Explication du paragraphe 214 de l’essai Questions concernant certaines facultés attribuées à l’homme. Par Marie-Pierre Frondziak
Le problème soulevé par Peirce est de savoir si nous pouvons distinguer intuitivement une intuition d’une connaissance par inférence.
Posons ceci tout de suite pour que ce soit clair :
une connaissance déterminée par une connaissance antérieure est une connaissance par raisonnement ou discursive. Elle est déterminée à partir de faits extérieurs et non à partir de l’intériorité, c’est une connaissance par inférence.
une connaissance déterminée par un objet transcendantal, soit une connaissance dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit est une connaissance intuitive. Il s’agit d’une prémisse absolument première qui ne pourrait être déterminée que par son objet transcendantal, c’est-à-dire tout objet de la pensée extérieur par définition à cette pensée.
La question de Peirce est : comment savons-nous, si nous pouvons le savoir, que nous avons la faculté de connaissance intuitive ? Pouvons-nous savoir sans raisonnement si une connaissance est intuitive ou non ? C’est-à-dire pouvons-nous savoir intuitivement si une connaissance est intuitive ?
Ici Peirce remet en cause le point de départ de la connaissance que nous avait donné Descartes. En effet, chez Descartes, le cogito est la première évidence, la première certitude, la première idée claire et distincte, la première et la plus certaine connaissance. À partir de lui, de la certitude de soi de la conscience, on a la norme de toute vérité, la règle, le critère de la vérité. De lui dépend la connaissance de toutes les autres connaissances. Or, ce cogito se saisit dans une intuition intellectuelle, dans l’expression existentielle et non dans un raisonnement. En fait, chez Descartes, le cogito est la conscience immédiate prétendant se tenir comme connaissance.
Mais pour Peirce, ce point de départ, cette intuition ne peut être connue de manière intuitive. Toute preuve ne peut se faire que par inférence. C’est ainsi que Peirce rejette l’intuition comme point de départ de la connaissance.
Nous allons détailler :
Mais avoir une intuition et savoir intuitivement qu’il s’agit d’une intuition sont deux choses différentes ;
Peirce ne nie pas l’existence d’une intuition, mais il se demande si elle peut être érigée en connaissance : à savoir peut-on connaître par intuition ou encore l’intuition peut-elle être considérée comme connaissance ?
La question est de savoir si ces deux choses que l’on peut distinguer en pensée sont dans les faits invariablement liées, de sorte que nous pouvons toujours distinguer intuitivement une intuition d’une connaissance déterminée par une autre connaissance.
Ces deux choses peuvent être distinguées en pensée, puisque nous sommes en train de le faire, mais dans les faits, dans la connaissance, pouvons-nous les distinguer grâce à l’intuition ?
Pouvons-nous distinguer de façon intuitive, c’est-à-dire indépendamment de toute connaissance antérieure, entre une connaissance faisant immédiatement référence à son objet, c’est-à-dire dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit et une connaissance déterminée par des connaissances, c’est-à-dire par une connaissance discursive, par l’inférence ? Ainsi, l’intuition se donne-t-elle intuitivement comme telle à la conscience ? L’intuition porte-t-elle en elle-même la marque de son caractère intuitif permettant de la reconnaître immédiatement (intuitivement) comme telle ? Est-ce que l’intuition peut être une connaissance immédiate d’elle-même ?
En fait, pouvons-nous avoir une connaissance par intuition ou l’intuition peut-elle être envisagée comme connaissance ?
Toute connaissance, en tant que quelque chose de présent, est évidemment une connaissance d’elle-même.
La connaissance comporte deux éléments : un élément objectif et un élément subjectif ; l’élément objectif de la connaissance consiste dans le fait que quelque chose est représenté et que nous avons conscience de cette chose représentée. Toute connaissance comme intuition d’elle-même est la simple conscience de la connaissance, toute connaissance est conscience immédiate d’elle-même. La connaissance est l’intuition de son élément objectif, de son objet immédiat.
Mais la détermination d’une connaissance par une autre connaissance ou par un objet transcendantal ne fait pas partie, du moins à première vue, du contenu immédiat de cette connaissance …
Cela signifie que la distinction, le pouvoir de distinguer, si l’on a affaire à une connaissance par inférence ou à une connaissance intuitive ne fait pas partie de la conscience de cette connaissance. Ce n’est pas parce que l’on a conscience d’une connaissance que l’on peut dire si cette connaissance est de nature intuitive ou si elle est discursive. La conscience de quelque chose n’est pas sa connaissance. La conscience ne permet pas de distinguer à quel type de connaissance on a affaire.
… bien que cette détermination semble être un élément de l’action ou de la passion de l’ego transcendantal qui ne se trouve peut-être pas immédiatement dans la conscience.
L’action ou la passion du moi par quoi s’accomplit la représentation est l’état subjectif de la connaissance. Cela peut se faire par le rêve, l’imagination, la conception, la croyance, c’est-à-dire par une certaine action ou passion du moi par lequel la connaissance devient représentée pour le moi. Ici, l’ego transcendantal nous fait penser à Kant, pour qui c’est le sujet, l’unité transcendantale du moi qui est le principe de l’activité connaissante unifiant le divers du sensible. Pour Descartes, c’est le je, le moi qui pense et dans la connaissance, il y a le sujet qui connaît et les objets à connaître. Mais en nous, il y a quatre facultés (entendement, sensibilité, imagination et mémoire), parmi lesquelles seul l’entendement est capable de percevoir la vérité. Aussi, dans la règle 12, Descartes nous parle-t-il de la force de la connaissance qui peut être passive, c’est-à-dire qui peut recevoir des empreintes des sens externes, l’objet ayant mis en mouvement ces sens reçoit une figure du sens commun pour former dans la fantaisie ou dans l’imagination les mêmes figures ou idées qui s’inscrivent dans la mémoire. Le sens commun centralise et ordonne tous les autres sens, recueille les sensations et les coordonne.
Cette force de connaissance peut-être aussi active ; elle s’applique aux figures qui sont conservées dans la mémoire, elle consiste à s’en souvenir, mais aussi à en former de nouvelles, elle conçoit et elle imagine.
L’élément subjectif de la connaissance consiste à recevoir, percevoir et se souvenir. Il comprend la conception et l’imagination. Ces capacités appartiennent au moi, au « je pense ». Pour Descartes, cette force est purement spirituelle, elle se saisit par l’intuition. Elle est une capacité du cogito, du sujet transcendantal et la distinction entre les différents éléments subjectifs de la connaissance (croyance, rêve, etc.) se fait par l’intuition.
Or Peirce émet l’hypothèse que l’élément subjectif de la connaissance ne se donne peut-être pas dans l’intuition, car il y a une différence entre les objets immédiats donnés à la conscience qui fait que ces distinctions sont présentes à l’esprit ; je n’ai donc pas besoin de l’intuition pour les distinguer. L’élément subjectif peut faire la distinction entre intuition et inférence, mais si ce n’est pas par intuition, il le fait par inférence, car l’existence d’une connaissance immédiate (l’intuition) ne peut être connue que de deux façons, soit par conclusion d’un raisonnement nécessaire, soit donnée par une connaissance également intuitive.
Pour Peirce, il n’y a pas de pouvoir de distinguer et de connaître intuitivement les éléments subjectifs de la connaissance. Par exemple, la croyance est obtenue par inférence. Il en va de même pour la sensation : la sensation du rouge est une inférence à partir du rouge saisi comme prédicat d’un objet extérieur, ce qui est différent d’une connaissance directe de l’esprit sentant. La sensation est une inférence, c’est la qualité naturelle d’une représentation ; un sentiment est la qualité naturelle d’un signe mental.
L’intuition est donc un élément subjectif de la conscience, mais elle-même ne se connaît pas par l’intuition, elle se connaît par inférence.
Pourtant, cette action ou cette passion transcendantale peut déterminer invariablement une connaissance d’elle-même …
Après avoir émis l’hypothèse que la détermination d’une connaissance par intuition ou par inférence ne pouvait se faire grâce à l’intuition, Peirce prend le point de vue de Descartes. En effet, pour Descartes, le cogito est la conscience immédiate prétendant se tenir comme connaissance, le « je pense » peut affirmer une connaissance de lui-même, il est la première connaissance évidente que nous sommes capables d’avoir, ce qui pense est toujours en même temps qu’il pense quelque chose (voir Principes §7), or c’est une intuition. Dans l’expérience du cogito, l’esprit atteint la plus absolue vérité, alors qu’il ne sait rien concernant une autre réalité que lui-même. L’esprit est à la fois certitude (subjective) et vérité (objective). Le cogito, première vérité et premier principe, établit l’identité de la certitude, de l’expérience subjective de l’esprit s’expérimentant lui-même, et de la vérité.
Le cogito est une certitude subjective, mais universelle comme forme de la connaissance rationnelle dans son développement. Dans le cogito, Descartes trouve l’affirmation d’une vérité existentielle et la base de toute vérité objective ultérieure, c’est-à-dire la norme, l’évidence des idées claires et distinctes. Le point de départ de la connaissance donné par Descartes est donc une intuition, une évidence. Cette dernière, en tant que principe, est le point de départ de la vérité scientifique constituée d’idées claires et distinctes. Le monde extérieur est ainsi réduit à l’étendue géométrique, la nature est soumise à l’empire de la subjectivité humaine. Le point de départ de la connaissance est subjectif, c’est la conscience de soi. C’est dans l’expérience intérieure intuitive (je suis, j’existe) que le critère d’évidence va trouver son fondement logico-scientifique ultérieur.
Le point de départ de la science est donc ici l’intuition. Descartes utilise aussi la déduction pour la science, mais l’intuition est le « concept que l’intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons ; ou bien, ce qui est la même chose, le concept que forme l’intelligence pure et attentive, sans doute possible, concept qui naît de la seule lumière de la raison et dont la certitude est plus grande, à cause de sa plus grande simplicité, que celle de la déduction elle-même » (règle 3).
Chacun peut voir par intuition intellectuelle qu’il existe, qu’il pense, qu’un triangle est limité par trois lignes seulement : c’est cela l’évidence et la certitude de l’intuition. Les premiers principes sont connus seulement par intuition : la lumière naturelle qui est la raison en tant qu’ensemble des vérités immédiates et indubitablement évidentes à l’esprit dès qu’il y porte son attention : « la faculté de connaître que Dieu nous a donnée, que nous appelons lumière naturelle, n’aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu’elle l’aperçoit, c’est-à-dire en ce qu’elle connaît clairement et distinctement. » (Principes, §30)
L’intuition chez Descartes est donc l’acte unique, immédiat et instantané de la pensée. L’idéalisme consiste dans le fait que ce qu’on peut connaître du monde extérieur ne peut être différent des idées claires et distinctes, elles-mêmes garanties, car leur modèle logique est présent dans l’évidence que constitue le cogito.
Descartes fait fond sur l’évidence du cogito, saisie dans le doute lui-même (on ne peut douter sans être, Principes §7) pour ériger ensuite, comme critère de la vérité, l’évidence des idées claires et distinctes. Descartes fait de la subjectivité le critère de la connaissance, l’individu est garant de l’exactitude, il prend la certitude subjective et transcendantale de la conscience comme norme de toute vérité. Dans ce contexte, Dieu a une fonction épistémologique de garantie de la science, de la connaissance rationnelle dans son développement. Il n’y a aucune science certaine sans la connaissance de celui qui a créé la pensée, Principes §3. Le cogito signifie qu’il existe une substance pensante, créée par Dieu et Dieu est le garant de la continuité du savoir, de la rationalité du monde tel qu’il est pensé par moi scientifiquement (cf. Méditation V).
Mais Kant a montré l’erreur de Descartes dans les paralogismes : dans la conscience que nous avons de nous-mêmes, il semble que nous tenions cet élément substantiel (le « je pense ») dans une intuition immédiate ; la totalité dans le rapport des concepts semble être non une simple Idée de la raison, mais un objet, un sujet absolu lui-même. Nous avons tendance à poser le « je pense », non comme une simple condition logique de la connaissance, mais comme une réalité saisissable a priori, abstraction faite de toutes les conditions empiriques. Or « je pense » ne signifie pas « je me connais ».
… de sorte qu’en fait, la détermination ou la non-détermination d’une connaissance par une autre connaissance pourrait faire partie de la connaissance elle-même.
Ainsi, une fois posé le cogito, qui est donné dans l’intuition et que je considère comme connaissance, je reconnais que l’intuition peut faire la distinction entre une connaissance par intuition et une connaissance par inférence.
Dans ce cas, je dirais que nous ne sommes capables de distinguer intuitivement l’intuition d’une autre connaissance.
Si nous acceptons le cogito comme évidence, comme première connaissance, due à l’intuition, cela signifie que nous sommes capables de distinguer entre intuition et inférence, grâce à l’intuition. En effet, nous reconnaissons le cogito comme première connaissance et comme intuition, que ce cogito nous est donné par intuition et qu’on le reconnaît par l’intuition et par conséquent qu’il n’est pas une connaissance par inférence.
Rien ne prouve que nous soyons doués de cette faculté, mais nous en avons le sentiment.
Ici Peirce remet en cause l’idée clairement l’intuition comme connaissance. Nous n’avons aucune preuve de cette capacité intuitive, de cette connaissance comme évidence intuitive, nous pensons être capables intuitivement de distinguer entre une connaissance intuitive et une connaissance par inférence, mais nous n’en avons pas la preuve, nous le sentons seulement. En effet, pour Peirce, aucun énoncé, aucune proposition pas plus qu’aucune expérience ne contient en soi la marque de la vérité. Ceci est donc le contraire de la théorie des idées claires et distinctes, du cogito, qui contiennent en eux la preuve de leur vérité.
Le terme de sentiment est entendu ici comme semblant ne se référer qu’à l’esprit. Ainsi on pourrait obtenir une connaissance de l’esprit qui n’est pas inférée d’un quelconque caractère des choses extérieur. Il semble être une intuition. Par ailleurs, cette phrase nous fait penser à Pascal qui, dans les Penséesconcernant les premiers principes, dit que « nous les sentons ». Le cœur est la faculté intuitive qui nous fait voir directement les premiers principes ; c’est par lui que nous les assumons : « nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part essaie de les combattre. » (L,110) Pour Pascal, à partir du moment où tous les esprits sont d’accord avec les principes que l’on pose grâce à la faculté intuitive, ils sont évidents. Ils ne nécessitent donc pas de raisonnement. Mais la différence entre Pascal et Descartes, c’est que, pour ce dernier le cogito permet d’avoir la certitude des idées claires et distinctes comme source de vérité objective, alors que Pascal propose de fabriquer les évidences, les vérités : « Il faut proposer des principes ou des axiomes évidents pour prouver la chose dont il s’agit » (De l’esprit géométrique. Art. III : L’art de persuader). Pour Peirce, la première intuition, le « cogito ergo sum », est une croyance parmi d’autres que nous ne pouvons initialement refuser : « il y a une idée, donc je suis » est une contrainte pour la pensée mais n’est pas rationnel. Le « je pense » est une pétition de principe.
Ce témoignage, toutefois, se fonde entièrement sur la supposition selon laquelle nous avons le pouvoir de distinguer dans ce sentiment, si un sentiment donné est le résultat de l’éducation, d’associations passées, etc., ou s’il s’agit d’une connaissance intuitive.
Peirce pose la question de savoir si le sentiment dépend de l’apprentissage, des expériences passées, des idées reçues, enfin du rôle joué par les pensées antérieures dans la détermination de ce sentiment ou si simplement il dépend d’une intuition. Mais à ce moment-là, peut-on déterminer l’origine de ce sentiment de manière intuitive ? En le sentant ? Le problème reste le même : nous croyons que nous possédons cette faculté, mais nous ne pouvons le démontrer. Pour Peirce, le sentiment est l’objet de la conscience, la capacité de l’éprouver n’entraîne aucune reconnaissance intuitive de son origine. Le sentiment est toujours prédicat de quelque chose ou déterminé par une connaissance antérieure, à chaque fois qu’on éprouve un sentiment, on pense à quelque chose. Le sentiment chez Peirce est la qualité matérielle d’un signe mental, d’une représentation qui se découvre par inférence.
En d’autres termes, enfin, il se fonde sur la présupposition de cela même dont il veut témoigner.
Ce témoignage de l’existence du sentiment de pouvoir distinguer entre une intuition et une inférence présuppose l’existence de la connaissance par intuition, car le sentiment entendu ici est une intuition. Il se fonde sur le fait que nous sommes capables de distinguer intuitivement entre une connaissance déterminée par des connaissances antérieures et une connaissance par intuition, justement ce que nous cherchons à démontrer. Ce témoignage ne peut donc être recevable.
Mais ce sentiment est-il infaillible ? Et ce jugement sur ce sentiment est-il infaillible lui aussi et ainsi de suite ad infinitum ?
Le propre d’un sentiment étant le propre de ce qui ne peut être démontré, il peut donc changer. En fait nous opérons un jugement basé sur l’assentiment général. Mais ce jugement peut changer, évoluer, etc. Par exemple, au Moyen Âge, l’autorité extérieure régnait, c’est-à-dire qu’il y avait deux sources du savoir, Dieu et les Anciens. La crédibilité de l’autorité extérieure était l’ultime prémisse, comme une intuition. Or, elle a basculé et on a découvert qu’elle était une erreur. Quelque chose que l’on ne peut démontrer par inférence risque de pouvoir toujours être remis en cause. On ne peut donc prouver que ce sentiment est infaillible.
Si un homme pouvait vraiment s’enfermer dans une telle foi, il serait bien entendu imperméable à la vérité, à « l’épreuve de la preuve ».
En fait, le sentiment résulte d’une croyance, d’une foi. Il ne peut être prouvé ni accepté comme vérité. La preuve est un raisonnement visant à établir la vérité d’un fait ou d’une proposition théorique (quand il s’agit d’une proposition théorique, on peut dire que le raisonnement probatoire vise à établir universellement la vérité de cette proposition). Or il n’y a pas de preuve de cette intuition, il est impossible de distinguer par intuition entre inférence et intuition. Il n’est pas possible par un simple « regard » de distinguer ce qui est intuitif de ce qui ne l’est pas. Celui qui maintient malgré tout qu’une connaissance est possible par l’intuition ne peut le prouver et donc ne peut l’ériger en vérité.
Pour Peirce, la distinction entre une intuition et une inférence ne peut se faire que par inférence.
En conclusion :
L’intuition ne peut être érigée en connaissance, elle ne peut être le point de départ de la connaissance, car il est impossible de reconnaître si une connaissance donnée est ou non la connaissance immédiate de son objet.
Peirce rejette toute prétention de fonder la connaissance sur des vérités ultimes, y compris le cogito. Toute connaissance nécessite une connaissance antérieure ; il n’y a pas de connaissance intuitive qui serait l’ultime prémisse. De plus, aucune idée isolée ne peut, pour Peirce, atteindre à la certitude absolue. Une pensée en suit une autre et en appelle d’autres. Pour Peirce, la faculté la plus sûrement connue est la connaissance ; le processus de connaissance le mieux connu est l’inférence. La vie mentale est une inférence, il n’est pas besoin d’y avoir une intuition du moi.
Peirce rejette ainsi le cartésianisme et, plus généralement, toute philosophie qui prétendrait se fonder sur un donné interne absolument premier et indubitable. Peirce rejette non seulement le cartésianisme mais aussi les empiristes et la philosophie de Kant. Pour lui, Descartes et les empiristes partagent la même illusion d’un premier commencement et d’un premier commencement qui serait absolument certain. Or, on ne peut partir que de l’état réel où l’on se trouve, il n’y a pas de premier commencement, il y a toujours du déjà là, il n’y a pas de table rase.
Concernant la philosophie de Kant, Peirce affirme qu’il n’est pas nécessaire de faire jouer un rôle unificateur au « je pense », car l’unité de pensée consiste dans la cohérence logique de la pensée par signes qui se suffit à elle-même.
Texte original de Peirce
Now, it is plainly one thing to have an intuition and another to know intuitively that it is an intuition, and the question is whether these two things, distinguishable in thought, are, in fact, invariably connected, so that we can always intuitively distinguish between an intuition and a cognition determined by another. Every cognition, as something present, is, of course, an intuition of itself. But the determination of a cognition by another cognition or by a transcendental object is not, at least so far as appears obviously at first, a part of the immediate content of that cognition, although it would appear to be an element of the action or passion of the transcendental ego, which is not, perhaps, in consciousness immediately; and yet this transcendental action or passion may invariably determine a cognition of itself, so that, in fact, the determination or non-determination of the cognition by another may be a part of the cognition. In this case, I should say that we had an intuitive power of distinguishing an intuition from another cognition.
There is no evidence that we have this faculty, except that we seem to feel that we have it. But the weight of that testimony depends entirely on our being supposed to have the power of distinguishing in this feeling whether the feeling be the result of education, old associations, etc., or whether it is an intuitive cognition; or, in other words, it depends on presupposing the very matter testified to. Is this feeling infallible? And is this judgement concerning it infallible, and so on, ad infinitum? Supposing that a man really could shut himself up in such a faith, he would be, of course, impervious to the truth, "evidence-proof."