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lundi 19 septembre 2016
L'esprit de la révolution
A propos de L’esprit de la révolution. Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition, de Patrick Theuret, par Tony Andréani
Le livre de Patrick Theuret (édition Le temps des cerises, 2016) est une somme, unique en son genre, sur la thématique de la révolution à partir de l’un des sujets les plus controversés de la pensée marxiste, à savoir l’usage qu’elle fait du concept hégélien d’Aufhebung, usage qui a donné lieu à de multiples traductions en français (‘abolition’, ‘suppression‘, ‘abrogation’, ‘dépassement’, ‘sursomption’ etc.) et dans d’autres langues. Aucune de ces traductions du vocable allemand n’est innocente, car elle implique une interprétation du projet révolutionnaire de Marx. Pour y voir plus clair, Theuret se livre à une revue minutieuse des termes qui s’en rapprochent dans la langue commune, dans un long chapitre sémantique, qui fait ressortir une grande polysémie, et enchaîne sur une étude très fouillée des problèmes que pose toute traduction. Il poursuit par une recension des occurrences du terme abolition et de termes synonymes notamment dans Le Manifeste et dans les textes programmatiques auxquels Marx à mis la main, en les comparant d’une langue à l’autre. Tout cela est d’autant plus intéressant que Marx lui-même à écrit, ou surveillé des traductions de ses œuvres, dans plusieurs langues, qu’il maîtrisait fort bien. En outre Theuret connaît parfaitement Hegel, auquel il consacre de longues analyses, et tous les textes de Marx qui déclinent son rapport avec lui.
lundi 28 mars 2016
L’homme dans la nature
Pour une philosophie de l’habitation du monde
La « crise écologique » qui a déjà commencé ne doit pas être prise à la légère. Or les discours dominants comme les politiques publiques, s’ils font mine d’en tenir compte apparaissent pour l’essentiel comme des bavardages mondains ou des opérations de diversion. En même temps, les spécialistes de l’écologie ont tendance à l’enfermer dans un discours « scientifique », en fait purement technocratique qui s’opposerait au discours technocratique des « productivistes ». Ce que je soutiendrai ici, c’est la nécessité de sortir de ces discours pour aller à la racine, philosophique, des questions auxquelles nous sommes confrontés. Je défendrai la nécessité de revisiter l’ontologie pour changer notre approche de la nature. C’est ce à quoi nous invite Arne Naess qui a essayé de penser une « écologie profonde » qui ne soit pas en rupture avec l’humanisme, qui refuse tout mysticisme et puisse se justifier à partir de raisonnements dont tous les termes aurons été clarifiés logiquement1. Naess se situe dans la lignée ouverte par Spinoza sur le plan philosophique le plus fondamental. Il s’agit donc de tracer les grandes lignes d’une philosophie « écologique » ou plutôt d’une philosophie qui prenne en compte la notion de notion et les apports de la « mésologie » d’Augustin Berque.2Partir de Spinoza
Je ne vais pas exposer ici les thèses de Naess mais essayer à mon tour de montrer qu’on peut tirer de Spinoza une ontologie et une éthique radicalement différentes de celle suivi par le courant principal de la modernité. On l’a dit et répété : pour Spinoza à l’encontre exact du cartésianisme, il est impossible de séparer l’homme de la nature, pour la même raison qu’il est impossible de séparer le corps et l’esprit. Si la nature (ou Dieu) est la subsistance infinie ayant une infinité d’attributs (un attribut étant ce que notre intellect peut percevoir comme étant l’essence d’une substance), alors que ce qui existe n’existe que comme une partie de la nature, un mode fini de la substance infinie. Un mode est une manière d’organisation et de délimitation de l’être. Dans le « tissu » de la nature sont découpées des manières d’être. Ainsi les planètes et les étoiles ne sont que des arrangements particuliers locaux, des modifications de l’espace-temps, un espace-temps sans rupture, « plein » – comme nous le présente, d’ailleurs, cette récente confirmation (fin 2015) de la théorie einsteinienne des ondes gravitationnelles à partir d’expériences rendues publiques au début de l’année 2016.Un corps individuel, celui d’un animal ou un corps humain, ce n’est donc pas une entité qui existerait par elle-même. Ce n’est qu’une organisation « locale » de la nature possédant une certaine stabilité structurelle. Qu’est-ce qui caractérise un corps ? Ce sont des rapports, ces rapports qui définissent son essence. Une brique d’argile cuite, c’est un parallélépipède rectangle, homogène … mais peu importe si l’argile vient de tel ou tel endroit, pourvu qu’elle ait les mêmes qualités, peu importe que ce soit tel atome de silicium ou tel autre qui entre dans sa composition. La brique est un assemblage de parties extérieures les unes aux autres, mais son essence de brique, c’est autre chose que ces parties extérieures. Tout pareillement, mon propre corps est un assemblage en continuelle transformation de parties extérieures les unes aux autres. Certaines parties se détachent du corps, d’autres y sont intégrées pour venir prendre place dans la composition des rapports qui forment le corps. Tous ces mouvements sont des affections. Par exemple, je suis affecté par une piqûre de moustique : mon bras gonfle comme résultat de la rencontre de mon corps propre et de celui du moustique ! La piqûre de moustique produit une modification de mon corps et je perçois cette modification. Parmi les parties extérieures, il y a donc celles qui me composent et celles qui n’entrent pas dans les rapports qui me composent. Ce que je perçois dans le mode de connaissance que Spinoza nomme connaissance du premier genre (par perception immédiate ou par images), ce sont les affections des parties extérieures, sans la connaissance adéquate des rapports qui me composent. Dans la connaissance du second genre, connaissance par la raison, je perçois au contraire les rapports entre les parties extérieures, à partir de ce que Spinoza appelle « notions communes ». Il n’y a donc pas de rupture absolue entre la connaissance du premier et la connaissance du second genre3, il n’y pas de rupture absolue entre ce qui me compose, ce qui entre dans les rapports qui me définissent et ce qui n’entre pas dans les rapports qui me définissent. L’air (frais ou étouffant, par exemple) entre pour partie dans les rapports qui me composent – je respire – et aussi n’entre pas dans les rapports qui me composent ; je subis (affection) l’air frais et j’ai froid ou j’étouffe et je sue. Les corps ne sont donc que des points de concentration de l’être et l’individu que forme mon propre corps n’échappe pas à cette définition. On comprend mieux ainsi ce que Spinoza veut dire quand il affirme que l’homme n’est pas un empire dans un empire. Il est donc impossible de séparer un sujet (le terme ne figure pas chez Spinoza) de la nature qui l’environne. Le « sujet » (l’individu) n’est que la nature exprimée sous un certain angle, concentrée en un certain point, dont toutes les déterminations expriment l’enchaînement infini des causes et des effets qui forment la nature ; il est donc une sorte de « monade » au sens de Leibniz.4
Spinoza ne se contente pas de construire une ontologie, une ontologie générale aussi bien qu’une ontologie de l’être humain, une ontologie du corps humain. Il veut en déduire une éthique. Or cette éthique en tant que recherche de la vie bonne ou de la béatitude, ne peut être rien d’autre que l’effectuation de sa puissance d’agir et d’exister, le déploiement de son conatus propre. Mais compte-tenu de ce que nous avons dit l’essence de l’homme, cette effectuation de sa propre essence, cette « réalisation de soi » si l’on veut, ne peut s’inscrire dans une impossible et absurde tentative de maîtrise. L’homme doit reconnaître d’abord qu’il ne relève pas de lui-même, mais de l’enchaînement complexe et le plus souvent difficile à prévoir des causes et des effets naturels. La puissance de la nature surpasse infiniment la puissance de l’homme : cette évidence a des conséquences quant à notre puissance de connaître. Ce que la connaissance permet à l’homme, ce n’est pas « devenir comme maître et possesseur de la nature » mais seulement, dans une certaine mesure, d’ordonner ses affects – c’est-à-dire d’ordonner les parties qui composent son propre corps – d’une manière qui lui permette de réaliser son utile propre. La tempête surpasse la puissance du nageur, mais il peut 1° éviter de sa baigner quand la mer et déchaînée et 2° si la mer est relativement calme, il peut ordonner ses mouvements de telle sorte qu’ils entrent en résonance avec le mouvement des vagues, de telle sorte que les parties qui le composent se rapportent aux parties extérieures qui ne le composaient pas tant qu’il ne nageait pas convenablement et sont maintenant, très provisoirement, presque comme des parties extérieures de lui-même5. C’est très important ici de souligner qu’il n’y a pas chez Spinoza de séparation du corps et de l’esprit, de la nature et du sujet connaissant. Plus le corps peut être disposé de différentes manières, dit-il, et plus l’esprit connaît adéquatement la nature des choses. C’est le corps qui connaît et la connaissance est cette interaction du corps propre de l’individu avec les corps qui l’environnement. Ce n’est pas une « représentation mentale », un « miroir » de la réalité extérieur, mais une activité.
Essayons maintenant de voir quelle idée du rapport de l’homme à la nature peut se tirer de la conception spinoziste.
- L’homme et la nature ne font qu’un. On retrouvera cette idée chez Marx quand il dit que « la nature est le corps non organique de l’homme ». L’esprit de l’homme fait partie des choses naturelles et c’est pourquoi « l’ordre et la connexion des idées suit l’ordre et la connexion des choses », les idées étant elles aussi des « choses » – dans le cas contraire, il faudrait imaginer que les idées font partie d’un autre monde, d’une autre réalité que la réalité naturelle. Mais chez Spinoza il n’y a pas la plus petite trace de dualisme.
- Il s’en déduit facilement que la béatitude ne peut être que cette pleine présence de soi à la nature et pleine présence de la nature à soi-même. Le sentiment de la nature – celui dont parle Rousseau ou encore le « sentiment océanique » qu’évoque Romain Rolland dans sa correspondance avec Freud – n’est rien d’autre que la perception (rare!) de cette identité que nous formons avec la nature que nous percevons. Comprendre, c’est prendre avec soi t c’est précisément ce dont il s’agit quand nous avons une connaissance adéquate, c’est-à-dire quand les idées s’ensuivent en notre esprit selon l’ordre causal réel des choses dont elles sont les idées. Ce que Spinoza entend sous l’expression énigmatique d’amour intellectuel de Dieu, ce n’est d’autre que cela, cette possibilité qu’a l’esprit humain de s’identifier au moins partiellement avec l’ordre entier de la nature (c’est-à-dire avec Dieu, si on veut garder cette terminologie !)
- Mais de même que le corps et l’esprit sont deux en un (une contradiction à l’intérieur de l’unité immédiate qui tente de se surmonter dans cet amour intellectuel de Dieu), de même l’homme et la nature sont deux en un. Avec Spinoza, il faut faire un peu de dialectique : Descartes a montré que la scission du corps et de l’esprit, mais Spinoza montre que cette scission n’est que la scission d’une identité (la même chose perçue sous deux attributs différents). L’identité est en même temps différence. Dans la nature, l’homme fait des différences ; il distingue les choses qui sont de même nature que lui de celles qui ne sont pas de la même nature que lui. Il se pose en s’opposant. Si rien n’est plus précieux à l’homme qui vit sous le commandement de la raison qu’un autre homme, c’est parce qu’il peut exister entre les humains un accord en nature qui ne peut exister entre les hommes et, par exemple, les autres animaux. Il y a bien ici une sorte de hiérarchie et Spinoza s’en prend assez durement à ces misanthropes qui préfèrent la compagnie des bêtes à celle des hommes. Mais cette hiérarchie n’est une hiérarchie que pour nous ; elle n’a aucune valeur absolue. L’homme n’est pas supérieur à la baleine ! Mais l’homme préfère l’autre homme à la baleine. Donc quand il s’agit de la survie, si je dois choisir entre la vie d’un homme et celle d’un animal, je choisis la survie de l’homme ! Comprendre la nature, c’est aussi comprendre cette nécessité naturelle qui fait que tous les êtres vivants cherchent à persévérer dans leur être et que, de ce point de vue, l’homme est un vivant comme un autre et il doit vivre. Mais une fois qu’on a admis cette nécessité naturelle, il va de soi que, pour Spinoza, nous avons le droit d’user des bêtes pour notre utile propre, mais évidemment faire souffrir les animaux par plaisir, les tuer pour satisfaire de vains fantasmes de puissance (virile ?) mal assurée, ce n’est pas là quelque chose digne d’un sage. Cependant, pour Spinoza, cela n’est pas non plus incompréhensible : il y a bien des chiens enragés et les hommes soumis à la puissance aveugle de leurs passions peuvent devenir comme des chiens enragés. Rien n’est « contre-nature », rien, ni des passions des hommes ni de appétits des bêtes.
Tout d’abord, il faut le redire, la puissance de la nature surpasse infiniment la puissance de l’homme et en ce sens il est absurde de dire que l’homme détruit la nature. D’abord son action, aussi puissante soit-elle, ne concerne jamais qu’une infime partie de la nature. Ceux qui disent que l’homme détruit la nature n’ont qu’une conception très étriquée de la nature ! En second lieu, on pourrait tout aussi bien dire que la nature détruit la nature : les grandes extinctions à la fin de l’ère primaire ou à la fin de l’ère secondaire ne sont nullement imputables à l’homme, mais seulement à des processus naturels. Même l’actuel réchauffement climatique nous paraît catastrophique parce que nous pourrions bien en être les victimes, mais le climat de la Terre a déjà subi des bouleversements climatiques considérables et la Terre a été parfois beaucoup plus chaude qu’aujourd’hui et d’autres fois beaucoup plus froide (la fameuse « Terre boule de neige »). À trop vouloir diaboliser l’action humaine, on ferait de l’homme un être surnaturel, inversant en quelque sorte la coupure homme-nature que l’on peut reprocher à la pensée moderne cartésienne et post-cartésienne, mais finalement restant prisonnier de la même problématique : remplacer le dieu par le démon, c’est rester dans le surnaturel.
On a souvent assimilé l’humanisme à une manifestation de l’orgueil démesuré de l’homme. Son éminente dignité mise en valeur dans le texte fameux de Pic de la Mirandole6 lui donnerait un droit usurpé sur la nature, ce qui serait la cause de la « crise écologique » actuelle. Sans doute y a-t-il un grain de vérité dans ces affirmations. Mais un humanisme raisonnable peut parfaitement cohabiter avec le souci de la protection de la nature, des êtres vivants et de la biodiversité. Spinoza ne demande rien d’autre que de considérer son « utile propre », mais celui-ci n’est rien d’autre que ce que commande la raison. De la même façon que Spinoza rejette l’opposition entre altruisme et égoïsme (car il y a toujours de l’égoïsme, du souci de soi-même, dans l’altruisme7), de la même manière on devrait rejeter l’opposition entre un point de vue « anthropocentré » et un point de vue « naturo-centré ». Préserver la nature est une nécessité pour l’homme, car il s’agit de préserver le seul lieu où il puisse vivre, son foyer. La destruction des milieux naturels pourrait très bien préparer les plus grandes catastrophes pour l’espèce humaine. Comprendre que l’homme n’est qu’une partie de la nature dont il suit le cours, c’est donc comprendre cette solidarité entre l’homme et les milieux naturels, car il n’y a pas de société humaine sans lieu, sans milieu, c’est-à-dire sans référence à la nature.8
Ce n’est donc pas l’excès de rationalité qui conduit l’homme à dévaster la planète mais bien un défaut de rationalité, on pourrait presque dire un défaut d’égoïsme bien compris. Traiter l’homme de super-prédateur ou le comparer à un virus dévastateur et substituer à l’humanisme un culte de la nature radicalement anti-humaniste – comme on le trouve chez certains groupes écologistes mystiques ou se réclamant de l’écologie profonde, c’est évidemment faire fausse route et contribuer à discréditer toute lutte écologiste sérieuse. D’abord parce que l’écologie profonde telle que la définit Arne Naess n’a rien à voir avec cette mystique de la Terre et cette haine de l’homme mais tente au contraire de réconcilier humanisme et écologie. Ensuite parce que l’homme n’a pas moins de valeur intrinsèque que les pandas ou les baleines. La différence importante est que si les gros poissons mangent les petits et que cette « loi » de la nature est impossible à modifier, chez les humains, on peut faire en sorte que les gros ne mangent pas les petits. Si le renard dans le poulailler étouffe trente poule pour n’en emporter que deux ou trois, l’homme peut se contrôler et ne tuer que les deux poules qui lui seront nécessaires ! Toutes les espèces prolifèrent autant qu’elles le peuvent quitte à détruire leur propre niche écologique et à disparaître, alors que l’homme est capable, plus ou moins de maîtriser sa propre prolifération. L’idée d’équilibre naturel … est une idée de l’imagination humaine, qui peut nous être utile, mais elle n’est rien d’autre qu’une idée née de notre imagination.
La question démographique
Une des raisons qui ont contribué à discréditer l’écologie profonde, y compris Naess, est la thèse selon laquelle il fallait préparer une diminution drastique de la population humaine pour la rendre compatible avec le maintien d’un milieu naturel protégé. Certains auteurs proposaient même un maximum de 500 millions d’humains sur Terre. En France, le commandant Jean-Yves Cousteau estimait à 400 millions le bon chiffre pour la population humaine. Pour atteindre un tel objectif, il faudrait soit des génocides massifs soit un contrôle des naissances si drastique qu’on n’aurait bientôt plus que des sociétés de vieillards !Sans aucun doute, une population de la Terre autour de 9 à 10 milliards d’habitants vers les années 2050, comme le prévoient bon nombre de démographes, c’est certainement un bouleversement radical de « l’équilibre écologique » qui prévalait avant la révolution industrielle et les écologistes « purs et durs » y verront une perspective inacceptable. Mais la notion d’« équilibre écologique » est à peu près dépourvu de sens, comme celle d’équilibre naturel. Elle suppose qu’il y aurait une sorte d’optimum naturel – au regard de quel critère ? – et ce n’est là qu’une nouvelle version des superstitions finalistes que Spinoza dénonce vigoureusement dans l’appendice de la partie I de l’Éthique. L’optimum ne peut être déterminé qu’à partir de critère toujours particuliers. Pour les grands sauriens, les conditions de vie sur Terre devaient leur sembler une équilibre écologique optimal … jusqu’à ce qu’une météorite percute notre planète, bouleverse radicalement les conditions de la vie et, précipitant l’extinction des dinosaures, produise un nouvel équilibre écologique nettement plus favorable à l’expansion des mammifères et notamment à celle de tous ces grands mammifères dont la sauvegarde mobilise – sans doute juste titre – les associations de protection des espèces naturelles, mais qui ne doivent leur existence qu’à la disparition massive des prédécesseurs. Bref, il est absurde de calculer le nombre optimal d’humains sur Terre … tout en sachant que la croissance de la population ne pourra pas être illimitée ! Il y a un consensus chez les démographes pour parier sur une stabilisation de la population humaine à partir du milieu du XXIe siècle. On devrait partir de là et cela suffira à notre peine, en sachant que cette stabilisation posera à l’humanité de redoutables problèmes.
- La maigre espérance de vie qui a longtemps prévalu incitait les humains à avoir beaucoup d’enfants – pour qu’il en reste quelques-uns – et d’autre part maintenait des populations jeunes, donc plus actives, plus inventives, plus audacieuses et au-delà des vicissitudes de l’histoire, s’il faut chercher une ligne de développement d’un progrès de l’humanité, c’est dans ces conditions anthropologiques qu’il faut la chercher. La stabilisation de la population avec une fécondité égale simplement au taux de remplacement naturel entraînera nécessairement un vieillissement massif de la population humaine. Ce qu’on observe dans les pays d’Europe ou au Japon et dont les prémices se font sentir en Chine deviendra la loi pour toute la planète. Les problèmes que cette situation entraînera sont considérables et nous n’avons pas le plus petit commencement d’une analyse sérieuse de ce que cela signifie. Une chose est certaine la condition humaine, dans toutes ses dimensions anthropologiques, sera ébranlée. Il s’agit du rapport entre les générations en premier lieu : d’une part les jeunes générations auront plus de mal à faire leur place au soleil, puisque les « vieux » continueront d’occuper la place. Mais ces « vieux » encore vaillants eux-mêmes se trouveront encore plus qu’aujourd’hui contraints à la fois d’aider enfants et petits-enfants et de s’occuper de leurs propres parents… ce qui pourrait n’être pas un système très durable. On peut sans peine imaginer les problèmes sanitaires et sociaux que provoquera l’explosion du nombre de centenaires …
- Globalement, sur le long terme, la « croissance économique », c’est-à-dire l’accumulation du capital et la croissance de la population ont été de pair (invalidant d’ailleurs la prétendue loi de population de Malthus, critiquée de manière si pertinente par Marx). On a toutes les raisons de penser que la stabilisation de la population humaine totale entraînerait une stagnation structurelle du processus d’accumulation du capital et donc une mise en question du cycle de la « valorisation de la valeur », ce système qui depuis les temps modernes s’est révélé si efficace pour produire toujours plus et toujours maintenir l’espoir chez les défavorisés qu’ils pourront ainsi jouir de toutes marchandises dans lesquelles semble se résumer toute la richesse sociale.
Dans les projections des partisans du « global downsizing » de l’humanité, il y a l’idée du retour à une nature sauvage avec des îlots d’habitation humaine « soutenable » et capable d’une vie harmonieuse avec la nature. Mais cette vision idyllique n’est qu’une rêverie. On peut parfaitement pronostiquer qu’une baisse considérable de la population humaine constituerait à sa manière une catastrophe écologique : l’humanité a développé toute une « écosphère » agricole par exemple qui disparaîtrait inévitablement, et avec elle tous les animaux domestiques et tous les paysages façonnés par le travail des paysans. Pourquoi les vaches auraient-elles moins de valeur que les pandas ? En quoi le bleu du lin en juin dans les plaines de Normandie ne serait-il pas un paysage naturel digne d’être sauvegardé ? L’UNESCO a inscrit au patrimoine naturel de l’humanité la région du Val d’Orcia au Sud de la Toscane. Cette région n’est pourtant belle que parce que l’agriculture, depuis des millénaires l’a sculptée. L’abandon des exploitations agricoles n’y laisserait plus guère qu’un amas de forêts dépourvu de tout ce qui fait la sublimité de ces paysages.
Et encore ! Je n’ai abordé ici qu’une évolution « indolore » et lente de la population humaine. On peut penser qu’à système politique et économique globalement inchangé, la baisse de la population s’accompagnerait d’une baisse importante du niveau de vie en termes de biens matériels – contrairement à ce que l’on pourrait penser en raisonnant à la manière du révérend Malthus. Quand on voit les gaspillages extravagants, on peut penser qu’il y a une bonne marge d’économies à faire en termes de production de biens matériels sans que la richesse réelle des individus, en termes de bien-être, n’en soit affectée. Mais c’est raisonner abstraitement, en pensant que l’humanité peut raisonner comme un individu confronté à des difficultés temporaires de trésorerie. Mais en imaginant une humanité qui accepterait une baisse de son niveau de vie, on suppose déjà résolu le problème qui est à résoudre, c’est-à-dire qu’on suppose que les hommes sont déjà convaincus de la nécessité de changer de mode de vie, de réévaluer collectivement l’échelle de leur priorité. En indiquant un objectif de baisse de la population comme un moyen pour construire un nouveau rapport de l’homme à la nature, on présuppose en fait le problème déjà résolu et du coup cet objectif devient parfaitement inutile, car si l’humanité était convaincue de cela, si « l’homme socialisé » pouvait gérer rationnellement ses rapports à la nature, la question de la croissance économique et de surpopulation humaine ne se poserait plus. À moins, encore une fois, qu’on ne table sur une nouvelle guerre mondiale ou des épidémies massives comme on les présente dans ces dystopies où les rescapés de l’humanité vivent dans un milieu de haute technologie, sans le moindre effort, pendant que le reste de la planète est rendu à l’état sauvage, état sauvage où d’ailleurs a aussi été précipitée l’humanité « surnuméraire ».
Il est, enfin, nécessaire de se méfier des prédictions apocalyptiques qui ne sont jamais réalisées et, finalement, ont un effet contre-productif. Face à la croissance démographique africaine, René Dumont prévoyait une famine terrible … qui n’a pas eu lieu. Il y a eu et il y a encore des famines locales en Afrique qui ne sont pas dues à l’explosion démographiques mais bien plutôt à des conditions géopolitiques et socio-économiques, mais globalement la situation en Afrique s’est plutôt améliorée depuis l’époque des prédictions de Dumont. Dans les années 70, un chercheur avait montré qu’une Terre avec le niveau de vie des habitants des États-Unis ne pourrait guère soutenir plus de 500 millions d’habitants… Un éminent élu écologiste par ailleurs spécialiste des questions du pétrole avait cru bon d’annoncer en 2005 qu’il n’y aurait plus de pétrole en 2012. La futurologie, comme on le sait n’est pas une science très exacte quand il s’agit de prédire l’avenir.
Pour une réflexion globale
Ces précautions étant posées, il convient de resituer la réflexion sur un plan plus global. La question de « l’avenir de la planète » n’est pas directement une question de ressources naturelles ou de techniques. Les technophiles écartent toutes les objections écologiques au mode de développement de nos sociétés en arguant que l’on trouvera bien une solution technique. Cela fait immanquablement penser à cette scène à l’Académie des Sciences soviétiques : dans les années 70 quand les signes inquiétants de pollution du lac Baïkal [plus grande réserve d’eau douce de la planète] commencèrent à inquiéter, un savant soviétique balayant les objections affirma que l’on pouvait polluer tant que l’on voulait puisque l’Union Soviétique maîtrisait l’arme nucléaire, on pourrait faire un grand trou pour recueillir l’eau si besoin était…9 Mais il est vrai que le développement scientifique et technique peut offrir des solutions qui préservent les ressources naturelles. Sous bénéfice d’inventaire. Les éoliennes et les panneaux solaires produisent de nouvelles pollutions – par exemple, si l’on voulait faire des panneaux solaires un peu plus qu’un appoint, il faudrait des dizaines et des dizaines de milliers d’hectares de champs plantés en panneaux solaires. La voiture électrique fait aussi partie de ces fausses bonnes idées qui s’inscrivent dans ce « business vert » qui n’a aucun souci de l’état de la planète et que les Américains avec leur rafraîchissant cynisme ont baptisé « greenwashing » (en bon français : « je lave plus vert »!).La transformation des questions « écologiques » en questions purement techniques noie le poisson. Il est nécessaire de penser les problèmes radicalement, c’est-à-dire en prenant les choses à la racine – et Naess a raison dans sa démarche, même si certaines conclusions sont, comme on l’a montré plus haut, pour le moins contestables. On pourrait commencer par prendre au sérieux l’étymologie commune de l’écologie et de l’économie. Il s’agit dans les deux cas de l’oïkos, de la maison, de l’habitation humaine du monde naturel. L’écologie a valeur descriptive et l’économie doit fournir des normes de la bonne gestion de la maisonnée. Pour ne donner qu’un exemple les baux qui donnaient à fermage une exploitation agricole prévoyait, selon les traditions de l’époque, que le fermier devait élever des bêtes et utiliser le fumier produit par cet élevage pour amender les champs. Le propriétaire avait sûrement l’intuition que le fermier en cherchant le profit maximum aurait pu appauvrir les sols et diminuer à terme le valeur de son bien. Cet exemple devrait nous faire réfléchir : il combine quelques connaissances agronomiques (celles encore bien frustres de la première moitié du siècle passé) et le souci de préserver le bien que l’on veut faire fructifier.
Ce que nous appelons économie aujourd’hui n’est rien d’autre que l’art de faire de l’argent ; Aristote nommait cela « chrématistique », une activité dont il disait qu’elle est « contre-nature ». L’économie, dans son sens premier, consiste à bien gérer son ménage (c’est cela que devrait savoir faire les managers!). L’écologie devrait être une économie au sens où l’on parle d’économiser ses forces ou de faire des économies, de ne pas gaspiller les ressources de la nature à des activités ou des plaisirs vains. Marx reproche au mode de production capitaliste de détruire les deux sources de la richesse que sont la Terre et le travail. Le mode de production capitaliste est donc anti-économique au sens premier du terme. Épuisement effréné des ressources naturelles, destruction des sols aussi bien par la surexploitation que par le bétonnage urbain, pollution de l’air et de l’eau, gaspillage des ressources alimentaires (dans les pays « développés », près de la moitié de la nourriture produit repart directement à la poubelle) : c’est bien l’anti-économie qui règne. L’abondance inouïe de marchandises va de pair avec un gaspillage tout aussi inouï des ressources. Ce que Hannah Arendt entendait par « la destruction de l’œuvre » et la transformation des biens d’usage en produits de consommation atteint aujourd’hui des proportions effarantes, à l’ère du jetable : téléphones, ordinateurs, électro-ménager, mobilier et même habitations, rien n’est fait pour durer, tout doit être englouti par la consommation frénétique. Alors que le capitalisme naissant valorisait l’épargne, la frugalité et l’économie, le capitalisme dans sa phase actuelle valorise la dépense et la jouissance (« enjoy », tel est le mot d’ordre publicitaire mondial).
Marx écrit encore dans un des manuscrits du Capital placé en conclusion du livre III par Engels : « Dans ce domaine [celui de la production dictée par la nécessité], la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine. » Dans notre société, l’homme est bien soumis à la puissance aveugle des échanges : on parle aujourd’hui des « marchés » comme s’il s’agissait d’une puissance extérieure à la société humaine, omnisciente et dictant sa loi. Pour que l’échange ne subisse aucune interruption, il faut les valeurs d’usage soient obsolètes rapidement – qu’il s’agisse d’une obsolescence objective par la fabrication de camelote (obsolescence programmée) ou d’une obsolescence subjective (ringardisation des biens d’usage) ou d’une astucieuse combinaison des deux comme on le voit dans l’industrie de la téléphonie et de l’informatique grand public. Rompre avec cette soumission à la puissance des échanges, ce serait rompre avec la loi « économique », c’est-à-dire anti-économique de nos sociétés. Produire des biens durables, ce serait produire des biens faits pour durer et qui pourrait être aisément réparés. Si on doublait la durée de vie des ordinateurs ou des automobiles, il faudrait en même temps, et toutes choses égales par ailleurs diviser la production par deux ! Et donc diviser le temps de travail consacré à la production de ces biens par deux, ce qui serait dans les conditions sociales actuelles une véritable catastrophe sociale. Voilà la contradiction première. Marx parle de la nécessité de régler rationnellement les échanges avec la nature en minimisant la dépense d’énergie, mais pour lui et on le voit clairement, cette régulation ne peut être l’affaire des individus, isolément. Elle est le fait de « l’homme socialisé ». On voit bien que prendre sérieusement en compte la question de la nature, la question de la catastrophe écologique qui a déjà commencé, cela supposerait une rupture profonde avec les rapports sociaux et les rapports de propriété qui englobent aujourd’hui dans un même maillage serré tous les peuples, toutes les nations.
La contradiction se retrouve quand on examine les attitudes que peuvent prendre les individus. Chacun souhaite que la nature soit préservée, que l’eau dans laquelle il va se baigner ne soit pas polluée, etc., c’est-à-dire que chacun serait heureux que les autres aient un comportement « vertueux ». Mais pour autant, comme selon le principe de Nozick, les hommes mènent des existences séparées, chacun ne raisonne pour lui-même qu’en fonction de ses propres avantages et refuse spontanément toute loi collective qui lui apparaît comme une insupportable dictature. Cette contradiction se retrouve dans toutes nos actions quotidiennes. Le salarié souhaite acheter des marchandises au plus bas prix, mais désire que son salaire soit le plus élevé possible ! Résoudre cette contradiction supposerait une révolution anthropologique qui renverserait la révolution qu’a été l’avènement de l’individualisme moderne, tout en préservant ce que l’individualisme a de précieux, l’autonomie et la liberté de pensée. L’opposition entre les sociétés « holistes » où l’individu est soumis au tout et l’individualisme peut-elle être surmontée ? Peut-il y avoir une Aufhebung hégélienne ? Le communisme tel que l’envisageait Marx devait tout à la fois soumettre l’ensemble de la production à l’homme socialisé tout en permettant l’épanouissement de la liberté individuelle : « l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté ». Force est de reconnaître que ce dépassement (souhaitable pour quiconque suit la raison) demeure problématique. Un doute légitime subsiste en effet : la nature humaine ne pose-t-elle pas les exigences de la raison tout en rendant simultanément leur réalisation impossible ?
Freud, devenu particulièrement pessimiste après la première guerre mondiale, pensait que l’homme était foncièrement antisocial et que la répression pulsionnelle était une nécessité éternelle pour assurer le maintien de la société, c’est-à-dire la survie de l’espèce humaine civilisée. Dans cette perspective, l’harmonie de l’homme et de la nature ne pouvait apparaître que comme une nostalgie d’un âge d’avant la société, c’est-à-dire comme une protestation contre les contraintes qu’impose la vie sociale. Laissé à sa propre dynamique, le principe de plaisir est destructeur et doit donc être canalisé de force vers des buts sociaux. Cette vision pessimiste est aussi celle qui sous-tend les thèses de Hans Jonas dans le Principe responsabilité. Pour Jonas, défenseur de l’heuristique de la peur, les hommes doivent être considérés comme des enfants, incapables de régler eux-mêmes leurs désirs et la défense d’une planète habitable par les générations futures supposerait un gouvernement autoritaire.
À ce pessimisme on peut opposer l’optimisme modéré de Marcuse. Ce dernier admet le schéma fondamental de Freud concernant la formation socio-psychique du sujet, mais soutient que les conclusions de Freud ne découlent pas logiquement de ses prémisses théoriques. Pour Marcuse nos sociétés industrielles et techniques fonctionnent à la sur-répression. La principe de réalité est transformé en principe de rendement. Comment cette sur-répression est-elle acceptée par les masses, par cet « homme unidimensionnel » si bien analysé dans l’ouvrage éponyme ? Grâce à un processus que Marcuse nomme « désublimation répressive ». Alors que la sublimation est la répression des pulsions pour en détourner l’énergie vers des buts plus élevés (art, pensée scientifique, philosophie), la désublimation répression consiste à faire jouer les pulsions au bénéfice du principe de rendement. La consommation névrotique donne une satisfaction aux pulsions tout en motivant l’individu au travail et en éradiquant progressivement en lui toute pensée critique – en imposant cette « pensée unidimensionnelle » qui est celle du marketing et du management. Emblématiques, ces centres commerciaux où des individus dans un monde que l’esprit a déserté, ces lieux où dominent les choses et où triomphe le fétichisme de la marchandise. Mais cette transformation, pour Marcuse, n’est pas irréversible : il fait le pari de la possibilité dans une société profondément transformée, d’une sublimation non-répressive. Cette sublimation non-répressive abolirait l’antagonisme entre le travail dicté par le principe de réalité et le principe de plaisir. Le travail ferait place à la libre création et la beauté deviendrait une valeur essentielle de la vie sociale. Dans une telle optique on pourrait penser la diminution radicale de la consommation, la richesse reposant non sur la quantité de choses possédées mais sur la qualité des biens à notre disposition, y compris sur le plan esthétique. Une telle société évidemment pourrait repenser de fond en comble ses rapports avec la nature. Non seulement les ressources pourraient être épargnées mais aussi la beauté de la nature ferait partie des richesses dont l’humanité peut jouir. Mais comme chez Marx (dont il est très proche), on voit que cette nouvelle humanité suppose une révolution morale et intellectuelle, une réévaluation radicale de tout ce qui constitue notre vie, une « transmutation de toutes les valeurs » comme le dirait Nietzsche.
Conclusion
De quelque manière que l’on aborde le problème, on voit que les questions « environnementales » ne sont ni des questions purement scientifiques – les sciences ne peuvent que formuler des scénarios d’une évolution possible – ni des questions techniques – la technique n’est pas la solution aux problèmes créés par la technique – et encore moins l’affaire de la mentalité NIMBY (not in my back yard) mais bien des questions philosophiques au plus haut point. Elles supposent une reprise critique de toute ces parties de la philosophie moderne qui s’est développée à partir de Descartes, coupant le sujet de l’objet, l’homme de la nature et remplaçant la métaphysique par la théorie de la connaissance. Ce qui est en cause, c’est donc l’ontologie et l’anthropologie et c’est seulement en se plaçant à ce niveau que l’on peut déterminer les conséquences éthiques et politiques qui permettent de préserver la possibilité pour l’homme d’habiter la Terre.
1Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie, Éditions Dehors, 2013 pour la traduction française.
2Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 1987-2010 – Voir aussi, du même auteur, Du geste à la cité, Gallimard, 1993.
3Cette affirmation mériterait d’être étayée. Mais il y a une valorisation de l’expérience chez Spinoza tout à fait remarquable, bien qu’on l’ait peu remarquée, obnubilé que l’on était par le classement de Spinoza parmi l’espèce des « rationalistes ».
4Sur la profondeur des rapports entre Spinoza et Leibniz, il faut renvoyer au livre de George Friedmann, Leibniz et Spinoza et sur les nombreuses autres études auxquelles cette confrontation a donné lieu.
5Nous devons cette belle image du nageur aux cours de Gilles Deleuze sur Spinoza.
6Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, éditions de l’éclat, 1993
7Voir Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, La Découverte, 2007
8Voir Augustin Berque, Écoumène, oc.
9Cité par Augustin Berque, oc.
vendredi 26 février 2016
La haine de la nature
La haine de la nature est la marque de notre civilisation. Il y a un paradoxe apparent à parler de la haine de la nature, alors que les préoccupations environnementales occupent une large place dans l’espace public. Le « développement durable », la préservation de la planète, la protection de la biodiversité, autant de thèmes rebattus. Partout on lave plus vert ! Il est pourtant facile de montrer que, dans tous les domaines, ce qui domine, c’est le refus d’une nature qui n’est perçue que comme l’objet d’une technique, de l’intelligence que l’on voudrait artificielle aux biotechnologies qu’il faudrait plutôt appeler « thanatotechnologies ». Cette pulsion qui domine notre « monde de la vie » mérite d’être analysée.
jeudi 20 août 2015
Aux origines des aspirations modernes de liberté et d'égalité
Préface aux dialogues avec Vito Letizia
C’est, en effet, une vaste synthèse couvrant plus de deux siècles que tente Vito Letizia. Mais comme il ne s’agit pas d’une œuvre d’historien pur mais aussi d’une œuvre de militant, impliqué dans les luttes du mouvement ouvrier, Vito Letizia propose aussi un examen critique de l’œuvre de Marx, de l’histoire du mouvement ouvrier dans ses différentes composantes (et notamment, une critique de la conception « léniniste » du parti et du rôle des intellectuels) et une mise en cause plus ou moins explicite de la théorie de la révolution permanente, telle que les trotskistes l’ont développée.
Il y a, pour commencer, un point sur lequel nous sommes parfaitement d’accord : la nécessité de détruire la domination du capital exige un règlement de compte avec le passé. Comme le dit Vito, « l’historien parle toujours au présent » – Benedetto Croce lui aussi affirmait que « l’histoire est toujours contemporaine ». La recherche de Vito est une sorte d’examen de conscience qu’il demande à tous ceux qui ont partagé le « principe espérance » (comme dirait Ernst Bloch) d’une société débarrassée de l’exploitation et de la domination, à tous ceux qui se sont mis à l’école de Marx (puisque la qualification de « marxiste » fait problème). Et c’est d’abord le rapport à Marx qui doit être clarifié.
L’erreur est de penser l’œuvre entière de Marx comme une totalité cohérente dont chaque partie serait logiquement liée aux autres. En réalité, il n’en est rien. Il y a l’action révolutionnaire de ce jeune démocrate qui se rallie au communisme en 1844-1845, puis deviendra membre du conseil des trade-unions britanniques et l’un des fondateurs de l’Association internationale des travailleurs, et il y a le long travail qui aboutit à cette œuvre philosophique majeure qu’est Le Capital. Or les concepts fondamentaux du Capital, Marx ne les a pas encore élaborés en 1850, quand il prône « la révolution en permanence ». Il est encore à cette époque un révolutionnaire « quarante-huitard » qui croit que l’insurrection ouvrière (imminente bien sûr) mettra à bas le régime bourgeois ouvrant derechef la voie à une dictature du prolétariat, dont le modèle est la dictature du Comité de salut public pendant la phase la plus brûlante de la Révolution Française. Vito Letizia fait justice de ces illusions.
Dans le rapport avec Marx, il y a un autre aspect important : l’apport essentiel de Marx figure dans Le Capital. Mais des concepts théoriques du Capital, on ne tire pas nécessairement des analyses indiscutables concernant telle ou telle conjoncture. Ce n’est pas traiter Marx « en chien crevé » que remarquer qu’à telle ou telle occasion il s’est visiblement trompé, ce que Vito Letizia établit avec beaucoup de précision. Le marxisme orthodoxe a constitué un corpus doctrinal intangible qui devait donner réponse à tout et qui a surtout été utilisé pour pourfendre les hérétiques et autres déviationnistes, quelles que soient les diverses variantes de cette orthodoxie. Pour qui pense que la lecture de Marx est indispensable pour aborder sérieusement les problèmes de notre temps, il est nécessaire de se défaire totalement de ce marxisme orthodoxe. Il suffit de prendre la fameuse « dictature du prolétariat » pour avoir un bon exemple de ces questions. Marx, une fois, dans une lettre à Weydemeyer (1852), affirme que sa découverte la plus importante n’est pas la lutte des classes, mais bien que cette lutte des classes devait conduire à la dictature du prolétariat. Les marxistes et surtout ceux qui se réclament de Lénine, ont fait de la « dictature du prolétariat » l’alpha et l’oméga du « marxisme ». Mais quiconque a lu le Capital sait que Marx n’y parle jamais de dictature du prolétariat, ni d’hégémonie de la classe ouvrière, ni d’aucun de ces concepts ou pseudo-concepts qui ont tant occupé les marxistes. L’acteur principal du Capital se nomme « producteur » et la perspective du renversement du mode de production capitaliste (l’expropriation des expropriateurs) se résume en une formule : « les producteurs associés ». Il n’y aucun lien logique entre la théorie de la valeur et la dictature du prolétariat. On peut donc rejeter la dictature du prolétariat tout en gardant l’essentiel de l’analyse de Marx. Mais il y a plus : à part quelques phrases ici ou là, il n’y a aucune définition précise chez Marx de cette fameuse dictature du prolétariat. Visiblement, ça ne veut pas dire la même chose dans le Manifeste de 1848 et dans la Critique du programme de Gotha de 1875. L’épisode le plus intéressant de cette affaire réside dans le quiproquo concernant la Commune de Paris. Marx pense alors sous le terme « dictature du prolétariat » un régime social et politique relativement durable qui a pour mission d’organiser la transition entre la société capitaliste et la société communiste – et non plus simplement un régime d’exception sur le modèle robespierriste. La Commune de Paris donne le modèle de ce régime. Les principales mesures essentielles aux yeux de Marx, qui déterminent la nature de cette nouvelle forme étatique, sont la destruction du vieil appareil bureaucratique de l’État bonapartiste, un gouvernement de délégués élus et responsables en permanence devant les citoyens, des fonctionnaires élus et n’ayant de traitement supérieur à celui d’un ouvrier qualifié, etc. Il faut cependant remarquer que l’expression même « dictature du prolétariat » ne figure pas dans le texte de La guerre civile en France. C’est Engels, un peu plus tard qui dira : « Le philistin allemand a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »1 Mais Marx se contentait de la qualifier de « république sociale » : « Le cri de « république sociale » auquel la révolution de février avait été proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République. »2 Cette « république sociale » est une république jusqu’au bout, une république radicale, qui se fixe comme objectif l’abolition de toute domination. La Commune n’était pas le résultat de l’action des théoriciens, mais bien comme le note Vito Letizia, un processus pratique, une conquête de la démocratie et de l’autonomie. Mais le marxisme orthodoxe a plus ou moins délaissé le texte et l’esprit de Marx pour transformer en vérité intangible les contorsions herméneutiques d’Engels.
Il ne faut pas se contenter de revenir à la pensée de Marx, telle qu’elle se donne elle-même, dégagée de la gangue des interprétations marxistes. Il est tout aussi nécessaire de pointer ce que l’analyse des faits historiques a clairement démenti dans l’œuvre de Marx. Il y a bien, chez l’auteur du Manifeste du Parti Communiste, un « progressiste » naïf. La marche inexorable de l’histoire fait passer l’humanité du communisme primitif à l’esclavage, de l’esclavage au féodalisme et du féodalisme au capitalisme. Après s’être arrêté dans ces quatre premières stations, le train de l’histoire était censé atteindre le terminus, le communisme. Depuis 1848, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts et un peu partout on affirme que la station terminus est en fait la station capitalisme – la voie n’a pas été construite menant le train de l’histoire à la cinquième station... Mais la question de savoir si le capitalisme est ou non la fin de l’histoire est mal posée. Précisément, en premier lieu, parce qu’il n’y a pas de fin de l’histoire et que les hommes font eux-mêmes leur propre histoire. Mais aussi parce que le mode de production capitaliste n’est pas nécessairement un progrès par rapport aux modes de production antérieurs, ainsi que le souligne très justement Vito. Du reste, Marx, dans Le Capital, oscille toujours entre l’idée que le mode de production capitaliste est un progrès en ce qu’il prépare les conditions d’une organisation sociale des producteurs associés, et une condamnation radicale du mode de production capitaliste jugé pire que l’esclavagisme et le féodalisme.
Revenir à Marx, c’est aussi revenir sur l’histoire mouvementée d’un mouvement ouvrier qui, dans la plus grande partie de ses formations, s’est réclamé de Marx. Les schémas classiques et rassurants du marxisme (même révolutionnaire) ont été infirmés. Le développement du mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle, avec la création des grands partis sociaux-démocrates n’a pas été une progression de la lutte contre le capitalisme. Bien au contraire, comme j’avais commencé de l’expliquer dans Le cauchemar de Marx (Max Milo, 2009), les organisations de masse du mouvement ouvrier, au premier chef chez les partis de l’Internationale comme la SPD, se sont révélées comme de puissants instruments d’intégration du mouvement ouvrier au mode de production capitaliste. L’organisation ouvrière, née de la prise de conscience de l’opposition des ouvriers et des capitalistes, a secrété sa propre oligarchie (voir Robert Michels et la « loi d’airain de l’oligarchie ») et sa propre idéologie : celle d’une société socialiste administrée par les spécialistes, les ingénieurs sociaux de l’État socialiste. Ce que l’on a vu s’épanouir en URSS était déjà largement en germe dans les partis de l’Internationale Ouvrière, notamment la SPD et la SFIO. Par rapport à cette tendance des grandes organisations ouvrières, le léninisme, surtout tel qu’il a été fossilisé et transformé en dogme après la victoire de la révolution russe et la « bolchevisation » des partis de l’Internationale Communiste, ne pouvait en aucune façon fournir une alternative véritable. L’idée que les intellectuels sont seuls aptes à diriger le processus révolutionnaire permet ensuite de justifier la mise sous tutelle du mouvement ouvrier réel.
Un dernier aspect qui me semble très important est l’appréciation que Vito Letizia porte sur la question de la « révolution permanente » dans sa version trotskiste. La « révolution en permanence » dont parlait Marx est le processus révolutionnaire réel qui doit passer par toutes les étapes nécessaires. L’interprétation trotskiste fait violence au processus réel et en postulant que le prolétariat, c’est-à-dire son parti, dirige la paysannerie, il ne respecte pas l’autonomie de la révolution paysanne. Or, en Russie, comme en Chine, et comme dans la plupart des pays capitalistes à développement retardataire, c’est la révolution paysanne qui a joué le rôle moteur principal. Faute de comprendre la dynamique propre du mouvement paysan, les marxistes, représentant non pas tant les prolétaires que cette intelligentsia urbaine aspirant à un rôle national dans des pays où la bourgeoisie était incapable de diriger la société entravée par le féodalisme, ont fait rentrer de force les paysans dans les cadres de l’étatisme prétendument « socialiste ». Ainsi, Trotski analysa la révolte de Cronstadt et les révoltes paysannes de Makhno en Ukraine comme des mouvements petit-bourgeois réactionnaires que le « prolétariat » devait mater. On ne dira jamais assez quel rôle catastrophique l’écrasement des insurrections révolutionnaires dans la jeune URSS a joué dans le triomphe du système stalinien qui disposait déjà de solides bases historiques dans la tradition de l’autocratie tsariste.
Aujourd’hui, la social-démocratie est morte. Les liens des partis qui se nomment encore socialistes ou sociaux-démocrates avec l’histoire du mouvement ouvrier ont été à peu près tous rompus. Les partis socialistes en Europe sont de purs et simples « partis bourgeois », qui, le plus souvent, ne se distinguent des partis bourgeois ordinaires ni par le programme, ni par la composition sociale. Tout cela bien sûr devrait être nuancé – il y a, semble-t-il quelques sursauts « prolétariens » au sein du Labour Party britannique qui fut pourtant un laboratoire de la transformation définitive des partis socialistes. Le PT brésilien qui s’est construit comme parti contre le parti représentant officiellement la Seconde Internationale est évidemment très différent du PS français ou du PD italien. Mais la ligne générale est sans ambiguïté. Ce qui est moins clair, c’est de savoir ce qui pourrait émerger de cette décomposition du mouvement ouvrier traditionnel. Les partis de la « gauche radicale » semblent voués à la dispersion ... ou à suivre les chemins de la social-démocratie dans la capitulation et le reniement quand ils parviennent au pouvoir.
Si une alternative nouvelle est possible, elle ne peut pas être le produit de l’action purement théorique d’une minorité fût-elle éclairée, mais émergera du mouvement même des peuples. Méditer les leçons de l’histoire, c’est indispensable pour reconnaître la nature des mouvements sociaux qui se déroulent sous nos yeux et ne pas se laisser prendre à tous les mirages qui ne manquent pas d’apparaître dans le désert de la pensée et de l’action révolutionnaires à notre époque. Le passé est toujours présent, comme le dit Vito Letizia, aussi parce que les fantômes du passé continuent de hanter les vivants. L’Évangile dit qu’il faut « laisser les morts enterrer les morts » ; c’est un précepte que reprend Marx et paradoxalement c’est pour cela que les leçons de l’histoire sont si importantes.
Denis COLLIN – Août 2015
[Ce texte est la préface que j'ai donnée au livre "As origins das aspiraçoes modernas de liberdade e igualdade. Dialogos con Vito Letizia" - Alameda Casa Editorial - Sao Paulo, 2106]
[Ce texte est la préface que j'ai donnée au livre "As origins das aspiraçoes modernas de liberdade e igualdade. Dialogos con Vito Letizia" - Alameda Casa Editorial - Sao Paulo, 2106]
1 Friedrich Engels, Introduction à La guerre civile en France. Éditions Sociales, 1952, p.18
2 K. Marx : La guerre civile en France, op. cit. p. 332
mercredi 15 juillet 2015
Robert Michels, les partis politiques
Né en 1876 à Köln (Allemagne), Robert Michels est sociologue
et un homme engagé dans l’action politique. Il a suivi, entre autres,
l’enseignement de Max Weber et milité dans les rangs de la SPD, le parti
socialiste allemand, où s’est lié plutôt avec les milieux syndicalistes
méfiants à l’égard du parlementarisme. Son livre le plus connu, Les partis
politiques, publié en 1911 prend pour archétype ce parti que Michels
connaît bien. Michels émigrera ensuite en Italie et en prendre la nationalité.
Il est contact avec les Français Georges Sorel et Hubert Lagardelle
(théoriciens de l’anarcho-syndicalisme). Il se rapprochera ensuite de Mussolini
et adhérera au fascisme. Il meurt en 1936.
Le contexte de l’œuvre
Alors que se constitue le mouvement ouvrier dans les années
1889 à 1914 et que les partis socialistes et sociaux-démocrates deviennent des
partis de masse, très influents, ayant parfois des millions d’adhérents soit
directement soit par l’intermédiaire d’organisations contrôlées par le parti,
on voit apparaître une nouvelle couche dirigeante de permanents politiques et
d’élus qui amalgame des intellectuels « bourgeois » ralliés au
socialisme et d’anciens ouvriers devenus chefs du parti, élus ou
propagandistes. En France, c’est surtout à Georges Sorel qu’on doit les
premières polémiques contre cette nouvelle élite ouvrière. Mais la première
analyse systématique de la constitution de cette couche sociale et de ses attitudes
politiques foncièrement conservatrices est celle de Roberto Michels.
Michels part de l’étude de la social-démocratie allemande qui
est le parti socialiste le plus puissant de l’époque, au point de constituer
une véritable contre-société au sein de la société bourgeoise-impériale
allemande. Or loin d’être une organisation égalitaire promouvant l’autonomie
des travailleurs, la social-démocratie se révèle une organisation
bureaucratique qui cherche à obtenir l’obéissance de la part des membres du
parti et plus généralement de la classe ouvrière. Le philosophe italien Gaetano
Mosca faisait déjà remarquer que ce ne sont pas les peuples qui choisissent les
élus mais la classe dirigeante qui fait élire ses députés.
La dialectique régressive de l’organisation
La première thèse de Michels pourrait être celle de la
dialectique régressive de l’organisation :
1)
Pas de lutte de masses sans organisation.
2)
L’organisation est la source de toutes les tendances
conservatrices.
Parlant d’organisations révolutionnaires, il écrit :
« L’organisation constitue précisément la source d’où les courants
conservateurs se déversent sur la plaine la démocratie et occasionnent les
inondations destructrices qui rendent cette plaine méconnaissable. » Mais,
l’encontre de l’optimisme de Sorel, Michels voit dans le processus de
bureaucratisation un phénomène inévitable. Il découle tout d’abord de la
logique même des organisations de masse. « Dans les partis politiques
modernes, on réclame pour les chefs une sorte de consécration officielle et on
insiste sur la nécessité de former une classe de politiciens professionnels, de
techniciens de la politique, éprouvés et patentés. »
L’organisation a besoin de cadres et elle doit les former.
C’est une nécessité : « Il est cependant indéniable que tous ces
instituts d’éducation destinés à fournir des fonctionnaires au parti et aux
organisations ouvrières, contribuent, avant tout, à créer artificiellement une
élite ouvrière, une véritable caste de cadets. »
Organisation = oligarchie
« Qui dit organisation dit tendance à
l’oligarchie. » Michels note par exemple le rôle du suffrage indirect dans
le système d’élection des responsables qui explique la très grande longévité
des appareils politiques et syndicaux et le mépris systématique des plus
élémentaires règles démocratiques dont ils font preuve. Les observation de
Michels ont une valeur universelle indiscutable.
Mais le pouvoir de cette nouvelle élite bureaucratique
s’appuie aussi sur la propension des masses à l’obéissance et à la vénération
des chefs, ce qui explique que les dirigeants puissent changer radicalement de
position, trahir toutes les résolutions les plus sacrées sans qu’ils aient
véritablement à en payer le prix. « L’histoire des partis ouvriers nous
offre tous les jours des cas où les chefs s’étant mis en contradiction
flagrante avec les principes fondamentaux du mouvement, les militants ne se
décident pas à tirer toutes les conséquences qui en découlent
logiquement. »
Explications de ce processus
Contre ceux qui, comme Sorel, voient dans la pénétration
d’éléments « bourgeois » et « petits bourgeois » une des
explications des tendances réformistes du mouvement ouvrier, Michels
remarque : « ce sont d’ailleurs les mouvements ouvriers les plus
exclusivistes qui partout et toujours ont le plus pénétrés d’esprit
réformiste. »
Michels note que le mouvement ouvrier organisé (la
social-démocratie, mais ce sera vrai du communiste de masse en France ou en
Italie) « a pour la classe ouvrière allemande une importance analogue à
celle de l’Église catholique pour certaines fractions de la petite bourgeoisie
et de la population rurale. L’un et l’autre servent aux éléments les plus
intelligents de ces classes respectives pour leur ascension sociale. »
On retrouve ici le principe de Pareto de la circulation des
élites. Loin d’être une contre-société, « l’élite ouvrière »
s’intègre finalement dans les mécanismes de reproduction de l’élite gouvernante
en général. Des phénomènes que Michels ne pouvait qu’entrevoir se sont
développés à très grande échelle surtout après la seconde guerre mondiale, tant
dans les partis et syndicats « réformistes » que dans les partis
communistes.
Enfin Michels souligne combien la bureaucratisation des
organisations ouvrières mène au bonapartisme et au culte du chef. Encore une
vision pénétrante qui, cette fois, n’aura été à son auteur d’aucune utilité
puisqu’il a lui-même succombé au délice de l’amour du maître en subissant le
charisme mussolinien ...
La loi d’airain de l’oligarchie
L’avant-dernier chapitre du livre est intitulé « la
démocratie et la loi d’airain de l’oligarchie ». Il est consacré à une
discussion avec Gaetano Mosca (« un homme de grande valeur ») et
Vilfredo Pareto et plus généralement avec tous auteurs qui « défendent la
théorie d’après laquelle les luttes éternelles entre aristocraties et
démocraties, dont nous parle l’histoire, n’auraient jamais été que des luttes
entre une vieille minorité défendant sa prédominance et une nouvelle minorité
ambitieuse qui cherchait à conquérir le pouvoir à son tour, soit en se
mélangeant à la première soit en prenant sa place. »
La démocratie trouve son point d’orgue dans la création d’une
nouvelle aristocratie. Et le socialisme n’échappe pas à cette loi. Michels
rappelle : « Vilfredo Pareto a même recommandé le socialisme comme un
moyen favorable à la création, au sein de la classe ouvrière, d’une nouvelle
élite, et il voit dans le courage victorieux avec lequel les chefs du
socialisme affrontent persécutions et colères un indice de leur vigueur et la
première condition à laquelle doit satisfaire une nouvelle « classe
politique ».
Mais si Mosca, Parato, etc., ont eu le mérite de porter
l’attention de la recherche politique sur la question de l’élite, pour Michels
leur véritable ancêtre est à chercher du côté du socialisme qui, dès sa
naissance, aurait été fondé sur des idées élitistes et autoritaires. Michels
part de la pensée de Saint-Simon : « Le système des saint-simoniens
est d’un bout à l’autre autoritaire et hiérarchique. Les disciples de
Saint-Simon ont été si peu choqués par le césarisme de Napoléon III que la
plupart d’entre eux y adhérèrent avec joie, croyant y voir la réalisation des
principes de socialisation économique. »
Mais il n’en va pas mieux avec Fourier en dépit de sa
réputation « libertaire ». « Sorel a relevé avec raison le lien
étroit qui rattache le socialisme antérieur à Louis-Philippe à l’ère du grand
Napoléon et montré que les utopies saint-simoniennes et fouriéristes ne purent
naître et prospérer que sur le terrain de l’idée d’autorité à laquelle le grand
Corse avait réussi à donner une nouvelle splendeur. »
Avec les socialistes de la période suivant les choses sont un
peu différente mais pas tant qu’on pourrait le croire sur le fond.
L’anarchisme, note encore Michels, nie la possibilité même d’un gouvernement de
la majorité – Bakounine et Proudhon présentent souvent la république
démocratique comme le pire des régimes bourgeois. La seule alternative sérieuse
à ces conceptions qui font de la « classe politique » une nécessité
immanente, réside, selon Michels, dans la théorie marxiste qui définit l’État
comme le conseil d’administration des affaires communes de la bourgeoisie.
Cependant, même en admettant que l’État bourgeois puisse être balayé par
l’assaut révolutionnaire, on voit mal comment on pourrait empêcher la formation
d’une nouvelle minorité dominante, car « la richesse sociale ne pourra
être administrée d’une façon satisfaisante que par l’intermédiaire d’une
bureaucratie étendue. (…) L’administration d’une fortune énorme, surtout lorsqu’il
s’agit d’une fortune appartenant à la collectivité confère à celui qui
l’administre une dose de pouvoir au moins égale à celle que possède le
possesseur d’une fortune, d’une propriété privée. Aussi les critiques anticipés
du régime social marxiste se demandent-ils s’il n’est pas possible que
l’instinct qui pousse les propriétaires, de nos jours, à laisser en héritage à
leurs enfants les richesses amassées, incite également les administrateurs de
la fortune et des biens publics dans l’État socialiste à profiter de leur
immense pouvoir pour assurer à leurs fils la succession des charges qu’ils
occupent. »
Les intuitions de Michels ne seront que trop confirmées.
« Il est, en effet, à craindre que la révolution sociale ne substitue à la
classe dominante visible et tangible, qui existe de nos jours et qui agit
ouvertement, une oligarchie démagogique clandestine opérant sous le faux masque
de l’égalité. »
Il ne semble pas y avoir beaucoup de solutions qui
permettraient d’échapper à la loi d’airain de l’oligarchie. Surtout si on admet
que la constitution d’oligarchies au sein des démocraties est un phénomène
organique. C’est le niveau de conscience de la partie prépondérante des classes
opprimées qui seul permet d’envisager des freins aux tendances oligarchiques.
À retenir
L’analyse que fait Pareto de la bureaucratisation de ces
organisations qui revendiquent une démocratie plus réelle est très pessimiste.
La « loi d’airain » de l’oligarchie balaye les meilleures intentions
du monde. L’organisation est nécessaire pour l’action, mais elle secrète
naturellement une oligarchie qui devient le premier obstacle à l’action. Le
conservateur Mosca et le révolutionnaire Michels trouvent ici une paradoxale
convergence.
jeudi 9 juillet 2015
Le conseillisme, une démocratie radicale
Le communisme historique du XXe siècle a laissé l’image du système le plus antidémocratique que l’on puisse imaginer. Le parti omniscient et tout-puissant gouvernait prétendument au nom de la classe ouvrière et du peuple tout entier. Et à l’intérieur du parti, c’est l’appareil qui concentrait tous les pouvoirs, appareil lui-même au service du secrétaire général. Il est pourtant une autre tradition communiste, largement oubliée aujourd’hui qui, tout au long du siècle passé a défendu l’idéal du « communisme des conseils », c’est-à-dire d’un communisme radicalement démocratique, hostile à la bureaucratie de l’État, des syndicats et des partis, défenseur de l’autonomie des organisations collectives de base.
Ce « communisme des conseils » se trouve dans les écrits de certains théoriciens marxistes, chez Rosa Luxemburg, dans la gauche communiste hollandaise et allemande (Pannekoek, Gorter). Il renvoie à une expérience historique : la Commune de Paris de 1871, les soviets en Russie en 1905 et 1917, les « Räte » en Allemagne, en Hongrie en 1956 ou encore dans les mouvements sociaux des années 1968.
Le fond commun à toutes les formes de conseillisme est la critique de la démocratie représentative. Comme Rousseau l’affirmait déjà, la volonté ne saurait être représentée. Je peux demander à quelqu’un d’agir conformément à mes ordres mais je ne peux lui demander de vouloir à ma place. La démocratie représentative ne serait pas une démocratie mais une forme déguisée de l’oligarchie. Ainsi que l’écrivait Anton Pannekeok, « Le parlementarisme est la forme typique de la lutte par le moyen des chefs où les masses elles-mêmes jouent un rôle secondaire. Sa pratique consiste dans le fait que des députés, des personnalités particulières, mènent la lutte essentielle. Ils doivent, par conséquent, éveiller dans les masses l’illusion que d’autres peuvent mener la lutte pour eux. » La véritable émancipation politique consiste à agir par soi-même et non à s’en remettre à autrui. C’est pourquoi les conseillistes privilégient l’action directe, comme la grève et la manifestation et dénoncent la lutte parlementaire comme une illusion ou, pire encore, une pure tromperie. C’est contre le KAPD (le parti communiste des travailleurs d’Allemagne, une scission du KPD au début des années 1920) que Lénine écrit sa brochure restée célèbre, au moins par son titre, Le gauchisme, maladie infantile du communisme.
Les conseillistes sont également très méfiants à l’égard des syndicats. Selon Pannekoek : « Le système des conseils, par son développement propre, est capable de déraciner et de faire disparaître non seulement la bureaucratie étatique, mais aussi la bureaucratie syndicale, de former non seulement les nouveaux organes politiques du prolétariat contre le capitalisme, mais aussi les bases des nouveaux syndicats. Au cours des discussions dans le Parti, en Allemagne, on s’est moqué de ce qu’une forme d’organisation puisse être révolutionnaire, sous prétexte que tout dépendait seulement de la conscience révolutionnaire des hommes, des adhérents. Mais si le contenu essentiel de la révolution consiste en ce que les masses prennent elles-mêmes en main la direction de leurs propres affaires, la direction de la société et de la production – il s’ensuit que toute forme d’organisation qui ne permet pas aux masses de dominer et de diriger elles-mêmes est contre-révolutionnaire et nuisible ; pour cette raison elle doit être remplacée par une autre forme organisationnelle qui est révolutionnaire (du fait qu’elle permet aux ouvriers eux-mêmes de décider activement de tout. » (in Hermann Gorter, Lettre ouverte au camarade Lénine)
Les conseils, quel que soit le nom qu’on leur donne, présentent encore un avantage énorme aux yeux de leurs partisans. En déplaçant la politique sur le terrain même de la vie professionnelle, ils substituent aux individus atomisés de la démocratie bourgeoise les formes communautaires nées de l’organisation même du travail. En partant de l’action directe sur le lieu de travail, les conseils et les autres organisations spontanées (par exemple une simple assemblée générale) remettent en cause la discipline de l’usine, c’est-à-dire tous les mécanismes de soumission du travail au capital. En ce sens, ils sont profondément révolutionnaires puisqu’ils ne s’attaquent pas qu’à la superstructure politique mais aux rapports sociaux de production eux-mêmes. Les « communistes de gauche » voyaient, au contraire, dans la confiscation de la révolution russe par l’appareil d’État, le retour aux rapports sociaux capitalistes – même si le rôle du capitaliste était joué par la caste étatique dirigeante.
Le courant conseilliste n’est pas un courant utopiste ; il fait fond sur les leçons de l’expérience historique. Le grand parti discipliné appuyé sur de puissants syndicats est devenu foncièrement conservateur quand la situation s’est tendue. Les dirigeants allemands de la SPD et ceux des syndicats se sont ralliés à l’union sacrée au moment de la guerre et ils se sont violemment opposés au mouvement révolutionnaire de 1918-1919. C’est au contraire l’action spontanée de la « base », notamment celle des jeunes ouvriers et des soldats, qui a été l’âme du mouvement spartakiste dont les héros furent Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, assassinés par les « corps francs » avec l’accord des dirigeants sociaux-démocrates Ebert et Noske. Dans l’action et pour les besoins de l’action, les masses créent des organes révolutionnaires « ad hoc » ainsi qu’on l’avait déjà vu pendant les deux révolutions russes de 1905 et 1917. Sous contrôle permanent des militants en lutte, ces organes apparaissent comme les antidotes de la bureaucratie dont la SPD était le prototype. Organismes de la démocratie directe, les conseils ouvriers se retrouvent dans les grands mouvements sociaux. Loin d’être une armée disciplinée aux ordres de chefs omniscients, les ouvriers apparaissent comme le sujet révolutionnaire, celui dont la « conscience de classe » se forge dans la pratique.
Ici les idéologies importent assez peu. Les ouvriers catholiques polonais de Solidarnosc à la fin des années 1970 ne diffèrent guère des ouvriers communistes allemands de 1919. Hannah Arendt fait l’éloge de cette tradition révolutionnaire oubliée qui repose sur l’auto-organisation des citoyens contre les oligarchies politiques ou syndicales. Elle montre, en reprenant l’histoire des révolutions française et américaine, comment on trouvait déjà les embryons de ces conseils, soviets et Räteappelés à faire leur apparition dans toute révolution authentique des xixe et xxe siècles. Ils firent chaque fois leur apparition comme des organes issus spontanément du peuple, non seulement en dehors de tous les partis révolutionnaires mais encore de manière inattendue pour ces mêmes partis et leurs dirigeants. » (H. Arendt, De la révolution) C’est encore Cornélius Castoriadis qui montre le fil directeur entre la démocratie directe athénienne et les mouvements révolutionnaires modernes, à travers la recherche de l’autonomie, contre toute organisation hétéronome de la société.
Cependant, le pouvoir des travailleurs n’a jamais réussi de manière durable à se stabiliser. Dans les périodes « chaudes », dans les phases révolutionnaires, effectivement existent des formes de « pouvoir ouvrier », plus ou moins développées, mais dès que la situation redevient « normale », c’est-à-dire dès que les ouvriers retournent au travail, ces formes disparaissent ou se vident de toute substance. L’expérience montre qu’une telle organisation politique conduit rapidement soit au chaos soit à la reconstruction d’une bureaucratie pyramidale parfaitement adaptée pour faire passer la dictature d’une minorité bien organisée pour la plus pure « démocratie directe ». L’explication de la dégénérescence et de la bureaucratisation de l’Union Soviétique par l’absence de démocratie directe est donc une explication faible. Au contraire, c’est, paradoxalement, la réalisation du mot d’ordre « tout le pouvoir aux Soviets » qui a engendré « tout le pouvoir au Parti » et ensuite « tout le pouvoir à l’appareil du Parti » pour se terminer dans « tout le pouvoir au Secrétaire Général ». Dans la vision anarchiste classique, les comités de base ou les « communes » sont fédérés très lâchement, mais restent indépendants en tout état de cause puisque l’État a disparu. Mais si on maintient un État, les comités de base (par exemple les soviets russes) doivent être coordonnés et centralisés. Donc les conseils d’usine ou de quartier se coordonnent en élisant des délégués à un conseil de ville et ceux-ci à un conseil de province et ainsi de suite jusqu’au « conseil central des soviets » et ainsi la soi-disant démocratie directe s’est transformée en démocratie à quatre ou cinq degrés de suffrage – nous trouvons l’élection du Sénat au suffrage indirect peu démocratique, alors que penser du système des conseils ou des soviets ? Ce système est en outre facile à manipuler : seuls franchiront tous les degrés du pouvoir politique les militants des partis bien organisés. Et la démocratie directe se transforme en « partitocratie » c’est-à-dire en pouvoir des appareils partisans : comme souvent, Rousseau voyait clairement le problème. La démocratie directe exige que les individus ne puissent pas se grouper en factions ou en partis. Il faut que les individus isolés délibèrent dans le silence des passions.
Cette conclusion semble pessimiste quant à la possibilité d’une démocratie radicale. Les tentatives de combinaison des organisations de base et de la démocratie représentative n’ont guère été très heureuses. L’organisation spontanée ne résiste jamais à son institutionnalisation. Et pourtant, la démocratie représentative elle-même tend naturellement à se fossiliser en une sorte d’oligarchie bien camouflée. Et, comme le pensait Machiavel, il n’est guère que les « tumultes » populaires qui puissent éviter cette dégénérescence.
mardi 7 juillet 2015
Marx et la démocratie
Que
peut bien avoir à dire de la démocratie l’inventeur de la formule
« dictature du prolétariat » ? N’est-ce pas au nom de Marx et de
sa critique de la « démocratie bourgeoise » qu’ont été construits
quelques-uns des régimes les plus antidémocratiques que l’on ait connus ?
En revenant aux écrits mêmes de Marx et à son action politique, on verra que la
vision d’un Marx autoritaire et hostile à la démocratie est erronée.
Commencer par la démocratie
Le
jeune Marx, philosophe auteur d’une thèse sur l’atomisme antique, se lance en
politique comme journaliste. Il collabore à un journal fondé par des jeunes
bourgeois libéraux, la Rheinische Zeitung, dont il prend la direction en
octobre 1842. La liberté de la presse, la publicité des débats
parlementaires, l’indépendance de l’État à l’égard de la religion : ce
sont les questions qui l’agitent à ce moment-là. Mais, à la démocratie
radicale, il faut un fondement théorique. Et si l’hégélianisme, dont Marx est
d’abord un partisan, peut devenir la philosophie officielle d’un État hostile à
la liberté et donc du plus mauvais des
États, c’est qu’il doit y avoir un vice caché dans le système du maître. En
1843, Marx entreprend une « révision critique de la philosophie du droit
de Hegel », dont il avait annoncé les prémices dans une
lettre à Ruge du 5 mars 1842. Le centre de cette « révision
critique », qui devient un véritable règlement de comptes avec
l’hégélianisme, est la question de la monarchie constitutionnelle, « phénomène
hybride qui se contredit et s’annule d’un bout à l’autre. Res publica
est intraduisible en allemand. » (Marx, Lettre à Ruge) Marx, dans
la lignée de Rousseau, écrit : « La démocratie est l’énigme
résolue de toutes les constitutions. Ici la constitution est non seulement en
soi selon son essence, mais selon l’existence, la réalité constamment
ramenée à son fondement réel, l’homme réel, le peuple réel, et
elle est posée comme l’œuvre propre de celui-ci. » (Marx, Critique du
droit politique hégélien)
Marx
rédige À propos de la question juive (septembre 1843), où est réfutée
l’émancipation purement politique – qui ne libère pas l’homme : or ce dont
il s’agit, c’est de l’émancipation humaine, qui passe par la suppression de l’État et de l’Argent, lesquels
lui apparaissent anti-démocratiques.
Ainsi
le communisme auquel Marx se rallie apparaît-il comme la continuation de la
lutte pour la démocratie, non pas une démocratie tronquée, limitée au pouvoir
des possédants, mais une démocratie radicale qui extirpe jusqu’à la racine
toute aliénation politique. Au moment des événements de 1848, il fonde la Nouvelle
Gazette Rhénane et prend part à l’action de l’association démocratique.
La « dictature du prolétariat »
C’est
pourtant en 1847, quand il écrit, avec Engels, le Manifeste du parti
communiste, que Marx avance la formule de la « dictature du
prolétariat ». Il faut comprendre cette formule dans son contexte et en
fonction des visées stratégiques qui sont celles de Marx à cette époque et non
comme une opposition à ses conceptions démocratiques précédentes.
D’une
part, il s’agit de penser la nécessité pour les classes opprimées de briser la
résistance des classes dominantes. Et pour ce but, une phase intermédiaire de
« dictature » est nécessaire. Mais la dictature dont parle Marx ne
doit pas être entendue dans le sens que ce mot a pris aujourd’hui. Marx fait
évidemment référence à la dictature du Comité de Salut Public qui, suspendant
la constitution démocratique de l’an II, organisa la défense du pays et de la révolution
face à l’invasion étrangère. Par transition, on peut aussi entendre le mot dans
son vieux sens romain. Gouvernement d’exception en vue de sauver la patrie, la
dictature faisait partie des institutions de la république romaine.
Le
paradoxe est que cette expression de « dictature du prolétariat »
n’apparaît dans l’œuvre qu’en de rares occurrences et dans une grande
discontinuité. Si les marxistes ont eu coutume de faire de la « dictature
prolétariat » la conséquence logique des analyses du Capital, on
pourrait cependant très bien imaginer que le passage de la direction du
processus de production entre les mains des « producteurs associés »
se fasse par des voies purement économiques et soit accompagné d’une
transformation graduelle de l’État. L’accord avec les analyses et les thèses
défendues dans Le Capital, y compris
les conclusions révolutionnaires, n’implique donc nullement un accord avec les
perspectives politiques définies par Marx dans quelques textes cités plus
souvent qu’à leur tour par les marxistes.
La Commune de Paris
Leçon
de l’histoire : la défaite de Napoléon III et l’invasion prussienne
précipitent les événements. Face à la capitulation du gouvernement provisoire
de M. Thiers, le peuple de Paris se soulève, d’abord pour défendre Paris contre
l’ennemi. Est instauré un gouvernement révolutionnaire, celui de la Commune de
Paris. La Commune est l’antithèse de l’Empire, dit Marx. Elle ne s’est pas
contentée de revenir à la forme républicaine, elle a tenté de construire une
république entièrement nouvelle, « une république qui ne devait pas
seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la
domination de classe elle-même. » Pour réaliser cet objectif, elle a dû
commencer à briser la vieille machine d’État :
-
suppression de l’armée permanente, remplacée par
le peuple en armes ;
-
délégués élus au suffrage universel,
responsables et révocables à tout moment ;
-
fonctionnaires publics élus et révocables
(particulièrement les fonctionnaires de justice) ;
-
séparation de l’Église et de l’État ;
Marx
souligne encore que les Communards avaient pour tout le pays un projet
cohérent : remplacer l’appareil étatique de gouvernement centralisé par
l’administration autonome des communes. Faisant référence à la revendication
qui fut celle des ouvriers parisiens en juin 1848, Marx écrit que la Commune
est « la forme enfin trouvée de la République Sociale » (Marx, La
guerre civile en France).
Cette
réflexion sur la Commune n’est pas circonstancielle. Il s’agit d’une inflexion
fondamentale dans la pensée de Marx et Engels. Elle dessine les grandes lignes
d’une réflexion politique qui sera étouffée avec l’invention du
« marxisme » après la mort de Marx. Avec la Commune, Marx conçoit une
forme politique placée sous le contrôle direct du peuple et avec un appareil
d’État réduit à son strict minimum.
La démocratie, forme de la dissolution de la domination capitaliste
Bien
que la formule de la « dictature révolutionnaire du prolétariat »,
comme phase transitoire entre capitalisme et socialisme soit reprise dans la Critique
du Programme de Gotha (1875), la pensée de Marx s’oriente vers une
direction nouvelle. Dans les pays démocratiques, comme les États-Unis,
l’Angleterre, les Pays-Bas et même la France, dans les années 1875 jusqu’à la
fin de sa vie, Marx envisage de plus en plus sérieusement l’hypothèse d’un
renforcement progressif des organisations ouvrières permettant une
transformation sociale pacifique. Dans ce contexte, la dictature du prolétariat
n’apparaît plus comme une perspective stratégique. Elle tend à être remplacée
par la revendication d’une république démocratique.
Ainsi,
Marx et Engels envisagent-ils de soutenir la campagne politique engagée par
Clemenceau en 1882. Avec le soutien de Marx, Engels définit son
orientation : Engels étudie avec attention l’évolution de celui qui est
alors le représentant de la fraction la plus à gauche du radicalisme. Engels
envisage à différentes reprises une évolution politique possible de Clemenceau
en direction du socialisme, tout en défendant constamment le principe essentiel
de l’indépendance politique du parti ouvrier à l’égard du parti le plus à
gauche de la bourgeoisie. Dans la lettre du 22 septembre 1882 adressée à
Bernstein, il affirme : « Guesde, lui, s’est mis une fois pour
toute dans la tête que la République athénienne de Gambetta est bien moins
dangereuse pour les socialistes que la République spartiate de Clemenceau et
veut donc rendre impossible cette dernière, comme si nous, ou quelque parti
dans le monde, pouvions empêcher qu’un pays passe par les stades d’évolution
historiquement nécessaires et sans prendre en considération qu’en France, nous
passerons difficilement d’une République à la Gambetta au socialisme sans
passer par une République à la Clemenceau. » Qu’est-ce donc que la « république
à la Clemenceau » ? Le programme de Clemenceau vise à réformer les
institutions de l’État de façon à accorder une large autonomie aux communes et
aux départements. Il s’agit donc d’un programme qui a l’ambition de supprimer
la bureaucratie. On voit bien la continuité avec les leçons de la Commune. Mais
un tel programme s’il était appliqué serait en lui-même le début d’une
révolution : « C’est s’illusionner soi-même que de croire que l’on
peut introduire en France un auto-gouvernement communal à l’anglo-saxonne,
encore plus à l’américaine sans pour cela foutre en l’air tout le régime
bourgeois. » On remarque ici l’appréciation laudative portée sur le
« self-government » anglo-saxon qui est une des raisons pour
lesquelles c’est dans ces pays que Marx envisageait à titre d’hypothèse un
passage pacifique au socialisme. Engels écrit encore à Bebel que l’application
du programme Clemenceau serait la plus grande révolution depuis 1800,
c’est-à-dire depuis la formation de l’État napoléonien.
Si la république démocratique est la forme de dissolution
du règne de la bourgeoisie et si le passage pacifique au socialisme peut être
envisagé, on voit immédiatement que la question de la dictature du prolétariat
a perdu de son importance.
À retenir
On
ne peut ramener Marx, pour le rendre plus sympathique, à ces analyses des
dernières années de sa vie. La thèse du « dépérissement de l’État »
au fur et mesure que disparaissent les antagonismes de classes est aussi
maintes fois réaffirmée et ne manque pas d’être fort problématique, tout autant
que cette formule de la dictature du prolétariat. Il reste qu’au-delà des
fluctuations et des imprécisions théoriques – Marx n’a jamais écrit ce livre
sur l’État qu’il promettait dans le plan du Capital – on peut trouver un
fil directeur profondément démocratique, une démocratie qui ne consisterait pas
à choisir tous les cinq ans quel parti et quels hommes imposeront la loi des
puissants, mais une démocratie fondée sur l’action populaire et le contrôle
vigilant d’un appareil d’État, qui, bien que nécessaire, demeure toujours un
danger pour les citoyens.
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