyen d’asservissement des masses, mais il ne pouvait se passer de la contrainte brutale, de la violence sans frein même si elle était rationnellement organisée. C’était une domination totale très coûteuse et finalement instable. Il s’agit aujourd’hui d’autre chose : de diminuer les coûts directs de la domination en développant une contrainte « douce », presque indolore. On oppose traditionnellement la liberté à la contrainte. Comment s’exprime la contrainte ? Par la souffrance, le sentiment intérieur d’oppression, la résistance sourde à cette puissance extérieure qui s’exerce sur le sujet. Adorno fait justement de la souffrance, de la prise de conscience de l’homme démuni le point de départ de toute réflexion morale sérieuse.
Si on peut supprimer chimiquement cette résistance sourde, si on peut faire en sorte que l’esclave prenne plaisir à travailler, en quoi pourra-t-on dire que cet esclave est encore un esclave ? L’usage des drogues comme moyen d’obtenir le consentement des dominés est une vieille affaire. Pendant la Première Guerre mondiale, la gnôle a souvent servi de carburant pour envoyer les soldats au front. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand il fallait « retrousser ses manches, produire d’abord et revendiquer ensuite », selon le mot d’ordre de Maurice Thorez, certaines catégories de travailleurs (par exemple, les « ambulants » de la Poste, pour citer ceux que j’ai connus) recevaient une ration de vin et de cigarettes pour tenir le coup. Que l’on puisse modifier temporairement les sentiments des hommes par toutes sortes de « pharmaka », c’est une donnée fondamentale de tout art médical depuis la plus haute antiquité. Être « pharmakao », c’est tout simplement avoir l’esprit embrouillé par un breuvage.  Bien que, selon lui, l’âme et le corps soient séparés radicalement sur le plan ontologique, Descartes constate que l’âme est étroitement unie au corps et ce constat l’avait conduit à considérer qu’une des applications les plus importantes de la médecine serait de rendre les hommes « plus sages ». Idée extravagante, évidemment, mais qui peut se retourner en son contraire : la science médicale pourrait être mise au service non pas de la sagesse, mais de la folie.
Cette idée ouvre la voie à une nouvelle conception de l’esprit humain conforme à la logique des sciences positives, une logique qui conduit au démontage de ce que l’on appelait du nom d’esprit. L’esprit est considéré comme une chose (le cerveau, le système neuronal) ou une manière de parler de l’activité de cette chose.  Et cette chose est une chose matérielle ce qui fait de la pensée une façon de parler des mouvements qui agitent cette chose matérielle. Si l’esprit appartient bien à la nature et doit donc être pensé comme quelque chose de naturel, pour autant la saisie objectiviste des sciences de la nature est incapable de rendre compte réellement de l’esprit parce que la subjectivité, par définition, ne peut pas être l’objet des sciences de la nature. Reste à comprendre pourquoi les neurosciences et les recherches en vue d’élaborer une « conception scientifique », c’est-à-dire purement naturaliste de l’esprit humain sont menées avec autant de vigueur.
Le progrès des neurosciences est sans doute une bonne chose : on connaît mieux le cerveau, on connaît mieux son fonctionnement et par conséquent on en peut mieux soigner les troubles et les lésions. On peut même commencer à envisager des prothèses en cas de troubles fonctionnels graves.  On travaille beaucoup sur des dispositifs qui permettraient de décoder les pensées (à partir d’une électroencéphalographe) pour les transmettre à un ordinateur. Un sujet privé de toute possibilité motrice pourrait ainsi, seulement par la pensée, commander un robot. Voilà de bonnes nouvelles. Mais comme toujours, les moins bonnes suivent. On travaille sur des expériences de « transmission de pensée » par ordinateur – des expériences récentes dans ce domaine semblent indiquer le chemin à suivre. Les progrès de l’informatique pourraient aussi prendre le relais du bon vieux détecteur de mensonges.  Bref, nous serions sur la piste du « cérébroscope », la machine à lire dans les pensées – dont IBM a annoncé la mise au point pour les années immédiatement à venir. Si on peut associer rigoureusement une certaine configuration active de neurones et un contenu de pensée, on pourra avoir une sémantique complète du cerveau et dès lors se débarrasser définitivement de la notion d’esprit. La subjectivité serait totalement objectivable et avec cette objectivation pourraient disparaître les derniers vestiges de cette vieille idée de liberté.
Toutes les recherches menées actuellement conduisent à la construction d’interfaces cerveau humain/ordinateurs, à la multiplication des prothèses électromécaniques, en un mot à la constitution d’un continuum homme-machine qui débouche sur « l’homme bionique ». La limite entre la science-fiction et la technoscience serait ainsi en train de s’effacer. Bienvenue au cyborg, successeur de l’homme !
Mais là encore, la présentation est trompeuse, d’une continuité de la maîtrise scientifique de l’homme. Des prothèses des bras et jambes aux piles cardiaques pourquoi ne passerait-on pas à une phase ultérieure, une plus grande intégration de l’individu et des prolongements artificiels qui peuvent lui être utiles ? La psychologie scientifique n’a eu de cesse de mettre à plat le fonctionnement de l’esprit humain et la pharmacopée des pilules destinées à réguler le fonctionnement du système nerveux n’a cessé de s’étendre : calmants, somnifères, antidépresseurs, régulateurs de l’humeur et autres anxiolytiques encombrent les armoires à pharmacie de presque tous les foyers. Cependant, ce qui est en cause, c’est autre chose : il n’y pas une grosse différence entre l’absinthe des poètes maudits, l’alcool de l’assommoir de Zola et le Prozac.  On est dans le domaine des drogues qui influent sur le fonctionnement du cerveau, perturbent la pensée et les sensations, détraquent éventuellement l’imagination, comme les crises de delirium dont est victime le personnage joué par Montand dans Le cercle rouge.  Mais l’alcoolique ravagé par l’alcool reste un sujet – tout comme les insensés de Descartes continuent d’exprimer extérieurement qu’ils ont une âme, à la différence des automates et des perroquets. Le projet technoscientifique qui se dessine aujourd’hui a précisément comme visée de supprimer cette subjectivité. L’alcoolique parle peut-être plus qu’il ne le voudrait à jeun, mais dans sa parole reste maintenue la distinction entre ce qui est dit et ce qu’il pense intérieurement. Dès lors qu’on dispose d’une « machine à lire les pensées », alors cette distinction n’existe plus, elle est radicalement abolie et si l’esprit de l’individu, son intériorité, est exposée aux yeux et à la compréhension, alors cette intériorité n’existe plus et nous n’avons plus affaire à un homme, mais à un androïde, analogue à ceux de Philip K. Dick dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, le roman d’où est tiré le film-culte de Ridley Scott, Blade Runner.[8]
On pourra objecter ceci : soit ce projet de démontage de l’esprit selon les principes de la nature est une pure chimère et alors nous n’avons pas à nous en effrayer plus que de l'histoire de Mary Shelley et la créature du Dr Frankenstein ; soit ce n’est pas de la science-fiction, mais de la science tout court et alors il est stupide de refuser cette vérité scientifique très désagréable pour les humanistes attardés que nous sommes.
On peut écarter la première partie de cette objection. La science-fiction est … de la fiction. Nous avons affaire à un projet sérieux, sur lequel travaillent de nombreux laboratoires, qui mobilise des chercheurs de nombreuses disciplines – de l’informatique à la philosophie en passant par la neurobiologie et la psychologie. Nous ne sommes pas dans une libre création intellectuelle comme le sont les romans de Dick, Huxley ou Orwell. Même si le programme technoscientifique concernant l’esprit échoue dans sa tentative de réduire la subjectivité – et fondamentalement il ne peut qu’échouer – il produit des effets, légitime des pratiques et induit de nouveaux rapports entre les individus.
La deuxième partie de l’objection n’est pas plus convaincante. Comment le programme technoscientifique concernant l’esprit pourrait-il être vrai ? Cela supposerait que soit écartée la vie elle-même. Je peux toujours prendre du Prozac pour combattre ma dépression, je n’éprouverai jamais la dépression comme un simple problème de recapture de la sérotonine ! Je peux connaître les mécanismes de la douleur, cela ne m’empêche pas d’avoir mal et le « avoir mal » est non objectivable. Il est simplement la vie s’appréhendant elle-même. Ce n’est pas du tout par hasard que les grands « triomphes » de la technoscience de l’esprit se sont produits dans les techniques de simulation de la pensée réduite à la pensée calculatrice. Au fond, quand on fait exécuter 2 + 2 à une machine à calculer, on peut sans danger se passer de l’interrogation sur l’effet que ça fait à un sujet humain de penser 2 + 2 ! Hobbes n’a raison (« penser, c’est calculer ») que tant qu’on supprime des opérations de pensée la pensée elle-même, c’est-à-dire la pensée qui s’appréhende elle-même. En simulant les procédures calculatoires de la pensée humaine, on ne construit pas des « machines à penser », mais plutôt des « machines à ne pas penser ». Ces réfutations philosophiques, cela va de soi, ne pourront jamais convaincre un partisan du programme de la technoscience de l’esprit, puisque précisément la pensée philosophique est mise hors jeu dès le début.
C’est qu’en réalité la théorie computationnelle de l’esprit, les sciences cognitives et tout ce qui tourne autour du programme de la technoscience de l’esprit n’ont pas comme objet de connaître l’âme humaine, à la manière de Socrate ou Descartes. Une telle connaissance est considérée comme une entreprise dénuée de sens. Il s’agit au contraire de mettre au point de techniques qui permettent d’agir avec des résultats prévisibles sur les autres esprits. Ni la vérité ni le soin des esprits dérangés ne sont les objectifs de cette entreprise, mais c’est bien plutôt la poursuite de cette « colonisation des esprits » dont parle Remo Bodei. En s’appuyant sur l’étude d’auteurs caractéristiques du XXe siècle et des tournants profonds qui le marquent, Bodei montre comment, l’idée d’âme ayant perdu progressivement de sa force, a commencé la fabrication consciente de l’individualité au moyen des instruments artificiels de la politique et des savoirs scientifiques, si bien que par des techniques d’ingénierie humaine, le pouvoir peut s’intérioriser, rendant l’individu plus malléable, plus souple à gouverner ; il envahit sa conscience. La caractéristique propre des totalitarismes, c’est qu’ils ont réussi à « conquérir et à profaner la citadelle intérieure de la conscience ». Défendant, à la manière d’Adorno, le sujet individuel, le « je », comme seul centre de résistance potentielle et de jugement critique, Bodei montre par quels moyens même dans les sociétés plus ou moins « démocratiques » se développe cette « colonisation des consciences ».
Aux classiques moyens répressifs s’ajoutent ou se substituent les moyens de la séduction, à la peur de la mort comme menace permanente du pouvoir se joint ainsi l’intérêt de la politique pour la vie, la santé et le bien-être des citoyens, tout autant que la mise à disponibilité de pascaliens divertissements de masse …[9]
Comprendre la transformation de la situation métaphysique de l’homme induite par les biotechnologies appliquées à la naissance ou au contrôle du psychisme n’est donc possible que si on les resitue dans le mouvement d’ensemble de la modernité, ou plutôt dans cette involution de la modernité, née sous le signe de la libération de l’homme et de la promotion de l’individu et qui se transforme en contrôle généralisé et conformisme de masse, même quand il s’agit d’un narcissisme de masse[10].
Le processus de liquidation de la subjectivité comme ce à quoi s’articule toute possibilité de parler de la liberté n’est pas encore allée à son terme et sans doute même ne pourra-t-il jamais y aller. Mais la signification de la technoscience de l’esprit est sans ambiguïté. C’est pour cette raison que la question de la philosophie, c’est-à-dire de la défense de ce qui, depuis au moins Platon, se présente sous ce nom, est une tâche intellectuelle absolument prioritaire, car la philosophie – même la philosophie matérialiste – est dans son existence même une objection irréductible à la tentative de rendre l’homme prévisible et calculable.
On peut mieux comprendre comment fonctionne la machine à formater les cerveaux et, en particulier saisir pourquoi les mensonges les plus grossiers sont si facilement tenus pour des vérités. On sous-estime trop l’importance non seulement des médias traditionnels, mais aussi des nouveaux médias comme internet dans ces processus qui  produisent l’homme de masse dépourvu d’intériorité. Günther Anders a montré les raisons pour lesquelles on ne peut pas tenir le média « télévision » pour un outil neutre. Anders remarque la différence essentielle entre cinéma et télévision. « La consommation de masse, aujourd'hui, est une activité solitaire. Chaque consommateur est un travailleur à domicile non rémunéré qui contribue à la production de l'homme de masse. »[11] Le cinéma permet la consommation en masse, collectivement, de marchandises destinées à la masse. Mais ajoute-t-il, « rien ne contredit plus violemment les desseins de la production de masse qu’une situation de consommation dans laquelle de nombreux, voire d’innombrables consommateurs, jouissent simultanément d’un seul et même exemplaire (ou bien d’une seule et même reproduction d’une marchandise. »[12] La production de masse des appareils récepteurs demande précisément qu’on en finisse avec cette consommation collective. C’est ainsi qu’est né « l’ermite de masse » ![13] Et Anders écrivait cela avant l’explosion des chaînes de télévision, de l’internet et de la VOD qui permet à chacun de se composer son programme.
Diriger les masses dans le style d’Hitler est désormais inutile : si l’on veut dépersonnaliser l’homme (et même faire en sorte qu’il soit fier de ne plus avoir de personnalité), on n’a plus besoin de le noyer dans le flot de la masse ni de le sceller dans le béton de la masse. L’effacement, l’abaissement de l’homme en tant qu’homme réussissent d’autant mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu. Chacun subit séparément le procédé du conditioning, qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont désormais confinés les individus, malgré leur solitude, malgré leurs millions de solitudes. Puisque ce traitement se fait passer pour « fun », puisqu’il dissimule à sa victime le sacrifice qu’il exige d’elle, puisqu’il lui laisse l’illusion d’une vie privée ou tout au moins d’un espace privé, il agit avec une totale discrétion.[14]
Günther Anders remarque, dans le même texte, que :
En nous retirant la parole, les postes de radio et de télévision nous traitent comme des enfants et des serfs[15].
À quoi l’on pourrait opposer que précisément l’internet (« 2.0 ») redonne justement la parole qu’avaient retirée les médias du XXe siècle. Mais c’est une illusion. Le bavardage permanent est un moyen encore plus efficace d’éliminer la parole en renforçant l’illusion de la liberté. L’aliénation atteint son point culminant. Pour terminer sur ce point voici 10 thèses que Anders propose à partir de son analyse de la télévision :
1.                      Quand c'est le monde qui vient à nous et non l'inverse, nous ne sommes plus « au monde », nous nous comportons comme les habitants d'un pays de cocagne qui consomment leur monde.
2.                      Quand il vient à nous, mais seulement en tant qu'image, il est à la fois présent et absent, c'est-à-dire fantomatique.
3.                      Quand nous le convoquons à tout moment (nous ne pouvons certes pas disposer de lui, mais nous pouvons l'allumer et l'éteindre), nous détenons une puissance divine.
4.                      Quand le monde s'adresse à nous sans que nous puissions nous adresser à lui, nous sommes condamnés au silence, condamnés à la servitude.
5.                      Quand il nous est seulement perceptible et que nous ne pouvons pas agir sur lui, nous sommes transformés en espions et en voyeurs.
6.                      Quand un événement ayant eu lieu à un endroit précis est retransmis et peut être expédié n'importe où sous forme d'« émission », il est alors transformé en une marchandise mobile et presque omniprésente : l'espace dans lequel il advient n'est plus son « principe d'individuation ».
7.                      Quand il est mobile et apparaît en un nombre virtuellement illimité d'exemplaires, il appartient alors, en tant qu'objet, aux produits de série. Il faut payer pour recevoir ce produit de série : c'est bien la preuve que l'événement est une marchandise.
8.                      Quand il n'a d'importance sociale que sous forme de repro­duction, c'est-à-dire en tant qu'image, la différence entre être et paraître, entre réalité et image, est abolie.
9.                      Quand l'événement sous forme de reproduction prend socialement le pas sur sa forme originale, l'original doit alors se conformer aux exigences de la reproduction et l'événement devenir la simple matrice de sa reproduction.
10.                  Quand l'expérience dominante du monde se nourrit de pareils produits de série, on peut tirer un trait sur le concept de « monde » (pour autant que l'on entende encore par « monde » ce dans quoi nous sommes). On perd le monde, et les émissions font alors de l'homme un « idéaliste ».
On le voit, il ne s’agit pas de technique, mais de la situation de l’homme, de son être-au-monde.

Günther Anders et la « honte prométhéenne »

Je poursuis encore ici avec Günther Anders parce qu’il me semble que son travail est « francfortien » dans son inspiration fondamentale et dans ses méthodes d’analyse.
Dans son livre, Obsolescence de l’homme, Günther Anders consacre le premier essai à la « honte prométhéenne ». Voici comment il présente sa première rencontre avec cette « honte » :
J’ai visité avec T. une exposition technique que l’on venait d’inaugurer dans le coin. T. s’est comporté d’une façon des plus étranges, si étrange que j’ai fini par l’observer, lui plutôt que les machines exposées. Dès que l’une des machines les plus complexes de l’exposition a commencé à fonctionner, il a baissé les yeux et s’est tu. J’ai été encore plus frappé quand il a caché ses mains derrière son dos, comme s’il avait honte d’avoir introduit ses propres instruments grossiers, balourds et obsolètes dans une haute société composée d’appareils fonctionnant avec une telle précision et un tel raffinement.
Cette honte est celle du manant introduit pas hasard dans la société des grands, à cette différence que la société des grands était faite d’humains et que les grands devant lesquels T. a  honte sont les machines, des choses produites par les humains. Anders poursuit :
Si j’essaie d’approfondir cette « honte prométhéenne », il me semble que son objet fondamental, « l’opprobre fondamental » qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. T. a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance.
On ne saurait mieux décrire ce qui pousse au désir insensé de fabriquer des humains ou au désir tout aussi insensé de ramener son esprit à une simple mécanique au fonctionnement prévisible.  Augustin voit dans l’inversion du créateur et de la créature la manifestation même de l’hérésie. Anders note que c’est un processus semblable qui caractérise l’homme saisi de la « honte prométhéenne » : la créature (la machine) devient l’objet d’admiration, elle prend un caractère sacré et l’homme (qui est pourtant le créateur de la machine) devient objet de mépris. Les manifestations du culte des choses sont suffisamment nombreuses et suffisamment étudiées par les sociologues pour qu’il ne soit pas utile d’y revenir. Le plus intéressant, c’est cette aspiration au devenir-machine de l’homme, c’est-à-dire une aspiration à se débarrasser simultanément du « je » et de la liberté qui lui est inextricablement liée. Anders résume la situation d’une formule : « Le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas. »
C’est pourquoi, comme le note encore Anders, l’homme doit se consacrer au « human engineering », c’est-à-dire à la tentative de faire de son corps l’équivalent d’une machine, quelque chose d’aussi parfait qu’une machine. Dans l’attention que les individus portent à leur corps, on voit trop souvent une simple manifestation de narcissisme. Si c’était le cas, ce ne serait pas trop grave. Mais la vérité est bien pire : ce n’est plus la beauté des dieux de la statuaire grecque qui fixe les normes, car en elle, on peut toujours se reconnaître, mais la perfection fonctionnelle des machines.  Il y a quelques années une publicité de Citroën pour son modèle baptisé « Picasso » montrait les robots dédiés à la peinture sur la chaîne de montage. Le robot se mettait à peindre le véhicule en suivant un graphisme inspiré d’une toile de Picasso. Mais le précision et la rapidité d’exécution ne laissaient aucun doute quant à la conclusion à tirer : la machine est bien supérieure à l’homme et le génie de Picasso doit s’effacer devant la perfection machinique de la « Picasso ». Se retournant dans sa tombe, le peintre a dû être saisi, lui aussi, comme le T. de Günther Anders par cette honte prométhéenne.

La désublimation répressive

La psychanalyse dans l’esprit de son fondateur visait à l’émancipation et certainement pas à produire des individus conformes aux exigences de la machine sociale. Dès Minima Moralia, Adorno critique sévèrement l’utilisation de la psychanalyse comme instrument de normalisation visant à amener les individus à accepter dans la joie la vie aliénée organisée par le mode de production capitaliste. Il écrit ceci à propos du bonheur sur ordonnance :
pour y prendre part, le névrosé rendu heureux, doit abandonner jusqu’à la dernière miette de raison qu’ont pu lui laisser le refoulement et la régression, et pour faire plaisir à son psychanalyste, il lui faut s’extasier sans discernement en allant voir des films pornos et en mangeant la mauvaise cuisine aux prix exorbitants des « restaurants français », en buvant sec, et en faisant l’amour dans les limites hygiéniques de ce qui s’appelle maintenant « le sexe ». Le mot de Schiller : « que la vie est belle !»[16] n’a toujours été de toute façon qu’un boniment de carton-pâte, mais c’est devenu une ineptie complète maintenant qu’on le claironne en faisant chorus avec le matraquage publicitaire omniprésent auquel la psychanalyse accepte de collaborer elle-même, en reniant ce que serait sa véritable vocation. Puisqu’aussi bien, c’est en fait de n’avoir plus assez d’inhibitions, et non pas d’en avoir trop, que souffrent nos contemporains – sans que pour autant leur santé se soit améliorée le moins du monde – une méthode cathartique digne de ce nom devrait, non pas se mesurer à l’aune d’une adaptation réussie et de succès économiques, mais aider les hommes à prendre conscience du malheur, du malheur en général et de leur malheur propre, qui en est inséparable ; elle aurait à leur ôter les pseudo satisfactions illusoires grâce auxquelles l’ordre odieux que nous connaissons peut encore survivre en eux comme s’il ne le tenait pas déjà de l’extérieur assez fermement sous sa domination.[17]
Cette longue citation d’Adorno nous place directement face à l’une des questions majeures auxquelles nous sommes confrontés : comment le capitalisme fait la propagande du bonheur obligatoire afin d’assurer sa domination. Écrit à la fin des années 40 dans le contexte américain, le texte d’Adorno prend une singulière actualité. Retenons le passage clé :  « c’est en fait de n’avoir plus assez d’inhibitions, en non pas d’en avoir trop, que souffrent nos contemporains – sans que pour autant leur santé se soit améliorée le moins du monde ». Il ouvre directement au concept de « désublimation répressive ».
Dans un ouvrage fameux en son temps, L’Homme Unidimensionnel, Marcuse développe le concept de « désublimation répressive ». Le concept de sublimation est emprunté à Freud qui désigne par ce terme le processus de « désexualisation » de l’énergie sexuelle qui se fixe alors des buts idéaux. Ce processus permettrait, selon Freud, de rendre compte d'activités humaines apparemment sans rapport avec la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle, principalement l'activité artistique et l'investigation intellectuelle. « La pulsion est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés », disent Laplanche et Pontalis[18]. Plus généralement, selon la théorie analytique, aucune civilisation et, pour tout dire aucune société humaine, n’est possible sans la répression/canalisation de la pulsion sexuelle[19]. Il pourrait donc sembler que la diminution de la répression sexuelle et la désublimation soit deux processus corrélés. Nous n’aurions finalement pas beaucoup de choix : renoncer à la répression reviendrait à renoncer à la culture dans ses manifestations les plus élevées. Marcuse montre que la société avancée, c’est-à-dire la nôtre, modifie considérablement les données du problème. Après avoir montré que la productivité technologique croissante et la conquête de l’homme et de la nature ont produit une intégration politique à la société avancée, il soutient qu’il y a un phénomène analogue dans le domaine de la culture. Il y a un processus de désublimation qui prévaut dans certains secteurs de la société et qui conduit à la liquidation de nombreux éléments de la « grande culture » ou de ce que Marcuse appelle « culture supérieure », non parce que la « grande culture » se vulgariserait et dégénérerait, mais tout simplement parce qu’il n’y a plus de place pour elle dans la société avancée.
Le culte de la personnalité, de l’autonomie, de l’humanisme, de l’amour tragique et romantique, c’est l’idéal d’une époque révolue. […] Aujourd’hui, l’homme peut faire plus que les héros ou les demi-dieux que sa culture a mis à l’honneur ; il a résolu beaucoup de problèmes qui paraissaient insolubles. Mais il a aussi trahi l’espoir et détruit la vérité que les sublimations de la culture supérieure protégeaient.
Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus de culture : on produit des livres en quantités jamais atteintes auparavant, il y a des universités, des étudiants – et là aussi bien plus qu’il n’y en a jamais eu. Mais, ce que dit Marcuse est un peu différent : il soutient que la culture qui demeure et prospère est unidimensionnelle. La « grande culture », fondée sur la sublimation, suppose une mise à distance des intérêts quotidiens, des réalités matérielles immédiates. Elle constitue ainsi une autre dimension de la réalité. La société moderne rabat cette autre dimension (la culture) sur la première (la production). Elle ne la détruit pas, mais elle peut faire usage en cas de besoin – par exemple, pendant la guerre froide, mais de manière instrumentalisée. Elle lui ôte seulement tout ce qui manifeste le processus de sublimation, et c’est une des conséquences directes de l’extension de la domination de la marchandise :
Si les communications de masse confondent harmonieusement, et souvent de manière subreptice, l’art, la politique, la religion, la philosophie et le commerce, elles n’en réduisent pas moins ces domaines culturels à un dénominateur commun : la forme marchande.[20]
Ici, peu importent le contenu des œuvres d’art ou le sens de la pensée philosophique dès lors qu’elles sont réduites à des marchandises, des objets commercialisables et tous commensurables. Le diagnostic que Marcuse porte au début des années 1960 – son livre paraît en 1964 aux États-Unis – s’est révélé parfaitement exact et confirmé par les nouveaux développements survenus depuis un demi-siècle. Les films publicitaires sont considérés à l’égal des œuvres d’art et les œuvres d’art elles-mêmes deviennent des objets publicitaires.
La distanciation artistique est sublimation. Elle crée des images de situations qui sont inconciliables avec le principe de réalité établi ; mais en tant qu’images culturelles, elles deviennent tolérables, instructives mêmes et utiles. Cette imagerie a perdu son efficacité. Le fait qu’elle prend place dans la cuisine, le bureau, le magasin, qu’elle est mise en circulation dans un but commercial, pour les loisirs est en un sens une désublimation – il remplace une satisfaction médiatisée par une satisfaction immédiate. Mais cette désublimation se fait à partir d’une « position de force » de la société qui peut se permettre de donner plus qu’auparavant parce que ses intérêts ont été pris en charge par ses citoyens au plus profond de leur être et parce que les satisfactions qu’elle procure sont des éléments de cohésion sociale et de contentement.[21]
La « grande culture » ne pouvait exister et n’existait que comme une critique du règne de la bourgeoisie. Elle était, certes, portée par la bourgeoisie qui en faisait son supplément d’âme et un facteur de cohésion (respect des maîtres, respect du savoir, respect de ce qui dépasse l’homme ordinaire). Mais en même temps, elle valorisait le désintéressement, critiquait la vénalité, exaltait les valeurs les plus élevées, elle était spiritualiste par essence – même, elle récitait Lucrèce ou les grands philosophes matérialistes. La culture de la « société avancée » n’a plus rien de critique : elle s’insère dans les industries culturelles et produit selon les normes de l’industrie. Là où la « grande culture » s’évertuait à instituer des hiérarchies, la culture « désublimée » méprise ces hiérarchies. Elle est radicalement démocratique.  Tout se vaut.  Tout le monde a le droit d’être un artiste et, pour tout dire, tout le monde est artiste et tout est art. Avec la désublimation, il n’y a plus de place pour le sublime ni pour le tragique. Place à la fête ! Place à la foire ! La « grande culture » était la mauvaise conscience de la bourgeoisie : de Balzac à Thomas Mann. Sous le règne de la désublimation, il n’y a plus de place pour la mauvaise conscience. La littérature est normalisée – les États-Unis, toujours en avance, montrent la voie avec les écoles d’écriture : on peut devenir un bon romancier comme on devenait un bon tourneur-ajusteur. Cette désacralisation de la culture, cette perte de l’aura de l’œuvre d’art dont parlait Walter Benjamin, a pu être vécue comme une libération des anciennes disciplines – tout le mouvement de l’art moderne se présente comme un effort d’émancipation de la tyrannie des règles de l’art. Mais c’est aussi une conséquence du poids croissant de la technoscience dans la vie de tous les jours, qui participe du « désenchantement du monde » et des tendances les plus profondes de « l’esprit du capitalisme », ses tendances égalisatrices dès lors que l’unique mesure devient l’équivalent général, l’argent. Mais, dans le même temps, cette tendance égalisatrice produit, comme l’avait déjà soutenu Tocqueville, un conformisme étouffant. Ironique et décalé sur son époque, Régis Debray écrit :
Aujourd'hui, la vérité des sentiments personnels l'emporte sur les statuts et les convenances, l'authenticité a fait reculer les faux-semblants. Tant mieux. Mais on ne peut pas être anticonformiste en tout ; chaque époque fait sa part du feu. Dans celle qui s'ouvre, l'originalité des mœurs est recommandée, celle des pensées, des goûts artistiques et des choix politiques déconseillés. L'amidon n'empèse plus la vie privée, il décolore l'espace public. Il prendra la forme d'un américanisme bon teint, tempéré par l'humanitaire et diplomatiquement docile.[22]
Régis Debray va cependant trop vite à propos de l’originalité des mœurs. Au cœur de ce processus, on trouve le bouleversement radical du rapport des instances sociales dominantes avec la sexualité. Si « le principe de plaisir absorbe le principe de réalité », il est possible non pas de libérer, mais de libéraliser la sexualité sous des formes directement utilisables par les instances chargées de produire du consensus et de la soumission à la domination.  Analyste fin de cette « libération sexuelle » annoncée dans les années 60 et qui explosera après 68, Marcuse y voit une « désublimation très efficace », rendue possible par le développement des contrôles sociaux de la technologie qui « généralisent la liberté tout en intensifiant la répression »[23]. La libération de l’énergie sexuelle va de pair avec une dés-érotisation du monde – par exemple de la nature et un asservissement croissant de la sexualité à des dispositifs techniques normalisés. L’industrie pornographique, largement démocratisée par internet en donne un premier exemple. Mais, alors qu’on fait pas mal de bruit autour de ce phénomène, on oublie que l’essentiel se joue ailleurs. Quand la sexualité « épanouie » figure dans les magazines entre les recettes de cuisine diététique et l’apologie de l’activité sportive, c’est bien que le sexe n’a plus rien à voir avec l’érotisme, mais devient une des sous-disciplines de la gymnastique.
Adorno note :
La dissolution objective de la société se révèle subjectivement dans la faiblesse de l’impulsion érotique, qui n’est plus capable de relier entre elles les monades assurant leur propre conservation, comme si l’humanité imitait la théorie physique de l’explosion de l’univers. […] Depuis que l’organisation ne laisse plus de temps au plaisir conscient et l’a remplacé par des fonctions physiologiques, le sexe libéré de ses inhibitions s’est lui-même désexualisé. Ce qu’on veut en réalité, ce n’est même plus l’ivresse, mais une simple compensation pour la prestation considérée comme superflue et qu’on s’épargnerait volontiers.[24]
Une remarque en passant : nous avons sans doute là l’explication de l’obsession des post-modernes visant à remplacer la notion de sexe par celle de genre, bien plus « propre sur elle »...
L’éducation « victorienne » réprimait les manifestations de la sexualité juvénile et confinait aux maisons closes les extra du fantasme. Mais il se pourrait bien que l’éducation libérale, qui initie tôt les jeunes gens aux affaires sexuelles, en leur prodiguant conseils d’hygiène et de prudence, ait finalement des effets répressifs tout aussi ravageurs. La jouissance transformée en obligation de jouir, en impératif orgastique, crée de nouvelles frustrations. On a repoussé les barrières de la transgression beaucoup plus loin sans doute qu’elles ne l’ont jamais été, du moins à une échelle de masse, et du même coup on rend celle-ci plus violente, plus dangereuse. La frontière entre le fantasme (ou sa représentation) et le réel devient souvent très mince. Tous les « psys » s’accordent sur ce point : la difficulté de vivre de nombreux jeunes (et en particuliers des jeunes garçons) est largement liée à la consommation massive d’images pornos qui deviennent la norme pour s’affirmer comme un « homme », un « vrai ».
La consommation de masse ne se contente pas des biens de consommation et d’usage ordinaires : alimentation, vêtements, appareils ménagers. Elle tend à envahir tous les champs de la vie et singulièrement ceux qui, jadis, étaient réservés à l’intimité. Il ne s’agit pas seulement du traitement médiatique de la sexualité ou de la sexualité des jeunes. De manière très emblématique, la « téléréalité », ainsi nommée parce qu’elle est l’empire du faux, met en scène l’intimité sous l’œil du voyeur. Les multiples « shows-psy » convient vedettes et quidams à venir parler de ce dont on ne parlait pas. On peut demander à un ancien ministre ce qu’il pense de la fellation. La surabondance du discours sexuel dans l’espace public vise à régler l’espace intime, à le soumettre aux disciplines du corps exigées par la « société avancée ».  Jusqu’au point où l’on demande une sanction (ou plutôt une sanctification) étatique et juridique des diverses pratiques et orientations sexuelles (cf. supra).
Enfin, alors que Hegel fait de la dialectique des besoins le principe de la civilisation par le raffinement, la désublimation dans la « société de consommation » uniformise les goûts et promeut la grossièreté comme une de ses valeurs importantes. Est-il besoin d’en donner des preuves ? Là encore, on y peut voir, et on doit y voir, l’affaissement des distinctions sociales et les effets niveleurs du capitalisme. Un président en short, faisant, « comme tout le monde », son jogging dans les rues de New-York est forcément un président démocratique.  L’abandon, en voie de généralisation, du port de la cravate abolit les distances sociales entre les cadres, les professions libérales et les ouvriers. La généralisation du tutoiement, l’uniformisation des registres du langage, la banalisation des « gros mots » et des expressions vulgaires dans le discours public, la violation de la syntaxe par les plus hauts personnages de l’État s’inscrivent dans cet effacement des marques de distinction qui caractérisaient la société d’hier. On disait : « il parle comme un charretier » ! Mais le président d’aujourd’hui parle comme le charretier d’hier.
Les marques de distinction se retrouvent ailleurs : dans ce que l’homme distingué peut acheter. Il n’est nul besoin d’être riche à millions pour employer correctement l’imparfait du subjonctif ou pour construire correctement les phrases négatives…  La correction et la civilité et même le port de la cravate le dimanche ou dans les rassemblements et manifestations sont à la portée de tous. En revanche, les grosses berlines et montres de luxe sont des signes visibles et directement mesurables que les clivages sociaux demeurent. Mais ils s’expriment sous des formes que les générations antérieures eussent trouvées des plus vulgaires.
Il n’est pas question de nourrir le regret du « bon vieux temps ». La discipline par laquelle on inculquait à quelques privilégiés les beautés de la « grande culture » était épouvantable : le raffinement n’allait point sans les formes les pires de la cruauté et de la barbarie et les grandes écoles britanniques avec la pratique du fouet et un mépris total de la souffrance des jeunes gens sont restées des archétypes de ce qui a conduit à la révolte des jeunes générations contre l’éducation à l’ancienne. Il n’est pas question non plus de faire l’apologie de la répression sexuelle sur le modèle victorien dont Freud a montré suffisamment les effets pathogènes. Il s’agit seulement de lever le voile sur les prétendues libérations de notre époque afin de se demander si, à la désublimation répressive, il ne serait pas possible d’opposer une sublimation non répressive.
Plus généralement, la société contemporaine n’est pas « postcapitaliste ». Bien au contraire, elle déploie tout ce que le capitalisme contient comme potentialités. Si le terme de « société de consommation » est critiquable, car la société de consommation est loin de l’être pour tous, la manière dont le capitalisme étend son contrôle dans la vie quotidienne et à travers les éléments de confort qu’il offre mérite d’être faite. Les œuvres d’un Marcuse ou d’un Lefebvre contiennent un potentiel d’intelligibilité de notre présent qui mériterait d’être cultivé avant de tomber dans le débat douteux opposant les tenants de la frugalité aux apologistes de la consommation. Il s’agit de comprendre comment est rendue possible l’intégration des masses au fonctionnement d’un système qui opprime l’immense majorité.


Conclusion

Adorno écrit :
Le progrès et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture de masse que seule une ascèse barbare à l’encontre de cette culture de masse et du progrès dans les moyens qu’elle met en œuvre permettrait de revenir à ce qu’il y avait avant la barbarie. (MM, §30)
Cela trace les éléments d’un programme. Un programme qui est d’abord un programme de résistance à la nouvelle barbarie. Un tel programme est aujourd’hui ce que combat la « gauche » libérale-libertaire qui est à la pointe de la « désublimation répressive » (avec ses prétendues réformes « sociétales ») et qui pousse encore plus loin que la droite la lutte pour en finir avec la culture, remplacée par le « tout culturel », c’est-à-dire la camelote de la « libre expression » qui remplace toute véritable éducation et tout véritable sens de l’art et de la beauté des choses qui constituerait une des dimensions d’un épanouissement des individus rendu possible par la fin de l’abrutissement du travail aliéné. Malheureusement, nous avons peu de raisons d’être optimistes :
Seule une régression permanente rend les classes inférieures aptes aux tâches abrutissantes qu’exige d’elle la civilisation autoritaire. C’est justement ce qui en elles paraît informe qui est le produit de la forme sociale. Les barbares engendrés par la civilisation ont toujours été utilisés par celle-ci pour maintenir en vie sa propre nature barbare. La domination délègue à certains de ceux qu’elle domine la violence physique sur laquelle elle s’appuie.[25]
Nous n’avons pas l’impression de vivre dans une civilisation autoritaire puisque « tout est permis » (ou presque), mais en réalité rien n’est possible. Les dominés se font eux-mêmes violence dans l’intérêt des dominants : « la domination se transmet à travers les dominés » (ibid.). La régression permanente est sous nos yeux, chaque jour plus effrayante. Peut-être reste-t-il l’espoir qu’une fois totalement à terre, il ne restera à l’homme qu’à se redresser.


[1]M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. C. Maillard et S. Muller, Gallimard, 1974, réédition collection « Tel »
[2]E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. S. Bachelard, PUF, 1965, p. 138
[3]Op.cit. p. 18/19
[4]J. Habermas, Connaissance et intérêt, Gallimard, collection « Tel »
[5]TW Adorno, Minima moralia, §38, Payot, 2001, p.67
[6]Voir Domenico Losurdo, Heidegger et l’idéologie de la guerre, PUF, 1998, collection « Actuel Marx Confrontation ».
[7]Voir G. Anders, L’Obsolescence de l’homme, Ivrea 2001.
[8]Descartes pose la question dans La lettre au Marquis de Newcastle : qu’est-ce qui permettrait de distinguer un automate bien imité d’un humain ? Ce qui est un des thèmes majeurs du livre de P.K. Dick. Descartes distingue clairement les fous des machines capables de parler, car, dit-il, les fous ont une âme et leur conversation ne laisse pas d’être « à propos ».
[9]D’après une enquête récente, l’âge moyen des joueurs de jeux vidéo serait autour de 38 ans ! Cela en dit long de l’état abêtissement des populations. Il est vrai que certains de ces jeux, parmi les plus connus, sont déconseillés aux moins de 18 ans en raison de leur extrême violence. Mais cela n’empêchera pas les marchands de cette camelote et les idolâtres à demi gâteux des nouvelles technologies de voir dans l’aptitude aux jeux vidéo la forme par excellence de l’intelligence de demain.
[10]H. Marcuse, op.cit. p. 105
[11]G. Anders, "Le monde comme fantôme et comme matrice" in Obsolescence de l'homme, éditions Ivrea, 2001, p.119
[12]op. cit. p. 120-121
[13]La télévision était un moyen collectif de réception des programmes, la collectivité étant réduite à la famille ou aux amis invités pour telle ou telle occasion. Désormais avec l’ordinateur et ses déclinaisons miniaturisées, tablettes et smartphones, de nouveaux progrès peuvent être faits vers la production de « l’ermite de masse ».
[14]Op. cit. p. 122
[15]Op. cit. p. 125
[16]Schiller, Dom Carlos, Acte IV, scène 21
[17]T.W. Adorno, Minima moralia, §38, traduction de Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Payot, 2001, p,66-67
[18] J. Laplanche et J-B Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, collection « Quadrige ».  Le concept est cependant très antérieur à Freud.  On peut en trouver les premières esquisses chez Platon (dans Le Banquet) et chez Aristote dans sa théorie du génie.
[19]Ce thème est largement développé dans deux importants essais de Freud, L’avenir d’une illusion et Malaise dans la civilisation.
[20] H. Marcuse, op.cit. p.90
[21]H. Marcuse, op.cit. p. 105
[22]R. Debray, Dégagements, Gallimard, NRF, 2010, p.19
[23]H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, p.89
[24]TW Adorno, MM, §107, p.181
[25]TW. Adorno, MM, §117, p195

Marx sans le marxisme