I. Introduction
Herbert Marcuse, né à Berlin en 1898 et mort à Starnberg
en Bavière en 1979, est une des figures les plus marquantes de l’École de
Francfort, nom sous lequel est désigné en France l’Institut pour la recherche
sociale, fondé dans les années 1920 par quelques jeunes philosophes,
sociologues ou psychanalystes, tous non pas marxistes, mais étudiants à l’école
de Marx, mais aussi à celle de Max Weber ou de Freud. Marcuse rejoint
l’Institut pour la recherche sociale en 1932, après avoir rédigé sous la
direction de Heidegger une thèse importante sur L’ontologie de l’historicité
chez Hegel. Hegel qu’il ne quittera jamais, lui consacrant l’un de ses livres
les plus profonds, Raison et révolution.
Marcuse cherche à penser la liberté comme l’horizon du
socialisme ou du communisme, c’est-à-dire de la société qui viendra après la
révolution. C’est un individu libéré, épanouissant toutes les potentialités qui
sont en lui qui constitue l’objet réel de la théorie critique.
Pour saisir le sens profond de la pensée de Marcuse, on
peut partir de cette affirmation concernant la philosophie :
« L’activité philosophique, au sens sérieux du mot, est un mode de
l’existence humain. L’existence humaine dans tous ses modes est placée sous la
question de son sens. Le trait
distinctif de l’existence humaine est de ne pas s’accomplir déjà dans son seul être, de se trouver
« confrontée » d’une manière tout à fait déterminée à ses
possibilités, d’être obligée de saisir d’abord ces possibilités et vivre par-là
sous la question de son ”pourquoi”. »[1]
Il s’agit de penser l’acomplissement de la vie humaine,
l’épanouissement de toutes les potentialités qui sont en l’homme – comme le
dirait Marx dans le texte mis en conclusion du livre III du Capital. Mais cet
« accomplissement » nécessite qu’on se confronte aux thèses de Freud
qui fait valoir les droits du principe de réalité et la nécessaire contrainte
que suppose toute civilisation. Le « freudo-marxisme » de Marcuse
n’est pas une synthèse harmonieuse, mais bien le lieu d’une tension que l’on va
essayer d’explorer ici.
II.
L’orientation de la théorie critique envers la
théorie freudienne
Toute la pensée de Marcuse est ainsi orientée vers une
théorie critique de la société qui emprunte autant à Freud qu’à Marx, mais tant
contre le marxisme orthodoxe que contre la vulgarisation de la psychanalyse.
Encore faut-il préciser que les théoriciens de l’école de Francfort ont très
tôt dénoncé l’instrumentalisation de la psychanalyse telle qu’elle s’est
développée aux États-Unis. Ainsi Adorno faisait-il remarquer, à propos du
bonheur sur ordonnance :
pour y prendre part, le névrosé rendu heureux, doit
abandonner jusqu’à la dernière miette de raison qu’ont pu lui laisser le
refoulement et la régression, et pour faire plaisir à son psychanalyste, il lui
faut s’extasier sans discernement en allant voir des films pornos et en
mangeant la mauvaise cuisine aux prix exorbitants des « restaurants
français », en buvant sec, et en faisant l’amour dans les limites
hygiéniques de ce qui s’appelle maintenant « le sexe ».
Écrit il y a un
demi-siècle, ce texte n’a pas pris une ride. Adorno poursuit :
Le mot de Schiller : « que la vie est belle !»
n’a toujours été de toute façon qu’un boniment de carton-pâte, mais c’est
devenu une ineptie complète maintenant qu’on le claironne en faisant chorus
avec le matraquage publicitaire omniprésent auquel la psychanalyse accepte de
collaborer elle-même, en reniant ce que serait sa véritable vocation.
À quoi la psychanalyse institutionnalisée par l’american way of life
collabore-t-elle ? À une entreprise de soutien idéologique au système
capitaliste sous les formes nouvelles qu’il a prises après la Seconde Guerre
Mondiale. C’est une psychanalyse qui vise l’adaptation au système sous couvert
de désinhibition :
Puisqu’aussi bien, c’est en fait de n’avoir plus assez
d’inhibitions, et non pas d’en avoir trop, que souffrent nos contemporains –
sans que pour autant leur santé se soit améliorée le moins du monde – une
méthode cathartique digne de ce nom devrait, non pas se mesurer à l’aune d’une
adaptation réussie et de succès économiques, mais aider les hommes à prendre
conscience du malheur, du malheur en général et de leur malheur propre, qui en
est inséparable ; elle aurait à leur ôter les pseudo satisfactions
illusoires grâce auxquelles l’ordre odieux que nous connaissons peut encore
survivre en eux comme s’il ne le tenait pas déjà de l’extérieur assez fermement
sous sa domination.[2]
La position d’Adorno n’est ni isolée ni représentative de
l’ensemble de théoriciens de l’école de Francfort. Parmi les membres de l’école
de Francfort, Erich Fromm accordera une attention toute particulière à la
psychanalyse et deviendra psychanalyste, quoiqu’il soit souvent classé parmi
les « révisionnistes ». Son remarquable ouvrage, La passion de détruire, peut sans mal être compté au nombre des
contributions majeures des « francfortois » même s’il ne se réclame
plus de l’école de Francfort au moment où il l’écrit.[3]
La réflexion « freudienne » de Marcuse s’inscrit
dans une ambiance générale qui fait de la théorie analytique une des clés de la
compréhension de la société contemporaine et des problèmes de l’émancipation
humaine.
La thèse centrale de Marcuse est que la société du
capitalisme avancé est une « société sur-répressive ». Qu’est-ce qui
justifie cette appréciation à rebrousse-poil des idées courantes sur nos
sociétés ? Pour Marcuse, c’est fondamentalement le développement social du
système du travail, sa rationalisation croissante et la soumission de tous les
aspects de la vie au principe de rendement. Si pour Freud il y a une sorte de
mouvement cyclique domination-rébellion-domination, pour Marcuse, la seconde
domination ne répète pas la première, il y a un « progrès » dans la
domination. Marcuse, en disciple de Freud, admet qu’un certain niveau de répression
est nécessaire du point de vue phylogénétique (la conservation de
l’espèce) ; la sur-répression « est cette partie qui résulte des
conditions sociales spécifiques et qui est imposée dans l’intérêt spécifique de
la domination »[4].
Sous le règne du principe de rendement, la domination devient impersonnelle,
objective, elle n’est plus imposée par la violence directe (même si celle-ci
demeure), mais par la division sociale du travail. L’organisation sociale, par
les utilités qu’elle prétend offrir, prend la forme de la « raison
objective ».
Pour Marcuse, la rationalisation capitaliste conduit à une
extension du contrôle social sur tous les aspects de la vie dite
« privée ». La manipulation des consciences ne cesse de s’élargir –
on pourrait lire aussi sur ce sujet le livre de Bodei, Destini personali.
L’età della colonizzazione delle coscienze, Milan, Feltrinelli, 2002. Voici
ce que dit Marcuse : « Cette extension des contrôles à des régions de
la conscience et des loisirs auparavant libres, autorise un relâchement des
tabous sexuels (qui étaient avant plus importants parce que les contrôles sur
l’ensemble de la population étaient moins efficaces). Si l’on compare la
période actuelle aux périodes puritaine et victorienne, la liberté sexuelle a
sans doute augmenté (bien qu’on puisse noter une réaction évidente contre les
années 1920). En même temps cependant, les relations sexuelles elles-mêmes ont
été bien davantage assimilées à des relations sociales. La liberté sexuelle
s’est harmonisée avec un conformisme profitable. L’antagonisme fondamental
entre la sexualité et l’utilité sociale – qui est elle-même le reflet du
conflit entre le principe de plaisir et le principe de réalité – est brouillé
par l’empiètement progressif du principe de réalité sur le principe de plaisir. »[5]
Autrement dit, la sexualité jadis antinomique aux besoins de la société (c’est
pourquoi était célébré l’amour malheureux !) peut être soumise à un
contrôle apparent moins strict, car les individus, dans leurs relations
érotiques « suivent la publicité qui vend le charme, la romance, les
vedettes. »[6]
Dans ce contexte, on peut expliquer « le déclin du
rôle social de la famille » comme conséquence du processus
« d’abolition technique des individus ». Les conflits familiaux
finissaient par produire des individus qui gardaient les traces des conflits
familiaux et « à cause de ça leur adaptation laissait des cicatrices
douloureuses et la vie sous le principe de rendement conservait encore une
sphère de non-conformisme privé »[7].
C’est un point que développe Lasch dans son livre Un refuge dans ce monde
impitoyable. Marcuse ajoute qu’aujourd’hui, « la
formation du surmoi adulte semble sauter l’étape de l’individualisation »[8]. C’est l’ensemble de ces processus que
Marcuse nomme « désublimation répressive » auquel il oppose l’idéal
d’une « civilisation non répressive », développé dans la 2e
partie d’Éros et Civilisation. Et c’est ce point que nous allons
développer maintenant plus en détail.
Ce qui nous
intéressera en premier c’est le rapport qu’entretient Marcuse avec Freud,
rapport particulier, critique sur certains points, mais fidèle dans
l’inspiration fondamentale selon laquelle les catégories psychologiques sont
aussi des catégories sociologiques et des catégories politiques :
« les processus psychiques qui furent autrefois autonomes et privés sont
en train d’être absorbés par le rôle de l’individu dans l’État, par son
existence publique. Par conséquent, les problèmes psychologiques se
transforment en problème politique »[9]. Cette identité des questions psychologiques
et des questions politiques n’est pas transhistorique ; elle découle des
transformations sociales induites par l’État moderne.
Le point de
départ de la réflexion de Marcuse est l’affirmation de Freud selon laquelle la
civilisation n’a pu s’édifier que sur la base de la répression pulsionnelle. En
cela la théorie analytique se positionne comme une science de l’homme
« dans la grande tradition de la philosophie et sous des critères
philosophiques ». Dans Éros et civilisation, Marcuse ne se
propose pas « d’apporter une interprétation corrigée ou améliorée des
concepts freudiens, mais de définir leurs implications philosophiques et
sociologiques »[10].
On verra si Marcuse s’en tient à ce programme.
III.
La tendance cachée de la psychanalyse
Marcuse commence par rappeler la thèse freudienne
concernant l’opposition du principe de plaisir et du principe de réalité. La
civilisation s’édifie sur la répression du principe de plaisir qui sans cela
détruirait la société elle-même. C’est pourquoi, « la psychologie individuelle
de Freud est, dans son essence même, une psychologie sociale »[11].
Mais ce que Marcuse reproche à Freud, c’est qu’il présente comme éternel
quelque chose qui n’est qu’historiquement déterminé :
Cette conception est aussi vieille que la civilisation et a
toujours fourni la rationalisation la plus efficace de la répression. La
théorie de Freud participe de cette rationalisation dans une large mesure.
Freud considère « la lutte primordiale pour l’existence » comme
« éternelle » et par conséquent il croit que le principe de plaisir
et le principe de réalité sont « éternellement » antagoniques. La
notion selon laquelle une civilisation non répressive est impossible est la
pierre angulaire de la théorie de Freud.[12]
Si Marcuse a raison, alors il y a un antagonisme difficile
à éliminer entre la théorie freudienne et la perspective du communisme, telle
que Marx l’a ouverte. Contentons-nous ici de rappeler deux passages clairs.
Dans la Critique du programme de Gotha
(le programme adopté par le parti social-démocrate allemand sous la direction
des partisans de Lassalle), Marx envisage la transformation de la société
capitaliste à la société communiste en deux phases. Avant la société communiste
proprement dite, s’interpose une phase transitoire (« première phase de la
société communiste ») dans laquelle nous avons affaire à une société qui
est « celle qui vient d’émerger de la société capitaliste » :
C’est donc une société, qui, à tous égards, économique,
morale, intellectuelle, porte encore les stigmates de l’ancien ordre où elle a
été engendrée. [P1-1419]
Dans cette société règnent encore les principes de
l’échange marchand. Ce n’est plus une société capitaliste dans la mesure où les
capitalistes n’existent plus et que tous les individus aptes à travailler sont
des travailleurs, mais les produits du travail prennent encore la forme de
marchandises : il s’agit toujours d’échanger des équivalents. La première
phase de la société communiste réalise bien l’égalité, et donne à chacun selon
son travail, mais :
Le droit égal est donc, en principe, toujours
le droit bourgeois, bien que le principe et la pratique ne se querellent
plus (…).
En dépit de ce progrès, ce droit égal reste
prisonnier d’une limitation bourgeoise. Le droit des producteurs est
proportionnel au travail qu’ils fournissent. L’égalité consiste en ce que le
travail fait fonction de mesure commune. [P1-1419]
Mais ce n’est pas encore le communisme puisque demeurent
des inégalités importantes : les inégalités naturelles qui permettent à
l’un de travailler plus longtemps ou plus intensément que l’autre et donc
recevoir plus.
Ce droit égal est un droit inégal pour un travail
inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, puisque tout homme n’est
qu’un travailleur comme tous les autres, mais il reconnaît tacitement comme un
privilège de nature le talent inégal des travailleurs et, par suite,
l’inégalité de leur capacité productive. C’est donc dans sa teneur un droit
de l’inégalité comme tout droit. Par sa nature, le droit ne peut consister
que dans l’emploi d’une mesure égale pour tous ; mais les individus
inégaux (ils ne seraient pas distincts s’ils n’étaient pas inégaux) ne peuvent
être mesurés à une mesure égale qu’autant qu’on les considère d’un même point
de vue, qu’on les regarde sous un aspect unique et déterminé ; [P1-1420]
Bref, dans la première phase du communisme, les individus
continuent d’être comparés les uns aux autres selon des critères « déterminés »,
c’est-à-dire des critères sociaux, déterminés par le niveau de développement
d’ensemble de la société. C’est pourquoi, bien qu’il n’y ait plus de
distinction de classes, demeure un droit et par conséquent un État, même si cet
État n’est plus comme l’État bourgeois l’organe d’oppression de la minorité sur
la majorité et même si la machine d’État a été brisée pour être remplacée par
l’administration directe des producteurs. On reste encore dans le règne de la
pénurie (Ananké chez Freud).
Mais :
Dans une phase supérieure de la société communiste, quand
auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du
travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail
corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre,
mais encore le premier besoin de la vie ; quand avec l’épanouissement
universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes
les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors
seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit
bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : « De
chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » [P1-1420]
Dans le texte qu’Engels a placé en conclusion du livre III
(mais qui est sans doute un texte antérieur à la critique du programme de Gotha, Marx oppose nécessité (là encore on
peut traduire par Ananké) et liberté
et il annonce le communisme comme le règne de la liberté qui peut se déployer
au-delà de la nécessité. Il y a une liberté relative que l’homme peut gagner
sur le terrain de la planification de la production de ce qui est nécessaire à
la vie et Marx ajoute :
C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance
humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant
ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de
la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération.
[P2-1488]
Marx ne pense pas que la civilisation humaine pourrait se
débarrasser définitivement de cette contrainte au travail qui est, pour Freud,
le fondement de la civilisation, mais elle pourrait être réduite de manière
très importante pour faire place à cette véritable liberté qui est
l’épanouissement de la puissance humaine ou son accomplissement pour parler
comme Marcuse. Le problème ici n’est pas de nous demander s’il y a chez Marx
une dimension un peu trop utopique, mais de replacer cet arrière-plan marxien
dans le cheminement qu’emprunte Marcuse.
Comment Marcuse propose-t-il de concilier Marx et
Freud ? Il montre que la théorie freudienne contient des éléments qui
contredisent cette « pierre angulaire ». Le premier de ces éléments
est que Freud montre sans détour le lien entre répression et civilisation, afin
d’endiguer la barbarie et par conséquent ruine l’équation « civilisation =raison »
qui sert de légitimation idéologique à tous les pouvoirs répressifs. Ce
faisant, « Freud donne un appui aux aspirations taboues de
l’humanité »[13].
La théorie freudienne en effet dans son principe fait voler en éclat ce que la
répression tend à occulter. Expliquons cela. Marcuse écrit :
Si la mémoire se trouve au centre de la psychanalyse en tant
que mode décisif de connaissance, c’est beaucoup plus qu’une invention
thérapeutique ; le rôle thérapeutique de la mémoire découle de la
valeur de vérité de la mémoire.
La cure analytique est bien fondée sur l’anamnèse. Le
« contrat » qui lie l’analysant et l’analyste est bien cet engagement
dans la recherche d’une vérité qui renverrait à des traumatismes enfouis dans
l’inconscient du sujet. Marcuse poursuit :
Sa valeur de vérité réside dans la fonction spécifique de la
mémoire qui est de conserver les promesses et les potentialités qui sont
trahies et même mises hors la loi par l’individu adulte civilisé, mais qui ont
été jadis réalisées dans son passé obscur, ce qu’il n’oublie jamais
complètement.
S’il s’agit bien de retrouver la trace d’un traumatisme
refoulé, la thèse freudienne est que ce traumatisme a son origine dans un désir
refoulé. C’est la contrainte sociale extérieure qui est à l’origine du
refoulement. Et par conséquent :
Le principe de réalité réprime la fonction cognitive de la
mémoire, le fait qu’elle renvoie à l’expérience passée de bonheur nourrit le
désir de sa re-création consciente. La libération psychanalytique de la mémoire
fait éclater la rationalité de l’individu réprimé. Comme la connaissance recule
devant la recognition, les représentations interdites et les pulsions de
l’enfance commencent à dire cette vérité que la raison nie. Ainsi la régression
assume une fonction progressive. Le passé redécouvert fournit les modèles
exigeants qui sont mis sous tabous par le présent.[14]
En lecteur de Hegel
– il est, rappelons-le l’auteur d’une thèse sur l’ontologie de l’historicité
chez Hegel – Marcuse fait donc fonctionner dialectiquement les oppositions que
Freud met à jour. Et c’est en faisant fonctionner cette dialectique qu’il
trouvera la voie qui permet de surmonter l’opposition entre principe de plaisir
et principe de réalité, l’opposition entre la nécessité et la liberté.
Si donc, au premier abord, la théorie freudienne est
marquée d’un profond pessimisme anthropologique, Marcuse va montrer qu’il
existe, à l’intérieur même du freudisme une tendance cachée qui justifierait la
vision optimiste d’une véritable émancipation humaine, d’une révolution
radicale toujours possible.
IV.
L’apport de Marcuse à la théorie de Freud
Marcuse part de la description freudienne de l’appareil
mental comme une « union dynamique » des contraires : union des
structures conscientes et inconscientes,
union des processus primaires et secondaires, des forces héréditaires
« constitutionnellement fixées » et des forces acquises, de la
réalité psychosomatique et de la réalité extérieure.[15]
La question des instincts (qu’il vaudrait mieux appeler « pulsions »
en français) est l’objet d’une discussion serrée. On sait qu’il y a des
évolutions notables dans la position de Freud : l’opposition entre libido
et pulsions du moi (agressives) qui marque la première élaboration sera
remplacée dans la dernière partie des travaux de Freud par l’opposition
Éros/Thanatos, opposition fort problématique d’ailleurs puisque Freud montre comment
l’un se transforme aisément en l’autre. Marcuse ne met nullement en cause toutes
ces élaborations freudiennes. Ce qui l’intéresse, c’est la formation du surmoi
et les conséquences qu’on en peut tirer. Il considère bien le moi comme une
« excroissance » du ça[16] ;
les processus du moi sont donc des processus secondaires par rapport aux
processus primaires du ça :
Le souvenir d’une satisfaction passée est à l’origine de
toute pensée, et la tendance à retrouver la satisfaction passée est le moteur
caché derrière le processus de la pensée.[17]
Le surmoi qui a son origine dans la longue période de
dépendance du petit enfant – ce que Freud nommait Hilflosigkeit – vient des restrictions extérieures. Mais Marcuse y
introduit une conception dynamique : les réactions contre les parents et
leurs successeurs, réactions qui forment le surmoi, sont
« incorporées » par le sujet alors même qu’il n’est plus un enfant
soumis à l’obéissance à ses parents. C’est pourquoi l’individu « devient
instinctuellement ré-actionnaire, aussi bien au sens propre que figuré »[18] :
Ainsi non seulement le surmoi oblige l’individu à obéir aux
impératifs de la réalité, mais encore il oblige à obéir aux impératifs d’une
réalité passée. Grâce à ses mécanismes inconscients, le développement mental reste
en arrière du développement réel, ou (puisque celui-là est lui-même un facteur
de celui-ci), il retarde le développement réel, nie ses possibilités au nom du
passé.[19]
Cela est vrai, soutient Marcuse, aussi bien du point de
vue de l’ontogenèse que du point de vue de la phylogenèse. Sans remettre en
cause le principe freudien selon lequel toute vie humaine nécessite la
répression des pulsions, Marcuse propose donc d’y ajouter deux concepts qui
visent à traduire le caractère historique de cette répression :
-
La sur-répression
qui désigne les restrictions nécessitées par la domination sociale ;
-
Le principe
de rendement, forme spécifique du principe de réalité dans « la
société moderne », c’est-à-dire dans la société dominée par le mode de
production capitaliste.
Il s’agit en particulier de rendre compte du fait que la
pénurie (Ananké) n’est pas un fait
brut, anhistorique, mais découle d’une certaine organisation sociale. Il s’agit
donc de caractériser très précisément la domination en refusant d’identifier rationalité
en général et rationalité de la domination. Il y a une certaine répression des
pulsions qui est nécessaire, quelle que soit l’organisation sociale et qui, en
outre, ne conduit pas nécessairement à la limitation du plaisir, mais parfois à
un plaisir accru :
L’« endiguement » des pulsions sexuelles
partielles, le progrès vers la génitalité, appartiennent au secteur fondamental
de la répression qui rend possible un plaisir accru : le mûrissement de
l’organisme suppose un mûrissement normal et naturel du plaisir.[20]
Marcuse parle du « progrès vers la génitalité »,
ce qui lui donnerait assez mauvaise presse aujourd’hui. Mais la formation d’une
sexualité épanouie suppose évidemment la maturation du petit d’homme et par
conséquent la nécessaire discipline qui permet à cet être foncièrement inadapté
d’entrer dans le monde.
Ce sont aussi ces contraintes qui permettent d’expliquer
la formation du goût esthétique et du plaisir qui l’accompagne. Ici Marcuse
rappelle les analyses de Freud sur la manière dont chez le petit enfant les
adultes inculquent le dégoût des excréments et l’apprentissage de la propreté.
La répression pulsionnelle ici détourne la sensibilité vers les sens qui ne
supposent pas le contact direct avec la chose, vers ces sens intellectuels que
sont la vue et l’ouïe.
Mais à ces contraintes nécessaires s’ajoutent toujours des
contraintes adéquates au système de domination :
… les intérêts de la domination ajoutent un refoulement
supplémentaire à l’organisation des instincts sous le règne du principe de
réalité. Le principe de plaisir ne fut pas détrôné uniquement parce qu’il
travaillait contre le progrès de la civilisation, mais aussi parce qu’il
travaillait contre une civilisation dans laquelle le progrès assure la
survivance de la domination et du labeur.[21]
Chose que Freud lui-même remarque en plusieurs endroits (par
exemple dans Malaise dans la civilisation), mais dont il se refuse à tirer les
conséquences parce que son pessimisme foncier l’empêche d’envisager comme
possible une société non divisée en classes. C’est cette transformation des
pulsions qui leur donne la forme qu’elles prennent dans la société moderne
(comme d’ailleurs dans les formes de sociétés de classe qui l’ont précédée). La
pulsion de vie s’y manifeste sous la forme d’une « organisation répressive
de la sexualité », soumise à la fonction de reproduction et écartant comme
« perversion » ce qui ne va pas dans cette direction.
Dans la société moderne, cette « organisation
répressive de la sexualité » prend une forme particulière, liée au
processus social dans son ensemble. Ce qui justifie cette forme particuli_re du
principe de réalité que Marcuse nomme « principe de rendement ».
C’est pourquoi Marcuse identifie dans le principe de rendement le principe du
travail aliéné, précisément parce que le principe de réalité dans la société
capitaliste est le principe du travail aliéné :
Les hommes ne vivent pas leur propre vie, mais remplissent
des fonctions préétablies. Pendant qu’ils travaillent, ce ne sont pas leurs
propres besoins et leurs propres
facultés qu’ils actualisent, mais ils travaillent dans l’aliénation.[22]
Marcuse opère une transposition des analyses marxiennes
dans le vocabulaire freudien.
Dans la société, le travail alors devient général, comme les restrictions
imposées à la libido : le temps de travail qui représente la plus grande
partie de la vie de l’individu, est un temps pénible, car le travail aliéné,
c’est l’absence de satisfaction, la négation du principe de plaisir. La libido
est détournée vers des travaux socialement utiles où l’individu ne travaille
pour lui-même que dans la mesure où il travaille pour l’appareil engagé dans
des activités qui ne coïncident, la plupart du temps, ni avec ses propres
facultés, ni avec ses désirs.[23]
C’est pourquoi, pour Marcuse, le conflit entre sexualité
et civilisation n’est pas un conflit anhistorique, il se développe en même
temps que la domination.
Sous le règne du principe de rendement, le corps et l’esprit
sont transformés en instruments du travail aliéné ; ils ne peuvent
fonctionner de cette manière que s’ils renoncent à la liberté du sujet-objet
libidineux que l’organisme humain est et désire à l’origine. La répartition du
temps joue un rôle fondamental dans cette transformation.[24]
Le temps « libre », celui dans lequel le sujet
peut être pour lui-même n’est pas véritablement du temps libre. Car c’est à la
racine que l’organisme doit être entraîné à l’aliénation ! C’est pourquoi
l’industrie du loisir prend le relai – faute de quoi la revendication du
plaisir liée à l’intelligence du sujet se heurterait violemment aux conditions
mêmes de la domination pendant le temps consacré au travail aliéné. La
répression des « perversions » s’inscrit dans ce processus, car
celles-ci « maintiennent la sexualité comme fin en soi »[25].
Tout comme Freud, Marcuse propose pour élucider
complètement la structure mentale de la personnalité qu’on l’on remonte au-delà
de la petite enfance à la préhistoire de l’espèce. Cette idée, Freud la dégage
dès l’Introduction à la psychanalyse.
Analysant le rôle des « fantaisies » sur lesquelles débouche
l’investigation analytique, il écrit :
Par ces fantaisies, l'individu se replonge dans la vie
primitive, lorsque sa propre vie est devenue trop rudimentaire. Il est, à mon
avis, possible que tout ce qui nous est raconté au cours de l'analyse à titre
de fantaisies, à savoir le détournement d'enfants, l'excitation sexuelle à la
vue des rapports sexuels des parents, la menace de castration ou, plutôt, la
castration, - il est possible que toutes ces inventions aient été jadis, aux
phases primitives de la famille humaine, des réalités, et qu'en donnant libre
cours à son imagination l'enfant comble seulement, à l'aide de la vérité
préhistorique, les lacunes de la vérité individuelle. J'ai souvent eu
l'impression que la psychologie des névroses est susceptible de nous renseigner
plus et mieux que toutes les autres sources sur les phases primitives du
développement humain.
Bref l’ontogenèse est incompréhensible sans la phylogenèse
– Freud reprend la thèse de Haeckel selon laquelle « l’ontogenèse
récapitule la phylogenèse ». Pour Marcuse, la théorie de Freud contient de
« implications inquiétantes » puisqu’elle conduit à une dissolution
de la personnalité individuelle (« la personnalité autonome apparaît comme
la manifestation pétrifiée de la répression générale de l’humanité »[26]) :
En dissolvant l’idée de la personnalité du moi en ses
composantes primaires, la psychologie met ainsi à nu les facteurs sub- et
pré-individuels qui (dans une large partie ?hors de la conscience du moi) font
réellement l’individu : elle révèle le pouvoir de l’universel dans les
individus et au-dessus d’eux.[27]
On peut se demander dans quelle mesure cette thèse
freudienne est acceptable. Sa reconstruction de l’histoire humaine archaïque
est invérifiable – la horde primitive, idée que Freud emprunte à Darwin n’a pas
le plus petit commencement d’une preuve empirique, sauf si on admet que les
groupes de grands singes structurés autour du « mâle dominant »
(comme chez les gorilles) sont une preuve indirecte de cette hypothèse.
Pourquoi cette hypothèse freudienne n’est-elle pas purement et simplement
abandonnée ? Selon Marcuse, c’est parce que
… elle résume, dans une série d’événements catastrophiques,
la dialectique historique de la domination et éclaire ainsi des aspects de la
civilisation jusqu’ici inexpliqués. Nous n’utilisons les spéculations
anthropologiques de Freud que dans un sens : celui de leur valeur symbolique.[28]
Quand je dis qu’il n’y aucune preuve de la réalité
factuelle des spéculations freudiennes, il faut cependant nuancer ce propos.
Dans L’homme et l’inégalité : L’invention de la hiérarchie à la
préhistoire[29],
Brian Hayden nous livre une brève synthèse à la question de l’inégalité
en s’appuyant non sur des raisons théoriques, mais sur des « documents »
archéologiques ou ethnologiques. Alors qu’on associe généralement l’inégalité
avec la sédentarisation et la révolution néolithique, Hayden montre qu’il faut
remonter beaucoup plus loin en arrière et que l’existence d’une importante
stratification est perceptible dès le paléolithique moyen, chez des groupes de
chasseurs-cueilleurs. La seule condition d’apparition d’inégalités sociales est
l’existence de surplus alimentaires suffisamment importants pour qu’un groupe
restreint puisse convaincre ou contraindre le reste du groupe à travailler pour
des productions de prestige à destination des chefs.
Par la même occasion, Hayden réfute les
interprétations de l’origine de l’inégalité en termes de pression
démographique, par exemple, ou les interprétations fonctionnalistes
(l’inégalité profite au groupe et permet de maximiser les ressources). Il
défend une interprétation politique de l’origine de l’inégalité: certains
individus auraient la capacité d’imposer politiquement (par la capacité de
convaincre et de tromper) un système social « transégalitaire ». Ces
individus, Hayden les définit comme « triple A »: avides, agressifs,
accumulateurs. Tant que le groupe est confiné dans les conditions de la survie
immédiate, sans aucun surplus, les « triple A » ne peuvent s’imposer
– à vouloir exploiter les autres, ils risquent tout simplement d’être tués.
Mais dès lors que la nourriture est abondante, ils peuvent réussir à faire
valoir leur point de vue et leurs intérêts et enclencher un mécanisme
d’accumulation ... dans lequel nous sommes encore! Hayden émet
l’hypothèse que 90% des problèmes graves de l’humanité seraient ainsi causés
par 10% des individus. On rejoindrait ainsi l’hypothèse freudienne selon
laquelle le processus de civilisation commence par la domination.
On laissera de côté ici la reprise opérée par Marcuse des
spéculations anthropologiques de Freud. Ici Marcuse suit encore fidèlement
Freud, tout en montrant justement la complexité de cette pensée sans s’en tenir
au point de vue unilatéral auquel nous serions conduits en nous en tenant soit
à L’avenir d’une illusion, soit à Moïse et le monothéisme ou encore à Totem et tabou.
V.
La dialectique de la civilisation
Marcuse, donc, suit les spéculations anthropologiques de
Freud, mais en montrant que nous ne pouvons accepter ce que Freud affirme qu’en
identifiant civilisation et domination. La civilisation implique la répression
des pulsions, la contrainte au travail et l’orientation de l’Éros vers sa tâche
qui est de créer des organismes toujours plus vastes. En même temps, la
répression de la sexualité affaiblit l’Éros et donne une place toujours
croissante à la pulsion de mort.
La culture exige une sublimation continuelle : elle
affaiblit par là Éros, le bâtisseur de culture. Et la désexualisation, en
affaiblissant Éros libère les pulsions destructives.[30]
Cette conclusion où se retrouve le pessimisme foncier de
Freud tel qu’il s’exprime dans Malaise
dans la civilisation, va maintenant être soumise à la critique.
-
Tout d’abord, Marcuse fait remarquer que tout
travail n’implique pas la désexualisation.
Il peut y avoir du plaisir au travail. Le travail n’est pas forcément
une renonciation.
-
Ensuite les inhibitions imposées par la
civilisation ne concernent pas seulement Éros. Elles visent aussi la pulsion de
mort et, de ce point de vue, la civilisation peut aussi renforcer Éros. Il y a
ici une discussion compliquée : Freud lui-même émet l’hypothèse que la
pulsion de vie et la pulsion de mort soit la même pulsion se différenciant. En
tout cas, la civilisation ne peut survivre quand réprimant cette pulsion de
désagrégation qu’est Thanatos dans les dernières spéculations freudiennes. Et
du même coup, et comme conséquence, c’est la pulsion érotique, la tendance à
former des ensembles plus vastes qui est favorisée.
Enfin, on peut aussi considérer que la civilisation tourne
les pulsions agressives et destructrices en faveur de la civilisation et aussi,
indirectement, en faveur d’Éros. La civilisation utilise à son profit les
pulsions destructives (dans le travail, dans les rituels de combat, comme le
sport, dans les manifestations religieuses, etc.) et les transforme en moyen de
sauvegarder la possibilité d’agrégations nouvelles.[31]Le
travail de création artistique serait le prototype du travail qui offre une
forte satisfaction libidineuse. Pour Marcuse, ceci doit nous amener à changer
le sens du mot « sublimation » – on pourrait avoir ici l’exemple
d’une « sublimation non répressive ». Mais un tel genre de travail
est très rare dans la société actuelle. Le caractère « sadique » du
travail aliéné reste dominant. Le travail, surtout dans le processus de
production de la société industrielle moderne apparaît bien comme une
destructivité sublimée, une destruction extravertie :
Cependant, la
destruction extravertie demeure la destruction : dans la plupart des cas,
ses objets sont réellement et violemment assaillis et ils ne sont reconstruits
qu’après une destruction partielle ; les unités sont divisées par la force
et les composants assemblés d’une autre manière par la force. La nature est
littéralement « violée ». Ce n’est que dans certaines catégories
d’agressivité sublimée (comme la pratique chirurgicale) qu’une telle violation
renforce directement la vie de son objet. La destructivité paraît plus
directement satisfaite en étendue et en profondeur, dans la civilisation, que
la libido.[32]
Les modes de production traditionnels étaient le plus
souvent contraints d’agir en imitant ou en accompagnant la nature. La
production capitaliste transforme la nature toute entière en simple matériau
qui doit être broyé et transformé par l’homme devenu « comme maître et
possesseur de la nature ». Dans la production industrielle moderne, la
nature n’est plus la « mère nature ». Voilà pourquoi dans la
civilisation industrielle moderne, c’est aussi la pulsion de mort qui travaille
et peut-être beaucoup plus violemment que dans n’importe laquelle des
civilisations passées. Certains biologistes critiques des orientations des
biotechnologies avaient proposé de les rebaptiser « thanatotechnologies ». Cette proposition est peut-être très
appropriée : les biotechnologies substituant la mort (industrielle) à la
spontanéité de la vie.
Autrement dit, la civilisation ne serait que le moyen par
lequel la pulsion de mort prépare son propre but, la destruction de l’espèce,
d’où la nécessité d’augmenter la répression instinctuelle. Mais c’est ici
qu’intervient la nécessité d’user du concept de sur-répression. À un certain
stade, la quantité de répression nécessaire au maintien de la civilisation est
fixée par le niveau atteint par les forces productives, par la science et la
technique, c’est-à-dire par le degré de maîtrise de la nature. La nécessité
d’inhibition instinctuelle dépend de la nécessité du travail et du report de
satisfaction. Il faut donc comparer la répression instinctuelle à la grandeur
de liberté possible. Marcuse interroge : « Pour Freud, le progrès de
la civilisation constitue-t-il un progrès de la liberté ? »[33]
Question à laquelle Freud ne semble pas vraiment répondre positivement, bien au
contraire ! Le principe de rendement de Marcuse permet justement de penser
cet écart entre la répression nécessaire et la liberté possible, c’est-à-dire
encore entre la répression et la sur-répression.
Comment expliquer alors que la maîtrise croissante de la
nature – la diminution du temps de travail nécessaire, pour reprendre les
concepts dont use Marx – ne conduise pas en fait à un progrès de la
liberté ? Pour Marcuse l’explication réside dans la rationalisation
croissante du travail qui rationalise la domination, mais aussi les moyens
d’empêcher la rébellion contre la domination. Pour comprendre ceci, il faudrait
faire – ce que Marcuse ne fait pas – une histoire de la transformation des
modes de domination au niveau même du processus de production. Je me
contenterai de renvoyer, pour comprendre de quoi il retourne, à la lecture du
livre I du Capital de Marx lorsque celui-ci analyse le passage de
la subsomption formelle à la subsomption réelle du travail sous le capital. Ce
passage est celui d’un mode de production capitaliste non encore accompli qui
se contente de placer les divers métiers artisanaux sous un commandement unique
et de mettre en œuvre l’impératif de la production de survaleur absolue
(augmentation de la journée de travail), à un mode de production capitaliste
enfin réalisé dans lequel le moyen de production sous la forme de la machinerie
asservit directement le travail vivant et dans lequel c’est la rationalisation
technique (le flux de travail organisé par les machines-outils mues par une
source d’énergie centrale) qui apparaît comme ce qui commande l’activité même
du travailleur. On peut se révolter contre un homme despotique, mais pas contre
l’ordre sage voulu par la science et la technique.
Marcuse constate que toutes les révolutions soit ont
échoué, soit ont contribué à construire une nouvelle domination alors mêmes
qu’elles visaient toujours beaucoup plus que les objectifs restreints qui en
constituaient le motif de départ. En réalité ces révolutions ont apporté un
certain progrès, celui du système de domination bénéficiant de chaines de
contrôle plus développées.
Dans chaque révolution, il semble y avoir eu un moment
historique où la lutte contre la domination aurait pu être victorieuse, mais ce
moment a passé. Un élément d’auto-défaite semble être impliqué dans cette
dynamique (et ceci même en tenant compte de la valeur de raisons telles que le
caractère prématuré de l’action et l’inégalité des forces). Dans ce sens,
chaque révolution a été une révolution trahie.[34]
La théorie freudienne éclaire ces processus en montrant
comment se fait l’identification de ceux
qui se révoltent et de ceux qui détiennent le pouvoir.
L’incorporation économique et politique des individus dans le
système hiérarchique du travail s’accompagne d’un processus instinctuel par
lequel les objets humains de la domination reproduisent leur propre répression.[35]
Mais il est nécessaire d’aller plus loin si on veut
comprendre dans toutes ses dimensions la répression dans la société moderne.
Car la contradiction est patente : l’excuse de la pauvreté pour imposer
les conditions du travail ne peut plus jouer. En bon disciple de Marx, en bon
marxiste même, Marcuse considère que le capitalisme a développé les forces
productives à un point tel qu’une transformation radicale qualitative des
besoins humains est possible, en même temps que l’organisme humain a été
modifié et transformé au sein même d’un monde où la richesse sociale pourrait
en faire une fin en soi. Dans les termes de Marcuse, c’est du « Marx pur
jus » ! Mais précisément au moment où ces possibles sont maintenant
presque étalés devant nous, à portée de notre main, leur réalisation semble
plus éloignée que jamais. Si d’un côté le progrès même de la civilisation tend
à rendre illégitime la domination, d’un autre côté, la domination, au nom de la
civilisation, doit renforcer ses mesures de contrôle, développer la
sur-répression et toujours faire valoir sur une échelle élargie le principe de
rendement. Ainsi, la « civilisation » doit se défendre contre le
spectre d’un monde qui pourrait être libre. La productivité loin de contribuer
à libérer les hommes de la contrainte au travail se tourne contre eux. Ici
Marcuse reprend tout simplement ce que l’o peut trouver développé avec un grand
luxe de détails dans le chapitre XIII du livre I du Capital. La productivité devient un « instrument de domination
universelle.
La mobilisation permanente des individus est d’autant plus
impérative pour assurer le maintien de la domination que les bases de celle-ci
apparaissent de plus en plus illégitimes. La manipulation des consciences
devient affaire politique centrale – ce que de nombreux auteurs, d’un point de
vue souvent très différent de celui de Marcuse – ont analysé. Citons ici, parce
qu’il donne un aperçu global très fouillé, le livre de Remo Bodei, Destini
personali. L’età della colonizzazione delle coscienze (Milan, Feltrinelli,
2002). Mais ce sont également, et c’est tout à fait naturel, les thèmes
classiques des penseurs de l’école de Francfort que l’on va retrouver. Cette
manipulation se produit par la coordination systématique de l’existence privée
et de l’existence publique – inconnus à l’époque où Marcuse écrit son ouvrage,
les « réseaux sociaux » organisent sous une certaine forme cette
coordination. Citons encore Marcuse :
La promotion des activités de loisirs abêtissantes,
l’organisation monopoliste de l’information[36],
l’anéantissement de toute véritable opposition au système établi, le triomphe
des idéologies antiintellectuelles sont des exemples de cette tendance. Cette
extension des contrôles à des régions de la conscience et des loisirs
auparavant libres, autorise un relâchement des tabous sexuels (qui étaient
avant plus importants, parce que les contrôles sur l’ensemble de la
personnalité étaient moins efficaces).[37]
Autrement dit et pour le dire en une formule : la
société moderne recèle la possibilité d’une « sublimation non
répressive », mais les exigences de la domination augmentent la répression
en permettant une « désublimation répressive ». Le relâchement des
contraintes morales à l’intérieur du système le sert ! La grande presse,
les gens qui ne l’ont pas lu et quelques autres qui l’avaient lu trop vite ont
voulu faire de Marcuse le grand prêtre de la libération sexuelle post-68, voire
l’apôtre de la « social-démocratie libertaire »[38].
Mais c’est exactement l’inverse : Marcuse dresse l’acte d’accusation de
cette désublimation répressive qu’est la prétendue révolution sexuelle des
années 60-70. Il montre que le déclin de la famille est fonctionnellement utile
au mode de production capitaliste tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Marcuse,
qui, à la suite de Freud, voit dans la famille monogamique le grand
organisateur de la répression, explique les raisons de sa lente liquidation, de
son « déclin social ». Ce qui
distingue notre époque des époques antérieures,
ce n’est pas son « hyper-individualisme » (comme on le dit
souvent pour reprendre les lieux communs les plus éculés), mais au contraire sa
« désindividualisation ». Le « moi », invention
augustinienne perfectionnée par tout le développement de la culture occidentale
est sans doute – même si Marcuse ne s’exprime pas ainsi – quelque chose qui est
en train de s’effacer « comme un visage de sable »[39].
En effet :
Par l’intermédiaire de la lutte contre le père et la mère, en
tant que cibles personnelles d’amour et d’agression, la jeune génération
entrait dans la vie sociale avec des impulsions, des idées, des besoins qui,
dans une large mesure, lui appartenaient en propre. Par conséquent, la
formation du surmoi, la modification répressive des instincts, la renonciation
à la sublimation étaient des expériences très personnelles. Justement à cause
de ça, leur adaptation laissait des cicatrices douloureuses, et la vie sous le
principe de rendement conservait encore une sphère de non-conformisme privé.[40]
On pourrait même aller un peu plus loin que Marcuse. Cette
sphère de non-conformisme privé était absolument nécessaire et faisait partie
intégrante de la structure de la domination du mode de production capitaliste à
l’époque de ce que Diego Fusaro appelle « capitalisme dialectique ».
C’est l’existence même de cette sphère qui se manifeste dans la critique que
les grands penseurs issus organiquement de la classe bourgeoise adressent au
mode de production capitaliste – Rousseau, Kant, Fichte, Hegel et Marx en sont
quelques très beaux exemples.
À « l’âge de la colonisation des consciences »,
à l’âge de « l’industrie culturelle » (une des cibles de Horkheimer
et Adorno), à l’âge du développement rationnel des techniques de manipulation,
« la formation du surmoi adulte semble sauter l’étape de
l’individualisation » :
… l’unité génétique devient directement une unité sociale.
L’organisation répressive des instincts semble être collective et le moi
semble être prématurément socialisé par tout un système d’agents et d’agences
extra-familiaux.[41]
La lutte contre les formes paternelles désuètes ne peut
plus être le cadre dans lequel se forme la personnalité. Marcuse montre
justement ce déclin de la figure du père (dont se plaignent tant toutes sortes
d’essayistes aujourd’hui) :
Le père, premier objet d’agression dans la situation
œdipienne, apparaît maintenant comme un but d’agression plutôt inadéquat. Son
autorité, comme dispensateur de la richesse, de l’habileté et de l’expérience
se trouve considérablement réduite. Il a moins à offrir et par conséquent il
peut moins interdire. Le père progressiste est un ennemi et un
« idéal » des plus inadéquats, comme tout père qui ne façonne plus l’avenir
économique, émotionnel et intellectuel de l’enfant.[42]
C’est qu’en effet « la domination se pétrifie en un
système d’administration objective ». Un tel système rend la révolte
beaucoup plus difficile, voire impossible. L’agression qui pouvait se tourner
contre le père (ou l’une des multiples figures paternelles incarnant la
domination sociale) ne peut plus que se retourner contre le sujet lui-même,
elle est introjectée et « ce n’est plus la répression, mais celui qui en
souffre qui est coupable »[43].
Le développement des maladies névrotiques au travail, la dépression, le
« burn-out » et le suicide professionnel (cf. France-Télécom) sont
des manifestions de cette agression introjectée.
VI.
En conclusion
Nous n’avons pas abordé ici l’orientation positive que
Marcuse dégage principalement dans la deuxième partie d’Éros et civilisation et notamment tout ce que Marcuse considère
comme les possibles que permettrait une transformation révolutionnaire
radicale. Ce qu’il convient de retenir, c’est l’articulation des concepts
freudiens et marxiens dans une perspective de critique sociale. Il importe
aussi de voir comment les outils que la psychanalyse fournit à Marcuse sont
essentiels pour comprendre la dialectique de la civilisation et comment également
il donne les linéaments d’une critique radicale de la société moderne, la nôtre
peut-être encore plus que celle que Marcuse analysait. À ceux qui
s’étonneraient de la tonalité très pessimiste de Marcuse, et nous diraient
qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, Marcuse donne une réponse
précise :
Dans de telles circonstances, la question de savoir si on
peut démontrer que l’état présent de la civilisation est plus destructeur que
les précédents, ne semble pas très importante. En tout cas, on ne peut pas
éviter la question en montrant la destructivité qui a régné tout au long de
l’histoire. La destructivité de l’étape actuelle ne révèle sa pleine
signification que si le présent est mesuré, non pas d’après les étapes passées,
mais d’après ce qu’il pourrait permettre d’obtenir.[44]
Ce dernier point n’est pas secondaire. Trop souvent les
critiques mélancoliques du temps présent manquent leur but, parce qu’elles ne
voient dans le présent que son rapport au passé, comme décadence, sur le mode
du « c’était mieux avant ». Marcuse dirige sa critique en gardant
l’œil sur l’objectif de la révolution possible, c’est-à-dire de l’invention
d’un futur qui seul peut donner vraiment le sens d’une théorie critique.
[1]
H. Marcuse, Philosophie et révolution,
traduit de l’allemand par Cornelius Heim, Gonthier/Denoël, 1969, pp.121-122
[2]
T.W. Adorno, Minima moralia, §38, traduction de Éliane Kaufholz et
Jean-René Ladmiral, Payot, 2001, p,66-67
[3]
E. Fromm, La passion de détruire. Anatomie de la destructivité humaine,
1973, Robert Laffont, 1975 pour la traduction française. Pour la critique du
« révisionnisme » de Fromm, voir Marcuse, postface à Éros et civilisation.
[4]
H. Marcuse, Éros et civilisation, Seuil,
collection Points, traduction Neny/Fraenkel, p.88
[5] Op. cit. p.94
[6] Op. cit. p.94
[7] Op.cit. p.96
[8] Ibid.
[9] Op.cit. p.9
[10] Op.cit. p. 19
[11] Op.cit. p. 27
[12] Op.cit. p.28
[13] Op. cit. p.29
[14] Op.cit. p.29-30
[15]
Voir op.cit. p. 32-33
[16]
Le traducteur de Éros et Civilisation
rappelle la terminologie choisie par Samuel Jankélévitch dans sa traduction des
Nouvelles conférences sur la
psychanalyse : S. Jankélévitch traduisait Es par « Soi »,
ce qui n’est peut-être pas inintéressant et permettrait de rapprocher les concepts
de Freud de ceux de Nietzsche ou de ceux qu’emploient souvent les
biologistes : un être vivant est un être qui un « soi ».
[17] Op.cit. p. 41
[18] Op.cit. p. 42
[19] Ibid.
[20] Op.cit. p. 46
[21] Op.cit. p. 48
[22] Op.cit. p. 52
[23] Ibid.
[24] Op.cit. p. 53
[25] Op.cit. p. 56
[27] Op.cit. p. 63
[28] Op.cit. p. 65
[29]
B. Hayden, L’homme et l’inégalité :
l’invention de la hiérarchie à la préhistoire, CNRS, 2008
[30]
Marcuse, op.cit. p. 85
[31]
Remarquons combien Éros et Thanatos sont étroitement intriqués et combien c’est
leur intrication qui permet de maintenir l’existence de la civilisation, leur
désintrication laissant libre cours à la pulsion destructive – la destructivité
de masse qu’a cherchée à analyser Fromm en se passant, quant à lui, de
l’hypothèse qu’il jugeait trop coûteuse de la pulsion de mort.
[32]
Op.cit. p. 87
[33]
Op.cit. p. 89
[34]
Op.cit. p. 91. La révolution trahie est
le titre d’un des principaux ouvrages de Léon Trotski, paru en 1936 et auquel
Marcuse pourrait bien faire allusion ici.
[35]
Ibid.
[36]
Subtilité suprême, elle aussi non prévue par Marcuse, cette organisation
monopoliste prend les allures d’un pluralisme radical – celui du
« net » ou chacun est journaliste – qui confirme la théorie de
l’ordre par le bruit : du bruit de fond des millions d’internautes qui
« font » l’information surnage une pensée unique d’autant plus
efficace qu’elle ne paraît venir d’aucune autorité située « en haut »
dans la hiérarchie sociale.
[37]
Op.cit. p. 94
[38]
Ce reproche insensé est celui que lui fait Michel Clouscard, souvent mieux
inspiré. Mais en mettant sous la même rubrique du « freudo-marxisme »
Marcuse et Deleuze, Clouscard a seulement montré qu’il n’avait lu ni l’un ni
l’autre.
[39]
Chez Michel Foucault, c’est l’homme qui va s’effacer comme un visage de sable…
Voir Les mots et les choses.
[40]
Op.cit. p. 96
[41]
Ibid.
[42]
Op.cit. p. 97
[43]
Op.cit. p. 98
[44]
Op.cit. p. 100