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jeudi 15 octobre 2020

La lutte contre les discriminations : une idéologie bourgeoise à destination des nigauds de la « gauche »

Voilà des années que le marqueur « de gauche » se nomme « lutte contre les discriminations ». Il s’agit d’un mot d’ordre creux qui sert à passer en contrebande de la camelote frelatée pour le plus grand bénéfice des classes dominantes. Jadis les socialistes et les communistes (c’est-à-dire le « noyau dur » de la gauche) étaient « égalitaristes », « partageux » et collectivistes. Plus ou moins confusément, ils étaient porteurs d’un idéal social radicalement antagonique avec la domination du capital. Tout cela a été bradé, officiellement à partir du fameux « tournant de la rigueur » de 1982-83, mais c’était dans les tuyaux depuis un moment. La doctrine de remplacement qui avait déjà été cuisinée dans les « comités Théodule » de mai 68 et pendant les années suivantes mit au premier plan les discrimination et les victimes de toutes les discriminations. Le féminisme qui ne veut plus lutter pour l’égalité des hommes et des femmes mais pour des revendications spécifiquement féminines étrangères aux hommes, naît dans ces années-là. De même, le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) est imaginé en 1971 par quelques ex-trotskistes comme Guy Hocquinghen et d’autres intellectuels d’extrême gauche, libertaires ou ex-maoïstes. On était déjà intersectionnels à cette époque : les mouvements de soutien aux prisonniers (où Michel Foucault prit une grande part), les mouvements contre l’enfermement des fous transformés en archétype du révolutionnaire (voir Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie) commençaient à déployer leurs couleurs chatoyantes. « La petite-bourgeoisie radicalisée » ou encore « les nouvelles avant-gardes larges », comme on les nommait dans les congrès de la Ligue Communiste, notamment sous la plume de Daniel Bensaïd, étaient appelées à prendre le relai d’un prolétariat dominé par les « réformistes » et qui ne pourrait plus être en mis en mouvement que du dehors… Cette idéologie « révolutionnaire » était la forme de décomposition du « mouvement de mai ». Elle gardait encore des traces de la visée révolutionnaire, mais l’essentiel s’amorçait : remplacer le vieux socialisme par un capitalisme libertaire hédoniste, entièrement soumis à la loi des « machines désirantes » et pleinement intégré à cette « culture du narcissisme » si bien analysée par Christopher Lasch dans son livre de 1979.

Les mouvements des diverses identités communautaires et les théories de l’intersectionnalité qui semblent avoir envahi le monde médiatique et le monde universitaire sont en fait des résidus de 1968 recyclés pour les besoins de la cause. La différence est que l’objectif de la transformation sociale radicale a disparu, bel et bien, et que les aspirations ne sont plus du tout libertaires mais fondamentalement répressives, chacun exigeant la répression de tous ceux qui ne pense pas comme lui. Le point commun de tous ces mouvements réside dans la victimisation : tous sont des victimes (et non plus des sujets), des victimes qui demandent réparation et exigent l’abolition toutes les prétendues discriminations dont ils sont victimes.

Que la lutte contre les discriminations en général soit idéologique, on le verra aisément. D’abord, on ne peut pas supprimer toutes les discriminations. Même la société la plus juste doit savoir discriminer. Il me plait que savoir que les médecins ont été quelque peu discriminés pendant leur études de médecine et que seuls ceux qui connaissant quelque chose en médecine deviennent médecins ! L’école apprend la discrimination dès le plus jeune âge. Qu’on ait remplacé les notes par des pastilles vertes, orange ou rouges, c’est simplement une manifestation de la tartufferie « bienveillante » moderne et nullement la fin des discriminations. Toutes les grandes écoles – notamment celles qui produisent en abondance des théoriciens de la non-discrimination – pratiquent la discrimination à l’entrée : seuls sont admis ceux qui ont réussi les épreuves des concours et les autres, qui sont pourtant d’égale valeur sur le plan moral, sont impitoyablement recalés. Aujourd’hui on discrimine les jeunes à l’embauche puisqu’ils ne peuvent pas obtenir un emploi salarié en-deçà d’un certain âge (16 ans mais plus souvent 18 ans). Les hommes sont discriminés puisque ne peuvent prétendre aux congés de maternité pendant les dernières semaines de la grossesse et il existe une discrimination positive en faveur des handicapés. Une société juste n’est pas une société sans discrimination mais une société où l’on s’arrange pour exiger de chacun selon ses capacités et de donner à chacun selon ses besoins – c’était la formulation que Marx donnait pour définir la société communiste.

En second lieu, toutes les injustices ne sont pas des discriminations. Dans le contrat de travail, personne n’est discriminé.  Le capitaliste et le travailleur, l’acheteur et le vendeur de force de travail se retrouvent face à face, en tant que personnes égales, indifférentes à leurs diverses propriétés (couleur de la peau, religion, etc.) puisqu’entre eux la seule chose est leur utilité propre. C’est le paradis du marché capitaliste du travail. Seul un capitaliste stupide refuserait d’embaucher un ouvrier au motif de sa religion ou de ses préférences sexuelles dès qu’il est assuré d’en extraire une bonne plus-value. Mais dans cet Eden des droits de l’homme qu’est le libre marché, l’un se présente avec sa bourse pleine et l’arrogance de celui qui sait qu’il va être obéi et l’autre n’apporte au marché de sa peau et il sait qu’il ne pourra que se faire tanner. Entre celui qui possède les moyens de production et celui qui n’a que sa force de travail à vendre, il y a une inégalité fondamentale, inégalité qui est la base d’un rapport de domination – le salarié est au main de son patron qui peut exiger de lui ce qu’il veut, comme il peut bien faire ce qu’il veut de toutes les marchandises qu’il a achetées. Et pourtant, là-dedans, aucune trace de discrimination !

Enfin, il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle « discrimination » méritant d’être condamnée. La réalité se présente de manière bien plus complexe qu’on ne l’imagine souvent. Prenons quelques cas. Toutes les statistiques montrent que le principal facteur explicatif des inégalités de réussite scolaire est celui de l’origine sociale des parents et non l’origine « ethnique ». Globalement, il est impossible de soutenir que les enfants d’immigrés sont discriminés en tant qu’immigrés à l’école. Peut-être en tant qu’enfants de pauvres mais pas en tant qu’enfants d’immigrés. Certaines études montrent même qu’à origines sociales égales, les enfants d’immigrés réussissent plutôt mieux que les enfants de parents français depuis plusieurs générations. Il y a de nombreuses explications à cette situation et notamment celle-ci : les enfants des « quartiers difficiles » peuvent trouver l’aide d’associations diverses ; les pouvoirs publics, à commencer par les municipalités, consacrent à l’intégration scolaire des sommes non négligeables et les professeurs des ZEP sont souvent des professeurs très motivés concentrés sur la réussite de leurs élèves. Il n’en va pas de même des « petits Blancs » pauvres de la « France périphérique » analysée par Christophe Guilluy. Mais comme il y a relativement plus d’enfants d’immigrés pauvres que d’enfants de Français pauvres, on se focalise sur l’échec scolaire des enfants d’immigrés pauvres. Mais il existe une petite bourgeoisie d’origine immigrée dont la réussite scolaire des enfants est souvent excellente. Une analyse précise et dans le détail permettrait de mettre à bas bien des poncifs.  

Il est incontestable que subsistent au travail des inégalités salariales entre hommes et femmes, toutes choses étant égales par ailleurs. Mais remarquons d’abord que ces inégalités sont en voie de régression rapide et qu’elles n’ont aucune place dans la fonction publique. On annonce des chiffres énormes : les femmes gagneraient 25% de moins que les hommes ! En réalité, quand on a ôté l’effet temps partiel, les effets de l’inégale répartition des métiers et l’effet structure des secteurs, cette inégalité retombe à 10% (voir Observatoire des inégalités). Ces 10% sont inexpliqués et bien évidemment on doit y remédier. Mais on est assez loin des 25% brandis ici et là. Beaucoup de femmes sont enseignantes : 67% du total des enseignants et 82% dans le primaire. Compte-tenu de leur niveau de recrutement, elles sont des cadres mais payés nettement moins bien que n’importe quel commercial dans le secteur privé. Les femmes sont aujourd’hui les plus nombreuses chez les avocats, les magistrats et les médecins, toutes professions à fort « capital symbolique » mais pas forcément parmi les mieux payées… On remarque aussi que dans les bas salaires, les écarts entre hommes et femmes sont beaucoup plus restreints que dans les hauts salaires. Pour terminer, signalons que la réussite scolaire des filles est bien meilleure que celle des garçons (ce sont eux les « discriminés » à l’école !) et que, si la pente actuelle se poursuit, les femmes seront largement majoritaires à tous les postes dirigeants d’ici une génération.

Comme les discriminations ne sont pas toujours où l’on pense, on pourrait dire quelques mots des États-Unis. S’il y a bien un pays « structurellement raciste », c’est ce pays profondément marqué par la question noire. Cependant les événements récents exploités par le mouvement Black Lives Matter (BLM) ont occulté certaines réalités qui là aussi contredisent les poncifs. De même qu’en France il y a de plus en plus de policiers noirs ou d’origine immigrée, aux États-Unis le police est de plus en plus souvent composée de Noirs et d’Hispaniques. En outre si on rapporte le nombre de victimes de police non à la couleur de peau mais à la classe sociale, le nombre de victimes de la violence policière est globalement le même chez Blancs pauvres et chez les Noirs pauvres. Si globalement les Noirs restent beaucoup plus pauvres que la moyenne des Américains, on peut aussi observer un nette dégradation de la classe ouvrière blanche, dont l’état de santé global est si détérioré que certains auteurs n’hésitent pas à parler de la fin de la classe ouvrière blanche. Il n’est pas question de nier le poids terrible du racisme aux États-Unis, mais il faut regarder toutes les dimensions du problème sans se focaliser sur un seul aspect. Et si on regarde les choses dans leurs différentes dimensions, il apparaît assez clairement que la discrimination envers les Noirs est étroitement corrélée aux rapports entre les classes sociales, aux rapports d’exploitation souvent plus violents qu’ailleurs – la classe ouvrière européenne connait une situation bien meilleure que celle de la classe ouvrière américaine.

Que signifie donc clairement la lutte contre toute discrimination ? Les défenseurs les plus modérés de cette thèse disent qu’il y a bien sûr l’inégalité sociale mais qu’il faut ajouter les autres discriminations, les articuler dans la fameuse « intersectionnalité ». Cette position (celle de Louis-Georges Tin, par exemple, dans son livre Les impostures de l’universalisme républicain) est un écran de fumée. D’abord parce que les inégalités sociales, comme on l’a dit plus, ne procèdent pas de la discrimination mais des mécanismes de l’exploitation capitaliste, et que d’autre part, il s’agit en réalité s’opposer des « mouvements interclassistes » au mouvement social et non de les « articuler ». Car évidemment, si les ouvriers immigrés sont souvent dans une position encore pire que celle des ouvriers français d’origine, c’est parce qu’ils sont d’abord des ouvriers et des ouvriers dont les particularités permettent de les payer moins cher et de faire pression sur le prix moyen de la force de travail. L’UE et le MEDEF sont d’ailleurs des immigrationnistes tout à fait convaincus. Il y a entre l’ouvrier blanc ou noir et son patron blanc ou noir, un antagonisme fondamental, irréductible qui réduit la théorie du « privilège blanc » à une misérable campagne de division des travailleurs. Entre Kylian Mbappé qui émarge à 30 millions d’euros en 2020 et un ouvrier « blanc », où est le « privilège blanc ».  Quand le millionnaire Omar Sy, sacré pendant plusieurs années « personnalité préférée des Français » (un pays raciste comme on le voit) de sa luxueuse villa à Hollywood dénonce le « racisme systémique » en France, les bornes de la décence sont dépassées, et très largement.

Pareillement, il est facile de montrer que les femmes discriminées comme femmes le sont parce qu’elles sont des salariées et souvent la partie la plus exploitée de la classe ouvrière. Mme Bettencourt, la femme la plus riche de France, qui n’a jamais rien fait de sa vie, ne semble pas particulièrement discriminée. Et l’expérience montre que les femmes dirigeantes d’entreprises ou responsables politiques sont largement les égales des hommes dans l’avidité et le despotisme. Quant aux discriminations concernant les homosexuels, on est intrigué de l’absence de curiosité de nos belles âmes en ce qui concerne la vie d’un homosexuel dans certaines cités, sans parler de la très fameuse indigéniste Houria Bouteldja, « amie de cœur » de la députée LFI Danièle Obomo, on rappellera que son « cœur s’enflammait de joie » à la nouvelle de la pendaison des homosexuels à Téhéran.

Les antidiscriminationnistes de tous poils (indigénistes, brigades antinégrophobie, CRAN, LBGTQ++, comité contre l’islamophobie), sont souvent déchirés par les querelles de clans et de factions. Le CRAN a exclu pour malversation son président Louis-Georges Tin, les crétins des LGBTQ++ soutiennent les islamistes qui les considèrent pourtant comme des dégénérés voués aux flammes de l’enfer. Chez les indigénistes, il semble qu’en Noirs et Arabes il y ait de l’eau dans le gaz. L’antisémitisme se porte très bien dans tous ces milieux : le bouc émissaire est toujours utile.

Pourtant tous ont maintenant un accès médiatique étonnant. France-Culture en devenu le porte-voix et les élites intellectuelles de notre pays sont à genoux (parfois au sens propre) devant ces groupuscules qui ne représentent souvent qu’eux-mêmes et qui développent les « théories » les plus délirantes. À cela, il y a deux raisons : la première est que la dissolution de la vieille gauche, délaissant les classes populaires, conformément au programme du « réservoir de pensée » Terra Nova¸ s’inscrit dans l’ordre des choses du point de vue de la classe dominante. Le capitalisme absolu n’a plus de contestation interne. C’est parfait pour les affaires. Mais la deuxième raison, peut-être plus fondamentale, est que substituer à la lutte pour l’égalité, contre l’exploitation, la lutte contre les discrimination, c’est l’idéal même du « néolibéralisme ». S’il n’y a plus de discriminations, alors la compétition entre les individus peut être « libre et non faussée », peut se développer et « que le meilleur gagne ».  Tous ces groupes, qui pullulent et se fractionnent au fur et mesure que chacun veut faire valoir sa petite différence sont profondément narcissiques et expriment parfaitement le narcissisme d’une société de consommateurs indifférents les uns aux autres. La lutte contre les discrimination est le mot d’ordre de cette société. Le mode de production capitaliste n’a aucun besoin de discrimination puisque tous les vendeurs de force de travail sont potentiellement identiques et tous les individus sur le marché sont équivalents par l’intermédiaire de l’équivalent général qu’est l’argent. Nous avons donc bien à travers cette « lutte contre les discrimination » l’exemple archétypal d’une idéologie, et d’une idéologie bien plus efficace que les livres d’Ayn Rand ou d’Alain Minc, parce qu’elle dissimule sa réalité derrière des mots ronflants qui intimident tant les gens de gauche qui ont mauvaise conscience d’avoir balancé aux orties tous leurs principes.

Denis Collin, le 15 octobre 2020

jeudi 3 septembre 2020

Günther Anders et nos catastrophes

Par Florent Bussy (éditions « Le passager clandestin », collection « Précurseurs de la décroissance », 132 pages, 10 €)

Günther Anders, né en 1902 à Breslau et mort en 1992 à Vienne, est un philosophe allemand encore trop peu connu. Trop peu connu parce qu’on a beaucoup de mal à le faire rentrer dans les cases des « grands courants de la philosophie », quoique, à bien des égards, on pourrait le rapprocher des philosophes de l’école de Francfort ou d’Ernst Bloch, avec lesquels il a en commun de concevoir la philosophie comme « théorie critique ». Sa manière de philosopher est très atypique : il part d’anecdotes, de récits pour en tirer progressivement des leçons philosophiques de la plus haute importance. Le livre de Florent Bussy a le grand mérite de restituer les grandes lignes de la pensée de Günther Anders en montrant comment ses analyses sont aujourd’hui plus pertinentes que jamais.

Le livre est divisé en deux parties : une introduction par Florent Bussy et un choix de textes (notamment extrait d’Obsolescence de l’homme) qui permettent de se faire une idée de l’œuvre d’Anders. Après avoir retracé le parcours d’Anders, l’auteur analyse son œuvre sous trois angles : penser nos catastrophes, obsolescence, décroissance. Que ceux que le mot décroissance pourrait chiffonner ne n’arrêtent pas là ! Le point de départ, pour comprendre Anders c’est l’apocalypse, car l’apocalypse a déjà eu lieu : entre l’extermination industrielle des Juifs d’Europe et Hiroshima, le XXsiècle a montré dramatiquement ce qu’était la logique du système économique capitaliste dès lors que plus rien ne vient lui faire obstacle. C’est la logique de la déshumanisation et de la mécanisation de la vie humaine. « Qu’on détruise la vie ou qu’on détruise l’humanité, il s’agit bien de catastrophes totales. L’histoire ne peut plus être la même après de tels événements et la hantise collective devrait être qu’ils se prolongent (…) » (29) La lecture d’Anders doit nous conduire à détruire l’optimisme naïf des Lumières et Bussy ajoute : « L’apocalypse ne se réduit donc pas aux génocides et à l’invention de la bombe, de nouvelles formes en sont possibles. Les crises écologiques et l’accaparement des richesses par un petit nombre se produisent également du fait du culte de la performance et de la production pour la production (croissance). » (32) Ce qui rend possible ce développement monstrueux, c’est le « décalage prométhéen », c’est-à-dire l’écart entre ce que nous mettons en branle et le manque de savoir réel des conséquences.

L’obsolescence de l’homme est la situation réelle de l’homme moderne et c’est la conséquence du développement du mode de production capitaliste, un mode de production qui dévalorise les métiers et dévalorise les objets. La « société de consommation » n’est pas une société où les produits de l’ingéniosité humaine sont admirés et chéris, mais une société où, à peine acquis, ils ont perdu toute valeur et doivent être remplacés par d’autres. La consommation n’est plus une satisfaction, mais un devoir ! Mais l’obsolescence des choses prépare celle de l’homme : face aux machines, l’homme semble si maladroit, si imparfait, si improductif qu’il finit par avoir honte de cette marque indélébile : il est né et n’a pas été fabriqué. Là encore, à l’époque de la PMA et de la fabrication des bébés, à l’époque de la prétendue « intelligence artificielle » quand toute une propagande nous invite à mettre chapeau bas devant l’intelligence des machines, les analyses d’Anders trouvent une singulière résonnance.

Sommes-nous condamnés à assister impuissants aux nouveaux pas vers la déshumanisation, à la destruction de l’humanité ? Anders insiste sur l’impératif moral de résistance, sur la nécessité de comprendre et de faire comprendre ce qui est en jeu. Ce faisant, on parie sur l’intelligence humaine, sur la capacité que nous avons encore à sortir de l’enchantement des images et à recouvrer le sens de la liberté. Le pari est peut-être risqué, mais avons-nous vraiment d’autres possibilités ?

Le 3 septembre 2020 — Denis Collin

dimanche 19 juillet 2020

Réflexions sur l'universalisme

Dès que l’on énonce une proposition, on se pose comme énonciateur de vérité. Il n’est pas nécessaire de préciser. Si je dis « il fait beau », c’est que la proposition « il faut beau » est vraie. Mais que veut dire énoncer une vérité ? Ce ne peut être une vérité pour moi, à l’instant exact où je parle, c’est une vérité pour tout le monde – tous mes interlocuteurs devraient reconnaître la vérité de ce que je dis et s’ils ne le reconnaissent pas, alors soit je me suis trompé, soit mon interlocuteur s’est trompé. Ensuite, si cette proposition est vraie le 18 juillet à 9 heures 30, il sera tout aussi vrai que le 18 juillet 2020 à 9 heures 30 en France il a fait beau. On peut réinventer l’histoire, préposer à la réécriture des journaux un Winston Smith, comme dans 1984, ce qui est vrai est vrai et même ce qui n’est plus vrai (parce que maintenant il pleut, par exemple) a tout de même été vrai. En ce sens, la vérité est toujours installée dans l’universel, qu’on le veuille ou non ! Et si on refuse l’universalité on refuse la vérité, tout simplement. Position absurde qui transforme l’usage de la parole en simples bruits et cris dépourvus de sens. Cela ne veut évidemment pas dire que l’on n’ait pas à rectifier nos énoncés vrais, à les corriger et même à les invalider pour les remplacer par d’autres. Mais c’est précisément la volonté de vérité, si l’on peut dire, qui est à l’origine de ces rectifications et corrections. C’est encore cette volonté de vérité qui est le moteur même de l’esprit critique. Je critique pour m’assurer de la vérité. Je dis « non » pour arriver à un « oui » incontestable, un « oui » qui sera le point de départ d’autres « oui ».

L’universalité de la vérité implique que la vérité n’a pas de lieu d’énonciation qui en déterminerait la valeur. La question « d’où parles-tu ? » n’a pas beaucoup de sens. S’il fait beau aujourd’hui et que deux et deux sont quatre, cela n’a rien à voir avec le fait que l’énonciateur soit un mâle blanc de plus de cinquante ans ! Disqualifier une proposition en alléguant des « qualités » de l’énonciateur, c’est évidemment se placer en dehors de tout dialogue possible et affirmer implicitement que seule la force et l’usage de la violence comptent et non les raisons, c’est-à-dire la raison. Lorsque Pascal ironise, « Vérité en‑deçà des Pyrénées, erreur au‑delà » il ne prend pas la défense d’un relativisme sceptique, mais s’interroge au contraire sur la raison qui pourrait valoir pour tout pays. La pièce de Pirandello À chacun sa vérité ne démontre pas que la vérité est relative à chacun, mais bien que la vérité ne réside justement pas dans le point de vue, dans la perspective que chacun peut avoir sur le monde. Comment concilier le point de vue singulier et « le point de vue de nulle part » ? Cette difficulté est inéliminable, mais on ne peut éviter de l’affronter et de tenter d’y répondre.

Il est nécessaire de refuser ce nietzschéisme de pacotille qui sert de vade mecum aux « déconstructionnistes » post-modernes, spécialistes en sophismes. S’il n’y a pas une vérité, mais des « régimes de vérité », il va de soi que la théorie foucaldienne des régimes de vérité appartient elle-même à un régime de vérité particulier, qu’elle s’énonce d’un certain lieu, à moins d’une lieue du centre du Quartier latin et d’un certain temps, celui de l’offensive libérale-libertaire post-soixante-huitarde visant à en finir avec le mouvement ouvrier et le communisme… La réfutation du relativisme sceptique est toujours la même et elle est toujours aussi simple que le sorite d’Épiménide le Crétois affirmant que « tous les Crétois sont des menteurs. » On ne réfutera pas Foucault en exhibant le lieu d’où il parle ou le « régime de vérité » de ses œuvres, mais seulement en montrant que ce qu’il dit est faux ou partiel et que sa manière de faire de l’histoire est tout à fait spécieuse.

L’universalité de la vérité repose sur une base morale et politique, que l’on pourrait éventuellement discuter, à condition de le faire franchement et à visage découvert : l’homme est, comme le disait Marx dans les Manuscrits de 1844, un « être générique », un Gattungswesen, c’est-à-dire un être qui se rapporte à l’autre comme au genre humain tout entier. Cette position caractérise justement cet « humanisme du jeune Marx » qui fut la cible des althussériens. Ce qui veut encore dire que dans chaque homme, je reconnais l’humanité, c’est-à-dire ce qui nous est commun, ce qui fait que nous appartenons à la même souche. Il n’est pas nécessaire de mener une enquête, de lister les propriétés de cet être qui est en face de nous pour reconnaître un humain après une opération de synthèse ! Si un individu manque de certaines propriétés humaines (par exemple, il est complètement idiot ou il lui manque un œil ou un bras), nous savons bien que c’est pourtant un humain, défaillant, mutilé, mais un humain. La position que je défends est une des expressions de ce à quoi aboutit toute la tradition de la philosophie occidentale qui postule l’universalité du genre humain et du même coup l’égalité de tous les humains, l’égalité précisément parce que la raison (ou le logos pour parler un peu grec est très exactement ce qui définit l’homme et non le taux de mélanine ou tel ou tel gène). Quand Descartes commence le Discours de la méthode par « le bon sens est la chose au monde la mieux partagée », c’est pour cette raison que son entreprise n’est pas vaine : tout homme de bon sens peut comprendre, pour peu qu’il prenne le temps de la réflexion, ce dont Descartes va lui parler.

Il n’y a donc pas de vérité pour « les hommes blancs » qui serait une erreur pour « les hommes noirs » ou une vérité pour les hommes qui serait une erreur pour les femmes. La vérité est la vérité, et c’est tout ! Elle est la vérité non seulement pour tous les humains, mais même on pourrait imaginer que des non-humains doués de raison accepteraient également cette vérité. Ce dernier point pourrait être discuté. Mais on ne peut guère concevoir qu’un E.T. qui comprendrait quelque chose à la langue grecque n’accepterait pas les principaux théorèmes d’Euclide, moyennant l’accord avec ses axiomes et postulats. Laissons en suspens la discussion sur ce point qui nous emmènerait très loin et notamment à reprendre les discussions sur le réalisme, brillamment relancées ces dernières années par Markus Gabriel en Allemagne et par Maurizio Ferraris en Italie.

Si on admet ce qui vient d’être dit, on voit que toutes les billevesées sur la « déconstruction du savoir blanc » sont au mieux des inepties ou des folies à soigner d’urgence, à moins qu’il ne s’agisse d’une entreprise de décervelage et de destruction de la culture menée par des forces politiques désireuses de s’assurer des positions de pouvoir à l’intérieur du système capitaliste dont elles réclament une partie des profits. Leur insigne ignorance et leur paresse intellectuelle leur donnent une assurance et des ambitions conformes à l’esprit du temps. Faut-il le rappeler ? La théorie de la relativité n’est pas un savoir blanc, mâle et cisgenré… C’est un savoir tout court, comme la théorie de l’évolution, la mécanique quantique ou la biologie moléculaire. Du reste, les billevesées de tous ces gens sont répandues grâce à des techniques qui sont toutes des « inventions blanches » et des applications du « savoir blanc ».

On se prend parfois à baisser les bras, convaincu de ne pas pouvoir lutter contre le flot impétueux de la bêtise et de l’obscurantisme. Car le fond de la question n’est évidemment pas philosophique, et les indigénistes et autres troublés du genre ne sont pas engagés dans une guerre philosophique contre la vérité – ce qui serait encore faire de la philosophie – mais s’inscrivent comme les agents plus ou moins inconscients d’un mouvement général de pulvérisation de la société en tant qu’elle est une expression de l’universel au profit des affirmations particulières, des micro-identités de groupes qui refusent la morale commune – la Sittlichkeit hégélienne – parce qu’en vérité le seul universel qui doit demeurer est l’argent, l’équivalent général de toutes les marchandises dans un monde où toute la vie sociale doit devenir marchandise, un monde où toute la richesse s’annonce comme une immense accumulation de marchandises, ainsi que le disait Marx. Le capital dissout toute forme de communauté humaine, disait encore Marx. Et c’est très exactement ce à quoi nous assistons. Le progrès réalisé à l’époque moderne, au moment même où s’affirmait le mode de production capitaliste, a consisté à produire effectivement l’humanité comme une totalité, comme une communauté humaine universelle. Comme l’histoire avance toujours par le mauvais côté, cela s’est fait dans les affres de la colonisation et de la domination des puissances européennes qui étaient les plus avancées techniquement et militairement parce qu’elles étaient aussi celles où le niveau de connaissance et la liberté de l’esprit étaient au plus haut point de développement. Mais cette « puissance du négatif » a produit une situation historique où nous sommes devenus effectivement responsables pour l’humanité entière, où la proclamation des droits universels de l’homme (« les hommes naissent libres et égaux ») a dissout les vieilles sociétés patriarcales et esclavagistes qui partout sur la surface de la planète tenaient les humains dans la servitude. Le communisme de Marx part de cette idée que les sociétés dominées par le mode de production capitaliste sont arrivées à un point où un nouveau saut historique doit se faire, rendant effective les proclamations encore abstraites de l’universalisme « bourgeois » des révolutions du XVIIIe siècle. Faute d’avoir réussi ce saut historique, l’humanité est confrontée maintenant à un mode de production capitaliste devenu « réactionnaire sur toute la ligne » (Lénine) et qui produit une barbarie d’un genre nouveau, une barbarie hautement technologique, qui suppose la destruction de l’humain comme tel pour le remplacer par des individus privés de société, des individus interchangeables et aussi abstraits que l’est le travail abstrait coagulé dans les marchandises. Cette barbarie s’exprime dans la volonté de production de l’humain à volonté, selon les méthodes de la technologie : du transgenrisme au transhumanisme, c’est un mouvement encouragé et financé par les grandes multinationales (voir l’ouvrage collectif, sous la direction de Fabien Ollier, La transmutation posthumaniste). Cette nouvelle barbarie s’exprime aussi dans la rupture de l’homme avec la nature et le projet d’artificialisation du monde humain porté par le véganisme et les « startups » de la nourriture technologique (voir Steak barbare de Gilles Luneau). Elle s’exprime aussi par la destruction des nations qui, de cadres de développement du mode de production capitaliste qu’elles étaient, sont devenues des obstacles au règne du « capitalisme absolu », ce qui explique les encouragements à tous les communautarismes, le retour en force des idées racistes et racialistes et le soutien appuyé des classes dominantes à l’islam politique et à toutes les formes d’expansion islamiste. Tous ces mouvements reçoivent de la part des grands médias un appui remarquable qui se transforme souvent en un véritable matraquage propagandiste. On sait aussi que le milliardaire Soros et le département d’État ont travaillé pour aider à l’affirmation des revendications « identitaires » contre l’universalisme républicain.

C’est ainsi que l’universel abstrait qu’est l’argent (le sang et l’esprit du capital) détruit l’universalité du genre humain. La morale commune ne peut plus exister et pas plus les « droits de l’homme ». Burke, un bon libéral, auteur du premier grand texte contre la Révolution (Réflexions sur la révolution de France, 1790), opposait les droits des Anglais aux droits de l’homme, qu’il considérait comme une abstraction typique de l’esprit cartésien français ! Les nouveaux Burke, les nouveaux contre-révolutionnaires, opposent les droits des « personnes gay » ou les droits des « vies noires » aux droits de l’homme. Les droits des « personnes musulmanes », en butte à une prétendue islamophobie, soit les droits des femmes voilées à être voilées, des filles à être mariées par leur famille, et finalement à instaurer une apartheid sexuelle devenue le nec plus ultra de la liberté. Les « vies noires comptent » parce que maintenant il y a, non pas une vie humaine qui compte, qui est même sacrée, mais des « vies noires » et sans doute des « vies blanches » qui comptent maintenant un peu moins – les vies de la rédaction de Charlie Hebdo ou des spectateurs du Bataclan, tout le monde semble avoir oublié qu’elles aussi comptent… L’inversion du discours du racisme blanc fait naître un nouveau racisme qui, n’en doutons pas, encouragera le retour de l’ancien. Plus de lutte des classes en vue d’un universel commun, mais une lutte des races qui sera une lutte à mort.

Ainsi, le grand rêve universaliste, né des Lumières et fondé sur le progrès de la connaissance et de la raison, s’est transformé en règne universel de l’argent et en pulvérisation de la communauté humaine, c’est-à-dire en sa négation. La réalisation des promesses universalistes, la réalisation effective, concrète, d’une communauté humaine, nécessite la négation de cette négation, c’est-à-dire la renaissance du communisme comme mouvement qui abolit l’ordre existant.

Denis Collin, le 19 juillet 2020   

samedi 14 mars 2020

Faut-il en finir avec le sexe ?



Dans une lettre à Jones (17 mai 1914), Freud écrivait : « Celui qui permettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. » Cette phrase peut sembler énigmatique pour qui voit en Freud l’apôtre de la révolution sexuelle, le héros de la lutte contre la morale puritaine ou, au contraire, le dernier défenseur de la famille patriarcale dominée les hétérosexuels mâles… Mais Freud a raison : la sexualité est bien pour l’humanité une embarrassante sujétion : nous ne pouvons pas échapper à la pulsion sexuelle et pourtant celle-ci doit être refoulée, pour garantir la possibilité d’une vie sociale, soumise aux impératifs du principe de réalité, redirigée pour satisfaire des buts sociaux. Or, notre époque apparaît comme celle qui a décidé, au prix des pires sottises, de se débarrasser de la question sexuelle !
Déjà Adorno évoquait le sujet : « le sexe libéré de ses inhibitions s’est lui-même désexualisé. Ce qu’on veut en réalité, ce n’est même plus l’ivresse, mais une simple compensation pour la prestation considérée comme superflue et qu’on s’épargnerait volontiers. » Le livre d’où est extraite cette citation, Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée, date de 1951…  
Aujourd’hui, le sexe est partout en apparence, la pornographie est en accès libre dès le plus jeune âge : comment puis-je donc affirmer que nous voulons nous débarrasser du sexe ? Je pourrais répondre en faisant un peu de sociologie, en invoquant ce que les enquêtes nous indiquent : baisse, voire effondrement de la pratique sexuelle des jeunes.
Partons de cette idée centrale : l’articulation de la nature et de la culture, c’est fondamentalement l’articulation des besoins de la reproduction naturelle sexuée et des normes sociales qui s’expriment, négativement par l’interdit de l’inceste et positivement par les règles élémentaires de la parenté, deux dimensions aussi inséparables que le revers et l’avers. Or l’idéologie dominante de notre époque repose sur la négation de cette nécessaire articulation et l’imposition du « tout culturel », « tout social », « tout construit » ! Paradoxalement, si on se contente de noter l’importance des revendications « écolos », toute notre époque est placée sous le signe de « la haine de la nature » (voir l’excellent livre éponyme de Christian Godin, éditions Champ Vallon, 2012).
Cette haine de la nature qui devient haine du sexe, j’en donnerai quelques exemples qui ont envahi le champ « théorique ».
Je montrerai ensuite que derrière la volonté de briser les ultimes « tabous » se cache une volonté normalisatrice et même un nouveau puritanisme mortifère.
Enfin, j’expliquerai pourquoi nous devons défendre la sexualité, comme défense de la vie, de l’Éros contre l’invasion de Thanatos qui se cache derrière la culture genriste.
Une précision liminaire… qui s’impose avant qu’on ne vienne me dire « Zemmour, sors de ce corps ! ». 1) Je suis bien un vieux mâle blanc hétérosexuel binaire et cisgenre (je coche toutes les cases qui vont m’envoyer en camp de rééducation quand l’Université serait définitivement dominée par les disciples de Judith Butler). Mais je suis pour le féminisme 1.0, le féminisme « old fashion » ou « canal historique », celui que réclame l’égalité juridique, politique et sociale des femmes et des hommes. Je ne sais pas si la femme est l’avenir de l’homme, car Pénicaud et Belloubet ne me semblent pas un avenir enviable, mais je sais bien que l’humanisation de l’homme a commencé par les femmes et qui, si les femmes sont généralement moins fortes physiquement que les hommes, elles le surpassent en bien d’autres points. 2) Je suis partisan de la lutte contre toutes les discriminations qui pourraient frapper les homosexuels et je considère que l’homosexualité est une forme de la sexualité humaine parmi d’autres. Mais je crois que les groupes LGBTIQ+ ne sont pas des défenseurs des homosexuels, mais peut-être leurs pires ennemis comme la jeune Mila a pu s’en rendre compte quand elle a eu maille à partir avec les fanatiques islamistes.

1.    Il y a une « Théorie du genre »

Je commence par examiner rapidement (a) la théorie du genre. En second lieu j’en aborde un aspect pratique : la question du transgenre en donnant (b) un historique et en donnant (c) un aperçu de la situation actuelle.

a)      Trouble dans la théorie : place à Butler

Si l’on parle de théorie du genre, on commence par vous rétorquer qu’il n’y a pas de théorie du genre, mais seulement des « études de genre ». Cette blague ne peut satisfaire que les gogos qui officient dans les grands médias (à commencer par les médias du service public). Il n’y a des études de genre que parce que, comme toujours, ces études sont assises sur un certain nombre de présuppositions à caractère plus ou moins théorique.
La théoricienne en chef suivie par beaucoup d’autres est Judith Butler, une philosophe américaine qui se présente comme une disciple de Beauvoir et Foucault. La bible, c’est Troubles dans le genre paru en 1990. Le livre est sous-titré : « le féminisme et la subversion de l’identité. »
Butler part d’un constat : le sexe objectif (XX ou XY) ne coïncide pas toujours avec le sexe subjectif. Rien de bien nouveau : les filles garçons manqués et les garçons efféminés, c’est vieux comme le monde. Freud a consacré aux « invertis » quelques études. Ce qui est nouveau, c’est ce qu’en tire Butler. Comme Foucault, elle veut libérer la sexualité « l’hétérosexualité aliénante », et donc il faut ouvrir de nouveaux « champs de possibles en libérant la sexualité des zones de reproduction jusqu’alors conventionnellement privilégiées. » Marginaliser l’hétérosexualité, cela destitue le phallus et s’offre comme “une promesse de plaisirs « infinis » hors du carcan de la catégorie du sexe.” Elle veut penser une sexualité hors du sexe parce que ce n’est pas le sexe qui est le centre, mais le corps. Et les gays et lesbiennes lui servent précisément à penser cela.
Ainsi on commence à comprendre ce qui est en cause : il ne s’agit pas de remplacer « sexe » par « genre », de traduire le français en anglais ou l’inverse. Les anglicistes considèrent que traduire gender par genre est un anglicisme.
Non, il y a quelque chose de nouveau qui apparaît qui est bien une « théorie » dont Butler a donné les fondements. Cette théorie nous dit qu’il faut révoquer le sexe (biologique) pour faire place au « genre » et ce genre est une construction sociale qu’il faut « déconstruire » pour sortir de l’aliénation des « binaires » que, pour la plupart, nous sommes encore. Je ne vais pas plus développer, d’autant que la lecture de Butler est éprouvante pour quelqu’un formé à la philosophie française des idées claires et distinctes et que Butler se soustrait à l’avance à toute réfutation puisque la vérité n’a pas place dans sa réflexion — ce doit être encore un concept hétéroblanc… Là encore elle est foucaldienne !
En fait Butler ouvre sur la théorie « queer ». Il s’agit de liquider les « genres fixes » pour faire place à la liberté du « genre flottant ». D’où l’allongement infini de la chaine de caractères LGBT… à partir de là on peut inventer autant de genres que l’on veut : on peut être gay ou indifférent, lesbienne ou autosexuel, bi ou tout ce que l’on voudra. Si on suit les élucubrations de Donna Haraway, il faudra introduire les animaux et les robots dans le champ de nos rapports érotiques — je ne sais pas si c’est encore le bon mot. L’idée est que l’on peut passer d’un genre à l’autre au gré des désirs.

b)     Un précurseur : John Money

La pratique a cependant devancé la théorie. John Money (1921-2006) est le grand maître du transgenre à notre époque. Psychologue et sexologue renommé, enseignant, il soutenait l’idée que le genre est une construction sociale. Bien que la réputation de Money ne soit pas toujours fameuse dans les gender studies, en raison de son opération ratée sur David Raimer, il reste une référence incontournable puisque c’est lui qui introduit les concepts de « rôle de genre », de paraphilie, et autres semblables qui sont devenus d’un usage courant dans les milieux où l’on parle de ces choses-là. Les hermaphrodites constituent son premier objet d’étude et c’est à partir de cette fascination pour les hermaphrodites que Money en est venu à la conclusion que le sexe était une construction sociale. Si on opère convenablement un bébé mâle, on peut le transformer en fille, et c’est précisément ce que Money a tenté en prenant pour cobaye un enfant mâle né avec une malformation du pénis. Comme il est nettement plus facile de couper un morceau de chair des organes masculins que de greffer des organes sexuels féminins, l’expérience de Money s’est faite dans une seule direction. Et s’est terminée par un échec lamentable qui aurait dû classer ce monsieur dans une catégorie voisine de celle des soi-disant médecins des camps nazis.
Bien que Money ait été passablement démonétisé en raison de ses échecs, ses idées et ses pratiques ont connu un essor étonnant. Quelle meilleure manière de faire valoir l’indifférenciation des sexes que d’organiser le passage de l’un dans l’autre, à volonté ?

c)      Situation actuelle : la réassignation de genre

Dans la manière dont les choses se passent, il y a deux étapes, deux phases. L’une qui joue sur la transformation de la langue et l’autre sur la biologie.
Transformation de la langue d’abord. Le sexe est un vocabulaire aux fortes connotations biologiques. Il faut donc commencer par chasser le mot sexe et le remplacer par le genre. Le mot genre, ce n’est pas de la biologie, mais de la grammaire ! Dans tous les régimes totalitaires, la langue doit être refaçonnée pour imposer l’adoption des principes du système totalitaire. Orwell montre tout cela avec l’invention de la « novlangue » dans le monde de 1984, une langue triturée de telle sorte que les « mauvaises pensées » ne peuvent plus être formulées. Viktor Klemperer avec sa LTI (lingua tertium imperium) a montré pratiquement comment le nazisme avait transformé la langue allemande.
De ce premier point de vue les absurdités de l’écriture inclusive ne sont nullement innocentes : elles participent de cette destruction de la langue commune, tout comme les âneries de la langue « épicène » qui veut imposer un retour au « neutre » dans les usages ordinaires de la langue. Comment transformer des langues qui ignorent le neutre en langues épicènes ? C’est très simple, il faut créer une « nouvelle langue », c’est-à-dire une « novlangue ». Évidemment, le genre grammatical n’a aucun rapport avec le sexe. Dire que la langue est sexuée est tout aussi stupide que les grandes proclamations de Foucauld et Barthes dans les années 70 qui avaient décrété que la langue est « intrinsèquement » fasciste ! La sentinelle monte la garde et personne ne va demander que cela devienne « le sentineau » et si mon médecin est une femme, je ne me rends pas chez « ma médecine ». Toutes ces absurdités ont pourtant une signification : extirper « le sexe ». Le langage dit de manière déguisée ce que l’inconscient social hurle !
Ce qui se passe sur le plan de la langue exprime aussi ce qui commence à se passer dans la société. Si on en croit certaines statistiques, les demandes d’opérations en vue d’un changement de sexe ont fortement augmenté au cours des dernières années. Aux États-Unis, les opérations officiellement reconnues auraient augmenté de 20 % en 2016 par rapport à 2014 pour atteindre 3500 cas, mais ce chiffre ne décompte pas, loin de là, toutes les opérations qui seraient environ cinq fois plus nombreuses. Les compagnies d’assurance d’ailleurs proposent de plus en plus la prise en charge des opérations de « réassignation de sexe » qui découlent de ce que les psychiatres nomment « dysphorie de genre » (pour rester dans la langue politiquement correcte). En Suède, les demandes venant d’enfants et d’adolescents doublent d’une année sur l’autre. En France, désormais les opérations de réassignation de sexe sont prises en charge (sous condition) par la Sécurité sociale. Il y a une sorte de banalisation de ce qui, il y a peu, était réservé à quelques individus, dans une certaine semi-clandestinité.
Il y a deux grands types de « réassignation » de genre. La réassignation « faible » (qui ne change que l’apparence avec des traitements hormonaux et chirurgies esthétiques si nécessaire) et la réassignation « forte » avec ablation des organes sexuels et une chirurgie plastique plutôt invasive. Nous sommes entrés dans la phase du charcutage organisé et élevé au rang de liberté. Chacun doit pouvoir faire ce qu’il veut de son corps et donc maintenant le corps est disponible, au nom de la science, ce qui constitue un bond en arrière formidable sur le plan du droit et l’entrée dans le pire des mondes (même si ce pire des mondes est baptisé meilleur des mondes).

2.    Thanatos à la manœuvre ou comment cadenasser les puissances de la vie.

On pourrait faire la liste interminable des bizarreries et des horreurs que produit la « théorie du genre » (qui n’est pas une théorie !) et la pratique envahissante des sectes « genristes » qui cherchent et parviennent souvent à imposer leurs lubies à la société tout entière. Ce que je veux montrer maintenant, c’est que cette substitution du genre au sexe permet le développement d’idéologies et de pratiques qui, toutes, immanquablement, conduisent au refus de la vie, à mise en place d’un nouvel ordre qui n’est que l’extension du capital à ce qu’il y a de plus intime, au noyau de notre être (« das Kern unseres Wesen », comme disait Freud).

a)      GPA et PMA pour en finir avec le sexe

Si on resitue dans ce contexte, les revendications concernant la PMA et la GPA pour « tou.te. s », c’est qu’en effet pour en finir avec la division en sexes il faut supprimer ce qui rappellerait une « sexualité naturelle ». La « PMA pour toutes » est une avancée considérable dans cette voie. Ainsi que l’a dit la députée Aurore Berger, il n’est pas question pour le gouvernement d’interdire les modes naturels de la reproduction hétérosexuée : étrange dénégation qui dit clairement, pour qui comprend un peu les mécanismes de l’inconscient, qu’il s’agit précisément de cela, en finir avec cette sujétion qui oblige encore trop largement les humains à faire l’amour pour espérer avoir des enfants.
La PMA existait, jusqu’à présent, pour les couples « hétérosexuels » infertiles et dans 95 % des cas, les méthodes de conception utilisent les gamètes de l’homme et de la femme, l’appel à l’IAD restant très marginale. La généralisation de la PMA, c’est tout autre chose. Elle ne découle pas d’indications thérapeutiques, mais du désir des individus de concevoir un enfant selon leur « projet ». Le hasard ne doit plus avoir de place, ou du moins la place la plus restreinte possible. Expliquons cela : une femme qui a recours à la PMA doit pouvoir choisir non pas un père (oh, l’horrible chose !), mais des gamètes. Et c’est tout naturellement la génétique qui prend la main. Dans l’IAD, le donneur est anonyme, mais pas ses gamètes : on connaît toutes ses caractéristiques et les banques du sperme proposent justement des catalogues détaillés. Quand il y a des erreurs, par exemple cette femme inséminée par un gamète d’homme noir et qui proteste parce qu’elle se retrouve avec un enfant métis, il faut s’en prémunir par des contrats de garantie et sans doute des procédures de retour en magasin — cela s’est déjà vu dans les cas de GPA.
Et en effet, on passera de la PMA à la GPA. D’abord, puisque les sexes n’existent plus, il n’y a pas de différence acceptable entre hommes et femmes. Si les couples de lesbiennes peuvent avoir des enfants, pourquoi les couples gays seraient-ils privés de ce « droit » ? D’autant que la GPA existe déjà dans les couples de lesbiennes : on prend les ovocytes de l’une des femmes et les spermatozoïdes d’un donneur plus ou moins anonyme et on fait porter le tout par l’autre femme et ainsi ce couple pourra avoir l’impression d’être un vrai couple… Il est étrange de voir comment le biologique fait un retour en force là on croyait l’avoir terrassé à coups de « constructions sociales ».
Mais dans la PMA comme dans la GPA, il y a encore quelque chose de l’antique sexualité humaine. L’idéal serait d’en sortir totalement et les transhumanistes ont déjà la solution : l’ectogenèse. Voici ce qu’on peut lire dans un article de la revue Sciences humaines consacré à ce sujet : « Demain, probablement, des enfants ne naîtront pas du ventre de leur mère. La création d’utérus artificiels dans un futur plus ou moins proche permettra en effet de réaliser la gestation d’un enfant entièrement en dehors du ventre d’une femme (l’ectogenèse). Le développement de cette technique de procréation, qui semble inéluctable, fait peur. » L’utérus artificiel, tout le monde l’a reconnu, c’est Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, une des grandes dystopies du siècle dernier. Mais ce « meilleur des mondes » est appelé de ses vœux pour toute une série de gens qui ont pignon sur rue (Marcella Iacub, Laurent Alexandre, etc.) ou considéré comme inéluctable par d’autres comme Henri Atlan. Le problème est que le pire est maintenant sous nos yeux et déjà banalisé. En tout cas, l’utérus artificiel, c’est-à-dire la fabrique industrielle des bébés, correspondrait parfaitement aux souhaits des gays, lesbiennes, transgenres et autres queers qui pourraient avoir des enfants sans être obligé de revenir à des « rôles sexuels ». Certains seraient sans doute horrifiés qu’on dise cela d’eux, mais c’est pourtant ce vers quoi toutes leurs revendications se dirigent. Bossuet disait, en gros, que Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets de ce dont ils chérissent les causes. Les pro-GPA et pro-PMA qui se disent humanistes contribuent à leur manière à l’avènement du transhumain, du « successeur » qui réduira l’espèce humaine actuelle au rôle de « chimpanzés du futur ». Je ne développe pas plus sur ce point longuement abordé dans un ouvrage collectif récent, La mutation transhumaniste. Critique du mercantilisme anthropotechnique (éditions QS).

b)     La parenté d’intention

Il y a encore un aspect qu’il faudrait développer : puisque la nature ne nous gouverne plus et que tout n’est que construction sociale, la « parentalité », comme on dit — il y a même des rayons « parenting » dans les librairies — elle-même n’est qu’une construction sociale et la loi française, à la suite de la loi californienne, fait désormais sa place à la « parenté d’intention » qui devrait être reconnue comme la vraie parenté. L’imbroglio juridique dans lequel nous entrainent ces inventions folles est indémêlable. Car ce tremblement de terre anthropologique fait d’ores et déjà des dégâts énormes.  

c)      Idéologie « trans »

Avec ces questions, on a parfois l’impression de vivre dans un véritable monde de fous. « Bienvenue en absurdie » titrait récemment l’hebdomadaire Marianne… Je propose d’essayer de comprendre cette volonté d’éradiquer le sexe comme une des figures de l’idéologie dominante, qui est l’idéologie de la classe dominante. En 1968, les niais que nous étions tous un peu croyions que l’idéologie de la classe dominante, l’idéologie bourgeoise à l’ancienne se résumait à « travail, famille, patrie ». C’était une grossière erreur. La classe bourgeoise à l’ancienne était sans aucun doute baignée dans cette vision traditionaliste qui correspondait à la transmission patrimoniale du capital et à une classe qui n’était pas encore assurée de sa propre domination et donnait des gages de respectabilité aux classes aristocratiques anciennes. Mais comme Marx l’avait déjà indiqué dans Le manifeste communiste, le capital détruit la famille et tous les sentiments sacrés pour ne laisser place qu’au règne de l’argent.
Dans le mode de production capitaliste, l’essentiel est le capital : les hommes et les choses ne sont que des moyens de la circulation du capital, c’est-à-dire de l’argent qui produit de l’argent en circulant. Tout ce qui entrave la mobilité du capital est à condamner. Et la famille vient évidemment entraver cette mobilité. Dès ses origines, le capital use indifféremment des hommes, des femmes et des enfants. Tout cela fait partie des « ressources humaines ». Pas de statut, pas de droits acquis, pas de rôle immuable. La loi de l’équivalent général, l’argent, oblige à rendre tous les humains équivalents, soit à titre de ressources humaines, soit à titre de consommateurs génériques et prévisibles grâce à Google et à l’IA.
Zygmunt Bauman définit nos sociétés comme des « sociétés liquides », c’est-à-dire des sociétés où les individus sont isolés de toute communauté et intégrés seulement par leur acte de consommation. Le « trouble dans le genre » est parfaitement adapté à cette précarisation générale des individus. Dans la théorie libérale pure (par exemple dans sa formulation chez Rawls), les individus sont des individus abstraits, des « hommes sans qualité », qui ignorent leurs propres atouts et qui doivent donc être prêts à tout pour s’adapter au flux incessant d’une société parfaitement fluide.
Que je n’aie aucun « genre fixe » auquel me rattacher, c’est donné comme la promesse de pouvoir me choisir moi-même, de choisir si je serai homme, femme, homme gay, femme lesbienne (cela va de soi), etc. exactement comme j’ai la possibilité de choisir au supermarché entre 50 marques différentes de céréales pour le petit-déjeuner (c’est à cela qu’un éditorialiste d’un journal économique anglais ramenait liberté). Mais pour que j’aie ce libre choix, encore faut-il que j’aie conscience d’avoir ce choix et c’est pourquoi il faut enseigner le transgenre dès l’école. Sous couleur de lutte contre la « transphobie », on incite les enfants à s’interroger sur leur propre « genre » (car il ne faut plus dire sexe) et comme précisément la puberté est le moment décisif de la construction psychique du sujet on voit naturellement les jeunes garçons et les jeunes filles dans cette hésitation et on suscite ainsi la demande qui croît presque exponentiellement de « changement de genres ». En d’autres temps, ce type d’incitations aurait pu s’appeler « corruption de mineurs », mais aujourd’hui de nombreuses voix s’élèvent pour que l’école, chez nous à l’exemple suédois, éduque les élèves au « transgenrisme ». John Money a gagné.
Il faudrait aussi évoquer le business transgenre avec ses produits pharmaceutiques et sa chirurgie, le tout, encore fois, remboursé par la Sécurité sociale dans le cas français. Un implant dentaire, cela coûte hors de prix, il vaut mieux se faire implanter, selon les cas, un vagin ou un pénis.
Mais l’essentiel est ailleurs. Le « transgenre » forme le noyau dur d’une idéologie globale qui annonce 1° que l’homme doit être dépassé vers un « surhumain » (d’où le triomphe d’un nietzschéisme de supermarchés) et 2° l’abolition générale des frontières de l’humain.
Si nous ne devons rien à la nature et tout aux constructions sociales, rien ne nous sépare naturellement, essentiellement des autres espèces vivantes et notamment des animaux qui sont les plus proches de nous, puisque ce qui nous en sépare ce ne sont que des constructions qui peuvent être déconstruites. Ainsi les animalistes comme Peter Singer ou Donna Haraway proposent-ils de faire entrer les animaux dans le cercle de nos préoccupations éthiques, au même titre les autres humains.
Haraway et quelques autres, comme le Français Thierry Hoquet est également en faveur de l’effacement des frontières entre homme et machine. Ils sont des théoriciens du « cyborg », de l’implantation de machines dans des corps vivants ou de la reconnaissance comme des sujets des machines dites intelligentes.
L’analyse que Marx fait de la marchandise peut être transposée ici. L’échange marchand opère une transformation extraordinaire : des choses complètement différentes tant du point de vue physique que du point de vue de l’usage qu’on en peut faire se trouvent privées de toute qualité sensible pour être ramenées à la commune mesure qu’est l’argent : 2 exemplaires d’un livre de poche = 1 bouteille de whisky = 20 € ! Dans l’échange marchand, la nature des choses disparaît, c’est pourquoi d’ailleurs, comme le dit Marx, le monde de la marchandise est un monde complètement fantasmagorique ! L’idéologie « trans », c’est exactement la même chose : on passe de l’un à l’autre puisque tout est équivalent et tout est interchangeable, un pénis, un vagin, un humain, un chien, un professeur, un robot, un être de chair et d’os et un hologramme, etc.
Ce qui est encore meilleur avec l’idéologie « trans », c’est qu’elle épouse parfaitement le caractère révolutionnaire du capitalisme : elle apparaît comme la contestation de l’ordre « bourgeois » alors qu’elle en est l’expression la plus appropriée.

d)     La désublimation répressive et la fin du désir

La fin du sexe est une double fin : fin de la sexualité humaine au profit de quelque chose de purement fictif, au profit des simulacres (un pénis artificiel fabriqué à partir d’un morceau de cuisse et équipé d’un ressort ou d’une petite pompe) et la destruction du désir lui-même.
Marcuse (philosophe allemand et un des porte-voix de la synthèse entre Marx et Freud) avait déjà analysé tout cela : constatant que la sexualité envahissait le monde industriel technique de notre époque, il avait construit le concept de « désublimation répressive ». Pour Freud, la sublimation est la répression de la pulsion compensée par des satisfactions idéales culturelles (recherche, art, travail, etc.). Nos sociétés apparemment laissent une plus grande place à la pulsion sexuelle, elles la mettent scène, mais pour mieux la soumettre à ce que Marcuse appelle « principe de rendement » (le principe de réalité soumis aux exigences propres au mode de production capitaliste). C’est très exactement ce à quoi nous avons affaire : le discours du sexe est partout pour soumettre le sexe aux exigences du capital. Pensez à jouir braves gens, grâce à la pilule bleue ! Mesdemoiselles apprenez à faire des fellations réussies (c’est sur des sites pour jeunes filles à qui on apprend aussi à faire des bons gâteaux) parce qu’il fait être performant là comme ailleurs ! Le désir n’a plus sa place que comme motif d’achat !
Pour expliquer la baisse de l’activité sexuelle des jeunes, on évoque la facilité d’accès au porno qui permet des satisfactions masturbatoires qui amenuisent l’urgence de trouver un partenaire. La surexposition de la « chose sexuelle » se combinerait ainsi à un affaiblissement radical de la libido moyenne, ce qui d’autant plus désirable qu’on peut enfin réaliser le vieil idéal ecclésiastique augustinien, faire des enfants sans rapports sexuels, ce qui est l’inverse exact de la revendication de la « libération sexuelle » des années 60, avoir des rapports sexuels sans risquer de faire des enfants.  

e)     Le goût immodéré de la mêmeté

Il y a un dernier point plus essentiel au fond. L’indifférenciation revendiquée par les théoriciens du trouble dans le genre remet en question le statut ontologique de l’humanité. L’humanité est faite des hommes et des femmes. Les uns et les autres sont humains, également humains et en même temps profondément différents. Identiques et différents : l’unité dialectique de l’identité et de la différence est le fondement même de toute la civilisation humaine. En détruisant la différence des sexes, on montre finalement que la recherche de l’altérité dans l’autre sexe doit être abandonnée au profit de l’amour immodéré de la mêmeté. Que ce soient des fanatiques du « droit à la différence », de la reconnaissance de l’altérité et de la spécificité individuelle qui soient à l’avant-garde de la promotion de l’indifférencié, ce n’est pas un des moindres paradoxes de cette affaire !

3.    Défendre la vie

a)      Défense du féminisme « old fashion »

La grande revendication issue des Lumières (et peut-être même d’un peu avant), c’est l’égalité de droit et de dignité des hommes et des femmes. Platon admettait les femmes dans le corps d’élite des gardiens de la cité et Paul de Tarse soutenait que l’Évangile annonçait qu’il n’y a plus ni homme ni femme puisque tous sont égaux aux yeux de Dieu — ce qui ne l’empêchait quelques lignes plus loin de prêcher l’obéissance des femmes aux hommes… Que veut dire cette idée d’égalité des hommes et des femmes ? Tout simplement, ce que disait déjà la Genèse, à savoir que Dieu a créé l’homme « homme et femme », c’est-à-dire que l’humanité est duelle, substantiellement et c’est l’union des deux sexes qui fait l’humanité.
Égalité des droits donc, inconditionnellement et dans tous les domaines. Mais égalité, ça ne veut pas dire indifférenciation. Les hommes et les femmes ne sont pas « la même chose ». C’est pourquoi il faut interdire le travail de nuit des femmes, comme le revendiquait les « marxistes » de la Première Internationale, car celui-ci contrevient « à la pudeur féminine ». C’est pourquoi aussi, l’horreur du capitalisme est qu’il réduit les femmes à la même condition que les hommes, à des travaux épuisants et d’autant plus épuisants que les femmes sont moins faites pour les travaux de force.
Égalité ne veut pas dire indifférenciation parce qu’il y a des différences morphologiques et anatomiques marquées entre hommes et femmes : en moyenne (seulement) et c’est pourquoi les compétitions sportives continuent de distinguer soigneusement hommes et femmes et c’est pourquoi on a considéré comme des « tricheuses » ces athlètes allemandes de l’Est qui avaient eu recours à toutes sortes de traitements hormonaux pour avoir une musculature aussi puissante que celle d’un homme.
Égalité ne veut pas dire indifférenciation, parce que ce sont les femmes qui portent les enfants et les mettent au monde, ce qui rend horriblement jaloux les hommes dépourvus de cet extraordinaire pouvoir d’enfanter.
Mais égalité ne veut pas dire indifférenciation. C’est même le contraire ! L’égalité n’est à revendiquer, n’est une question politique que précisément parce qu’il y a différence.

b)     L’hétérosexualité n’existe pas

Je propose l’hypothèse suivante : il n’y a pas d’hétérosexualité, mais la sexualité tout court. Je reste freudien. Et l’homosexualité n’est qu’une variante de la sexualité tout court, ordinairement dirigée, au moins à l’âge adulte vers des personnes du sexe opposé. Mais il y a assez d’homosexuels exclusifs et il arrive fréquemment que des prétendus « hétéros » aient aussi des désirs dirigés vers une personne du même sexe. Les catégorisations en vogue de nos jours sont donc absurdes et constituent une régression du point de vue de la connaissance de la sexualité humaine.

c)      Il faut arrêter l’invasion de la technique

Ce qui le point commun de toutes ces tentatives d’en finir avec la distinction des sexes, c’est l’invasion de la technique. Il ne s’agit pas de la technique des sextoys, semble-t-il, presque aussi vieille que « sapiens », mais de la soumission de la vie et de sa reproduction à des processus techniques. Il faudrait certainement dire radicalement et une bonne fois pour toutes « non à la PMA » parce que « non à la reproduction programmée » et « non à l’eugénisme ».

En conclusion

Récemment, un colloque de « féministes » (appellation non contrôlée) s’est tenu à Paris sous le mot d’ordre : « sortir de l’hétérosexualité ». Il s’agit évidemment toujours dans ce cas de l’hétérosexualité masculine, c’est-à-dire des hommes qui préfèrent les femmes, car il va de soi que les femmes ne peuvent pas aimer les hommes… C’est seulement l’ordre patriarcal capitaliste qui les contraint à se soumettre à un « mec ». Comment rééduquer les hommes ? Voilà le problème que ces penseuses ou penseresses (?) avaient commencé à se poser. Sortir de l’hétérosexualité, ce n’est possible que si 1) on se prépare à sortir de l’humanité ou si 2) on généralise les modes artificiels de reproduction de l’espèce — on pourrait garder quelques mâles dans des enclos réservés en vue de l’extraction du sperme nécessaire à la fécondation en attendant la parthénogenèse ou la conception virginale à l’exemple de Marie, mère de Jésus. Vu de cette manière on peut penser que cette folie se passera d’une manière ou d’une autre et que le réel va se rappeler au bon souvenir de tous ces gens. Mais si, comme je le crois, cette folie est l’expression achevée du capitalisme à notre époque, de ce capitalisme que plus rien ne retient dans sa course, alors nous avons quelques raisons d’être inquiets.  
Je résume en quelques phrases, quelques slogans :
1)     La médicalisation de la sexualité (transgenre, etc.), c’est la soumission de la vie la technique, le retour à l’état inorganique, c’est-à-dire la pulsion de mort.
2)     L’identité, c’est le refus de la vie !
3)     Notre corps n’est pas à notre disposition.
4)     Nous ne voulons pas de la société de « la servante écarlate ».


Marx sans le marxisme