Chapitre 1
Éléments de biographie
1
Repères
biographiques
Né à Königsberg
(aujourd’hui Kaliningrad) en 1724, une ville située alors en Prusse orientale,
Emmanuel Kant y meurt en 1804. Sa longue vie est celle d’un professeur allemand
d’université, consacrée à l’enseignement et à la recherche. Kant est peut-être
même le premier des grands philosophes à être d’abord professeur, ce que ne
furent ni Descartes, ni Leibniz, ni Spinoza, ni Rousseau…
Kant était le
quatrième d’une famille piétiste de onze enfants, extrêmement modeste. Les
sentiments religieux de sa mère joueront un rôle important sur sa formation
intellectuelle et morale. Le piétisme est un courant du luthérianisme qui
accorde une priorité absolue à la foi comme expérience personnelle et la
conception kantienne de la conscience morale – telle qu’elle est exposée dans
les Fondements de la Métaphysique des
Mœurs pourrait facilement être comprise comme une version rationnelle et
laïque de cette doctrine.
En 1732, Kant entre au
Collegium Fredericianum, où il reçoit une solide culture latine, mais aussi une
répulsion définitive à l’endroit des manifestations extérieures de la religion.
En 1740, il entre à l’université de Königsberg, où il suit les cours du
newtonien Martin Knutzen. Cette initiation à la science de Newton nourrira la
réflexion de Kant et constituera l’arrière-plan de la Critique de la Raison Pure. Mais la formation philosophique de Kant
reste dans la tradition du rationalisme de Wolff – le grand disciple de
Leibniz.
En 1746, à la mort de
son père, il doit accepter des emplois de précepteurs dans plusieurs familles
nobles de Prusse Orientale. En 1755, il devient privatdozent (enseignant exerçant à titre privé) à
l’université grâce à une Dissertation sur
les premiers principes de la connaissance métaphysique. C’est un poste peu
prestigieux, n’offrant que de maigres ressources. En 1770 il est enfin nommé
professeur ordinaire – sur la soutenance d’une dissertation sur la forme et les
principes du monde sensible (dite aujourd’hui Dissertation de 1770) et poursuit sa carrière académique jusqu’en
1797, le seul incident était l’interdiction qui lui est signifiée en 1794 de
s’occuper de questions religieuses, à la suite de la publication de La Religion dans les limites de la simple
raison.
Il mène une vie très
réglée et, selon un anecdote célèbre, c’est seulement l’annonce de la
Révolution Française qui a pu le détourner de sa promenade quotidienne. Il
meurt en 1804, alors que sa réputation a depuis longtemps franchi les
frontières de sa patrie.
2
L’œuvre de
Kant
La vie de Kant se
confond donc avec son œuvre et son enseignement. La philosophie kantienne est
souvent appelée criticisme,
car elle culmine dans ces œuvres majeures que sont les trois grandes Critiques : la Critique de la raison pure (Kritik der reinen Vernunft, 1781), la Critique de la raison pratique (Kritik der praktischen Vernunft,1788) ; la Critique
de la faculté de juger (Kritik der
Urteilskraft,1790).
La philosophie
critique est cependant le résultat d’une longue élaboration. La formation et
les recherches de Kant sont d’abord plus tournées vers la physique (la
philosophie naturelle) que vers la métaphysique. Dans son Histoire de la nature et théorie du ciel (1755), il soutient une
hypothèse cosmologique concernant l’histoire de l’univers, connue plus tard en
astronomie sous le nom d’hypothèse de Kant-Laplace et qui préfigure à bien des
égards la théorie moderne de l’expansion de l’univers.
À partir de cette
date, il va s’orienter nettement vers les questions philosophiques et publie
toute une série de travaux qui apparaissent rétrospectivement comme les
premiers jalons de sa philosophie de la maturité. Ainsi en 1763, l’Essai pour introduire en philosophie le
concept de grandeur négative et L’unique
fondement possible de la preuve de l’existence de Dieu, qui rompt
définitivement avec toutes les preuves a
priori de l’existence de Dieu, comme la fameuse preuve ontologique que
Descartes avait reprise à saint Anselme de Cantorbéry. Contre les prétentions
mystiques et l’irrationalisme, Kant écrit une virulente polémique contre
Swedenborg, Les rêves d’un visionnaire
expliqués par les rêves de la métaphysique (1766). Enfin la Dissertation de 1770 marque la première
rupture avec l’enseignement de Wolff. L’espace et le temps y sont définis comme
les formes et les conditions de l'expérience externe et interne, une thèse qui
passera intégralement dans la première partie de la Critique de la raison pure.
Un long silence suit cette dissertation. Kant va
s’intéresser à la pensée de Hume dont l’empirisme se heurte directement aux
convictions que Kant a héritées de Leibniz et Wolff. Hume m’a réveillé de
« mon sommeil dogmatique » écrira Kant. Au terme d’une longue
maturation, Kant publie la Critique de la
raison pure. Kant part d’un fait : il y a de la science, une science qui
est sur une route sûre. C’est la mathématique et c’est la physique newtonienne
qui en est le paradigme. La question centrale est celle-ci : comment la
métaphysique est-elle possible comme science ? Cette question en soulève
immédiatement une autre : comment une connaissance a priori est-elle possible ? La première Critique va établir que les prétentions de la métaphysique
traditionnelle à connaître rationnellement l’existence de Dieu, l’immortalité
de l’âme, l’origine et la fin de l’univers, etc., sont des prétentions
illégitimes. Il n’y a de connaissance théorique possible que là où le concept
peut être uni à un objet donné dans l’expérience. Toutes les soi-disant
démonstrations de l’existence de Dieu ou de l’immortalité de l’âme débouchent
sur des antinomies – on peut tout aussi « prouver » la thèse que son
antithèse. Le pouvoir de notre raison apparaît comme irréductiblement limité et
la philosophie transcendantale se fixe précisément pour but d’étudier et de
définir ces limites. La métaphysique traditionnelle cède le pas à la théorie de
la connaissance. Cependant, le besoin d’inconditionné reste un besoin essentiel
de l’esprit humain. Kant conclut la Critique
de la raison pure en montrant que la solution des antinomies de la raison
se trouve dans l’usage pratique de la raison.
Les Fondements de la
métaphysique des mœurs (1785) sont une introduction à la Critique de la Raison Pratique. Dans son
usage pratique, c'est-à-dire en tant qu’elle détermine la volonté à agir, la
raison peut atteindre un inconditionné qui est le devoir dont la formule
générale est donnée par l’impératif catégorique : « Agis toujours de
manière à ce que la maxime (ou le motif subjectif) de tes actes puisse devenir
la loi universelle de tous les êtres raisonnables ». Kant critique radicalement
toutes les morales orientées par le bonheur, quelque acception qu’on puisse lui
donner. Tous les biens empiriquement donnés par lesquels on définit le bonheur
sont toujours relatifs et conditionnés. Le seul bien absolu et inconditionné
est la bonne volonté, en tant qu’elle est tout simplement une raison pratique
qui détermine ses actes uniquement d’après la représentation de la loi, et
c’est en cela que réside la liberté. Est affirmé ici un véritable primat de la
pratique. Du reste, si la raison théorique, en tant qu’activité scientifique,
ne concernera jamais qu’une petite minorité. Au contraire, la connaissance de
la loi morale est à la portée de tous, puisque la conscience morale est le
propre de tous les êtres raisonnables et c’est elle qui permet de concevoir
l’humanité comme une communauté. Enfin, si la raison pure dans son usage
théorique est incapable de trancher les querelles concernant les idées
cosmologiques, la raison pratique permet de justifier comme des postulats de la
raison pratique la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme. Ces postulats
permettent de résoudre l’antinomie de la raison pratique, qui naît du fait que
l’homme est en quelque sorte tiraillé entre le devoir et le bonheur.
La troisième critique, la Critique de la faculté de juger semble, au premier abord, plus
hétéroclite quant à son objet. Son centre est l’étude de la faculté de juger
téléologique, c'est-à-dire relativement à la conception des fins. Le domaine
premier du jugement téléologique est la connaissance du vivant. Ce qui fait
l’unité de la troisième critique, c’est qu’elle montre que la faculté de juger
le moyen par lequel peut s’harmoniser la nature et la morale et, ainsi, cette
œuvre peut-elle apparaître comme une synthèse des deux autres Critiques.
En 1783, Kant publie un résumé de la Critique de la raison pure, « à l’usage des
professeurs », les Prolégomènes à
toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science. Ayant
établi les conditions de possibilité de la connaissance scientifique, Kant
publie les Premiers principes
métaphysiques de la science de la nature (1785), puis une nouvelle édition
profondément remaniée de la Critique de
la raison pure (1787). Principal prolongement de la Critique de la raison pratique, la Métaphysique des Mœurs (Doctrine du droit et doctrine de la vertu),
publiée en 1796 expose la doctrine kantienne qui a eu une si grande influence
jusqu’à nos jours, par exemple chez des théoriciens du droit comme Hans Kelsen.
Kant aborde à nouveau la question de la religion dans La religion dans les limites de la simple raison (1793) qui vaut
quelques ennuis avec la censure. Enfin la réflexion sur les fins de l’histoire
humaine constitue une partie décisive de toute cette œuvre. En 1783, l’Idée d’une histoire universelle au point de
vue cosmopolitique expose la philosophie kantienne de l’histoire qui
trouvera ses prolongements dans Théorie
et pratique (1793) et Vers la paix
perpétuelle (1796). On doit aussi noter les nombreux opuscules dans
lesquels Kant défend sa philosophie critique, notamment contre l’offensive des
partisans de Wolff. Enfin en 1798 et 1800, sous le titre Anthropologie du point de vue pragmatique sont publiés des cours
professés à partir de 1772/1773 et qui portent principalement sur la
psychologie et la théorie des passions. Signalons les très intéressants Propos de pédagogie publiés en 1803.
Éclipsée par l’influence de Hegel et de ses disciples, la
philosophie kantienne reprend de la vigueur dans la deuxième moitié du xixe siècle avec les écoles
néo-kantiennes autour d’auteurs importants comme Hermann Cohen (1842-1918),
puis, au début du xxe
siècle avec l’œuvre de Ernst Cassirer (1874-1945). La philosophie des sciences
prolonge ou se confronte avec l’œuvre de Kant. Les dernières décennies ont
montré un retour de l’inspiration kantienne dans la philosophie morale et
politique, à travers les recherches de Jürgen Habermas (né en 1929), de Karl
Otto Apel (né en 1922) ou de John Rawls (né en 1921).
3
Propositions bibliographiques
Œuvres de Kant
Les principales œuvres philosophiques de Kant sont
publiées en trois volumes aux éditions Gallimard, dans la collection « La
Pléiade » (I : des premiers écrits à la Critique de la Raison Pure, 1980 ; II : Des prolégomènes aux écrits de 1791,
1985 ; III : Derniers écrits, 1986).
L’essentiel est publié dans des collections au format de
poche :
-
Critique de la
Raison Pure, PUF, collection Quadrige, 2001
-
Critique de la
Raison Pratique, PUF, collection Quadrige, 2000
-
Critique de la
Faculté de Juger, VRIN, 2000
-
Fondements de la
métaphysique des mœurs, Delagrave, 1999, édition et présentation de Victor
Delbos.
-
Théorie et
pratique, suivi de D’un prétendu
droit de mentir par humanité et La
fin de toutes choses, GF Flammarion, 2001
-
Métaphysique des
mœurs (2 tomes), GF Flammarion, 2001
-
Vers la paix
perpétuelle suivi de Qu’est-ce que
s’orienter dans la pensée ? et Qu’est-ce
que les Lumières ?, GF Flammarion, 1993
-
Opuscules sur
l’histoire, GF Flammarion, 1993
-
Prolégomènes à
toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, VRIN, 1994
Introduction et études
-
Karl JASPERS : Les
grands philosophes, 3/ Kant, Pocket, collection Agora, 1989
-
Gilles DELEUZE : La philosophie critique de Kant, PUF, Quadrige, 1997
-
Ralph WALKER : Kant
- La loi morale , Seuil, collection Points, 2000
-
Gérard RAULET : Kant : Histoire et citoyenneté, PUF, Philosophies, 1996
-
François BOITUZAT : Un droit de mentir ? Constant
ou Kant, PUF, Philosophies, 2000
-
Paul CLAVIER : Kant,
les idées cosmologiques, PUF, Philosophies, 2000
-
John RAWLS : Leçons
sur l’histoire de la philosophie morale, La Découverte, 2002
-
Domenico LOSURDO : Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, Presses
Universitaires de Lille, 1993
Sur les néo-kantiens
-
Éric DUFOUR : Hermann
Cohen – Introduction au néokantisme de Marbourg, PUF, Philosophies, 2001
-
Christophe BOURIAU : Lectures de Kant – Le problème du dualisme, PUF Philosophies, 2000
-
COHEN, NATORP, CASSIRER, RICKERT, WINDEBRAND, LASK,
COHN : Néokantismes et théorie de la
connaissance, une anthologie. VRIN, 2000
-
Ernst CASSIRER : La théorie de la relativité d’Einstein – Éléments pour une théorie de la connaissance. Cerf, collection
« Passages », 2000
Chapitre 2
Présentation générale
de Vers la Paix Perpétuelle
1
La place dans l’œuvre de Kant
Vers la paix
perpétuelle[1]
paraît en 1795. Le titre allemand est Zum
ewigen Frieden qu’on peut traduire aussi par À la paix éternelle. Dans les traductions françaises, on utilise
souvent le titre Projet de paix
perpétuelle, qui a l’avantage mais aussi l’inconvénient de rappeler l’œuvre
de Charles Castel, abbé de Saint-Pierre, auteur au début du xviie siècle d’un ouvrage au
même titre. Dans sa forme le texte de présente comme un projet de traité de
paix.
Le plan de la nature
On doit resituer la Paix
perpétuelle dans la démarche d’ensemble. Commençons par examiner où Kant en
est parvenu au moment où il écrit Vers la
paix perpétuelle.
Kant résume sa propre philosophie à trois questions :
Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ?
Ces trois questions nous dit-il n’en forment qu’une : qu’est-ce que
l’homme ? La réponse à la première question est l’objet de la Critique de la Raison Pure. La réponse à
la deuxième forme la Critique de la
raison de pratique. La question des fins est traitée en partie dans la Critique de la faculté de juger et dans
les textes sur l’histoire. L’importance de ces textes dans la philosophie
kantienne ne saurait être surestimée. La raison théorique nous fait connaître
l’homme comme un être de la nature, soumis au déterminisme des lois de la
nature. La raison pratique repose au contraire sur l’idée de la liberté
humaine, source de la loi morale. Ainsi l’homme est un être amphibie,
appartenant simultanément à deux règnes, le règne du déterminisme et le règne
de la liberté. La découverte d’un sens de l’histoire permet à Kant d’établir un
pont entre ces deux règnes, de réconcilier le « plan de la nature »
et l’exigence morale.
L’exposé de la philosophie kantienne de l’histoire figure
dans l’Idée d’une histoire universelle au
point de vue cosmopolitique. L’histoire, quand elle cherche à comprendre
selon des lois régulières, les actions humaines, ne peut atteindre son but
« qu’en considérant globalement
le jeu de la liberté du vouloir humain ». Les actions humaines ne sont pas
explicables uniquement par l’instinct, mais l’homme n’est pas pour autant un
être pleinement raisonnable. Il est vain de supposer un dessein personnel
raisonnable dans l’ensemble chez les hommes. « On ne peut se défendre
d’une certaine humeur lorsqu’on voit exposés leurs faits et gestes sur la
grande scène du monde et que, à côté de quelques manifestations de sagesse ici
ou là pour quelques cas particuliers, on ne trouve pourtant dans l’ensemble, en
dernière analyse qu’un tissu de folie, de vanité infantile, souvent même de
méchanceté et de soif de destruction puériles : de sorte qu’à la fin on ne
sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si imbue de sa
supériorité. » Kant se propose de découvrir derrière cette « marche
absurde des choses humaines un dessein de
la nature. » L’ « insociable sociabilité » de l’homme permet
d’en rendre compte (cf. annexes – 1). Ce que la raison exige, à savoir que les
hommes vivent dans des États organisés selon des lois qui leur permettent
d’être moraux, sera atteint pas la combinaison des dispositions naturelles des
hommes, quand bien elles ne seraient point morales en elles-mêmes. Par
conséquent, obéir à la loi morale n’est pas un comportement désespéré dans un
monde essentiellement immoral, c’est au contraire vouloir ce qui nécessairement
doit arriver. Le « sens de l’histoire » réconcilie donc ce qui
semblait inconciliable, les penchants naturels de l’homme et les exigences de
la raison pratique.
La philosophie de Kant fait de l’humanité comme communauté
le véritable objet de la morale. Par conséquent, la construction de l’État de
droit n’est pas seulement comme chez Hobbes le moyen d’assurer la sécurité dans
des frontières déterminées, mais doit finalement s’exprimer « à
l’intérieur » mais aussi « à l’extérieur ». Cette constitution
parfaite à l’extérieur suppose « l’établissement d’une relation extérieure
légale entre les États ». La marche de l’histoire doit conduire à une
unification de l’humanité, c'est-à-dire à l’établissement de lois communes –
Kant estimant d’ailleurs que c’est certainement à « notre continent »
qu’échoit cette tâche d’unification légale de l’humanité.
Théorie et pratique
Dans le texte de 1793, Sur
le lieu commun : il se peut que cela soit juste en théorie et en pratique
cela ne vaut rien (communément appelé Théorie
et pratique), Kant va préciser les divers niveaux de cette unification
légale de l’humanité. Il distingue trois plans : l’état civil, le droit
des gens, le droit cosmopolitique.
Le premier plan définit ce que nous appellerions
aujourd’hui « État de droit » qui repose sur trois principes :
la liberté de chaque membre de la
société comme homme ; l’égalité
de tout homme avec un autre en tant que sujet (soumis aux lois) ; enfin,
l’autonomie de chaque membre en tant
que citoyen. Indépendamment des
formes concrètes que prend l’organisation politique, Kant reprend à son compte
la fiction du contrat originaire, une
fiction qui « oblige chaque législateur à légiférer comme si les lois
avaient pu émaner de la volonté unie d’un peuple tout entier ».
Ce progrès accompli au niveau de chaque communauté
nationale ne s’arrêtera pas là. Kant soutient que le progrès historique conduit
nécessairement à un ordre mondial. De la même façon que l’État met fin à la
guerre entre les citoyens, les peuples par contrainte devront accomplir ce que
prescrit la raison : « entrer dans une constitution
cosmopolitique ». Mais Kant laisse ouverte la question de savoir si cette
constitution cosmopolitique prendra la forme d’un État mondial ou au contraire
celle d’une fédération « selon un droit des gens dont il a été convenu en
commun ». Cette deuxième solution semble au total à la fois la meilleure,
car un État unique pourrait être « encore plus dangereux pour la
liberté », et la plus probable. Mais cela signifie que demeurent des
différences entre nations réglées selon le droit des gens, c'est-à-dire le
droit international réglant les rapports entre nations.
La paix perpétuelle : l’Abbé de Saint-Pierre,
Rousseau
La fin de Théorie et
pratique fait explicitement référence à « la théorie d’un abbé de
Saint-Pierre ou d’un Rousseau ». L’abbé de Saint-Pierre (1658-1743)
compose en 1707 un Projet de paix
perpétuelle. Constatant que les peuples d’Europe forment historiquement une
unité, il propose que soit parachevée l’œuvre de la nature et de la raison en
formant un « corps politique » commun sous la forme d’une
confédération. Le droit des gens donne les embryons de cette organisation
européenne, qui reste cependant menacée tant que la paix n’existe que par
l’équilibre des forces.
Dans les textes de l’abbé de Saint-Pierre, Rousseau lit
que « d’un côté la guerre de conquête et de l’autre le progrès du
despotisme s’entraident mutuellement ». Autrement dit, il est impossible
de réfléchir sur la liberté de l’homme comme citoyen sans penser, en même
temps, les moyens d’assurer la paix. Rousseau réfute les critiques qui
dénoncent les projets de l’abbé de Saint-Pierre comme de vaines rêveries.
Néanmoins, cette paix perpétuelle, constate-t-il, n’est pas à l’ordre du jour
et il semble s’en remettre à l’action d’un Prince audacieux et habile, un peu
comme le fut Henri IV pour l’unification de la France.
Kant reprend, en quelque sorte, le projet de l’abbé de
Saint-Pierre et de Rousseau. Mais, d’une part, il le débarrasse de son
caractère empirico-historique en prenant pour objet non l’Europe mais l’humanité.
D’autre part, à la place de l’aléatoire action des Princes, il invoque la
nécessité des desseins de la nature.
2
Plan et résumé général
Vers la paix
perpétuelle se présente formellement comme un projet presque « prêt à
l’emploi ». Ne manquent que les paraphes et les signatures ! Cette
forme est sans aucun doute l’expression d’une volonté pédagogique :
montrer que la philosophie est bien pratique. Elle est aussi une réponse aux
détracteurs de Kant, ceux qui affirment que la doctrine morale de Kant est
belle en théorie mais ne vaut rien en pratique. Le préambule commence par une
remarque ironique : la paix perpétuelle n’est-elle pas la paix des cimetières ?[2]
Le texte est organisé en deux sections, deux suppléments
et deux appendices. Les deux sections contiennent les articles que devrait
comporter un traité de paix perpétuelle ; les deux annexes contiennent les
justifications et les garanties de ce traité ; enfin, les appendices
contiennent quelques éclaircissements philosophiques.
Première section :
Elle contient les « articles préliminaires en vue de
la paix entre États », c'est-à-dire les pré-conditions de tout traité de
paix valable : il ne suffit pas de signer un traité de paix, il faut, en
outre, s’engager à supprimer toutes les causes de guerre, spécifiquement celles
qu’engendre la politique de puissance. Non seulement les annexions d’État par
un autre État doivent être prohibées, mais « avec le temps, les armées
permanentes doivent disparaître totalement » (77,viii, 344). Est affirmé le principe de non-ingérence dans
les affaires intérieures de chaque État. Si la guerre est inévitable, chaque
État doit conduire les hostilités de telle sorte que ne soit pas ruinée la
confiance réciproque dans une paix future.
Deuxième section :
Elle contient les « articles définitif en vue de la
paix perpétuelle entre États ». La paix doit être instituée comme l’état
légal des relations internationales. Il s’agit de construire une libre
association des États (ou encore une « Société des nations »).
Cette institution demande (1er article) que la
constitution civique de chaque État soit républicaine : ce qui caractérise
une société dont les membres sont libres (en tant qu’hommes), dépendent tous
d’une loi commune et sont égaux (en tant que citoyens).
Le deuxième article stipule que « le droit des gens
doit être fondé sur un fédéralisme
d’États libres. » Le droit réciproque des peuples ne peut pas être le droit de guerre – qui n’est que l’état
de nature entre les peuples. « Aux États, dans leurs rapports mutuels, la raison
ne peut pas donner d’autre manière de sortir de cet état sans loi ne contenant
que la guerre, que celle de s’accommoder, comme des particuliers qui renoncent
à leur liberté sauvage (sans loi) de contrainte et de constituer un État des peuples (s’accroissant à vrai
dire sans cesse) et qui rassemblera finalement tous les peuples de la
terre. » (92-93, viii-357)
Le troisième article définit le droit cosmopolitique,
« restreint aux conditions de l’hospitalité universelle ». Le
développement de la communauté des peuples fait de ce droit un complément aussi
bien du droit civique que du droit des gens.
Annexe I
Il s’agit d’exposer ce qui garantit la paix, c'est-à-dire
ce qui permet de croire raisonnablement que les gouvernements et les États
respecteront les clauses du traité de paix. Cette garantie n’est rien moins que
« la grande artiste, la nature
(…) dont le cours mécanique laisse manifestement briller une finalité qui fait
s’élever au travers de la discorde des hommes et même contre leur volonté, la
concorde » (98, viii-360).
Cette Providence
peut être discernée dans le cours chaotique des choses. Elle a conduit les
hommes à peupler toute la surface de la terre, en leur fournissant des moyens
de vivre même dans les contrées les plus septentrionales. Mais « comme la
nature a pris soin que les hommes pussent
vivre partout sur la terre, elle a voulu en même temps, également
despotiquement, qu’ils dussent vivre
partout » (102, viii-364). La
guerre aussi bien que le commerce rapproche les peuples et les contraint à
établir entre eux des relations légales. « La nature vient en aide à la
volonté universelle, volonté fondée en raison » (104, viii-366).
Annexe II
Elle contient un « article secret » qui définit
le rôle des philosophes. Il ne s’agit pas de revenir à la thèse platonicienne
des philosophes rois, mais de garantir la liberté d’expression de la
philosophie dans ce domaine de la guerre et de la paix.
Appendice I
Il traite du désaccord entre morale et politique. La
politique fondée sur les impératifs de prudence – impératifs pragmatiques –
semble s’opposer à la morale fondée sur le devoir inconditionnel. Mais si
morale et politique sont inconciliables et si la morale ne vaut qu’en théorie,
alors le droit est un songe creux. L’étude des ruses préconisées par la
« prudence » politique immorale démontre seulement ceci :
« les hommes aussi bien dans leurs rapports privés que dans leurs rapports
publics ne peuvent se soustraire au concept de droit et n’osent pas
publiquement fonder la politique sur les simples artifices de la
prudence » (117, viii-376).
En conclusion « il n’y a objectivement (en théorie) aucun conflit entre la morale et la
politique. Par contre subjectivement
(…) ce conflit subsiste et subsistera peut-être toujours. » (12, viii-379).
Appendice II
Il s’agit de définir ce qui permet l’accord de la morale
et de la politique, « d’après le concept transcendantal du droit
public ». C’est le caractère public
du droit qui est ici l’important : « Une maxime, en effet, que je ne
peux divulguer sans faire échouer par
là mon propre dessein, une maxime qu’il faut absolument garder secrète pour qu’elle réussisse (…) ne
peut devoir cette opposition de tous contre moi (…) qu’au tort dont elle menace
chacun. » (125,viii-381) Ceci
peut-être prouvé tant dans le droit civique – ici est traitée la question du
droit de rébellion du peuple – que dans le droit des gens. De cette analyse
découle un principe de réconciliation de la morale et de la politique :
« Toutes les maximes qui exigent
pour ne pas manquer leur fin, la publicité s’accordent avec le droit et la
politique réunis. » (130, viii-386)
Chapitre 3
La république ou la constitution de droit
Vers la paix
perpétuelle constitue donc l’aboutissement d’une élaboration commencée plus
de dix ans plus tôt avec l’Idée d’une
histoire universelle. Alors que le texte de 1784 en reste à la perspective
générale d’un progrès de l’humanité qui s’exprimera dans le progrès du droit
jusqu’à englober l’humanité tout entière, nous avons maintenant une véritable
théorie du droit. La Doctrine du droit,
première partie de la Métaphysique des
mœurs sera d’ailleurs rédigée l’année suivante. Cette théorie du droit
s’articule dans la Paix perpétuelle
sur trois axes :
(1) Le droit politique ou civique,
c'est-à-dire la constitution républicaine. Ainsi le projet de traité de paix
imaginé par Kant n’est pas simplement un traité de paix qui ne serait qu’un
armistice entre deux guerres, il a pour but de donner à l’humanité une
constitution et par conséquent il concerne aussi l’organisation intérieure de
chaque État.
(2) Le droit des gens ou droit naturel
international. Dans le projet kantien, l’humanité n’est pas appelée à
former une seule nation. Par conséquent subsiste un véritable droit
international, c'est-à-dire un droit qui règle les rapports entre les États.
Mais au droit des gens traditionnel, Kant fait subir une profonde transformation.
(3) Le droit cosmopolitique. Bien qu’ils
soient divisés en nations, les hommes appartiennent à une même communauté et,
sous cet angle, ils doivent être aussi considérés comme « citoyens du
monde », ce qui est l’étymologie exacte du mot « cosmopolite ».
L’ordre des « articles définitifs » de Vers la paix perpétuelle est un ordre
fondé en raison. Il n’est pas possible d’établir la paix entre des États tyranniques
et il n’est guère possible de respecter les droits de l’homme en tant que
citoyen du monde si règne la guerre entre les nations. C’est pourquoi la
constitution républicaine de chaque État constitue le fonde de l’ordre légal
universel.
1
L’état de nature et la constitution de droit
Dans sa conception de l’État, Kant part de présuppositions
hobbesiennes : « L’état de paix parmi les hommes n’est pas un état de
nature (status naturalis) ;
celui-ci est bien plutôt un état de guerre : même si les hostilités
n’éclatent pas, elles constituent pourtant un danger permanent. » (83, viii-348/349) Dans la pensée de Thomas
Hobbes, les hommes transfèrent leur droit naturel au pouvoir souverain, ce
corps artificiel qu’il nomme Léviathan en référence au monstre biblique du
livre de Job. Ils renoncent ainsi à leur liberté naturelle pour jouir protéger
leur vie et jouir en sécurité des fruits de leur industrie. En l’absence d’un
tel état civil, les hommes sont naturellement portés à se faire mutuellement la
guerre – la guerre de chacun contre chacun, dit Hobbes – et à traiter les
autres en ennemis.
Bien que le point de départ apparaisse commun à Hobbes et
Kant, la comparaison doit s’arrêter là. Pour Hobbes, l’état civil équivaut à la
renonciation à la liberté et la loi comme obligation (law) s’oppose au droit comme liberté (right). Pour Kant au contraire, l’obéissance à la loi civile
découle logiquement de l’idée de liberté. Mais surtout, dans la conception hobbesienne,
entre les États demeure l’état de nature, c'est-à-dire l’état de guerre, dans
la mesure où il n’est aucun pouvoir commun auquel ils se soumettent tous. Au
contraire, Kant va montrer que les mêmes raisons qui fondent l’état civil
conduisent à la formation d’un état légal de l’humanité tout entière (un
« État universel de tous les hommes ») et donc à la possibilité de la
paix perpétuelle.
Si le passage de l’état de nature à l’état civil a pour
but de délivrer les hommes des menaces qui pèsent sur leur propre vie dans
l’état de nature, la solution hobbesienne se révèle inconséquente puisqu’elle
n’élimine pas la guerre entre les hommes mais ne fait que la circonscrire
provisoirement. En effet, « si un seul d’entre eux [les hommes] se
trouvait dans un rapport d’influence physique avec l’autre et cependant à
l’état de nature, l’état de guerre y serait lié et le dessein est justement ici
de s’en délivrer. » (84, viii-349, Note) On peut donc dire que la constitution
de droit telle que l’expose Kant constitue la solution complète au problème de
Hobbes. Les hommes ont en effet rapport les uns avec les autres selon plusieurs
modes : à l’intérieur d’une même communauté nationale, en tant que
concitoyens, avec les étrangers par la médiation des rapports entre les
pouvoirs politiques dont ils dépendent et enfin en tant qu’individus confrontés
aux lois États étrangers. C’est pourquoi le droit civique, le droit des gens et
le droit cosmopolitique forment un tout.
On mesure ici le chemin qui est parcouru dans le
développement de la pensée politique classique. Chez Rousseau qui, à bien des
égards, est le proche inspirateur de Kant, la paix est conçue comme un état
souhaitable par toute République fondée sur le contrat social. Les guerres de
conquête doivent être repoussées puisque l’extension des frontières de l’État
annonce généralement sa chute (voir Contrat
Social, livre ii, chap. ix). Rousseau approuve chaudement le
projet de paix de l’abbé de Saint-Pierre, mais il ne fait pas clairement le
lien entre cet état souhaitable et les principes théoriques du contrat social.
Le projet de paix perpétuelle kantien est au contraire un véritable contrat social universel.
2
La constitution républicaine
La république dans la tradition philosophique
De la même manière qu’un contrat n’est possible qu’entre
hommes libres, le « contrat social universel kantien » suppose des
États libres. C’est pourquoi le « premier article définitif » (84, viii-349) stipule que « la
constitution civique de chaque État doit être républicaine ». Le terme de
« constitution civique » traduit exactement ce qu’on entend chez
Platon et Aristote par « politéia »
et qu’on traduit soit par « constitution » soit par
« république ». Selon Aristote, la forme de la cité, c'est-à-dire le
système général selon lequel s’agencent les pouvoirs et plus généralement les
liens entre les diverses parties qui composent la cité, c’est sa
« politéia », sa constitution en sens plus général que le sens
juridique contemporain. Mais le gouvernement « politique » par
excellence pour Aristote, c’est ce qu’on va appeler avec Cicéron le gouvernement
républicain.
La théorie politique classique, issue de Platon et
Aristote distingue les formes de gouvernement selon la triade « un – petit
nombre – multitude ». Chaque forme de gouvernement, en outre, peut être
soit juste, soit injuste. Le gouvernement juste d’un seul est la monarchie, le
gouvernement injuste est la tyrannie. Pour le petit nombre nous avons
l’aristocratie (gouvernement des meilleurs) et l’oligarchie et enfin, pour la
multitude la démocratie et l’anarchie.[3]
Le problème posé, si on ne cherche pas le gouvernement parfait, mais le
meilleur des gouvernements possibles, tient en ce que chaque forme de
gouvernement juste dégénère aisément en gouvernement injuste. Ainsi la
monarchie en tyrannie. Aristote et à sa suite Cicéron tendent à estimer que le
meilleur des gouvernements consisterait dans une combinaison des trois formes
justes. Ainsi, Cicéron affirme que « la république, c’est la chose d’u
peuple ; mais un peuple n’est pas un rassemblement quelconque de gens
réunis n’importe comment ; c’est le rassemblement d’une multitude d’individus,
qui se sont associés en vertu d’un accord sur le droit et d’une communauté
d’intérêts. »[4] On le
voit, la définition de la république ne contient rien concernant la manière
dont le pouvoir politique est exercé. Ce qui fait la république, c’est « l’accord
sur le droit ». En ce qui concerne les formes du gouvernement, le régime,
Cicéron, suivant certains passages d’Aristote, en arrive à la conclusion qu’on
« préférera un régime formé par le mélange harmonieusement équilibré des
trois systèmes politiques de base »[5].
Incontestablement, Kant s’inscrit dans cette tradition
républicaine qui fait de « l’accord sur le droit » l’essence même de
la constitution, mais ne fait pas de l’exercice direct du pouvoir politique par
le peuple (démocratie) une condition nécessaire de la république. On revient
plus loin sur le rapport entre république et démocratie chez Kant. Voyons
d’abord quel genre d’accord sur le droit est supposé dans la constitution
républicaine.
Kant en énumère les trois grands principes : « liberté des membres d’une
société » ; « dépendance
de tous envers une unique législation commune » ; « égalité (comme citoyens) » (84/85, viii-349-350). La note qui suit
explicite ces principes.
La liberté de droit
Tout d’abord la liberté
de droit (que Kant qualifie encore comme « extérieure ») n’est
pas définie « comme on a coutume de le faire, par l’autorisation de faire
tout ce qu’on veut pourvu qu’on ne fasse pas tort à autrui ». Kant
s’oppose ici à la déclaration française des droits de 1789 qui affirme en son
article iv que « La liberté
consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Cette définition, en
effet, lui semble vide, elle est une tautologie. Examinons pourquoi. Dans la Métaphysique des mœurs, Kant définit
ainsi le droit : « l’ensemble des conditions auxquelles l’arbitre de
l’un peut être accordé avec l’arbitre de l’autre d’après une loi universelle de
la liberté »[6]. La
première définition, celle de la déclaration de 1789, est une définition
purement négative – la liberté de n’être pas empêché d’agir dans certaines
limites – alors que la définition kantienne est positive puisque la liberté
suppose l’accord avec une loi, plus précisément une loi universelle. C’est
exactement ce que reprend Kant dans la note : il faut définir la liberté
extérieure (de droit) comme « l’autorisation de n’obéir à aucune autre loi
extérieure que celles auxquelles j’ai pu donner mon assentiment »,
c'est-à-dire une loi à laquelle ma raison peut consentir. C’est pourquoi Kant
peut parler un peu plus loin de la « limpidité » de l’origine de la
constitution républicaine « puisée à la pure source du concept de
droit » (85, viii-351). Cette
source pure du droit est, en effet, la raison pure dans son usage pratique,
cette raison source de la loi morale dont Kant déduit l’impératif catégorique.
Les deux formules essentielles de cet impératif catégorique sont les
suivantes :
-
Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux
vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.
-
Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi
bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps
comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.
La loi morale et le droit sont, certes, distincts. La loi
morale concerne le sujet et la moralité présuppose l’accord de l’âme – la bonne
intention – alors que le droit n’implique que l’obéissance extérieure,
c'est-à-dire la légalité, indépendamment des intentions. Le droit permet aux
sujets de vivre moralement et oblige, le cas échéant, ceux qui le voudraient
point à le faire. C’est parce que le droit a sa source dans la loi morale que
la constitution républicaine « offre la perspective de la conséquence
souhaitée, à savoir la paix perpétuelle ». Kant en tire une
conclusion : la loi morale est la loi que dicte la raison en tant qu’elle
est législatrice. Ma liberté réside en ceci : en n’obéissant qu’à ma
raison, je n’obéis qu’à moi-même et donc l’obéissance à la loi morale est
liberté. Par conséquent dans l’ordre juridique, une loi est une loi à laquelle
je donne mon consentement.
C’est ainsi que le principe de liberté de droit des
membres d’une société se lie logiquement avec la dépendance de tous
« envers une unique législation commune.
L’égalité et les droits naturels
L’égalité des citoyens découle des principes précédents.
La dépendance à l’égard d’une loi commune implique la réciprocité : si
l’un a un certain droit vis-à-vis de l’autre, ce dernier doit nécessairement
avoir le même droit vis-à-vis du premier. L’universalité de la loi en fait une
loi commune et ce caractère exige à son tour le principe d’égalité (de droit).
C’est ce principe qui fonde la « validité des droits innés »,
c'est-à-dire les droits tels qu’ils sont établis par la Déclaration française,
par exemple. On doit comprendre ce que signifie ici l’égalité. Elle n’a rien à
voir avec une revendication adressée par certains individus à l’endroit
d’autres individus qui seraient plus avantagés. On ne peut pas non plus opposer
l’égalité à la liberté. L’égalité n’exprime rien d’autre que la soumission à la
loi commune à laquelle on consent, en donc, en suivant la logique que nous
venons d’exposer une autre manière de dire que les hommes disposent de droits
innés et inaliénables.
Kant complète cet exposé des fondements des droits
naturels par argument curieux : « La validité de ces droits innés,
nécessairement inhérents à l’humanité et inaliénables, est confirmée et accrue
par le principe des rapports de droit de l’homme avec des êtres supérieurs (à
supposer qu’il puisse penser de tels êtres) et en tant qu’il se représente,
d’après ces mêmes principes, également comme citoyen d’un monde
suprasensible. »
On pourrait penser qu’il s’agit ici de donner un fondement
théologique aux droits de l'homme et à l’égalité, ainsi qu’on le trouve chez de
nombreux philosophes, comme Locke. Cette participation des citoyens libres au
règne des êtres raisonnables n’est pas sans évoquer les accents millénaristes
si souvent présents dans la pensée républicaine classique, notamment pendant la
révolution anglaise. Ce n’est pourtant pas dans cette voie qu’il faut chercher
pour comprendre l’introduction des « êtres supérieurs » et de la
volonté divine. Il s’agit, premièrement, d’affirmer que la « volonté
divine » ne saurait en aucun cas apparaître comme une limitation de la
liberté humaine. En tant qu’il est raison, l’homme peut se penser comme
« citoyen d’un monde suprasensible », c'est-à-dire comme appartenant
à un règne d’êtres de raison et par là même il peut concevoir ses actions comme
celles que voudraient de tels êtres. Sa liberté réside justement en cette
possibilité. Au contraire, s’il ne se concevait que comme appartenant au monde
sensible, ce monde sensible étant soumis aux lois du déterminisme naturel, il
serait incapable de concevoir ses actions autrement que comme découlant des
lois de la nature et par conséquent non libres. La « volonté divine »
ne pouvant être connue que par la raison, par conséquent elle ne peut en aucun
cas entrer en conflit avec le devoir que me dicte cette même raison. Donc le
principe d’égalité de tous les êtres doués de raison possibles est tout aussi
nécessaire que le principe de liberté.
De cette explication, on peut tirer deux conclusions.
D’une part, la conception républicaine de Kant est rigoureusement opposée à ces
conceptions issues de la théologie naturelle ou du millénarisme évoquées plus
haut. Certes, la raison peut et doit penser Dieu, comme un postulat de la
raison pratique, ainsi que Kant l’affirme dans la Critique de la raison pratique. Mais comme l’idée de Dieu découle
du concept du devoir et de la critique de raison pratique, elle ne peut en
contredire les déterminations. D’autre part, si tous les êtres raisonnables
sont égaux et que je n’ai plus de raison d’obéir que le « grand Éon »
de commander, la république kantienne est structurellement égalitaire, même si
Kant ensuite montre la nécessité de hiérarchies politiques et légitime les
inégalités sociales.
Cette importante note du 1er article définitif
se termine par l’examen des conséquences du principe d’égalité sur les
hiérarchies sociales. Kant y montre très clairement que la noblesse héréditaire
n’a aucune légitimité et que la seule noblesse que la raison puisse vouloir est
celle qui est liée à une charge et dépend donc du mérite individuel. Kant
précise : « le rang n’est pas attaché comme propriété à la personne
mais au poste et l’égalité n’est pas lésée ». Ce qui implique, primo, que la propriété attachée à la
personne n’est pas soumise au principe d’égalité et que les plus grandes
inégalités entre les individus du point de vue de la fortune sont compatibles
avec l’égalité des citoyens. Et, secundo,
que les charges « nobles » de l’État sont accessibles à tous suivant
le principe du mérite puisque la personne qui se démet de sa charge
« renonce en même temps à son rang et rentre dans le peuple ».
La république et la paix
Comment s’accordent les exigences de la raison pure
pratique et la réalité historique ? La loi morale est la loi de la liberté
parce que la liberté n’est pas autre chose que l’obéissance à la loi qu’on
s’est donnée. Ici Kant est au plus près du Rousseau du Contrat Social. Il faut démontrer que cette conception théorique
vaut en pratique et que si la loi républicaine est celle pour laquelle
« on exige l’assentiment des citoyens », il en découle qu’elle est
favorable à la paix. Si les citoyens étaient des hommes vertueux, uniquement
mus par les impératifs moraux kantiens, l’affaire serait vite entendue :
comment pourraient-ils vouloir la guerre si manifestement contraire aux
principes d’universalisation et de respect ? Mais les hommes ne sont ni
tous ni toujours vertueux, et, en tant qu’ils appartiennent au monde sensible,
ils sont plus souvent mus par leurs penchants que par les commandements de la
raison. Si la constitution républicaine est favorable à la paix, c’est précisément
parce qu’elle permet de réconcilier les exigences de la raison et les penchants
naturels.
Ainsi, il est clair que l’assentiment des citoyens est
requis s’il faut décider de la guerre, « puisqu’il leur faudrait décider
de supporter toutes les horreurs de la guerre » (85, viii-351). Kant suppose que si la
décision de la guerre est soumise à l’approbation de ceux qui en subissent les
coûts et les sacrifices, « ils réfléchissent beaucoup avant de commencer
un jeu si néfaste » (86, viii-351).
Inversement, lorsque « le chef n’est pas associé dans l’État, mais le
propriétaire de l’État », alors « la guerre n’inflige pas la moindre
perte à ses banquets, chasses, châteaux de plaisance, fêtes de cour,
etc. » et il peut « avec indifférence » consentir la guerre.
Autrement dit, la guerre qui est condamnable moralement l’est également du
point de vue des intérêts et « mobiles sensibles » des citoyens. Et
c’est seulement quand leur constitution n’est pas républicaine que les États
peuvent aisément se lancer dans ces aventures néfastes.
3
République ou démocratie
Kant précise cependant qu’on ne doit pas confondre
république et démocratie. Pour expliquer ce point, il commence par modifier la
typologie classique des constitutions politiques en distinguant forme de
souveraineté et forme de gouvernement. La distinction classique gouvernement
d’un seul, du petit nombre ou de la multitude, recouvre pour Kant la
classification des formes de souveraineté. Mais chacune de ces formes de
souveraineté peut prendre une forme de gouvernement soit républicaine soit
despotique. Il s’agit de déterminer ici non qui est le souverain mais la
manière dont il exerce ce pouvoir souverain.
La typologie classique
Pour éviter toute confusion, revenons à la division
aristotélicienne. Il existe pour chacun des trois principes, un gouvernement
juste et un gouvernement injuste. Le monarque est juste s’il gouverne en vue du
bien de tous ; il est injuste et devient un despote s’il gouverne en vue
de son propre bien et considère que les sujets sont pour lui ce que les
esclaves sont pour le maître, de simples moyens. De la même manière,
l’aristocratie, gouvernement des meilleurs, dégénère en gouvernement de la
minorité des riches et le gouvernement républicain du grand nombre se
transforme en gouvernement des individus animés uniquement par leur souci de
leur propre intérêt, qui sombre dans l’anarchie. On est passé d’un peuple animé
par la vertu à un peuple corrompu pour parler le langage du républicanisme
machiavélien. Cette distinction entre gouvernement juste et gouvernement
injuste semble ne reposer que sur des considérations morales : quelles
sont les intentions du souverain ? Or, l’opposition du républicanisme et
du despotisme chez Kant n’est pas du tout celle-là : il ne s’agit pas d’opposer
un bon gouvernement et un mauvais gouvernement, ce qui pourrait laisser la
place à de bons despotes, ce qui fut l’une des grandes illusions des penseurs
des Lumières, le despotisme éclairé. Il s’agit de distinguer les gouvernements
uniquement d’après la manière dont ils gouvernent ; c’est une distinction
purement politique.
Ici, nous sommes devant une difficulté, peut-être
seulement apparente, mais qui demande à être levée. D’un côté Kant affirme que
« le pouvoir législatif ne peut
échoir qu’à la volonté unifiée du peuple » ou encore que le
« souverain universel », « considéré d’après les lois de
liberté, ne peut être autre que le peuple unifié lui-même »[7] ;
plus, il affirme « là où État et peuple sont deux personnes différentes,
il y a despotisme »[8].
Et d’un autre côté, la démocratie est caractérisée comme despotisme, alors que
nous entendons couramment sous le terme démocratie, cette unité du peuple et de
l’État.
Républicanisme et despotisme
Le républicanisme est défini comme le principe de la
séparation du pouvoir exécutif (le gouvernement) et du pouvoir législatif.
Cette définition peut évoquer l’article xvi
de la déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la
garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs
déterminée, n'a pas de Constitution. » Inversement, le despotisme
« est le principe selon lequel l’État met à exécution de son propre chef
les lois qu’il a lui-même faites, par suite c’est la volonté publique maniée
par le chef d’État comme si c’était sa volonté privée » (87, viii-352). Autrement dit la définition
du despotisme comme le pouvoir accaparé par un seul homme utilisant la
puissance publique à ses fins personnelles n’est, pour Kant, qu’une conséquence
de la définition politique : non-séparation du pouvoir de faire des lois
et du pouvoir de les mettre en œuvre. Il s’en déduit que les divers types de
souveraineté peuvent prendre une forme despotique. Y compris donc la
souveraineté du peuple.
Pour comprendre ce paradoxe de la souveraineté despotique
du peuple, il faut d’abord rappeler le contexte historique. Kant a approuvé la
révolution française mais a critiqué la terreur. Elle pourrait être l’exemple
de cette démocratie qui se transforme en despotisme. Autre ardent défenseur de
la révolution, Hegel, lui aussi analyse cette « liberté absolue » qui
se réalise dans « la pure négation entièrement dépourvue de
médiation ». Et c’est pourquoi « l’unique œuvre et l’unique exploit
de la liberté individuelle est donc la mort, une mort qui n’embrasse rien et
n’est remplie intérieurement par rien (…) ; c’est donc la mort la plus
froide, la plus triviale, qui n’a plus d’importance que l’étêtage d’un
chou »[9]. Mais
cette explication contextuelle n’est pas pleinement convaincante.
On doit rappeler ce que Kant, comme ses contemporains,
entend par « démocratie ». Il ne s’agit pas de ce que nous entendons
aujourd’hui communément sous ce terme, c'est-à-dire en fait un régime
représentatif, mais un régime dans lequel tous les pouvoirs sont concentrés
directement dans le peuple, à la manière de la démocratie antique, ou des
comités et sections parisiennes qui tiennent les députés sous leur contrôle
direct dans les années 1793-94. Un tel pouvoir, affirme Kant, est
« nécessairement un despotisme parce qu’il fonde un pouvoir exécutif où
tous décident au sujet d’un seul et, si besoin est, également contre
lui ». Ce pouvoir, que Tocqueville appellera « tyrannie de la
majorité » est « nécessairement » despotique, car la liberté y
est en contradiction avec elle-même puisqu’il s’agit d’une forme d’État où
« tous, qui ne sont pourtant pas tous, décident – ce qui met la volonté
universelle en contradiction avec elle-même et avec la liberté ».
Le gouvernement représentatif
Le gouvernement républicain apparaît ainsi comme le seul
gouvernement apte à permettre la liberté des citoyens précisément parce qu’il
est représentatif. Une société sans
séparation des pouvoirs n’a pas de Constitution, dit la déclaration des droits
de 1789. Une forme de gouvernement qui ne sépare pas le pouvoir législatif et
le pouvoir exécutif est une non-forme,
dit Kant. Sur quoi se fonde cette séparation de l’exécutif et du
législatif ? L’explication qu’en donne Kant présente de nombreuses
difficultés.
Tout d’abord, la distinction du législateur et de
l’exécuteur est justifiée ainsi : la loi est toujours générale alors que
son exécution, par définition, est toujours singulière. La loi peut dire que
l’homicide doit être puni et comment il doit l’être en général, mais savoir si
la loi doit s’appliquer dans tel cas particulier et selon quelle modalité, cela
la loi précisément ne le peut pas sauf à retourner la liberté contre elle-même.
Cette démonstration n’est pourtant pas pleinement convaincante.
Il semble que Kant cherche à se démarquer de toute
interprétation de sa pensée qui pourrait faire croire qu’il est partisan du
régime politique français instauré par les révolutionnaires français avec la
Constitution de l’An I, constitution qui, effectivement ignore pratiquement la
séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif puisque le gouvernement
n’est que le conseil exécutif de l’Assemblée. C’est pourquoi Kant affirme qu’au
fond la démocratie est le pire des régimes politiques alors que l’aristocratie
et la monarchie, bien que « toujours vicieuses dans la mesure où elles
laissent toujours le champ libre à cette manière de gouverner [la manière
despotique] », laissent au moins place à l’esprit du système
représentatif. Suit un curieux argument : pour qu’il y ait représentation,
il faut que les représentants soient moins nombreux que les représentés – sinon
les représentants et les représentants sont les mêmes personnes et il n’y a
plus représentation. Donc moins les représentants sont nombreux et plus le
régime peut être vraiment représentatif. D’où il s’ensuit que la monarchie,
ayant réduit la représentation à un seul est potentiellement le meilleur régime
représentatif. On se demande s’il ne faut pas prendre ce raisonnement cum grano salis, tant il paraît jouer
avec les paradoxes.
La réforme contre l’insurrection
Kant développe un deuxième argument en faveur de la
supériorité de la monarchie ou de l’aristocratie par rapport à la démocratie.
Entre tous les mauvais régimes, il faut préférer celui qui est le plus propice
aux efforts pour instaurer l’état de droit.
La seule manière de passer des « constitutions
vicieuses » à la constitution républicaine, « la seule qui soit
parfaitement de droit » est pour Kant la réforme introduite par le
souverain. Kant paraît s’opposer au droit de « résistance à
l’oppression », garanti par la déclaration française de 1789, et, à
fortiori, au droit à l’insurrection, qui figure dans la Constitution de l’An I.
Dans la Métaphysique des mœurs, la
raison de cette condamnation est donnée : « pour que le peuple soit
habilité à résister, il faudrait que l’on dispose d’une loi publique qui
permette cette résistance du peuple, c'est-à-dire que la législation suprême
renferme un article stipulant qu’elle n’est pas suprême »[10].
Cette condamnation est développée dans
l’appendice II (125/126, viii-382/383)
au nom du principe de publicité qui veut que soit juste ce qui peut être
publiquement défendu : « que la rébellion soit un tort, se révèle en
ceci que si sa maxime, si elle s’avouait publiquement, rendrait impossible son
propre dessein ».
Pourtant, cette défense absolue de la réforme
contre la rébellion et contre l’insurrection du peuple contre le souverain
n’est pas aussi claire qu’elle le semble. Dans Vers la paix perpétuelle, c’est seulement la conspiration qui est
condamnée puisqu’elle a besoin d’être secrète pour atteindre ses buts. Mais
quand les représentants du peuple dans la salle du jeu de Paume refusent
publiquement d’obéir aux injonctions du roi, et que le « pouvoir
irrésistible » du souverain doit capituler, à l’évidence nous ne sommes
plus dans le cas évoqué par Kant. Ensuite, comme dans la Métaphysique des mœurs, Kant réaffirme que « lorsque la
rébellion du peuple réussit, ce chef suprême devrait reprendre sa place de
sujet et ne devrait ni mettre sur pied une rébellion pour retrouver sa place ni
craindre de rendre des comptes pour sa conduite antérieure de l’État. »
(126, viii-383)
Autrement dit, la solution la meilleure pour
parvenir au gouvernement constitutionnel et de réformer la « constitution
vicieuse » est que le monarque, par exemple, se transforme de son propre
chef en monarque constitutionnel transférant au « peuple unifié » le
pouvoir législatif. Cependant, si cette voie est bloquée, par l’entêtement du
monarque et que la violence se déchaîne se transformant en révolution, c’est
l’obéissance au nouveau pouvoir révolutionnaire qui est requise. Au moment où
Kant écrit, la question posée n’est plus celle de la légitimité de la
révolution française – que Kant, rappelons-le, a soutenue sans réserves – mais
celle des insurrections contre-révolutionnaires à l’intérieur et des
conspirations des nobles réfugiés à Coblence. Autrement dit, la condamnation
kantienne de la rébellion vise non la révolution française mais ses ennemis.
Comme la Prusse, dont Kant est sujet, est un adversaire déclaré de la France
révolutionnaire, Kant ne peut manifester ouvertement son soutien – d’autant
qu’il est déjà en délicatesse avec le pouvoir à propos de ses écrits sur la
religion. Il emploie donc ce moyen détourné pour affirmer sa propre position
politique en détournant l’attention de la censure.[11]
La signification du républicanisme kantien
Il ne s’agit pas d’opposer une conception modérée du
gouvernement constitutionnel aux extrémistes démocrates français. Les
constitutions monarchistes et aristocratiques sont « vicieuses » et
la seule conforme au droit est celle qui donne le pouvoir législatif au peuple « unifié ». Il s’agit de déterminer
les conditions qui assurent la pérennité de l’état républicain, ce qui n’est
possible que si la manière de gouverner est républicaine, puisque toute autre
manière est « despotique ou violente ». La république moderne, celle
qui vient de naître sous le regard attentif du penseur de Königsberg, ne doit
pas suivre le chemin de « ces prétendues anciennes républiques » qui
« durent (...) se résoudre tout simplement en un despotisme » (88, viii-353). Les développements ultérieurs
de Vers la paix perpétuelle
confirmeront la validité de cette lecture. À la fin du XIXe siècle
prévalurent en Allemagne des lectures conservatrices de Kant qui l’opposaient
aux « extravagances » révolutionnaires des Français. Pourtant, il
n’en allait pas de même dans les années 1840. Heine et Marx, par exemple,
soulignaient au contraire le caractère révolutionnaire de la philosophie
kantienne. Ainsi Marx définit la philosophie de Kant comme « la théorie
allemande de la Révolution Française »[12].
La démocratie, entendue comme pouvoir du peuple sans
constitution, peut être comparée à une liberté déréglée, une liberté qui se
transforme en esclavage de l’individu soumis à ses désirs changeants. La
véritable liberté étant l’obéissance à la loi qu’on se donne à soi-même, un
peuple libre ne l’est, de la même manière, que lorsqu’il s’est donné lui-même
une loi. Des citoyens libres dans une république libre, c’est la vieille
tradition républicaine, celle qui remonte, au moins, à Machiavel, Spinoza ou
aux théoriciens de la révolution anglaise comme Harrington. C’est dans cette
tradition que Kant s’inscrit à sa manière, mais avec une différence capitale.
Pour Machiavel, la république libre doit être prête à soutenir sa liberté et sa
grandeur par la force des armes. Pour Kant, au contraire la république libre va
être l’élément fondamental de la paix.
Chapitre 4
La société des nations : un contrat social universel
1
Le droit des gens
Droit naturel et droit des gens
Le deuxième « article définitif en vue de la paix
perpétuelle » concerne le droit des gens, c'est-à-dire le droit naturel en
tant qu’il règle les rapports entre les nations. Pour Cicéron, la nature et le
droit des gens se confondent : « Ce n’est pas seulement la nature,
c'est-à-dire le droit des gens, qui a établi qu’il n’est pas permis de nuire à
autrui pour satisfaire son intérêt propre ; les législations qui dans
chaque cité règlent l’État ont décidé de même »[13].
Les législations propres à chaque cité sont pour Cicéron le « jus civile » – nous dirions droit
positif ; le droit des gens apparaît ainsi comme le droit de la
« communauté du genre humain ». Dans l’acception de Cicéron, le droit
des gens recouvrirait non seulement les rapports entre nations, mais aussi ce
que Kant va nommer droit cosmopolitique, droit de l’homme en tant qu citoyen du
monde, puisque membre de la communauté du genre humain. Néanmoins la tradition
va restreindre le droit des gens aux relations entre États. Selon Montesquieu
« Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe : que les
diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la
guerre le moins de mal qu’il est possible sans nuire à leurs véritables
intérêts. »[14]
Hugo Grotius, tirant la leçon des déchirements religieux
qui ont embrasé l’Europe chrétienne, tente de reconstruire le droit en
supposant « ce qui ne peut l’être sans crime absolu – que Dieu n’est pas
ou que les affaires humaines peuvent être gérées sans lui ». Le droit
naturel n’est plus le droit tiré de l’ordonnancement divin du monde, mais celui
que la raison humaine peut découvrir par ses propres forces ; « il
consiste en certains principes de la Droite Raison qui nous font connaître
qu’une action est moralement honnête ou déshonnête selon la convenance ou la
disconvenance nécessaire qu’elle a avec une nature raisonnable et
sociable ; et par conséquent que Dieu qui est l’Auteur de la nature,
ordonne ou défend une telle action. »[15]
C’est pourquoi le droit naturel « est immuable, jusque-là même que Dieu
n’y peut rien changer ».(p.50)
Grotius distingue le droit humain comme le droit commun au
plus grand nombre du droit civil qui émane de la puissance politique de chaque
État. Il y a un donc un droit humain moins étendu que le droit civil et un droit
humain plus étendu que le droit civil qui est le droit des gens. Grotius les
définit comme « ce qui a acquis force d’obliger par un effet de la volonté
de tous les peuples ou du moins de plusieurs. » (p.56) Si certains auteurs
assimilent droit des gens et droit naturel, pour Grotius, il s’en distingue en
ce qu’il n’est pas commun à tous les peuples et peut plutôt être comparé à un
droit civil non écrit.
Pour Grotius, le droit naturel ne permet pas de condamner
absolument la guerre. Les « premières impressions de la nature », au
contraire, montrent que nous en avons la permission car « on fait la
guerre pour la conservation de sa vie et de ses membres et pour maintenir ou
acquérir les possessions des choses utiles à la vie » (p.68). De même, la
droite raison nous permet d’user de la violence pour défendre notre vie. En
conclusion, « le droit de nature, qui peut aussi être appelé droit des
gens, ne condamne pas toutes sortes de guerres. »(p.72) Grotius étudie les
nombreux cas de guerres justes compatibles non seulement avec la doctrine du
droit naturel, mais aussi avec la doctrine chrétienne.
La paix, obligation morale et légale
Cette doctrine de la guerre juste est la théorie dominante
à laquelle Kant se confronte. Il s’en prend explicitement à Grotius et à ses
successeurs : « rien que de funestes consolateurs » dont les
arguties philosophiques ne servent qu’à « justifier une offensive de
guerre » (90, viii-355).
C’est toute la distinction entre guerres justes et guerres injustes, guerres
offensives et guerres défensives, qui est ruinée. Si les États en guerre
parlent de droit, il faut y voir en
quelque sorte un hommage du vice à la vertu, un hommage qui n’est purement
hypocrite, car il prouve « qu’on doit pouvoir rencontrer chez l’homme une
disposition morale encore plus haute, bien qu’elle soit présentement en
sommeil, à devenir maître un jour du mauvais principe en lui ».
À proprement parler, en effet, pour Kant, il ne peut y
avoir de « droit de la guerre » puisque la guerre est toujours, par
essence, la négation du droit. C’est pourquoi « le concept de droit des
gens comme droit à la guerre ne veut
proprement rien dire » (92, viii-356).
Le droit à la guerre est celui « qu’exercent entre eux les États
libres dans l’état de nature » donc un état où ils ne sont justement pas
les uns à l’égard des autres dans un état juridique. Kant tente de définir les
conditions du droit à la guerre, du droit pendant la guerre et du droit après
la guerre, mais la guerre est un état dont on doit sortir pour entrer dans un
état légal, celui de la paix perpétuelle. Sur le plan moral, il ne saurait y
avoir aucun doute : « la raison moralement pratique énonce en nous
son veto irrévocable : il ne
doit pas y avoir de guerre, ni entre toi et moi dans l’état de nature, ni entre
nous en tant qu’états »[16].
C’est pourquoi quand il y a guerre, « aucune des deux
parties ne peut être déclarée ennemi injuste » (80, viii-346). En effet, l’état de guerre
est un état de nature, dans lequel aucune sentence de caractère juridique ne
peut être produite, puisqu’une telle sentence suppose précisément qu’on ne soit
plus dans l’état de nature mais dans un état légal. Or dire qu’un ennemi est
injuste, c’est poser une sentence juridique. De manière très positiviste, Kant
en vient donc à déclarer que « seule la tournure des événements (comme
dans un jugement dit de Dieu) décide de quel côté est le droit ». Pour les
mêmes raisons, il ne peut y avoir de « guerre punitive » puisque, en
l’état de nature, « il n’y a pas entre eux [les États] de rapport entre
supérieur et subordonné » (80, viii-347).
On le voit, les questions de Kant conservent pour nous, plus de deux siècles
après Kant, une actualité brûlante.
La guerre, quand elle est devenu inévitable, n’est donc
qu’un « triste expédient » et l’on doit tout faire pour éviter
qu’elle ne se transforme en guerre d’extermination, tout comme on doit se
garder de tout moyen qui « rendrait impossible la confiance réciproque
dans la paix future », ainsi que le stipule le sixième article
préliminaire.
2
Les causes de la guerre et les moyens de la conjurer
Nous avons vu que la garantie première de la paix était la
constitution républicaine des États. Par conséquent, le fait qu’un État n’ait
pas une constitution républicaine constitue une cause majeure de guerre. Les
articles préliminaires explicitent ces causes de guerre en définissant les
réquisits de la paix.
« Un pléonasme suspect »
La paix signifiant la fin des hostilités, le syntagme
« paix perpétuelle » apparaît en effet comme un « pléonasme
suspect » (76, viii-343) qui
indique que, le plus souvent quand ils parlent de paix, les États ne désignent
par là qu’une cessation provisoire des hostilités qui intervient parce que les
deux parties sont « trop épuisées pour poursuivre la guerre ». La
paix n’est possible que si les États renoncent à toute « réserve
secrète » pouvant donner « matière à une guerre future ». On
retrouve ici le principe de publicité : est juste seulement ce qui peut
être défendu publiquement. En filigrane, on peut deviner une revendication qui
deviendra un des mots d’ordre des pacifistes lors de la première guerre
mondiale, savoir l’abolition de la diplomatie secrète. Ce sont en effet, pour
l’essentiel, ces « réserves secrètes » et ces « anciennes
prétentions dont on n’aime pas faire état présentement » qui aident à
comprendre l’enchaînement des évènements qui ont plongé l’Europe dans la
barbarie à l’été 1914.
Ce premier article préliminaire doit être lu comme la
première affirmation du principe de justice en matière de politique
internationale et comme une critique de la « realpolitik ». La fin de
cet article le laisse entendre sur le mode ironique : « Mais si
suivant les concepts éclairés de la prudence politique, l’État place son
véritable honneur dans un constant accroissement de sa prudence, quel que soit
le moyen utilisé, alors ce jugement paraîtra sûrement scolaire et
pédant. » (76/77, viii-344)
Les maximes de prudence sont pour Kant non pas les maximes de la raison
pratique (morale) mais des maximes pragmatiques, c'est-à-dire des maximes qui
définissent seulement l’adéquation rationnelle des moyens au regard de fins
qu’on ne met pas en question et qui peuvent fort bien n’être pas morales. La
formule des « concepts éclairés de la prudence politique » concerne
ces prétentions du politicien « réaliste » que Kant critique à
nouveau dans les appendices. Si on la relie à la critique de « la
casuistique des jésuites » qui se trouve « en deçà de la dignité des
gouvernants », cette « prudence politique » n’est autre que la
maxime « la fin justifie les moyens », une maxime qui, bien que susceptible
d’autres interprétations, est généralement utilisée pour légitimer l’usage de
moyens que la morale réprouve.
Critique de la politique de puissance
Pour que la paix soit possible, les États doivent renoncer
à la politique expansionniste. L’accroissement continu de la puissance
étatique, on vient de la voir, est peut-être une maxime de prudence, mais
certainement pas une maxime juste. Un État n’est pas un patrimoine et un
gouvernement n’est pas un père de famille cherchant à augmenter son patrimoine.
C’est pourquoi le deuxième article stipule qu’« aucun État indépendant ne
doit être acquis par un autre État ». Kant précise « à la faveur d’un
échange, d’un achat ou d’un don » mais c’est évidemment également
l’annexion par les moyens militaires qui est condamnée. Puisque même les moyens
pacifiques d’accroissement de la puissance condamnés, a fortiori les moyens guerriers sont encore plus condamnables. Un
État, nous dit Kant a « sa propre racine » et par conséquent
l’annexion est toujours condamnable car elle consiste en la destruction de la
personne morale que représente toujours un État. Si la légitimité de l’État
repose sur un « contrat originel », l’annexion « contredit ce
contrat sans lequel « aucun droit sur un peuple n’est pensable ».
Autrement dit l’unification de deux États n’est pas impossible mais à la seule
condition que les peuples y consentent.
Le système des achats, des échanges et des dons qui
considère les États comme un patrimoine personnel des gouvernements, c’est le
système des monarchies en Europe. Ce sont les États qui veulent
« s’épouser » et ce « nouveau type d’industrie » qui
consiste à « se rendre hégémonique (…) par des alliances
familiales ». Or ce système est la racine de toutes les guerres européennes
de l’époque qui naissent des prétentions des familles régnantes. Inversement,
les constitutions révolutionnaires françaises (de 1791 aussi bien que de 1793)
proclament les droits des peuples et renoncent solennellement aux guerres de
conquête. Ici encore, bien que de manière implicite, Kant défend la
constitution républicaine, celle de la révolution française, contre les
monarchies qui se sont coalisées contre elle.
La critique de la politique de puissance se poursuit au
cinquième article préliminaire. « Aucun État ne doit s’immiscer par la
violence dans la constitution et le gouvernement d’un autre État » (79, viii-346). Kant polémique encore contre
tous ceux qui tentent de justifier l’intervention contre la France
révolutionnaire. Admettons que la conduite d’un État soit un
« scandale » – les cours d’Europe sont scandalisées par les
évènements français – Kant ironiquement rétorque que « l’exemple du grand
mal qu’un peuple s’est attiré par son absence de loi peut servir
d’avertissement ». Kant généralise ici un principe de droit :
« le mauvais exemple qu’une personne libre donne à l’autre (…) ne lèse pas
cette dernière ». On peut moralement critiquer celui qui se conduit mal
mais non pas le soumettre aux foudres de la loi tant que personne n’est lésé.
Le droit, comme l’affirme la Métaphysique
des mœurs, a pour principe : « Agis extérieurement de telle sorte
que le libre usage de ton arbitre puisse coexister avec la liberté de chacun
selon une loi universelle »[17].
Ce n’est pas « agis moralement » car alors ce sont les intentions qui
seraient soumises au droit et la confusion entre droit et moralité serait
contraire au principe même de la liberté. Ces principes valent également dans
les droits des gens puisque les États y sont considérés comme des personnes morales.
Par conséquent sauf dans le cas où la séparation à l’intérieur d’un État est
devenue un fait – dans ce cas une intervention pour soutenir une partie contre
l’autre est admissible – toute ingérence doit être condamnée comme
« atteinte aux droits d’un peuple ». L’exception est d’ailleurs
intéressante par elle-même. Elle ne peut faire penser qu’à un seul événement
historique proche : la guerre d’indépendance américaine, où la France,
s’ingérant dans les affaires intérieures de la Grande-Bretagne, a apporté son
soutien aux « insurgeants ». Exception significative : il
s’agissait là d’établir un gouvernement républicain contre un régime, le régime
anglais, dont Kant estime le plus souvent qu’il n’a que les apparences de la
constitution de droit mais est, en fait, une sorte de despotisme.
La fin des armées permanentes
Le troisième article préliminaire indique qu’ « avec
le temps, les armées permanentes doivent disparaître ». C’est encore là un
thème républicain classique. Machiavel et Spinoza défendent l’idée qu’un peuple
libre est un peuple armé, un peuple qui ne saurait remettre sa défense à des
armées mercenaires. L’argument de Kant contre les armées permanentes est différent.
Il estime que l’existence de ces armées est en elle-même cause de guerre. En
temps de paix, chaque État est tenté de se surpasser – et de surpasser les
autres États – « par une quantité illimitée d’hommes armés ». On
parlerait aujourd’hui plutôt de courses aux armements. Donc les armées
permanentes sont dangereuses non directement pour la liberté du peuple, comme
le soutiennent les républicanistes classiques, mais pour la paix. Cependant,
Kant rejoint la position des républicanistes dans la défense de l’idée de
peuple armé, et il soutient « l’exercice en armes, pratiqué périodiquement
et volontairement par les citoyens en vue d’assurer leur sécurité et celle de
leur patrie contre les attaques extérieures » (78, viii-345).
Plus généralement, les menaces contre la paix résident
dans les trois puissances : la puissance des armées, la puissance des
alliances, la puissance de l’argent, puisque « cette dernière pourrait
bien être l’instrument de la guerre ». On doit encore une fois noter que
Kant prend parti et que les thèses philosophiques ont des prolongements
politiques évidents pour tout lecteur qui connaît le contexte. Ainsi les armées
permanentes sont évidemment celles des puissances monarchiques européennes
alors que le peuple armé qui défend sa sécurité et celle de sa patrie désigne à
l’évidence la France révolutionnaire qui venait de décréter la « levée en
masse » lors de la bataille de Valmy, une levée en masse dont on doit
rappeler qu’elle ne reposait pas sur le système autoritaire de la conscription
mais sur le volontariat.
De même lorsque Kant s’en prend au système de
l’endettement en vue d’augmenter sa puissance financière pour en faire un
trésor de guerre, est visée « cette invention judicieuse d’un peuple
commerçant de ce siècle », c'est-à-dire la politique de la Grande-Bretagne
qui est le véritable chef de la coalition anti-française. Cependant, au-delà du
contexte précis dans lequel Kant écrit, on constatera la permanence des
problèmes soulevés dans l’histoire mondiale.
3
Fédération d’états libres
Théorie et pratique
Kant définit le droit des gens en comparant les États à
des particuliers dans l’état de nature. Les particuliers dans l’état de nature
se lèsent mutuellement « par leur seule coexistence » et il leur est
donc nécessaire d’entrer dans une constitution civique. De même les États ne
peuvent rester dans l’État de nature et doivent entrer dans une constitution
civique universelle, une « alliance de peuples » qui pourtant ne
serait pas un « État de peuples ».
La position kantienne doit être comprise avec précision,
surtout aujourd’hui où les idées courantes opposent la souveraineté des nations
et l’existence d’un ordre pacifique international. On assimile volontiers la
revendication de souveraineté au nationalisme voire au chauvinisme et l’idée –
confuse – de « mondialisation » se donne l’annonce d’un avenir
radieux où s’effacerait la division de l’humanité en peuples distincts.
Théoriquement, les États devraient être amenés à renoncer
à leur existence indépendante, de la même manière que les particuliers
renoncent à la « liberté sauvage » de l’état de nature, en vue de se
soumettre à un pouvoir souverain unique, un « État des peuples » – et
c’est cette perspective qui est avancée dans L’idée d’une histoire universelle. Une telle perspective serait
évidemment conforme aux principes moraux de la raison pratique qui fait de
l’humanité une communauté. Mais on doit constater que les peuples « suivant
leur idée du droit n’en veulent pas ». Théoriquement donc, serait
nécessaire une « république mondiale », mais de fait on doit se
contenter d’une « alliance permanente, protégeant de la guerre et
s’étendant toujours plus loin » (93, viii-357).
Solution dont Kant craint l’instabilité puisqu’elle « présente le constant
danger d’exploser ». Ainsi l’alliance permanente des États souverains
apparaît-elle dans un premier temps comme un pis-aller, faute de pouvoir fixer
comme objectif réaliste la république universelle qui rendrait en quelque sorte
caduque le droit des gens.
La sagesse de la nature
Cependant, l’annexe I vient donner toute sa valeur au
droit des gens. La possibilité de la république universelle est réfutée, non à
cause de la malignité des gens, mais parce que la nature ne le veut pas.
Plus : Kant affirme que l’existence d’états indépendants, séparés,
« vaut encore mieux que la fusion des États en une puissance dépassant
toutes les autres et se transformant une monarchie universelle » (106, viii-367). En voulant réaliser la
république universelle, on serait conduit à la monarchie universelle et donc à
une forme de gouvernement contraire à la liberté. Kant donne
l’explication : « en effet, les lois, au fur et à mesure que le
gouvernement prend de l’extension, perdent de plus en plus de leur vigueur et
un despotisme sans âme, avoir extirpé les germes du bien, tombe finalement
quand même dans l’anarchie. » Il y a sans doute là comme un écho du Contrat Social de Rousseau qui affirme
que l’extension de la République est le plus sûr moyen de la transformer en
despotisme. Or, cette volonté de dominer semble inhérente à l’État qui veut
s’assurer la paix par l’empire sur les autres États. Mais la nature s’oppose à
cette tentation impériale de tous les États. Elle empêche l’unification des
peuples sous un même gouvernement en les empêchant de se mélanger par « la
diversité des langues et des religions ». Cette diversité est à la racine des
haines nationales et des guerres, mais le progrès de la civilisation conduira à
une entente non despotique, qui transformera l’hostilité en échanges et la
haine en émulation. De même que « l’insociable sociabilité » des
individus, dans L’idée d’une histoire
universelle, conduisait nécessairement à la création d’un État de droit, de
même il y a une espèce d’insociable sociabilité des nations qui finalement
fonde la stabilité de l’union des nations et garantit la paix. C’est pourquoi
Kant peut dire que « la nature sépare sagement les peuples » (107, viii-368).
Résumons : en ce projet d’assurer la paix
perpétuelle, le mieux (la république universelle) se révèle finalement l’ennemi
du bien (l’union fédérative) et finalement la raison s’accordant avec la
sagesse de la nature doit préférer cette solution.
Le projet kantien à l’épreuve de l’histoire
La conception kantienne du droit des gens repose bien sur
une sorte de contrat social universel, mais un contrat social qui ne crée pas
de souverain et dont la stabilité repose, en dernière analyse, sur le caractère
raisonnable des contractants. C’est pourquoi le deuxième article définitif est
nécessairement précédé par le premier, c'est-à-dire par la constitution
républicaine des États, seule véritable garante de la paix.
Le projet kantien n’est pas resté un projet purement
théorique qui n’aurait rien valu en pratique. Bien au contraire, l’idée d’une
union de nations libres a été le fil directeur de tous les mouvements qui, au
cours des deux derniers siècles, ont voulu donner une alternative à la guerre
et au conflit terrible des puissances. Ce fut tout d’abord l’internationalisme
des mouvements ouvriers et socialistes. On a souvent mal compris la
proclamation de Marx et Engels dans le Manifeste
communiste : « les prolétaires n’ont pas de patrie ». Ils
n’ont pas de patrie, car le mode de production capitaliste la leur retire.
Pourtant, les socialistes et les communistes héritiers de Marx se sont voulu
« internationalistes ». Le mot le dit assez : pour qu’il y ait
internationalisme, il faut qu’il y ait des nations qui s’entendent, donc qui
continuent d’exister de manière séparée. Dans l’internationalisme, il ne s’agit
pas de fusion des peuples, mais de leur amitié, rendue possible quand les
puissances de l’argent et des armées ont été renversées. C’est d’ailleurs
seulement ce qui permet de comprendre le soutien constant de Marx aux
mouvements nationaux irlandais ou polonais contre les empires qui les
opprimaient. Inversement, la catastrophe qu’a été la dictature stalinienne en
Union Soviétique peut s’expliquer, en partir, par la volonté de réaliser de
force une « république universelle des soviets », depuis l’invasion
de la Pologne et de la Finlande à la fin de la première guerre mondiale jusqu’à
la doctrine de la « souveraineté limitée » servant à justifiant
l’intervention des troupes russes lors du « printemps de Prague » ou
en Afghanistan. Comme Kant le prévoyait, la fusion des peuples, la négation de
l’indépendance des nations débouchait sur le despotisme.
Pour que la guerre de 1914-1918 soit la « der des
ders », les grandes nations démocratiques imaginèrent de créer une
« société des nations » dont la dénomination même était parfaitement
kantienne. On sait que la SDN devint rapidement le champ clos d’affrontements
et se révéla impuissante à empêcher la Seconde Guerre mondiale. L’expérience
semblait démentir les espoirs que Kant pouvait mettre dans une telle
organisation comme moyen de conjurer la guerre. Mais là, c’est certainement le
premier article définitif qui faisait défaut. Beaucoup des membres de la SDN
n’étaient pas des États dotés d’une constitution républicaine et c’est au
contraire la montée des tyrannies fascistes qui caractérise la période. Quant
aux États à constitution républicaine, ceux-ci n’étaient souvent, au regard des
critères kantiens, que des apparences de républiques puisqu’elles contrôlaient
de vastes empires et que la politique des uns et des autres fut de jouer à des
jeux dangereux avec les États totalitaires.
Finalement, du point de vue empirique, rien ne permet de
ranger le projet kantien au rang des utopies ou des rêveries philanthropiques
comme pouvait l’être le Projet de paix
perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre.
4
Le droit cosmopolitique
Un droit restreint ?
Le droit cosmopolitique est le droit de l’homme en tant
que citoyen du monde. L’idée d’un droit cosmopolitique trouve son origine dans
le droit naturel antique, tel que Cicéron l’a exposé. La communauté en nature
des hommes fonde une communauté du genre humain qui définit les droits les plus
fondamentaux. Selon la conception ancienne, le juste est ce qui est utile à
tous. Ainsi « Si la nature prescrit de prendre soin d'un homme pour cette
seule raison qu'il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait
un intérêt commun à tous »[18].
Cette idée commande toute la hiérarchie des devoirs : « il est
absurde de dire, comme certains, que l'on n'enlèvera rien à un père ou un frère
dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c'est une autre
affaire : les gens qui parlent ainsi décident qu'ils n'ont point de lien de
droit avec leurs concitoyens, qu'ils ne forment avec eux aucune société en vue
de l'utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association
civile. »
Or, ce qui frappe dans la manière dont Kant pose le droit
cosmopolitique, c’est qu’il est extrêmement limité. « Le droit
cosmopolitique doit se restreindre aux conditions aux conditions de
l’universelle hospitalité. » (93, viii-358)
Mais c’est pour ajouter immédiatement que l’hospitalité n’est pas à
entendre ici comme une question de philanthropie mais comme une question de
droit. Cela signifie que cette universelle hospitalité doit faire partie du
système du droit que reconnaît chaque État. Toute personne arrivant sur le
territoire d’un pays ne peut être traitée en ennemi et ne peut être renvoyée
que si cela ne signifie pas sa perte. Ce droit est donc un
simple « droit de visite ». Sont ici fondés deux principes
fondamentaux des États de droit contemporains : 1° le principe de libre
circulation des hommes et 2° le droit d’asile pour les réfugiés, c'est-à-dire
ceux dont le renvoi signifierait la perte. La caractère très restreint du droit
cosmopolitique kantien ne doit pas nous tromper. D’une part, en lui-même, il
reste encore très largement un idéal que les États les plus démocratiques et
les plus universalistes ne respectent que moyennant des restrictions fortes. La
politique des visas adoptée par les pays du Nord à l’égard des pays du Sud est
le plus souvent une dénégation pure et simple du droit de visite. Quand au droit
d’asile, il se réduit bien souvent à la gestion internationale des camps de
réfugiés. D’autre part, le droit cosmopolitique est, pour Kant, le point de
départ d’un long développement polémique contre la colonisation et contre la
cruauté des nations qui se disent « civilisées ».
La communauté du genre humain : une communauté
effective
Une lecture superficielle a souvent conduit les
commentateurs à faire de Kant le philosophe d’un moralisme abstrait,
désincarné, privé de toute effectivité. Il n’en est rien. Le développement
historique concret de l’humanité donne une preuve de la validité du droit
cosmopolitique.
Le droit de visite, précise d’abord Kant, n’est pas un
« droit de résidence ». En termes contemporains, la politique de
l’immigration reste du ressort de la souveraineté des États puisque ce droit de
résidence exigerait « un traité particulier de bienfaisance qui ferait de
lui pour un certain temps un habitant du foyer » (94, viii-358). Donc le droit de résidence
est conditionnel et Kant ne voit nulle injustice dans ce caractère
conditionnel. L’expression « habitant du foyer » dit bien que
l’étranger invité à s’installer sur le territoire national est un hôte
accueilli par bienfaisance. Mais en ce qui concerne le droit de visite, il a un
caractère, au contraire, inconditionnel. « Ce droit, dû à tous les hommes,
est celui de se proposer à la société, en vertu du droit de la commune
possession de la surface de la terre, sur laquelle, puisqu’elle est sphérique,
ils ne peuvent se disperser à l’infini mais finalement se supporter les uns à
côté des autres et dont personne à l’origine n’a plus qu’un autre le droit
d’occuper tel endroit. »
Ainsi le droit cosmopolitique se déduit du « droit de
la commune possession de la surface de la terre ». La Métaphysique
des mœurs précise ce dont il s’agit de la « communauté originaire du sol et avec elles des
choses qui s’y trouvent », laquelle est « une Idée qui possède une
réalité objective (juridiquement pratique) et qui est tout à fait distincte de
la communauté primitive (…) qui est une fiction. »[19]
La communauté primitive est un stade
historique supposé ayant existé – on retrouve cette idée par exemple dans le
matérialisme historique sous le nom de communisme historique. Mais Kant ne veut
pas nous dire qu’il y a eu une époque où la possession du sol était commune. Si
une telle communauté avait existé, elle aurait dû être instituée par un
contrat, fondé sur la renonciation de tous les contractants à la possession
privée et donc il ne s’agirait nullement d’une possession originaire. La
communauté originaire du sol est une « Idée ». On doit l’entendre au
spécifique de Kant. Les Idées se distinguent des concepts en ce qu’elles ne se
rapportent pas à une expérience possible. Elles jouent essentiellement un rôle régulateur
du point de vue théorique. En revanche, dans l’usage pratique de la raison, les
Idées jouent un rôle, actif. L’idée de liberté, bien qu’étant en elle-même
« mystérieuse » est cependant ce à partir de quoi peut être
construite la morale, c'est-à-dire l’usage pratique de la raison. La communauté
originaire du sol « renferme a priori le principe de la possibilité
d’une possession privée ». Le conditionné présuppose l’inconditionné, bien
que l’inconditionné soit d’atteinte de la puissance de notre esprit. De manière
analogue, bien que la possession commune originaire (Kant dit aussi
« collective ») ne soit pas connaissable comme fait historique, elle
est un principe juridique à partir duquel peut être fondé le droit privé. C’est
pourquoi elle est bien « juridiquement pratique ».
On en déduit que la répartition des hommes sur la surface
de la terre, leur appropriation de telle parcelle de cette surface n’est pas
logiquement le fait premier. Ce qui est premier c’est l’existence de la
communauté humaine possédant originairement en commun tout le sol. Pour qu’il y
ait propriété privée, donc, il faut que les hommes aient déjà construit du
droit, c'est-à-dire aient commencé de trouver de « se supporter ». La
réalité objective de cette idée est donnée dans « le plan de la
nature ». Les hommes sont souvent séparés par de vastes étendues
inhabitées, mais les moyens sont à leur disposition pour « se rapprocher
les uns des autres par-delà les contrées sans maître », le chameau pour
traverser les déserts et les vaisseaux qui font des mers un moyen de relier les
hommes.
La critique du colonialisme
Les vaisseaux permettent ce lien, mais il est seulement
limité « à la recherche des conditions de possibilité d’un commerce avec
les anciens habitants », mais comme l’hospitalité inscrite dans le droit
cosmopolitique ne donne pas le droit de résidence, ceux qui utilisent leur
puissance maritime pour aller s’installer au-delà des mers et ne se contentent
pas du « droit de visite », ceux-là commettent une injustice. En
effet, « la conduite inhospitalière
des États civilisés et particulièrement des États commerçants de notre partie
du monde » transforme le droit de visite en conquête et cela « va
jusqu’à l’horreur ». Toutes ces conquêtes provoquent « l’oppression
des indigènes le soulèvement des divers États de ce pays, et jusqu’aux guerres
largement étendues, la famine, la rébellion, la trahison et toute la litanie
des maux qui oppriment le genre humain qu’on peut continuer à égrener. »
(95, viii-359). Du coup, les
restrictions que la Chine et le Japon mettent au droit de visite sont
pleinement justifiées.
Kant ne se contente pas de la protestation contre le
colonialisme, laquelle est relativement courante à l’époque des Lumières[20].
Les conquêtes coloniales apparaissent comme la source de nouvelles guerres
entre les puissances européennes. Car « l’esclavage le plus cruel et le
plus calculé » (96, viii-359) ne
rapporte pas de « véritable bénéfice » et sert seulement à
« mener ainsi à nouveau des guerres en Europe ». Kant s’en prend aux
puissances « qui font grand cas de piété » alors qu’elles
« s’abreuvent de l’injustice ». Encore une fois, la première
puissance visée est l’Angleterre – puisque la France vient d’abolir l’esclavage
dans « les îles à sucre ».[21]
Ainsi s’affirme la réalité objective du droit
cosmopolitique qui n’est pas une vague affirmation morale que nous sommes
citoyens du monde, mais un principe juridique non écrit et écrit qui doit
s’imposer au moment où « la communauté (plus ou moins étroite) formée par
les peuples de la terre ayant globalement gagné du terrain, on est arrivé au
point où toute atteinte au droit dans un seul
lieu de la terre est ressentie en tous. »
(96, viii-360). On ne peut
qu’admirer comment, presque dans le détail, Kant anticipe toutes les critiques
modernes de l’impérialisme, qui « porte en lui la guerre comme la nuée
l’orage », ainsi que le disait Jean Jaurès, du partage du monde entre les
grandes puissances et des effets néfastes de la domination du commerce. La
« mondialisation » et ses conséquences ne datent pas de la fin du xxe siècle ! Et c’est
d’une manière extraordinairement actuelle que Kant nous invite à faire du droit
cosmopolitique le moyen de penser globalement le droit de chacun.
Chapitre 5
Morale, droit, politique
1
La critique de la realpolitik
Théorie et pratique
La pensée politique kantienne est soumise à la critique
des « réalistes ». La paix perpétuelle et plus généralement les
principes républicains kantiens seraient « impraticables ».
Impraticables, parce que purement « théoriques » – Kant ne dit-il pas
qu’ils sont a priori, c'est-à-dire
qu’ils sont conçus par la raison pure, antérieure à toute expérience ? Les
reproches adressés à Kant redoublent en quelque sorte les virulentes critiques
que le parlementaire et publiciste britannique Edmund Burke adresse à la
révolution française dans ses fameuses Réflexions
sur la révolution en France. L’esprit de système, l’abstraction et le refus
de l’expérience du passé, voilà ce qui conduira la France révolutionnaire à la
catastrophe. Le premier appendice de Vers
la paix perpétuelle peut ainsi se lire non seulement comme un prolongement
de Théorie et pratique, mais aussi
comme une réponse à Burke.
Face aux prétentions de la soi-disant « politique
réaliste », la « realpolitik », Kant entreprend une critique
serrée, si importante que l’appendice I est, en volume, la partie la plus
importante de l’ensemble du traité ; en outre, l’appendice II prolonge
très largement cet appendice I. Ces deux appendices constituent le point
d’appui philosophique de l’ensemble du traité. Ils donnent l’explication
complète de cette curieuse annexe II, « Article secret en vue de la paix
perpétuelle ». Cet article se donne comme une première élucidation du
rapport entre philosophie et politique. « Les États armés pour la guerre
doivent consulter les maximes des philosophes concernant les conditions de
possibilité de la paix publique » (108, viii-368)
affirme l’annexe II. Présenté comme une clause permettant au souverain
de consulter les philosophes sans paraître chercher à « s’instruire auprès
de ses sujets » (108, viii-369)
semble simplement renouveler le thème des philosophes éclairant le
souverain, selon une figure bien connue des Lumières, celle du despote éclairé.
En réalité, il n’en est rien : pour la clause secrète soit mise en œuvre,
il suffit de laisser aux philosophes la pleine liberté de s’exprimer
publiquement. Kant ne demande pas que les avis des philosophes aient force de
loi mais seulement qu’ils puissent être écoutés. Toutes les précautions
d’usage, sous forme de dénégations, n’empêchent pas la critique acerbe d’une
justice qui se sert du glaive pour faire pencher l’un des plateaux de la
balance selon le principe « malheur aux vaincus ». C’est pourquoi
« le juriste qui n’est pas en même temps (en matière de moralité)
philosophe, éprouve la plus grande tentation, parce que sa fonction consiste
seulement à appliquer les lois existantes » (109, viii-369). Or les lois existantes doivent être améliorées –
c’est là, comme on l’a vu une des conditions de la paix. L’auteur de Qu’est-ce que les Lumières ?
rappelle indirectement que le public doit s’éclairer progressivement. Mais
« pour ces Lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive
parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de la raison sous tous ses
rapports. » (45, viii-36) Kant
n’est pas Platon : les philosophes ne sont pas des politiques et il refuse
la thèse des philosophes rois « parce que détenir le pouvoir corrompt
inévitablement le jugement libre de la raison. » (109, viii-369) Mais la philosophie doit jouer
un rôle politique à éclairer « les peuples royaux », c'est-à-dire les
peuples souverains. Cela va donc au–delà d’un plaidoyer pro domo pour la philosophie. La liberté et la considération où
l’on tient la philosophie sont donc un des éléments d’un véritable régime
républicain.
La prudence du serpent
Cette place donnée à la philosophie ou au philosophe (en
tant que moraliste) est politique parce qu’elle est dirigée directement contre
la domination de la politique par le politicien « réaliste », ce
« praticien » pour qui la « généreuse espérance » de la
paix perpétuelle n’est qu’un songe creux et « la morale n’est qu’une
simple théorie » (111, viii-371).
Le « praticien » pourrait admettre la morale mais seulement comme une
tactique politique dans la proposition : « l’honnêteté est la meilleure politique », proposition que
l’expérience contredit ! En réalité, la prudence n’est pas un bon guide.
En effet, elle ne repose que sur le calcul des enchaînements supposés des causes
et des effets. Mais cette raison calculatrice « n’est pas suffisamment
éclairée pour embrasser du regard la série des causes prédéterminantes qui
permet de pronostiquer avec assurance, d’après le mécanisme de la nature, le
résultat heureux ou malheureux des faits et gestes des hommes ». Les
tromperies, les manœuvres et les combines de la diplomatie de puissance
prétendent toujours agir en vue du bien, sacrifier l’action morale au motif
d’une fin louable et, immanquablement, elles précipitent les catastrophes. Il
faut donc suivre la voie du devoir, sans quoi le droit lui-même devient
impossible.
S’il faut lier morale et politique, c’est la morale qui
doit avoir le dessus. C’est pourquoi on doit concevoir un politique moral mais non un « moraliste politique qui se forge une morale qui soit profitable à
l’intérêt de l’homme d’État. » Le politique moral est celui qui prescrit
d’agir au plus tôt pour corriger les vices des États ou des rapports entre
États. Kant montre que le politique moral peut s’accorder avec la prudence en
défendant la voie de la réforme, refusant de renverser une constitution avec
qu’une autre meilleure ne soit prête pour la remplacer et défendant ainsi
l’évolution progressive « réformiste » : un État peut déjà se
gouverner de manière républicaine alors que sa forme extérieure est encore
despotique. En revanche, la même politique morale dicte de soutenir un régime
révolutionnaire dès lors qu’il est institué. C’est là une constante de la
politique kantienne : défendre la révolution française à l’extérieur mais
se mettre dans la voie des réformes pour l’Allemagne. Ce n’est pas, de sa part,
une conviction dictée par la maxime « soyez prudents comme les
serpents » ou du moins pas seulement ; il est persuadé que
l’Allemagne n’est pas prête à changer brutalement de constitution et, de plus,
la voie réformiste est la plus économique et la plus conforme aux principes du
devoir. L’idée du retard allemand sera d’ailleurs une constante des penseurs
allemands républicains ou révolutionnaires jusqu’aux jeunes hégéliens et à
Marx.
Enfin, le politique moral refusera d’imposer à la force à
un autre État, même injuste, ses propres principes. Ce sont les « lois
permissives de la raison » (114 note, viii-373)
qui conduisent à accepter cette politique de non-intervention dans les affaires
intérieures d’un autre État. Kant admet qu’il puisse y avoir des
« moralistes despotisants » qui offensent les règles de la prudence
mais, au total, il est plus facile d’enseigner la prudence à ce genre de
moraliste que d’enseigner la morale aux « politiques moralisants »
puisque ce dernier maquille « les principes politiques contraires au
droit ». Cette discussion très générale semble nous éloigner de la
question de la paix, mais il n’en est rien. La critique des maximes sophistiques
des « praticiens » (116 et 117, viii-374/375)
débouche à nouveau sur la critique de la politique de puissance qui conduit à
la guerre : pour ces politiques en effet l’honneur se résume à
« l’honneur d’étendre leur puissance ». La critique du politique
moralisant se concentre finalement sur un point : il méconnaît « le
principe suprême dont dérive le dessein de la paix perpétuelle » (118, viii-376).
2
Que la justice
soit faite …
La justice, première vertu politique
Kant prend soin de montrer que ses thèses sont juridiques
et non morales ou philanthropiques. Cependant la source du droit et de la
morale est unique : elle réside dans le pouvoir législateur de la raison.
De nombreux critiques ont ainsi mis en cause chez Kant un véritable fanatisme moral
condamné par la formule « fiat justicia, pereat mundus » qu’on
peut traduire par « que la justice soit faite, dût le monde périr ».
Or Kant assume cette formule qu’il traduit à sa manière : « que règne
la justice, dussent tous les fripons de la terre être anéantis à cause
d’elle », et il ajoute que « c’est une proposition de droit très
courageuse qui permet de couper court à tous les chemins tortueux que la
perfidie ou la violence ont tracés » (120, viii-378).
Remise dans le contexte, cette affirmation peut être comprise comme un soutien
aux révolutionnaires français qui ont entrepris par la manière forte d’anéantir
« les fripons de la terre ».
Kant a, certes, condamné l’exécution de Louis xvi, mais il critique dans cet acte le
fait que Louis xvi ait été jugé
pour ses actes antérieurs à la proclamation de la constitution
républicaine : « lorsque la rébellion du peuple réussit, ce chef
suprême devrait reprendre sa place de sujet et ne devrait ni mettre sur pied
une rébellion pour retrouver sa place ni craindre de rendre des comptes pour sa
conduite antérieure de l’État. » (126, viii-383).
Autrement dit, on ne pouvait accuser le citoyen Louis Capet d’avoir été le roi
Louis xvi, mais la porte restait
ouverte pour une accusation de trahison ou pour avoir mis sur pied « une
rébellion pour retrouver sa place ». La condamnation kantienne du régicide
français n’a pas grand-chose à voir avec l’horreur éprouvée par les
intellectuels allemands qui se sont détachés de la révolution française après
1793.
Mais la maxime kantienne n’est pas un produit de la
conjoncture. Elle est la conséquence directe de la conception politique et
morale kantienne. Politiquement, elle « oblige les puissants à ne pas
dénier ou restreindre le droit de quiconque en raison d’une disgrâce ou d’une compassion
envers d’autres » (121, viii-379).
Elle conduit d’une nouvelle manière à l’exigence d’une constitution
républicaine, c'est-à-dire de la « constitution intérieure d’un État [qui]
soit érigée selon les purs principes du droit ». Elle demande aussi d'agir
en vue de régler légalement les différends avec leurs voisins. La justice est
donc le premier principe politique qui commande tous les autres ; elle est
donc la vertu première d’une organisation politique. Prolongeant la critique
des morales téléologiques qui prennent le bonheur pour critère de l’action
morale, Kant affirme maintenant : « Cette proposition ne veut rien
dire d’autre que ceci : il ne faut pas que les maximes politiques
procèdent du bien-être et du bonheur que chaque État peut attendre de leur
observation ». S’il y a conflit entre justice et progrès de la prospérité
matérielle, c’est donc la justice qui doit primer. Si par exemple, on ne peut
sans injustice – c'est-à-dire sans violer les droits d’une personne – augmenter
la richesse de tous, il faut renoncer à ce moyen. Les maximes politiques du
gouvernement doivent découler du « pur concept de devoir de droit ».
(112, viii-372).
Ainsi, la maxime inflexible de Kant n’est pas une maxime
pour des moralistes exterminateurs. Elle est au contraire un refus catégorique
de toute logique sacrificielle. Jamais les droits d’un individu ne peuvent être
sacrifiés pour un avantage collectif. L’opposition de Kant est nette aux
diverses formes d’utilitarisme qui font du plus grand bonheur possible pour le
plus grand nombre le critère ultime de l’action.
Concordance de la politique et de la morale
Cette primauté de la justice ne découle pas de
considérations empiriques. Elle procède du « concept transcendantal du
droit public ». Ce concept s’exprime sous la forme du principe de
publicité selon lequel une maxime ne peut être une maxime de droit si elle ne
peut pas être exposée publiquement. Nous avons déjà montré quel rôle elle joue
dans la justification de la constitution républicaine et la question du droit
de rébellion. Mais elle vaut également dans le droit des gens. Dans les
alliances qu’un État noue avec les autres, aucun État ne peut se réserver le
droit de ne pas tenir ses promesses. En effet, s’il annonçait publiquement
qu’il se réserve ce droit, tous les autres soit le fuiraient soit s’uniraient
pour combattre ses prétentions. Autrement dit, les « maximes
sophistiques » affirmant la primauté de la prudence politique sur la
morale se contredisent elles-mêmes. Les avantages auxquels elles prétendent se
révèlent vains. (cf. 127/128, viii-383/384)
Ce principe de publicité doit être compris comme une
traduction juridique de l’impératif catégorique. Les raisonnements de Kant
reprennent ceux utilisés dans les Fondements
de la métaphysique des mœurs ou dans Sur
un prétendu droit de mentir par humanité. Si j’énonce le principe :
« le mensonge est légitime en vue d’obtenir un quelconque plus grand
bien », alors plus personne ne voudra croire en ma parole et par
conséquent je ne pourrai plus obtenir aucun des avantages présumés de ce droit
de mentir que je m’étais octroyé. Le principe de publicité juridique apparaît
donc bien comme une reprise du principe d’universalité moral : « Agis
uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle
devienne une loi universelle. »[22]
On dispose donc d’un critère permettant de déterminer
négativement ce que peut être l’accord entre morale et politique. Il reste à
montrer comment ces maximes s’accordent avec le droit des gens. La réponse est
claire : le droit des gens est possible seulement sur la base d’un état de droit et seule l’union
fédérative des États en vue d’éloigner la guerre est « le seul état de
droit compatible avec la liberté des États. Ainsi la concordance de la
politique et de la morale n’est-elle possible que dans une union
fédérative » (129, viii-385). L’état
de droit seul rend effectives pour toutes les exigences morales issues de la
raison. Ainsi se trouvent noués morale, droit et politique. Certes, il peut
rester une contradiction entre l’amour des hommes et le respect du droit qui
sont tous les deux des devoirs. Mais le premier n’est qu’un devoir conditionné, alors que le second inconditionné. Un devoir inconditionné
est un devoir qui découle de « la simple représentation de cette action
même » alors qu’un devoir conditionné qui pense la nécessité de l’action
« médiatement par la représentation d’une fin »[23].
S’il y conflit entre ces deux devoirs, c’est le devoir inconditionné qui seul
peut limiter le devoir conditionné. Il faut comprendre qu’il ne s’agit pas
d’une simple construction logique abstraite. Supposons que par amour de
l’humanité, on agisse en limitant le devoir inconditionné, c’est alors la
valeur même de cette humanité au nom de laquelle on prétend agir qui se trouve
diminuée, puisque ce qui fait de l’humanité une fin en soi, c’est précisément
cette dignité qui réside dans la vie morale. Ce principe, qu’on pourrait
appeler après Rawls de priorité du juste sur le bien et dont nous avons déjà vu
d’autres utilisations, permet donc de dénouer tous les cas de conflit des
devoirs et il est seul à pouvoir fonder une société bien ordonnée du point de
vue du droit des gens.
3
L’histoire et le droit
La Providence
Donc la paix perpétuelle n’est pas une vague aspiration à
la paix, elle n’est pas un principe philanthropique dont l’effectivité
resterait aléatoire ; elle est un état
juridiquement fondé. Mais qu’est-ce qui permet de considérer que cet idéal du
droit n’est pas un état à jamais inaccessible si on considère ce « bois
tordu » dont est faite l’humanité ? Kant fait ici intervenir la
Providence, comme un « deus ex machina ». À l’évidence, cette idée
vient de la philosophie de Leibniz dont les grands thèmes ont été largement
diffusés par l’enseignement de Wolff. Cela peut sembler curieux pour le lecteur
de la Critique de la Raison Pure.
Cette Providence pourrait bien être une de ces idées cosmologiques dont la Critique a montré la dialectique,
c'est-à-dire le caractère illusoire. L’explication est donnée dans la longue
première note de l’Annexe I. « Dans le mécanisme de la nature dont l’homme
(comme être sensible) relève, se montre une forme qui se trouve déjà au
fondement de son existence et que nous ne pouvons pas comprendre autrement
qu’en supposant qu’elle est la fin d’un auteur du monde qui l’a
prédéterminée » (98, viii-361).
Il n’existe aucun concept de Dieu puisque Dieu ne peut
être l’objet d’aucune expérience possible. Mais l’idée d’une nature guidée
selon un plan (divin) est une idée qui possède pour Kant une objectivité certaine.
Dans la Critique de la Faculté de juger,
il montre à partir de l’étude des êtres vivants que la conception purement
mécanique causaliste employée en physique est inapte à rendre compréhensible le
vivant, singulièrement le pouvoir auto-organisateur et auto-formateur des êtres
animés. Pour rendre intelligibles ces phénomènes, nous devons donc supposer
(sans pouvoir la connaître) une finalité générale de la nature. La vie de
l’homme (en tant qu’être sensible) appartenant à ce monde naturel est donc
susceptible d’être comprise seulement par le moyen de jugement téléologique,
c'est-à-dire orienté par la présupposition d’une finalité.
Le « plan de la nature » n’est donc ni l’objet
d’un article de foi, ni celui d’une intuition intellectuelle – rigoureusement impossible
pour Kant – mais un postulat rendu nécessaire par les exigences de la raison.
Sa valeur objective est attestée par le gain d’intelligibilité qu’il procure
dans la compréhension de la nature « dont le cours mécanique laisse
manifestement briller une finalité ». Le finalisme kantien, profondément
différent des finalismes antérieurs (d’Aristote à Leibniz) ne se présente donc
pas comme un retour en arrière par rapport à la pensée moderne antifinaliste de
Galilée, Descartes ou Spinoza. Sa valeur réside dans ce qu’il permet de
réconcilier la connaissance théorique que nous pouvons avoir de l’homme comme
être sensible naturel et les exigences de la raison pratique qui saisit l’homme
comme être de raison. C’est une idée « transcendante d’un point de vue théorique,
mais qui, d’un point de vue pratique (par exemple si l’on considère le concept
du devoir de paix perpétuelle, pour utiliser à cette fin le mécanisme de la
nature) est bien fondée dogmatiquement et en réalité. » (100, viii-362)
La philosophie de l’histoire
Ainsi « l’humeur » qui peut s’emparer de nous
lorsque nous contemplons le spectacle de l’histoire humaine qui n’est
« dans l’ensemble, en dernière analyse, qu’un tissu de folie »[24]
peut-elle céder la place à la compréhension d’un processus historique dont
saisissons le fil directeur. Les penchants, « en eux-mêmes peu
sympathiques » de l’homme doivent être compris comme les moyens dont se
sert la Nature pour parvenir à ses fins, l’établissement d’un état de droit. On
pourra discuter longuement cette philosophie de l’histoire qui de Leibniz à
Hegel et Marx nous convie, en de compte, à relativiser le mal et à rechercher
comment le mal lui-même est un des moyens par lequel advient le bien. Il reste
que, en dernière analyse, cette philosophie de l’histoire légitime le projet de
paix perpétuelle. Refusant les philosophies qui, de Sénèque à Rousseau parient
en quelque sorte sur une nature bonne de l’homme, alors que nous avons tant de
signes du contraire, Kant admet l’existence d’un « mal radical »[25].
Alors que Rousseau se demandait si la République dessinée dans le Contrat Social n’était pas un régime
fait pour des dieux plutôt que pour des hommes[26],
pour Kant, « le problème de l’institution de l’État, aussi difficile qu’il
paraisse, n’est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu’ils
aient un entendement) » (105, viii-366).
Nous arrivons ainsi à cet apparent paradoxe : la
guerre elle-même est un des moyens dont la nature se sert pour parvenir à ses
fins. Si on peut trouver au courage au combat une certaine « dignité
intérieure » (103, viii-365),
cela ne concerne, certes, le genre humain que comme « classe
animale ». Mais, par la guerre, les hommes peuplent toute la terre,
entrent en contact les uns avec les autres et se trouvent en fin de compte confrontés
à la nécessité, ce serait-ce que pour défendre leurs acquisitions, de tenter de
construire un état de paix. « C’est de cette manière que la nature, par le
biais des mécanismes des inclinations humaines elles-mêmes, garantit la paix
perpétuelle » (107, viii-368).
Il apparaît maintenant clairement que Vers la paix perpétuelle
n’est pas un opuscule de circonstance, un simple essai de philosophie
appliquée, mais bien une des pièces centrales du système de la philosophie
kantienne, un concentré de tout le travail philosophique antérieur. Si la Critique de la Raison pure répond à la
question « que puis-je savoir ? » et la Critique de la Raison pratique à la question « Que dois-je
faire ? », le projet de la paix perpétuelle réconcilie les deux
domaines que la critique avait séparés. La dynamique providentielle de
l’histoire nous donne l’espérance de réconcilier les principes de la loi morale
et ce que nous pouvons connaître de l’homme en tant que partie de la nature.
Chapitre 6
Conclusion : Prolongements contemporains
Les bouleversements contemporains de l’ordre du monde
mettent à nouveau les questions kantiennes au cœur de l’actualité politique
internationale. Un nouvel ordre international, un ordre qui ne s’appuie plus
sur l’équilibre de la terreur de l’époque de la guerre froide, est-il
possible ? Quel est l’avenir de l’État et de la liberté des nations dans
les grands ensembles qui se semblent se dessiner, au premier chef en
Europe ? Quel est le rapport entre la morale (humanitaire) et le
droit ? Y a-t-il un droit d’ingérence par lequel certains États pourraient
intervenir contre un État injuste ? Autant de questions abordées par Kant.
Nous nous limiterons ici à quelques mots sur les prolongements que deux des
penseurs les plus importants de notre temps en philosophie politique, Jürgen
Habermas et John Rawls, donnent à la pensée kantienne.
1
Habermas et la paix perpétuelle
Dans La Paix
perpétuelle – Le bicentenaire d’une idée kantienne, Habermas essaie
d’évaluer la pertinence de la pensée kantienne pour les problèmes du droit
cosmopolitique et de la paix aujourd’hui. Habermas résume ainsi la position de
Kant. Si la paix perpétuelle est possible, c'est-à-dire si un état de paix
stable fondé sur l’alliance d’états raisonnables est possible, trois grandes
tendances l'expliquent : « 1) le caractère pacifique de
républiques ; 2) la force socialisatrice du commerce international ;
3) la fonction de l’espace public politique. »[27]
Si on examine ces tendances à l’aune de l’expérience historique, le jugement
qu’on peut porter sur le projet kantien est ambigu. Selon Habermas, ces
propositions kantiennes, prises dans leur sens immédiat, ont été démenties par
les faits, mais « ouvrent à des développements historiques qui témoignent
d’une dialectique bien singulière ».
Tout d’abord, les républiques ne se sont pas montrées
particulièrement pacifiques. Le remplacement des armées mercenaires par
l’armement du peuple s’est traduit bien souvent par l’exaltation nationaliste
et au total les statistiques montrent que les États républicains sont aussi
guerriers que les États plus ou moins despotiques. Cependant les visées
universalistes des États républicains, si elles les incitent souvent à la
guerre les conduisent en même temps à changer le caractère de la guerre. En ce
qui concerne le deuxième point, l’expansion du commerce loin d’avoir été
pacificatrice a surtout développé les rivalités entre les grandes puissances.
En même temps, la « globalisation » a conduit à de profondes
transformations dans les rapports internationaux, a affaibli la frontière si
chère à Carl Schmidt entre affaires intérieures et politique étrangère. Enfin,
le troisième point montre que Kant comptait sur le développement des Lumières
pour assurer le caractère pacifique des États républicains. Néanmoins, il est
loi d’être certain que le développement des mass media et de la culture de
l’image contribue au progrès des Lumières. Pourtant, dans le même temps, les
nouveaux moyens techniques et les nouvelles exigences du commerce sont
peut-être en train de faire émerger un espace public mondial.
Mais la critique d’Habermas sur concentre un point :
l’union fédérative constituée sur la base de la libre volonté des États en vue
d’éviter la guerre lui semble frappée d’une faiblesse structurelle.
L’expérience montre que dans les périodes de tension grave, cette union
fédérative devient simplement le champ des affrontements entre les intérêts
divergents des grandes puissances. Non seulement l’expérience de la SDN mais
aussi celle de l’ONU montrent l’impuissance de cette union qui ne peut agir
qu’avec un très large accord et notamment celui des puissances dominantes. La
nécessité d’une autorité supranationale lui semble avérée, une autorité qui
pourrait ne pas être la « monarchie universelle » que craignait Kant
mais plutôt quelque chose qui ressemblerait à une république universelle. Cette
nécessité est d’autant plus impérative que le cadre de l’État-nation, celui
dans lequel Kant pense, serait dépassé par l’évolution économique et sociale
mondiale la « globalisation ».
En ce qui concerne le droit cosmopolitique, Habermas
estime que sa version kantienne réduite au « droit de visite » est
très insuffisante quand on est confronté aux guerres modernes et au crime
contre l’humanité. Bien que de manière très unilatérale, les procès de Nüremberg
ou le TPI pour juger les crimes dans l’ex-Yougoslavie indiquent la possibilité
d’une avancée du droit cosmopolitique.
2
Rawls et le droit des gens
À l’inverse de Habermas, Rawls reste strictement dans le
cadre du « droit des gens » kantien, mais étendu. Mais il part de la
situation réelle contemporaine, c'est-à-dire celle où existent des
organisations « sujettes au jugement du droit des gens démocratique, dont
le rôle est de régir la coopération entre ces peuples et d’endosser certains
devoirs acceptés ». Certaines de ces organisations comme l’ONU
« peuvent avoir l’autorité de condamner les institutions internes qui
violent les droits de l’homme et dans certains cas extrêmes de les punir en
imposant des sanctions économiques ou même en intervenant militairement ».[28]
Rawls tente d’élargir au droit des gens les principes
employés dans la Théorie de la justice[29].
La situation est cependant nettement plus compliquée puisque si on veut
construire une théorie réaliste il faut partir d’une situation où n’existent pas
seulement des sociétés libérales[30]
régies par des principes de justice (correspondant en gros aux États à
constitution républicaine de Kant) mais aussi des sociétés non libérales. Rawls
procède en plusieurs étapes. La première, la plus simple, consiste à construire
le droit des gens régissant un ensemble de société libérales régies par des
principes de justice (même si ces principes ne sont pas ceux de la justice
comme équité). La seconde étape consiste à traiter du cas de la coexistence
entre des sociétés libérales et des sociétés non libérales raisonnables. Par là
Rawls désigne, faute de mieux des sociétés « hiérarchiques »,
c'est-à-dire qui ne reconnaissent pas tous les hommes comme des citoyens libres
et égaux ni la liberté de conscience, mais néanmoins pratiquent la tolérance
religieuse – distincte de la liberté de conscience qui suppose la séparation de
l’État et de la religion. L’hypothèse d’un droit des gens concernant les
sociétés non libérales suppose donc une conception plus faible des droits de l’homme,
distincts des droits démocratiques des citoyens.
Ainsi entendus, les droits de l’homme sont « une
condition nécessaire de la légitimité et de l’acceptabilité » d’un société
non libérale et leur respect « suffit également à exclure l’intervention justifiée
et forcée des autres peuples ». Enfin ils établissent « une limite au
pluralisme parmi les peuples »[31].
Cette deuxième étape définit encore une « théorie idéale », indispensable
pour déterminer les lignes de l’action dans une situation non idéale. Face à
des régimes expansionnistes ou ignorants les droits de l’homme au sens faible,
l’association des « sociétés bien ordonnées » (libérales ou non)
peut, au mieux, chercher un modus vivendi. Mais elle est fondée à se défendre
contre les menaces que font peser sur elles ces régimes expansionnistes.
La position de Rawls est donc moins ambitieuse que celle
de Habermas. Elle ne vise pas à penser au-delà de l’État-nation qui reste le
cadre indépassable de la politique internationale, mais seulement à définir les
conditions d’une cohabitation raisonnable des États existants. Il n’est pas
pourtant un défenseur du statu quo. Il dénonce ainsi les tendances
oligarchiques et expansionnistes de certaines sociétés par ailleurs libérales.
Parmi les facteurs de guerre ou de crise, Rawls souligne le rôle que jouent les
inégalités entre les nations et l’extrême pauvreté de certaines d’entre elles.
Pourtant, s’il y a un devoir des pays riches à aider les pays pauvres, une
justice distributive internationale ne lui semble pas possible. La source du
problème le plus difficile à transformer réside en ceci : « la
culture politique publique enracinée dans la structure sociale
d’arrière-plan »[32].
Il rejoint ainsi le prix Nobel d’économie Amartya Sen pour qui le développement
économique et le progrès social ne sont possibles que par la démocratie (la
République au sens de Kant). Au total, donc, Rawls reste dans le schéma
kantien : il n’est pas d’autre moyen de garantir la paix mondiale que par
l’extension continue de l’association des sociétés qui reconnaissent en leur
fondement des principes de justice libéraux.
Certes, le contexte
d’aujourd’hui n’est plus celui de Kant et de nouveaux et angoissants problèmes
se posent à l’humanité. Sans doute la confiance dans le progrès de la raison ne
peut sans doute plus être celle de Kant. Pourtant, bien que travaillant dans
des directions différentes, Habermas et Rawls montrent comment les concepts de Vers la paix perpétuelle restent
finalement des plus pertinents.
Chapitre 7
Annexes
1
Idée d’une histoire universelle au point de vue
cosmopolitique (quatrième proposition)
« Le moyen dont
se sert la nature pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions
est leur antagonisme dans la société, pour autant que celui‑ci se révèle être
cependant en fin de compte la cause d'un ordre légal de celle-ci. J'entends
ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est‑à‑dire leur
tendance à entrer en société, tendance cependant liée à une constante
résistance à le faire qui menace sans cesse de scinder cette société. Cette
disposition réside manifestement dans la nature humaine. L'homme possède une
inclination à s'associer, car dans un tel état il se sent plus homme, c'est‑à‑dire
ressent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi une
forte tendance à se singulariser (s'isoler), car il rencontre en même temps en
lui‑même ce caractère insociable qu'il a de vouloir tout diriger seulement
selon son point de vue ; par suite, il s'attend à des résistances de toute
part, de même qu'il se sait lui-même enclin de son côté à résister aux autres.
Or, c'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, qui le
conduit à surmonter sa tendance à la paresse et, sous l'impulsion de
l'ambition, de la soif de domination ou de la cupidité, à se tailler un rang
parmi ses compagnons qu'il supporte peu volontiers, mais dont il ne peut
pourtant pas non plus se passer. Or c'est précisément là que s'effectuent
véritablement les premiers pas qui mènent de l'état brut à la culture, laquelle
réside au fond dans la valeur sociale de l'homme ; c'est alors que se
développent peu à peu tous les talents, que se forme le goût et que, par une
progression croissante des lumières, commence même à se fonder une façon de
penser qui peut avec le temps transformer la grossière disposition naturelle au
discernement moral en principes pratiques déterminés et, finalement, convertir
ainsi en un tout moral un accord à la société pathologiquement extorqué. Sans
ces qualités, certes en elles‑mêmes peu sympathiques, d'insociabilité, d'où
provient la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer dans ses
prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis dans leurs
germes au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans un amour mutuel,
une frugalité et une concorde parfaites : les hommes, doux comme les
agneaux qu'ils font paître, n'accorderaient guère plus de valeur à leur
existence que n'en a leur bétail ; ils ne combleraient pas le vide de la
création, eu égard à son but en tant que nature raisonnable. Que la nature soit
donc remerciée pour ce caractère peu accommodant, pour cette vanité qui
rivalise jalousement, pour ce désir insatiable de posséder ou même de dominer.
Sans elle, toutes les excellentes dispositions naturelles sommeilleraient éternellement
à l'état de germes dans l'humanité. L'homme veut la concorde, mais la nature
sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde.
II veut vivre sans efforts et à son aise, mais la nature veut qu'il soit obligé
de sortir de son indolence et de sa frugalité inactive pour se jeter dans le
travail et dans les peines afin d'y trouver, il est vrai, des moyens de s'en
délivrer en retour par la prudence. Les mobiles naturels qui l'y poussent, les
sources de l'insociabilité et de la résistance générale d'où jaillissent tant
de maux, mais qui cependant suscitent une nouvelle tension des forces et, par
là même, un plus ample développement des dispositions naturelles, trahissent
donc bien l'ordonnance d'un sage créateur et non, par exemple, la main d'un
esprit méchant qui aurait saboté son magnifique ouvrage ou l'aurait gâté par
jalousie. »
(Traduction de Luc Ferry)
2
Le conflit des facultés
« 6. D’un événement de notre temps qui prouve
cette tendance morale de l’espèce humaine.
Cet événement ne consiste pas, par exemple, en
d'importants faits ou méfaits accomplis par des hommes, à travers quoi ce qui
était grand fut rendu petit parmi les hommes, ou ce qui était petit fut rendu
grand et tels que, comme par magie, d'antiques et brillants édifices politiques
disparaissent et d'autres surgissent à leur place comme des profondeurs de la
terre. Non : rien de tout cela. Il s'agit simplement de la façon de penser des
spectateurs qui se trahit publiquement
à l’occasion. de ce jeu des grands bouleversements et qui, même
malgré le danger d'une telle partialité qui pourrait leur devenir très
préjudiciable, manifeste pourtant une prise de position si universelle et, en
tout cas, désintéressée pour les participants d'un camp contre ceux de l'autre,
et ainsi prouve (à cause de l'universalité) un caractère de l'espèce humaine en
totalité et en même temps (à cause du désintéressement) un caractère moral de
celle‑ci, du moins dans ses dispositions, qui non seulement laisse espérer le
progrès vers le mieux, mais même déjà est un tel progrès, dans la
mesure où elle en est pour aujourd'hui suffisamment capable.
La révolution d'un peuple spirituellement riche, que nous
avons vu se produire de nos jours, peut bien réussir ou échouer ; elle
peut bien être remplie de misères et d'atrocités au point qu'un homme réfléchi,
s'il pouvait, en l'entreprenant pour la seconde fois, espérer l'accomplir avec
succès, ne se déciderait cependant jamais à tenter l'expérience à un tel
prix ; cette révolution, dis-je, trouve cependant dans les esprits de tous
les spectateurs (qui n'ont pas eux‑mêmes été impliqués dans ce jeu) une prise
de position, au niveau de ses souhaits, qui confine à l'enthousiasme et dont
l'extériorisation même comportait un danger, prise de position donc qui ne peut
avoir une autre cause qu'une disposition morale dans l'espèce humaine.
Cette cause morale qui intervient est double :
premièrement, celle du droit selon lequel un peuple ne
devrait pas être empêché par d'autres puissances de se donner une constitution
politique telle qu'elle lui semble être bonne ; deuxièmement, celle du but
(qui est en même temps un devoir),
selon lequel seule est en soi juridiquement et
moralement bonne la
constitution d'un peuple qui, par sa nature, est telle qu'elle peut écarter par
des principes une guerre offensive, ce qui ne peut être que la constitution
républicaine, du moins selon son Idée ; par conséquent la constitution qui
est capable de satisfaire aux conditions par lesquelles la guerre (la source de
tous les maux et de toute corruption des mœurs) est écartée, et ainsi le
progrès vers le meilleur est garanti négativement à l’espèce humaine, en dépit
de toute sa fragilité ; du moins il lui est garanti de ne pas être
perturbée dans son progrès.
Cela donc, et la participation passionnée au Bien, l'enthousiasme
même s'il ne faut pas entièrement l'approuver (car toute passion comme telle
mérite d'être blâmée), donne cependant matière, grâce à cette histoire, à cette
remarque importante pour l'anthropologie : le véritable enthousiasme ne
porte toujours que sur l'idéal, à
savoir sur l'élément purement moral,
par exemple le concept du droit, et ne peut être greffé sur l'intérêt. Par des
récompenses pécuniaires, les adversaires de la Révolution ne pouvaient être
portés au zèle et à la grandeur d'âme que le simple concept du droit suscitait
en eux et même le concept d'honneur de la vieille noblesse guerrière (un analogon de l'enthousiasme)
disparaissait devant les armes de ceux qui avaient pris pour perspective le
droit du peuple auquel ils appartenaient et qui s'en concevaient comme les
défenseurs ; exaltation avec laquelle dès lors le public qui voyait les choses
de l'extérieur, en spectateur, sympathisait sans la moindre intention de prêter
son concours.
(Traduction Alain Renaut)
[1] Le
texte est cité dans la traduction de Jean-François Poirier et Françoise Proust
pour l’édition GF Flammarion. Nous donnons la pagination de cette édition et la
pagination de l’édition de référence de l’Académie de Berlin pour faciliter la
correspondance avec d’autres éditions. Vers
la Paix perpétuelle est publié dans le tome viii
de cette édition. Les autres œuvres de Kant sont citées dans l’édition en trois
volumes de la Pléiade, avec indication de volume, de page, et pagination de
l’édition de référence.
[2] En
allemand, le cimetière se dit Friedhof
où se trouve la racine « Fried » qui veut dire « paix ».
[3] Sur
ce point, la terminologie et les concepts sont fluctuants non seulement d’un
auteur à l’autre mais aussi chez un même auteur – par exemple Aristote. Disons,
pour simplifier qu’on peut opposer un gouvernement juste du plus grand nombre
quand le peuple est vertueux et soucieux du bien commun, et un gouvernement
injuste du plus grand nombre, celui des peuples corrompus où les individus ne
songent plus qu’à leur plaisir et à leurs intérêts égoïstes.
[5] op. cit. I, xlv, 69
[6]
Œuvres III, page 479, vi-250
[7] Métaphysique des mœurs, I, Doctrine de
la vertu, §§46-47, in Œuvres III, pp. 578 et 581
[8] Nachlass (manuscrits posthumes), xix-163. Cité par Domenico Losurdo, Autocensure et compromis dans la pensée
politique de Kant, page 60
[9]
Hegel : Phénoménologie de l’esprit,
VI, L’esprit. Traduction Lefebvre.
Éditions Aubier. Page 394.
[10]
§49-A in Œuvres III, page 587, vi-319.
[11]
L’ouvrage déjà cité de Domenico Losurdo montre, en s’appuyant sur une étude
détaillée des textes de Kant et des débats politiques de l’époque, que cette
interprétation est la seule qui permette restituer à la pensée kantienne toute
sa cohérence. Il est évidemment impossible de développer cette question dans le
cadre limité qui est le nôtre. Mais il est indispensable d’en être averti si on
veut éviter de graves mécompréhensions.
[12] Karl
Marx : Le manifeste philosophique de
l’école historique du droit, Rheinische Zeitung, 9/8/1842, in Œuvres III
« Philosophie », édition de la Pléiade, Gallimard, 1982, page 224.
[13]Traité des devoirs (De officiis), III, v, 23.
[14] L’Esprit des Lois, 1ère
partie, I, 3.
[15] Du droit de la guerre et de la paix,
traduit par J. de Barbeyrac, I, chap. I, Amsterdam, 1724, p.48
[18]
Cicéron : op. cit. III, vi
[19] Doctrine du droit, §6, remarque, Œuvres
III, p.501, vi-251
[20]
voir, par exemple, la contribution de Diderot à l’Histoire philosophique et politique du commerce et des établissements
des Européens dans les Deux-Indes de l’abbé Raynal.
[21]
Bonaparte le rétablira.
[23] Métaphysique des mœurs, Introduction,
Œuvres III, p.469, vi,222
[25] Voir
La religion dans les limites de la simple
raison.
[26] C’est
certainement à lui qu’il pense quand il parle de ceux qui affirment que la
constitution républicaine « devrait être un État d’anges » (104, viii-366)
[27]
Jürgen Habermas : La paix
perpétuelle, p.27
[28] John
Rawls : Le droit des gens, p.66
[29] John
Rawls : Théorie de la justice,
1971, trad. française par Catherine Audard, Seuil, 1987, coll. Points, 1997. Sur le droit des gens,
voir en particulier §58 (pp.418-422) sur la justification de l’objection de
conscience et le concept de « guerre juste ».
[30] Le
mot « libéral » doit être entendu chez Rawls au sens américain du
libéralisme politique, différent du sens français qui désigne couramment la
défense de l’économie de marché, indépendamment de toute conception de la
justice sociale.
[31] op. cit. p. 94
[32] op. cit. p. 104