mercredi 11 septembre 2002

Etudes matérialistes sur la morale


Un ouvrage d'Yvon Quiniou
Il y a quelques années, Yvon Quiniou publiait une stimulante lecture matérialiste de Nietzsche, Nietzsche ou l'impossible immoralisme (Kimé, 1993). Ses Études matérialistes sur la morale (Kimé, 2002) synthétisent une recherche poursuivie patiemment, à l'écart de la doxa, pour construire une conception matérialiste de la morale. Il y a un fil directeur dans sa réflexion : l'affirmation de la valeur scientifique du matérialisme, un matérialisme modeste et non métaphysique, celui qui considère toute réalité connaissable humainement comme une seule réalité matérielle, dont le travail scientifique peut expliquer les lois de transformation, de l'apparition des organismes vivants jusqu’à l'homo sapiens. Cette conception strictement moniste exclut tout recours à la transcendance divine. A partir de là, se pose la question cruciale : comment la morale est-elle possible d'un point de vue matérialiste? Se situant sur le plan de la nature, considérée sans adjonction extérieure, le matérialisme semble exclure comme simple mystification tout devoir-être. N'est-ce pas le matérialisme nietzschéen qui se proposait de “ fracasser la morale ” comme illusion de la vie? YQ montre qu'en réalité l'immoralisme nietzschéen se tourne en un moralisme nouveau qui fait l'apologie de ce qu'il appelle les valeurs de la vie.
Distinguant soigneusement morale et éthique, YQ montre qu'une morale universaliste reste possible et nécessaire d'un point de vue matérialiste. Ses études sur Darwin, spécialement sur La descendance de l'homme, montrent que la théorie de l'évolution rend très bien compte de l'apparition de la morale comme un instinct social qui s'est révélé un avantage adaptatif décisif pour la survie de l'espèce. Mais expliquer la genèse de la morale, ce n'est pas encore la fonder rationnellement comme système normatif. Défendant une version non métaphysique de la morale kantienne, YQ dans ses études sur Marx et Habermas expose clairement tout l'intérêt que peuvent tirer d'une telle approche tous ceux qui continuent de lutter pour l'émancipation humaine.
Clair, pédagogique, le livre de Quiniou est à lire, à faire lire et à discuter.
Denis Collin (11 avril 2002)

mercredi 29 mai 2002

Par-delà Bien et Mal. Note de lecture


La pensée de Nietzsche veut clairement se situer, comme le dit le titre de l’un de ses livres majeurs “ par-delà le Bien et le Mal ”. Animé par la volonté d’une rupture radicale avec la tradition platonicienne, avec le christianisme et avec la morale égalitariste des Lumières, Nietzsche tente de déconstruire les oppositions sur lesquelles se fonde la morale. Loin d’être le pur négatif ou le manque d’être qui le caractérise dans les philosophies rationalistes – cartésienne, leibnizienne ou spinoziste – le mal revêt une véritable positivité car il va s’ancrer dans la puissance de la vie.

Les préjugés des philosophes

L’immoralisme ou l’amoralisme nietzschéen se fonde d’abord sur une critique en règle de la métaphysique classique. Refusant tout dogmatisme, revalorisant le scepticisme et le relativisme antiques, Nietzsche s’en prend à la “ lourdeur ” et au “ sérieux ” des philosophes. Mais, en dépit de ses prétentions, la philosophie ne serait-elle pas qu’une “ superstition populaire ” enjolivée ? Ainsi la superstition de l’âme – simple erreur d’interprétation des phénomènes naturels, nous dit Nietzsche devient chez les philosophes “ superstition du moi ”. Le plus souvent, ce sont les suggestions de la grammaire qui deviennent les fondements des extravagances de la métaphysique : comme il faut un sujet grammatical au “ je pense ”, on transforme le “ je ” en substance philosophique.
D’abord démonter les préjugés des philosophes. Le premier de ces préjugés concerne la vérité. Ce qui n’est pas mis en cause dans la tradition philosophique, c’est la volonté du vrai : on peut se disputer sur les critères de la vérité, mais pas sur la volonté du vrai. Or, le vrai est une valeur, parmi d’autres. Le nouvelle question philosophique est celle de l’origine du choix de cette valeur. “ Nous finissons par penser que le problème n’a jamais été pensé jusqu’à présent ” : il faut oser mettre en question les fondements mêmes du questionnement philosophique et les catégories sur lesquelles il s’appuie. C’est une stratégie du soupçon.
La séparation absolues des valeurs (Bien/mal, Vrai/faux) est à la base de la philosophie classique. Elle est le grand préjugé des philosophes. Elle suppose une véritable séparation en deux mondes, sans rapport entre eux. Platon est visé, mais c’est aussi “ le préjugé typique auquel on reconnaît les métaphysiciens. ” Cette “ croyance aux oppositions de valeurs ” résulte de jugements superficiels, des perspectives provisoires. Or, on peut se demander 1° s’il y a des oppositions en général – l’opposition résulterait de notre manière de penser qui suppose de ramener le pluriel à l’identité et le différent à l’opposé ; et 2° si la véracité et le désintéressement ne sont pas des manifestations de la volonté de tromper et de l’égoïsme, des appétits de la vie. Ainsi, les valeurs opposées sont de même nature.

Conscience et instinct

Le première opposition réfutée est celle de l’instinct et de la conscience. Alors que les moralistes opposent le Bien qui a sa source dans la conscience (dans la raison pure, chez Kant) au mal qui exprime nos instincts (toujours bas !), Nietzsche affirme que les deux ont la même origine : la conservation de l’individu. Ainsi, la vérité a certes une valeur, mais la non vérité aussi. Renoncer aux jugements faux reviendrait à renoncer à la vie elle-même. Exemple : la philosophie elle-même ! Ainsi, la logique, le fait de rapporter le monde sensible à un monde imaginaire (celui des Idées), de fausser le réel en le rapportant au nombre (Platon et les pythagoriciens, la physique) sont indispensables à la survie de notre espèce : c’est notre manière de pouvoir agir sur le monde (et non une vérité en soi). Il y aurait là une sorte de pragmatisme vitaliste : est “ vrai ” tout ce qui est bon pour la vie. Ou encore le non vrai étant aussi une condition de la vie a donc autant de valeur que le vrai.
Mais Nietzsche se distingue du pragmatisme par son refus du positivisme, “ bric-à-brac de notions hétéroclites ” pour les “ philosophâtres de la réalité ”. On ne doit pas non plus ramener l’instinct vital à l’instinct de conservation. Toute la philosophie classique reconnaissait l’importance de cet instinct. Mais, pour Nietzsche, l’instinct fondamental est le déploiement de la puissance. Sous le déguisement de la pensée philosophique ou religieuse, c’est la volonté de puissance qu’il faudra déceler.

La tartuferie des philosophes et valeur de la philosophie

L’amour de la sagesse est l’amour de sa propre sagesse. Amoureux de la vérité, sont les philosophes, mais de “ leurs vérités ”. Il faut admettre la relativité des jugements. Ce n’est pas loin ici d’une position sceptique. Mais il ne s’agit pas seulement de tartuferie : les philosophes se cuirassent parce qu’ils savent leur propre vulnérabilité. C’est la morale qui est à la base de toute philosophie, mais la morale ne découle pas de la raison pure, mais c’est au contraire l’utilisation de la raison qui part d’un choix moral personnel. L’amour de la connaissance n’est que le moyen sous lequel un autre instinct se déguise. Or tout instinct aspire à la domination. Ainsi la philosophie apparaît comme figure de la maîtrise. Il en va presque de même avec la science. Mais Nietzsche laisse entendre qu’il pourrait y avoir chez les savants un “ instinct de la connaissance ” qui garde une certaine indépendance à l’égard des autres instincts. Ce n’est pas le cas des philosophes. C’est pourquoi il faut en philosophie faire œuvre de savant. La Généalogie de la morale se présente ainsi et, pour son auteur, elle définit un programme de recherche.
De quelle science s’agit-il ? De la psychologie qu’il faut sortir des préjugés et de la morale pour en faire un “ Psychologie des profondeurs ” qui sera une véritable psychophysiologie. Mais cette nouvelle science devra lutter contre “ les résistances inconscientes ”. Si on va au-delà de la morale, la psychologie retrouvera son statut de science maîtresse.
Mais pour autant, on ne doit pas idolâtrer la science. Le savoir lui-même n’est qu’un raffinement de l’ignorance. Ne pas savoir : c’est ce qui nous permet l’insouciance et l’action, et la jouissance de la vie. Le savoir s’élève sur cette base et ne lui pas antagonique. Le savoir est aussi un moyen de ne pas savoir, de nous masquer ce qui est inutile ou nuisible à la vie. C’est pourquoi le monde de la science est un monde simplifié, un monde qui élimine du réel ce qui ne nous est pas utile.

La part de la bête

Nietzsche propose de remplacer la question kantienne “ Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? ” par “ Pourquoi devons nous croire à de tels jugements ? Quelle est leur nécessité vitale ? ” Si nous devons croire en leur vérité, c’est selon une croyance qui appartient à “ l’optique de la vie et à sa perspective. ”
Il faut assumer la part de la “ bête ” qui est en nous. La condamner et l’assumer. C’est le mérite des philosophes cyniques (Diogène). C’est pourquoi, à cause de ce consentement à la bête, il y a chez Nietzsche un refus obstiné de “ l’homme qui s’indigne, l’homme qui se déchire et s’écorche lui-même à belles dents ”. Car “ nul ne ment autant qu’un homme indigné. ” Quelque chose qui fait penser aux virulentes critiques des “ moralistes ” qu’on trouve chez Spinoza quand il s’en prend à ceux qui passent leur temps à rabaisser l’homme.
La contrepartie de cette prise de position est dans la nécessité de séparer pensée ésotérique et pensée exotérique. Nietzsche invoque le danger d’une pensée élevée pour les âmes basses. C’est pourquoi il défend l’idée d’une double pensée. Ce qui nous incitera à la prudence quant à l’interprétation de l’œuvre nietzschéenne. Mais du même coup la rend bien énigmatique.

La généalogie de la morale

La préhistoire est en deçà du bien et du mal. La norme des actes, c’est leur succès ou leur échec : “ la valeur ou l’absence de valeur d’une action découla de ses conséquences ”. Donc, une action est “ bonne ” si elle est favorable à celui qui la mène. Il n’y a pas encore de jugement concernant ni l’action elle-même ni ses mobiles. Au point de départ de l’évolution humaine, c’est une sorte de pragmatisme strict qui est le fondement de l’appréciation des comportements humains : “ c’était la vertu rétroactive du succès ou de l’échec qui inclinait les hommes à juger d’une action en bien ou en mal. Les parents sont jugés d’après les enfants. ”
C’est l’époque pré-morale. L’impératif “ Connais-toi toi-même ” était inconnu. C’est un homme sans intériorité que présente ici Nietzsche. Mais ce genre de pragmatisme ne doit pas être confondu avec l’utilitarisme. Est bon ce qui permet non le bonheur de la masse – de l’esprit plébéien dit Nietzsche – mais ce qui manifeste les qualités des êtres supérieurs. Voilà le règne des valeurs aristocratiques qui amène à inverser ce rapport pragmatique. C’est la “ naissance ” (ou la cause et non plus la conséquence qui détermine le jugement (dans l’époque pré-morale, c’est la réussite des enfants qui juge les parents, maintenant les enfants sont nobles en raison de leur naissance) d’où l’origine de la morale de l’intention (l’intention est avant l’action comme les parents avant les enfants). Ainsi l’évaluation morale proprement est-elle d’abord née du règne de l’aristocratie mais “ au fond de toutes ces races nobles, on ne peut méconnaître le fauve, la superbe bête blonde en quête de la volupté du butin et de la victoire ”.
Mais la valeur d’une action réside, dit Nietzsche en opposition avec Kant, dans ce qu’elle a de non intentionnel, car l’intention n’est que la surface et loin de nous permettre d’évaluer, de peser la valeur de l’action, elle la dissimule, comme la “ bonne intention ” n’est souvent que le masque sont s’affuble l’instinct. De même les bons sentiments visent à séduire ; mais qu’ils plaisent n’est pas un argument en leur faveur. C’est pourquoi la réaction contre les valeurs aristocratiques est l’insurrection des esclaves chez qui le ressentiment va être créateur de ces nouvelles valeurs morales “ démocratiques ” ou plébéiennes. L’égalité, l’idée que nul n’est méchant volontairement, toutes ces idées qui sont au centre des pensées socratique ou chrétienne, voilà ce qui naît de ce retournement du regard évaluateur. Dans toute la pensée morale et politique moderne, c’est la “ race assujettie ” qui reprend le dessus.
Il serait pourtant erroné de s’en tenir là et de rabattre finalement la pensée nietzschéenne à une version moderne des discours du Calliclès et du Thrasymaque de Platon met en scène dans ses dialogues. Car Nietzsche reconnaît que le fauve doit être domestiqué et que l’instinct doit être sublimé. Bref que sa déconstruction de la morale aura bien du mal à être immorale.

De la déconstruction de la morale à l’ontologie : la volonté de puissance

Il y a, chez Nietzsche, une ontologie moniste. Le monisme, exigence de la pensée, au moins à titre de méthode. Nous n’avons pas d’autre “ donné ” que les appétits et les passions. Il nous faut donc comprendre le monde matériel comme une unité dont nous ne différons pas. C’est une question de méthode que Nietzsche invoque. Inutile de supposer à l’avance de nombreuses causes distinctes. La méthode c’est d’essayer d’en chercher une seule, de ramener la divers à un seul principe, “ jusqu’à l’absurde ”, dit-il.
Ainsi, le corps doit-il être conçu comme un “ champ de forces ”, la combinaison et l’opposition des instincts. Et le monde matériel n’en est pas substantiellement différent. Il n’en apparaît que comme une forme plus primitive. Complication et combinaison de systèmes de forces : telle apparaît la vie et c’est pourquoi le monde “ vu de l’intérieur ” est vu comme volonté de puissance et rien d’autre. Cette définition élimine le concept métaphysique traditionnel de la volonté. “ Il n’y a pas de volonté ” répète Nietzsche. En ramenant la “ volonté de puissance ” au jeu des forces de notre monde, c’est la volonté comme substance métaphysique ou comme faculté du sujet qui disparaît.
Il n’y pas de volonté parce que le “ vouloir ” humain n’est pas une mystérieuse faculté qui précéderait l’action, mais le résultat (la résultante selon le parallélogramme des forces) des combinaisons contradictoires des instincts, des pulsions en lutte entre elles pour la prépondérance. Ce que nous appelons volonté, ce n’est que triomphe provisoire d’une pulsion sur les autres ou la traduction en termes conscients de l’état d’équilibre temporaire qui s’est installé dans le jeu des pulsions. La volonté de puissance, c’est simplement le déploiement, non finalisé, sans but fixé à l’avance, des forces. La vie, et a fortiori la vie humaine, n’est qu’un cas particulier de la volonté de puissance qui se diversifie, s’affine, mais aussi s’affaiblit dit Nietzsche.
Enfin il y a une bipolarité fondamentale de la volonté de puissance (force active et force réactive). La question est de savoir “ si nous considérons la volonté comme réellement agissante ”, c'est-à-dire s’il y a bien une “ causalité de la volonté ”. Si on l’admet (c’est une croyance ou une simple hypothèse), alors elle doit avoir une portée générale ; donc elle doit être au fondement même de tout être, et pas seulement une propriété ou une faculté spéciale de l’esprit de l’homme.

Conclusion : l’esprit libre

Au delà des contradictions de la pensée de Nietzsche, ces contradictions qui ont tant contribué à sa méconnaissance et à la diffusion d’un nietzschéisme de pacotille, maigre couverture du bon vieux “ droit du plus fort ”, il faut d’abord souligner la portée de cette “ psychologie des profondeurs ” comme moyen d’explorer et de tester nos sentiments moraux. Il faut regarder en face l’âme humaine, quoiqu’il en coûte, en refusant les illusions consolatrices qui dressent un idéal de l’âme humaine face à sa réalité.
Nietzsche le dit : la volonté de défendre sa vérité rend “ venimeux, sournois, mauvais ”. Donc, on ne peut pas être “ nietzschéen ”, si être nietzschéen c’est défendre une position philosophique contre des ennemis.

mercredi 27 mars 2002

Républicanisme et socialisme : la question de la propriété


Justification d’une recherche

L’évidente et profonde crise du socialisme à l’échelle internationale pose de sérieuses questions à tous ceux qui croient encore nécessaire une transformation sociale radicale, seule à même de résoudre les questions angoissantes que pose à l’humanité le développement presque sans opposition de la domination du capital financier. Cette crise a une première origine évidente : le “ socialisme réel ” a échoué lamentablement, englouti sous les ruines des régimes tyranniques qui prétendaient l’incarner. Mais il ne suffit pas de refuser ce “ socialisme ” dénaturé, ni d’entreprendre la recherche de nouvelles formules théoriques pour redonner vie à ce qui fut la grande espérance du siècle passé. Construire des “ modèles ” pour le socialisme me semble une activité des plus utiles. Mais nous sommes confrontés à un problème peut-être plus grave. Si la liberté est notre bien le plus précieux, le mouvement ouvrier du xixe pouvait se présenter comme l’héritier du mouvement émancipateur qui commence au cœur du Moyen Âge avec la lutte pour les franchises communales et bientôt le gouvernement républicain des grandes villes libres italiennes. Cependant, l’évolution vers le “ socialisme de caserne ” puis vers les régimes totalitaires contredit cette inscription historique longue et délégitime ainsi le projet socialiste et permet, a contrario de faire du libéralisme économiste et utilitariste le seul représentant légitime de ce mouvement.[i]
Donc c’est le projet socialiste lui-même qui doit être re-légitimé. Je voudrais montrer ici que le projet d’une transformation radicale des rapports sociaux peut être reconstruit en prenant appui sur la tradition humaniste, égalitariste et républicaine[ii].
Je rappellerai (I) quelle conception de la liberté défend le républicanisme, par différence avec les théories concurrentes comme le libéralisme politique d’un côté et les diverses formes de la liberté comme affirmation de soi contenues principalement dans la tradition socialiste. En (II) je montrerai comment le républicanisme fournit un cadre théorique permettant de penser un socialisme qui tire le bilan d’une expérience maintenant plus que séculaire … où les échecs sont cependant bien plus nombreux que les succès. Enfin, (III) j’essaierai de dire pourquoi la question de la propriété est restée énigmatique et j’indiquerai quelques pistes de travail.

La liberté républicaine

Le républicanisme, tel que le définit Philip Pettit, est essentiellement une doctrine politique, et en première approche ne semble guère éclairer notre propos. Cependant, en faisant de la question de la domination la question capitale de la théorie politique, l’approche républicaniste permet de renouveler tant la problématique du pouvoir que celle de la propriété dans le champ de la pensée socialiste.
L’opposition traditionnelle dans laquelle s’ancre la tradition socialiste concerne d’abord la liberté. À la liberté libérale – dont je laisse ici de côté la critique bien connue – qui consiste à restreindre au minimum l’intervention de l’État dans les affaires privées des individus, s’oppose la conception de la liberté comme affirmation de soi (“ le développement de toutes les potentialités ” comme le dit Marx dans le Capital). C’est pourquoi l’exercice direct du pouvoir à tous les niveaux constitue une des revendications de base du socialisme, une revendication qui voit la réalisation de l’homme dans la maîtrise sur sa propre vie. Et c’est pourquoi la “ démocratie directe ” par les conseils ouvriers a été présentée comme la forme adéquate de l’émancipation.[iii]
Il y a cependant de bonnes raisons d’être méfiants à l’égard de cet idéal. Rousseau se demandait déjà si cet autogouvernement n’était pas un régime fait pour les dieux. Quand les hommes montent à l’assaut du ciel, dans les périodes d’exaltation révolutionnaire, elle est sans doute la forme spontanée qui ressurgit à chaque fois. Mais on ne peut pas faire la révolution tous les jours et tous les individus sont loin de participer à ces mouvements révolutionnaires. Et quand il s’agit de stabiliser de nouvelles formes d’organisation sociale et politique, ces formes révolutionnaires se vident de tout contenu et soit disparaissent soit se figent en appareil bureaucratique.
En pratique, dans une nation plus vaste qu’une cité grecque ou un canton suisse, la démocratie directe se transforme en une pyramide de conseils (les soviets dans la Russie révolutionnaire) qui devient incontrôlable par les citoyens de base et peut facilement être la proie de toutes les manipulations (notamment celles des fractions minoritaires les mieux organisées). Enfin, cette démocratie directe sans contrepoids peut souvent assurer l’une des formes les plus terrifiantes de tyrannie, la tyrannie de la majorité.
Réfléchissant sur les leçons des expériences socialistes, Tony Andréani réfute les analyses de ceux qui pensent que c’est seulement l’absence de démocratie qui est la cause de l’échec de la “ construction socialiste ” en URSS et dans les pays du “ socialisme réel ”. Il ajoute ceci : “ Une démocratie pleinement développée n’est même pas souhaitable. Tout n’est pas faux dans la critique hayekienne de la “ démocratie illimitée ”. Pour ce maître à penser du néolibéralisme la démocratie doit être réduite au minimum, c'est-à-dire à la codification des règles qui naissent du libre jeu du marché et qui doivent permettre à son “ ordre spontané ” de fonctionner sans frictions. Elle pourrait même en fait être remplacée par une despotisme éclairé. Mais quand Hayek dénonce le “ constructivisme ”, il n’a pas tout à fait tort. Une démocratie permanente et sans rivages, outre le coût qu’elle impliquerait, comporterait de grands risques de paralysie, puisque tout serait susceptible à tout moment d’être remis en cause. Enfin, il est certain que les individus s’en lasseraient rapidement. ”[iv]
C’est cet exceptionnalisme de la démocratie directe et donc l’idée de la liberté comme auto-affirmation qui redonne toute sa place à la conception républicaine telle que la définit Philip Pettit. S’il est impossible de rêver d’une démocratie à l’athénienne étendue à toute la population et si on ne veut pas se contenter de la liberté négative des libéraux, la conception républicaine pourrait bien être le moyen de dépasser cette antinomie classique.
Alors que pour la conception libérale, c’est l’opposition jus/lex qui est centrale, pour la conception républicaine, c’est l’opposition liber/servus, l’opposition entre le citoyen libre et l’esclave. Contre les libéraux, tenant de la liberté comme non-ingérence de l’État, les républicanistes affirment que la loi libère si elle protège les individus contre la domination, même “ librement ” consentie d’autres individus. Contre les tenants de la liberté comme participation à l’exercice du pouvoir politique dans la cité, les républicanistes, reprenant Machiavel soutiennent que les hommes ne veulent pas tant gouverner que n’être pas gouvernés.
On retrouve cette problématique chez Philip Pettit pour qui il peut y avoir ingérence sans perte de liberté, quand l’ingérence n’est pas arbitraire et ne représente pas une forme de domination, c'est-à-dire “ quand elle est contrôlée par les intérêts et les opinions de celui qui en est affecté ”[v]. Une loi faite dans l’intérêt du peuple interfère avec la volonté des individus mais elle n’est pas une forme de domination. Dans la tradition républicaine, c’est la loi qui crée la liberté que les citoyens peuvent partager. Du même coup le problème de la liberté des individus se reporte sur celui de l’origine de la loi. Donc la question clé est celle de la souveraineté du peuple en tant que législateur et non l’exercice direct et permanent du pouvoir politique exécutif.
Entre la liberté négative (ou non-ingérence) et la liberté comme maîtrise de son propre sort (fondée sur la participation au gouvernement de la cité), la liberté républicaine peut être définie comme non-domination. Mais la liberté comme non-domination ne concerne pas principalement, comme chez les libéraux, le rapport entre le pouvoir politique et les personnes privées, mais toutes les formes de domination, y compris celles qui s’établissent dans la société civile. Ainsi les rapports entre les hommes et les femmes ou entre patrons et salariés peuvent-ils être des rapports de domination contre lesquels la force de la loi doit protéger les individus.
Pettit distingue domination et ingérence. L’ingérence est toute limitation qu’une personne (physique ou morale) peut apporter à la liberté de choix et de mouvement d’un individu. Ainsi dans le cas du policier qui intervient pour faire appliquer la loi et protéger les personnes il s’agit bien d’une ingérence mais sans domination. La question est seulement de savoir quels intérêts sont poursuivis ? Un agent en domine un autre si, et seulement si, il a un certain pouvoir sur le second, en particulier un pouvoir d’ingérence sur une base arbitraire. L’agent peut être une personne ou un acteur collectif. Et pour éviter toutes les objections éventuelles, Pettit donne l’exemple de la tyrannie de la majorité. La majorité n’est pas plus fondée que quiconque à dominer !

Conséquences politiques du républicanisme

L’ingérence supposée dans la domination a deux caractéristiques : 1) elle rend les choses pires pour le dominé et non meilleures ; 2) elle n’intervient pas par accident. L’intentionnalité de l’ingérence est donc supposée pour qu’il y ait domination.
Comme le fait remarquer Pettit, il est évident que cette définition de liberté incite au radicalisme social. Protéger les individus contre la domination, leur assurer les possibilités d’une existence stable et sans trop d’anxiété face à l’avenir, voilà ce que doit faire la liberté républicaine. Mais, si le républicanisme est conséquent, cela suppose que le pouvoir étatique ne s’arrête pas à porte des entreprises et ne s’incline pas devant les sacro-saintes lois du marché.
Le républicanisme est donc un “ égalitarisme structurel ” comme le dit Pettit. Chez Rawls, les plus grandes inégalités de distribution des richesses peuvent être justes si elles sont conformes au principe de différence – c'est-à-dire si elles profitent en priorité au plus défavorisés.[vi] Pour Pettit au contraire, la liberté comme non-domination étant fonction des pouvoirs relatifs des individus, cela “ a un impact immédiat sur la possibilité d’augmenter l’intensité d’ensemble de la non-domination par l’introduction d’une plus grande inégalité dans sa distribution. ”[vii] On voit donc immédiatement que la réduction de la domination dans les rapports employeurs/salariés a, chez Pettit, un rapport immédiat avec la liberté d’ensemble de la société, alors que Rawls a toujours cherché à protéger la Théorie de la Justice contre des conséquences aussi subversives. Ainsi Pettit souligne que l’idée de liberté comme non-domination doit être agréable aux socialistes car elle est implicitement “ une réclamation contre l’esclavage salarié ”.[viii] Par exemple, la conception républicaine légitime l’arme de la grève comme moyen de défense des ouvriers contre la domination patronale.
La liberté comme non-domination est conçue essentiellement comme une liberté civique. Un individu peut se retirer de la vie sociale et alors il ne subira plus les ingérences arbitraires des autres, mais il ne sera pas libre pour autant. Reprenant la tradition romaine de la libertas comme civitas, la conception républicaniste fait de la liberté d’abord une question politique et donc affirme que la liberté du citoyen et la liberté de la cité sont une seule et même chose. Elle s’oppose ainsi frontalement aux conceptions libérales, dominantes aujourd’hui, qui dissocient totalement les libertés individuelles de l’existence d’une république. Elle replace donc au premier plan ce qu’on appelait le bien public. Elle réaffirme que les individus ne peuvent être libres que dans une République libre.
Que tirer de tout cela ? Tout simplement que l’émancipation n’a pas besoin d’aller cherche midi à quatorze heures et que les formes du pouvoir politique adéquates résident dans la république parlementaire, fondée sur la séparation des pouvoirs, le respect absolu du pouvoir populaire législatif, la protection constitutionnelle des droits des minorités et un très large autogouvernement local. Bref quelque chose que Marx et Engels commençaient à envisager, ainsi que les études de Jacques Texier nous l’ont montré.

La question de la propriété

Pettit fait remarquer que le républicanisme n’est pas seulement agréable aux défenseurs du socialisme, mais aussi à ceux de la propriété privée, ce qui lui permet d’affirmer qu’elle pourrait être une bonne théorie politique permettant un consensus par recoupement en remplacement de la théorie de Rawls. Allons un peu plus loin.
1)     Le conception républicaine ne dissocie pas les libertés individuelles de la citoyenneté et ceci n’est possible que si on pose au fondement même de la société l’existence d’un bien public. Donc est posée la question de l’appropriation sociale. Il n’y a pas de vie commune sans que soient définis les biens publics qui doivent être soumis directement au pouvoir commun.
2)     Si être libre c’est n’avoir pas de maître, si c’est obéir à la loi pour n’obéir à personne, comme le dit Rousseau, dès lors que les rapports de propriété permettent à un homme d’être le maître d’un autre, ces rapports sont frappés d’illégitimité du point de vue même de ce qui constitue l’essence de ce bien public qui définit l’état civil. C’est pourquoi si Rousseau défend la propriété privée à condition qu’elle reste mesurée, Spinoza envisage dans le Traité politique des limitations drastiques au droit de propriété.
3)     Il est nécessaire de retravailler le statut de la propriété privée dans une perspective socialiste, c'est-à-dire précisément l’articulation entre propriété sociale et propriété privée.
Avant d’aller plus loin, je voudrais souligner ceci : le socialisme ne peut pas être justifié pour des raisons “ scientifiques ” ou de rationalité. Le mode de production capitaliste est rationnel, à sa façon tout comme l’était la planification centralisée à la soviétique. Mais la rationalité devient facilement folle. Ce sont seulement des choix axiologiques raisonnables qui peuvent guider une théorie politique. Nous sommes pour une autre organisation de la société fondamentalement pour des raisons morales ou éthiques : parce que nous croyons comme Kant que nous ne devons jamais considérer la personne humaine simplement comme un moyen mais toujours comme une fin en soi, mais aussi (et ce n’est pas contradictoire) parce que le bien de l’homme réside dans une très large mesure dans le fait de vivre ensemble (alors que les libéraux du genre Nozick soutiennent que les individus mènent des existences séparées).
La première thèse (kantienne) soutient la liberté comme non domination, y compris la domination qui se fonde sur la propriété capitaliste, ce que Kant n’avait pas vu. La seconde définit le bien commun. Ces deux thèses, prises de manière conséquente, conduisent directement à une critique radicale de la société soumise au mode de production capitaliste.
Je laisse de côté la question de l’appropriation sociale et de la critique du rapport capitaliste qui a été largement abordée. Je voudrais insister pour terminer sur le problème de la propriété privée.
Hannah Arendt considère la propriété collective comme une contradiction dans les termes. La société de masse, dit Arendt, détruit non seulement le domaine public mais aussi le domaine privé, c'est-à-dire de la possibilité même d’une protection contre le monde. Arendt montre que le monde antique distingue la propriété et la richesse alors que notre monde abolit cette distinction absorbant la propriété dans la richesse. Elle fait cette remarque qui mérite d’être méditée : “ À la longue, l’appropriation individuelle des richesses n’aura pas plus de respect pour la propriété privée que la socialisation des processus d’accumulation. Ce n’est pas Karl Marx qui l’a inventé, c’est un fait qui tient à la nature même de cette société ”[ix]. C’est l’évidence : les possesseurs de capital fuient les ennuis de la propriété : ils ne détiennent que des titres interchangeables et négociables 24 heures sur 24. Les grandes entreprises se débarrassent de leur parcs immobilier et automobile. La propriété privée n’est plus un lieu à soi ; elle a disparu au profit de l’expression la plus abstraite, la plus “ métaphysique ”  dirait Marx de la richesse sociale, l’argent.
Si on reprend avec Arendt la dissociation antique de la propriété et de la richesse, on pourrait donc distinguer propriété privée et propriété capitaliste. Bien qu’elle commette une erreur concernant la pensée de Marx qu’elle voit comme une revendication de “ l’abolition de toute propriété ”, Hannah Arendt fait justement remarquer “ l’intérêt dominant n’est plus la propriété ”, conçue comme un enclos dans l’espace commun, mais “ l’accroissement de richesse et le processus d’accumulation comme tel ”[x], processus qu’elle analyse comme la destruction de toute possibilité de constitution d’un “ monde commun ”. Un monde, notre monde où toute la richesse sociale “ s’annonce comme une immense accumulation de marchandises ” est-il encore un monde commun ?
Locke, le grand théoricien du capitalisme libéral, articule son Traité du gouvernement civil sur le passage de la propriété privée fondée sur le travail, une propriété qui ne permet pas d’accumulation et la propriété libérée de ses entraves, celle de l’argent, qui est potentiellement accumulation illimitée de richesse. Voilà une autre piste qu’on pourrait suivre. Quoi qu’il en soit, une analyse plus fine de la propriété, distinguant des formes de propriété privée habituellement subsumée sous la même dénomination, permettrait de réintroduire la question de la structure sociale dans la problématique des théories de la justice du type rawlsien ou autre.
Enfin, il y un dernier point qui pourrait être retravaillé. On sait que les révolutionnaires de 1789 tout comme Kant (et même parfois Rousseau) distinguaient deux catégories de citoyens, les citoyens actifs et les citoyens passifs. Les droits politiques sont réservés aux hommes libres, c'est-à-dire à ceux dont les conditions de base de la vie ne dépendent pas d’un autre homme. Généralement on ne sait pas très bien comment traiter cette question ; on y voit une limitation de la pensée démocratique des grands ancêtres – c’est comme dans l’affaire de l’esclavage chez Aristote : le philosophe est gêné aux entournures. Je crois que ces grands ancêtres n’étaient pas victimes des préjugés de leur époque mais au contraire fort perspicaces : ils ne parvenaient pas appeler homme libre un homme dont la vie est entre les mains d’un autre homme ; on peut éventuellement leur reprocher d’en avoir pris leur parti, et d’avoir transformé le fait en droit, mais certainement pas d’avoir perçu cette question sur laquelle nous fermons obstinément les yeux. Je vais donner un exemple qui permettra de saisir de quoi il s’agit. On a coutume de penser de que l’exode rural est le départ des paysans de la campagne pour devenir ouvrier en ville. C’est très largement faux : ce sont d’abord les ouvriers ruraux qui sont devenus des ouvriers citadins. Mais le changement est fondamental. L’ouvrier rural a son jardin, ses poules et dispose encore partiellement de lui-même. L’ouvrier citadin n’a plus rien de tout cela et se trouve à la merci du capitaliste. Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec les schémas du marxisme standard mais éclaire singulièrement ces questions de la propriété.
La propriété privée fondée sur le travail pourrait alors apparaître comme une protection contre la propriété capitaliste, mais aussi contre les dégénérescences possibles des diverses formes de propriété sociale. Après tout, si nous sommes favorables à des formes de production basées sur la libre association des producteurs, la possibilité de se retirer de l’association est la garantie de la liberté. Autrement dit, est-ce qu’une bonne théorie de la justice ne devrait pas déterminer aussi des principes de base de répartition de la propriété privée – au lieu de se concentrer uniquement sur les revenus et la richesse.
Je ne veux pas revenir à la petite production marchande, encore que je m’interroge toujours sur la formule de Marx qui veut restaurer “ la propriété individuelle ” du travailleur sur la base des “ acquêts de l’ère capitaliste ”. Mais je crois que cette approche permet de comprendre quelque chose de fondamental qui nous a souvent échappé.
Denis Collin – mars 2002


[i] Je ne veux pas engager ici un débat sémantique, mais le terme libéralisme me gêne car il couvre indistinction Hobbes et Benjamin Constant et il me semble que ce n’est pas du tout le même genre de libéralisme que défendent ces deux-là.
[ii] J’entends par ce dernier qualificatif la tradition qu’on redéfinie certains auteurs comme John Pocock, Quentin Skinner ou Philip Pettit.
[iii] Il serait intéressant d’étudier les liens entre l’humanisme civique – cette tradition qui va d’Aristote à Hannah Arendt et fait de l’action par la parole dans l’espace public le plus haut degré de la vie active ­– et le socialisme révolutionnaire des conseils. Arendt, dont la mère était proche de Rosa Luxemburg, fait elle-même ce lien dans son analyse des conseils ouvriers hongrois de 1956.
[iv] ANDREANI (Tony) : Le socialisme est (a) venir, Syllepse, 2001, page 120
[v] PETTIT (Philip), Republicanism, A Theory of  Freedom and Government,  Oxford University Press, 1997-1999 page 36
[vi] J’ai montré ailleurs (Morale et Justice Sociale,  Seuil, 2001, coll. La couleur des idées) le caractère indéterminé du principe de différence.
[vii] PETTIT, op. cit. page 114
[viii] PETTIT, op. cit. page 142. Pettit montre également que les revendications féministes ou environnementalistes peuvent aisément être reformulées dans le langage du républicanisme (cf. pp. 135-141). Enfin, il affirme que la République est aussi un idéal communautaire et essaie de trouver une synthèse entre l’universalisme classique et les revendications communautaires raisonnables.
[ix] ARENDT, Hannah : Condition de l’homme moderne, Presses Pocket, page 109
[x] ARENDT, op. cit. page 164

mardi 26 mars 2002

L'idéologie chez Marx et Pareto.

Par Norberto Bobbio (traduit de l'italien)
Notice: Né en 1909 à Turin, nommé sénateur à vie en 1984, Norberto Bobbio s'est surtout consacré à la philosophie politique et à la philosophie du droit: "Teoria delle scienza giuridica" (1950), "Politica e cultura" (1955), "Teoria delle norma giuridica" (1958), "Teoria dell'ordinamento giuridico" (1960), "Il positivismo giuridico" (1961), "Profilo ideologico del Novecento" (1969), "Quale socialismo?" (1976), "Il futuro delle democrazia" (1984), "l'eta dei diritti (1990) et "Destra e sinistra" (1994).
Vilfredo Pareto (1848-1923), économiste et sociologue italien est surtout connu par sa définition du concept d'optimum économique. Successeur de Walras à la chaire d'économie de l'université de Lausanne, parmi ses travaux figure l'analyse des anticipations des agents économiques. Pareto est également le père de la notion d'optimum. Sa place dans la construction de la science économique moderne est donc décisive. Ce qui est discuté c'est son travail sociologique qui s'inscrit dans la lignée des penseurs italiens du début du siècle, comme Roberto Michels.
Le texte qui suit est extrait des "Saggi sulla scienza politica in Italia" (Laterza 1971-1996) de Norberto Bobbio. Il est consacré aux liens entre Marx et Vilfredo Pareto sur la question de la théorie de l'idéologie.

1. Qu'une grande part de la sociologie de Pareto consiste en une critique de l'idéologie, cela a été déjà remarqué plus d'une fois: une de ses quatre grandes oeuvres, Les systèmes socialistes, est en réalité un traité de critique idéologique; des treize chapitres en quoi est divisé le Trattato di sociologia generale, au moins dix sont consacrés aux problèmes liés à l'individuation et à la critique de l'idéologie. Ce qui n'a peut-être pas été suffisamment analysé est la contribution donnée par Pareto à l'élaboration d'une théorie de l'idéologie qui comprenne les trois problèmes relatifs à la genèse, à la nature et à la fonction de la pensée idéologique. Dès la première oeuvre mentionnée, Les systèmes, la critique des théories socialistes est accompagnée par un effort continu d'analyse des présupposés psychologiques qui peuvent expliquer la naissance et la raison d'être de la pensée idéologique. Avec la distinction initiale et fondamentale entre actions logiques et actions non logiques, le Trattato se présente dès le début, plus que comme une oeuvre de sociologie dans le sens traditionnel du terme, comme une théorie générale de l'action humaine, dans laquelle le critère principal de distinction entre les actions semble prédisposé à la fin de servir de base à une théorie de l'idéologie. Dans l'oeuvre intermédiaire, le Manuale di economia politica, de 1906, , le long chapitre dédié à la sociologie (chapitre II, Introduzione alle scienze sociali) est tout entier un abrégé de théorie et de critique de l'idéologie.
2. Nonobstant les doutes, souvent soulevés naguère sur l'inspiration marxienne de Pareto, on peut amplement donner des documents de la sollicitation, si on ne veut pas parler d'inspiration, qu'il reçut pour ce qui concerne le problème de l'idéologie, de la rencontre avec le marxisme, même si c'est à travers la lecture de Antonio Labriola. Dans une page de la dernière Cronoca, qui est de 1897, et donc de quelques années antérieure à la composition des Systèmes, prenant énergiquement la défense de Ettore Ciccotti, non promu professeur ordinaire parce que socialiste, il en vint à parler de Labriola et écrivait: "[...] il y a plus de profondeur de pensée dans une seule page du livre écrit par Labriola sur le matérialisme historique, que dans cent volumes de nos protectionnistes et de nos politiciens." Ce qui le frappa le plus dans cette oeuvre découle clairement de la phrase suivante: "Lisez, par exemple, la critique que l'auteur fait du verbalisme, de l'idéologie, ou de la phraséologie, dites si elles ne pas vraies et profondes." Et immédiatement après, il cite un long extrait de l'essai sur la nouvelle critique des sources, dans lequel Labriola demandait à l'historien de "dépouiller" les faits des "enveloppes" dont ils sont revêtus. L'année suivante, il recensa l'essai de Labriola pour la "Zeitschrift für Sozialwissenschaft", et, le définissant comme "probablement l'expression la plus complète et la plus savante que nous possédions de la doctrine marxiste", il en loue surtout la partie critique qu'il fait consister précisément dans une conception et une méthodologie conséquente et plus réaliste de l'histoire: "En peu de mots, voici maintenant comment apparaît la nouvelle doctrine. Elle a une partie critique excellente, exactement celle qui réfute les idéologies qui prévalent encore dans certaines secteurs des historiens, et qui vise à les étudier avec les méthodes des sciences de la nature. Une telle critique n'est pas entièrement neuve et dans notre siècle ses principes ont été largement appliqués à l'étude de l'antiquité; mais cela n'a peut-être jamais été exprimé avec tant de vigueur que par Labriola et les autres marxistes." Enfin dans les Systèmes, après avoir déclaré que la lecture de Labriola et de Croce est indispensable pour apprécier le statut actuel de la question du matérialisme historique, il en réfute l'interprétation "populaire", qui le réduit à un économisme et il en accepte l'interprétation savante qui est purement et simplement "la conception objective et scientifique de l'histoire" (nous savons que pour Pareto le plus grand éloge qu'il puisse faire d'une théorie est de lui reconnaître un caractère scientifique). Ces prémisses étant données, on peut interpréter l'effort qu'il fait dans les Systèmes pour démontrer le manque de valeur scientifique des théories socialistes anciennes et modernes comme une tentative de leur appliquer la critique des idéologies qu'il pense avoir bien appris du réalisme marxiste.
3. Ce programme de travail se développe, comme cela apparaît déjà dans l'introduction aux Systèmes, dans une véritable théorie des phénomènes sociaux, fondée sur la distinction entre phénomène objectif et phénomène subjectif. Phénomène objectif est le fait réel, qu'il est du devoir de la recherche scientifique de découvrir et de déterminer; phénomène subjectif est la forme sous laquelle notre esprit le conçoit et cette forme est souvent, pour des raisons multiples, psychologiques, historiques, pratiques, une image déformée. La critique historique, pour atteindre à la découverte des faits réels, doit reconstituer l'objet au delà de l'image déformée que souvent nous nous en faisons. Cette opération est difficile, spécialement dans l'étude de la réalité sociale, parce que souvent les hommes, n'ayant pas conscience des forces qui poussent, attribuent à leurs actions des causes imaginaires différentes des causes réelles.
Dans le Manuale, à la distinction entre phénomène objectif et phénomène subjectif se superpose la distinction plus précise entre relation objective et relation subjective; la relation objective est la relation qui existe entre deux réels A et B. La relation subjective est celle qui se forme dans l'esprit de l'homme et qui existe non entre deux faits mais entre deux concepts A' et B'. Quand la relation subjective correspond à la relation objective, on se trouve en face d'une théorie scientifique; quand il n'y a pas correspondance, c'est-à-dire qu'il arrive que le rapport de A' et B' soit en totalité ou en partie une reproduction mentale imaginaire du rapport effectif de A et B, la théorie n'est pas scientifique. À ce genre de théories non scientifiques appartient la majeure partie des théories sociales élaborées jusqu'ici et le premier devoir de la sociologie est d'en montrer le manque de fondement et l'inconsistance.
Dans le Trattato, il revient à la distinction entre phénomène subjectif et phénomène objectif: "tout phénomène social peut être considéré sous deux aspects, c'est-à-dire ce qu'il est en réalité et ce qu'il est tel qu'il se présente à l'esprit de certains hommes. Le premier aspect, on le dira objectif, le second sera dit subjectif." Reliée au rapport entre les moyens et les fins, qui peut être adéquat ou inadéquat, elle permet la distinction fondamentale entre actions logiques et actions non logiques: les actions logiques sont celles dans lesquelles le rapport fin-moyen est adéquat tant objectivement que subjectivement, c'est-à-dire tant dans les faits que dans la conscience des agents; les non logiques sont toutes les autres qui peuvent être de quatre sortes: a)le moyen n'est pas adéquat et l'agent n'en a pas conscience; b) le moyen n'est pas adéquat et l'agent croit qu'il est adéquat; c) le moyen est adéquat et l'agent n'en a pas conscience; d) le moyen est adéquat mais l'agent en a une conscience déformée. Les actions caractéristiques de l'agir humain et que le sociologue doit continûment regarder d'un oeil vigilant sont celles de type b) et d): elles sont les ingrédients principaux des théories non scientifiques que Pareto nomme "non logico-expérimentales".
4. Cet exposé est sommaire et simplificateur. Mais il est suffisant, je l'espère, pour montrer dans quelle mesure Pareto aurait utilisé les suggestions marxiennes et dans quel sens on peut dire que sa conception des théories non logico-expérimentales se rapproche de la théorie de l'idéologie de Marx.
Par tous les pas, dans lesquels à travers la distinction entre phénomène objectif et phénomène subjectif est mis en relief le possible écart entre la réalité et sa représentation, Pareto se révèle singulièrement intéressé par le problème du lien qu'en termes marxistes on nommera lien entre l'être et la conscience. Autant Pareto montre qu'il accepte le principe marxien selon lequel ce n'est pas la conscience qui détermine l'être, mais l'être qui détermine la conscience, autant il diverge fondamentalement de Marx, comme nous le verrons, dans la manière de comprendre l'être. De l'acceptation de ce principe naît le canon méthodologique qui caractérise une partie notable de son oeuvre, comme du reste celle de Marx, selon laquelle on s'approche de la réalité effective d'autant plus qu'on rompt la croûte des fausses représentations qu'elle a dans la conscience des hommes. Dans un célèbre passage de L'idéologie Allemande, Marx avait écrit: "on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'on dit, pense, s'imagine, se représente à leur sujet, pour en arriver à l'homme en chair et en os; c'est à partir des hommes réellement actifs et de leur processus de vie réel que l'on expose le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus." Si Pareto avait pu connaître ce passage, il aurait pu en faire une devise de sa propre critique des théories sociales (y compris le marxisme).
Il convient de préciser que quand on parle de rapport entre la conscience et l'être, il est nécessaire de distinguer le phénomène de la conscience illusoire de celui de la fausse conscience. Par conscience illusoire, j'entends le phénomène de la fausse représentation (a); par fausse conscience, à l'inverse, le fait que cette fausse représentation peut se produire sans que celui qui la produit ait conscience de sa fausseté (b).
a) La manière avec laquelle opère la conscience illusoire est, aussi bien chez Marx que chez Pareto, double (même si la distinction n'apparaît pas toujours clairement): en tant que la conscience s'exprime et s'explique dans un discours plus ou moins élaboré et plus ou moins systématique, plutôt que la révéler, couvre la réalité ou bien la révèle en la déformant. Pour adopter une langage métaphorique, du reste fréquent dans les sciences sociales, l'idéologie se révèle comme un voile qui ne laisse pas entrevoir ce qui est en dessous ou comme un masque qui laisse transparaître ce qui est en dessous mais à travers une image déformée. Corrélativement, la critique des idéologies est comparée à une oeuvre de dévoilement ou consistant à ôter les masques. La métaphore la plus utilisée par Pareto est celle du vernis: un des motifs de la pensée idéologique serait, selon Pareto, de donner un vernis logique à l'expression des sentiments. Ensemble les deux opérations, la couverture et la déformation, entrent dans le cadre de la conscience illusoire, même si dans l'un et l'autre cas la fonction de la critique est différente, qui là est de découvrir et de dévoiler et ici est de corriger ou rectifier.
b) Tant chez Marx que chez Pareto, le phénomène de la conscience illusoire se duplique dans celui de la fausse conscience: dans un passage déjà mentionné des Systèmes, on lit que les hommes attribuent à leurs actions des causes imaginaires parce que "souvent ils n'ont pas conscience des forces qui les poussent à agir." Cette fausse conscience se manifeste elle aussi, comme la conscience illusoire, de manière double (correspondant aux deux espèces d'actions non logiques): ou comme croyance dans l'existence d'un rapport causal ou final apparent, c'est-à-dire qui n'existe pas dans la réalité, d'où le processus de la couverture; ou bien comme croyance en un lien causal ou final imaginaire, différent du réel, d'où le processus de déformation. Le thème de la fausse conscience est un des grands thèmes de la critique marxienne de l'idéologie, sur lequel il ne vaut pas la peine d'insister: la mystification idéologique n'est pas une opération intentionnelle mais le produit des conditions objectives, en particulier de la lutte pour la domination; précisément pour cette raison, la classe dominante tend à -- et a besoin de -- se présenter comme classe universelle. Relativement à la critique des doctrines religieuses, sociales, politiques, économiques, le matérialisme historique peut être considéré comme une démystification dans le double sens de révélations des erreurs qu'elles propagent et des illusions qui les ont fait surgir: dans le premier cas, il détruit la conscience mystifiante, dans le second, il prépare la conscience démystifiée, c'est-à-dire la conscience révolutionnaire.
5.La signification du mot "idéologie", prise en considération jusqu'ici, est la signification négative du terme. Dans le langage courant, mais aussi dans le langage scientifique le terme "idéologie" est utilisé maintenant de manière toujours plus diffuse aussi dans un sens neutre. Dans ce second sens, "idéologie" signifie, de façon plus générique, système de croyances et de valeurs, utilisé dans la lutte politique pour influencer le comportement des masses, pour les orienter dans une direction plutôt que dans une autre., pour obtenir le consensus, et, enfin, pour fonder la légitimité du pouvoir; tout ceci sans aucune référence à sa fonction mystifiante. Dans ce sens du terme "idéologie" n'importe quelle théorie politique peut devenir une idéologie dès le moment où elle est assumée comme programme d'action par un mouvement politique. On pourrait aussi parler d'une signification "faible" du terme d'idéologie, par opposition à la signification "forte" qui vient de la tradition marxiste. Alors que ce second sens, pour mettre les choses au clair, le fort, est plus fréquent dans la littérature européenne continentale, le sens faible est presque exclusivement usité dans la littérature anglo-saxonne.
Les deux significations du terme courent en parallèle sans jamais se rencontrer. Mais l'emploi de l'un ou de l'autre, sans conscience de la distinction, engendre confusion, malentendus et faux problèmes. Par exemple, le problème, tant discuté dans la philosophie contemporaine, de savoir si la philosophie est une idéologie acquiert un sens complètement différent selon qu'on entend "idéologie" dans le sens négatif ou dans le sens neutre; si on accepte la première signification, l'affirmation que la philosophie est une idéologie veut dire mettre l'accent sur son aspect mystifiant, c'est-à-dire de doctrine qui prétend avoir une valeur absolue et inconditionnée alors qu'elle n'a qu'une valeur relative et historiquement conditionnée; si on accepte la seconde signification, la même affirmation veut dire qu'on met l'accent plutôt sur la valeur pratique de la philosophie par contraste avec ses prétentions à être une théorie pure.
Encore ceci: la différence entre les deux significations du terme "idéologie" se voit bien dans l'usage de l'adjectif "idéologique" qui dans la première signification va seulement avec le mot "pensée", alors que dans le second sens, c'est avec "politique". Et de là dans la différence des deux termes qui sont opposés respectivement à "pensée idéologique" et à "politique idéologique". A la pensée idéologique s'oppose la pensée scientifique (ou philosophique). Si on veut un exemple particulièrement voyant de cette opposition, qu'on pense à la théorie pure du droit de Hans Kelsen, dont la tâche est de déloger toutes les idéologies qui sont cachées dans les replis des concepts traditionnels de la science juridique. A la politique idéologique, à l'inverse, on a coutume d'opposer, dans la science politique américaine, la politique pragmatique. D'un côté la pensée scientifique condamne l'idéologie parce qu'elle est fausse, mais suspend son jugement sur son utilité; il s'agit de la vieille théorie du mensonge utile. D'un autre côté, la politique pragmatique s'oppose à la politique idéologique, non pour des raisons de vérités ou de fausseté, mais exclusivement pour des raisons d'opportunité politique. Dans l'opposition entre pensée scientifique et pensée idéologique, l'idéologie indique une certaine manière de penser; dans l'opposition entre politique pragmatique et politique idéologique, l'idéologie, à l'inverse, désigne une certaine manière de faire de la politique. L'idéal opposé à une politique invalidée par la pensée idéologique est la politique scientifique; l'idéal opposé à une politique idéologique est, à l'inverse, comme on l'a déjà dit, une politique pragmatique.
Si on garde présentes à l'esprit ces distinctions entre les deux significations du mot "idéologie", encore une fois il apparaît que la conception de l'idéologie de Pareto s'est formée dans le sillage de celle de Marx. C'est chez Marx, en effet, que la notion négative de l'idéologie a pris naissance, même s'il faut reconnaître que, dans la tradition de la pensée marxiste, la signification positive fait peu à peu son chemin (par exemple chez Lénine et chez Gramsci). Comme nous l'avons vu, est caractéristique de la notion négative d'idéologie l'opposition de la pensée scientifique et de la pensée idéologique; cette opposition est un des motifs dominants de la critique de l'idéologie dans l'oeuvre de Pareto. Dans le Trattato, cette opposition est présentée dans la distinction entre théorie logico-expérimentales et théories non logico-exprimentales, et elle occupe une part significative dans l'oeuvre.
6.Outre la conception de l'idéologie comme fausse représentation et fausse conscience, Pareto se meut dans une direction qui n'a plus rien de commun avec celle suivie par Marx et par le marxisme; au contraire, elle en diverge tant qu'elle implique une conception de la société et de l'histoire opposée.
Les différences entre la conception de Pareto et celle de Marx peuvent se résumer en trois points principaux:
a) La découverte de la pensée idéologique est liée chez Marx à une conception déterminée de l'histoire, caractérisée par la lutte des classes; Pareto, à l'inverse fait de la pensée idéologique une manifestation pérenne de la nature humaine. Le sujet créateur et porteur de l'idéologie est, pour Marx, la classe: "les idées de la classe dominante sont, à chaque époque, les idées dominantes"; pour Pareto, c'est l'individu singulier, quelle que soit sa condition sociale et historique. Ce qui, chez Marx, est un produit d'une forme déterminée de société, est devenu chez Pareto un produit de la conscience individuelle, objet non d'une analyse historique mais psychologique. A la conception historiciste de l'idéologie, propre à Marx, Pareto oppose une conception naturaliste de l'homme comme animal idéologique (retombant ainsi dans cette hypostase de la nature humaine dans laquelle Marx voyait une des expressions de la pensée idéologique). Alors que chez Marx l'idéologie naît d'une nécessité historique, et est expliquée et justifiée historiquement comme instrument de domination, chez Pareto, elle naît d'un besoin psychique (mais jamais bien défini, du reste, et là où il est défini l'explication est superficielle), et elle est justifiée de manière naturaliste comme moyen efficace de transmission des croyances et des sentiments, aujourd'hui on dirait comme "technique de consensus". Le problème de la disposition de la pensée idéologique est résolu par Marx sur le plan historique, à travers la distinction entre infrastructure et superstructure; par Pareto, c'est sur le plan psychologique, à travers la distinction entre "résidus" et "dérivations".
b) En tant que l'idéologie exprime des intérêts de classes qui sont des intérêts particuliers, le procédé typique de la déformation idéologique selon Marx est la fausse universalisation, c'est-à-dire le fait de faire apparaître comme valeurs universelles des intérêts de classes, comme des rapports naturels et objectifs des rapports liés à des conditions historiques déterminées. En tant que l'idéologie naît d'un besoin d'obtenir le consensus d'autrui à nos désirs, ce que Pareto appelle "l'accord des sentiments", le procédé typique de la déformation idéologique est, pour Pareto, la fausse rationalisation, c'est-à-dire faire apparaître comme des discours rationnels des préceptes et des actions qui sont des manifestations de croyances, de sentiments, d'instincts irrationnels. Dans le Trattato, Pareto se décide à appeler "dérivations" les différents procédés de rationalisation des sentiments (après en avoir discuté amplement dans les ouvrages précédents en les appelant sans plus de manières "raisonnements"); et il y consacre une des parties de l'oeuvre les plus valables encore aujourd'hui. Comme je l'ai observé ailleurs, le traitement des dérivations recouvre le champ des études actuelles sur la soi-disant "argumentation persuasive". Pour évaluer concrètement la différence entre ces deux manières d'interpréter la pensée idéologique, prenons l'exemple d'une théorie comme celle du droit naturel, critiquée tant par Marx que par Pareto. Dans La Question Juive, Marx critique les déclarations des droits parce qu'elles attribuent une valeur de droits universels, en faisant appel à la formule du droit naturel, à des revendications politiques de la classe montante; Pareto, déjà dans les Systèmes, se moque des jusnaturalistes (qui deviendront une de ses cibles favorites dans le Trattato) pour avoir donné une forme systématique et rationnelle à des propositions invérifiables qui, en tant que manifestations des sentiments, tombent en dehors du domaine de l'expérience. On voit bien que ce qui intéresse Marx, c'est de saisir au delà des prétendues formules universelles les intérêts concrets d'une classe qui lutte pour sa domination ou pour sa libération; ce qui intéresse Pareto, c'est de découvrir sous le voile (le "vernis") d'un raisonnement apparemment correct (la dérivation), qui change avec les temps comme les vêtements avec la mode, le fond constant d'une nature humaine (les résidus).
c) on pourrait condenser le sens de la différence entre Marx et Pareto dans cette formule: Marx accomplit essentiellement une critique politique de l'idéologie, Pareto vise principalement une critique scientifique. Ceci explique le résultat différent que la critique de l'idéologie a chez l'un et chez l'autre; chez Marx, elle est un des présupposés pour la formation d'une conscience de classe non idéologique; chez Pareto, elle est simplement une méthode pour mieux comprendre comment sont les choses de ce monde, sans aucune prétention à en vouloir influencer les changements, pour interpréter le monde, selon la fameuse phrase de Marx, et non pour le changer. Ou mieux, précisément parce que l'homme est un animal idéologique et que l'idéologisation est un besoin de la nature humaine, la fausse conscience est une donnée permanente de l'histoire. La pensée révolutionnaire de Marx oppose une société libérée de la fausse conscience à la société historique dans laquelle la fausse conscience de la classe au pouvoir continue d'engendrer les instruments idéologiques de la domination; la pensée du conservateur Pareto voit courir parallèlement la grande et monotone histoire des passions humaines, dont la fausse conscience est un instrument inéliminable, et une petite histoire privée, sans résultat et sans effet bénéfique, de quelques sages impuissants, qui connaissent la vérité mais ne sont pas en mesure de la faire triompher. A la grande histoire appartient aussi le marxisme, parce que le marxisme aussi est, du point de vue de la petite histoire une idéologie.
7. Pour exprimer un jugement sur la contribution apportée par Pareto à la théorie de l'idéologie, il convient de considérer séparément comme nous l'avons fait au début, les trois problèmes de la genèse, de la structure et de la fonction de l'idéologie.
a) La partie dédiée à la genèse de la pensée idéologique, est, à mon avis, la plus faible. Comme on l'a dit, Pareto s'y place d'un point de vue exclusivement idéologique, et de plus il s'agit d'une psychologie rudimentaire. Ainsi il tombe dans la même erreur que celle qu'il reproche si souvent à ses adversaires: on fait appel à la nature humaine sur un mode d'argumentation dans lequel la nature humaine est là pour tout ce qu'on ne peut pas expliquer. Pourquoi les hommes recouvrent-ils ou déforment-ils avec de beaux raisonnements leur sentiments? Parce qu'ils ont besoin de le faire. Et pourquoi ont-ils besoin de le faire? Parce que ce besoin est une donnée inéliminable de la nature humaine. Dans la catégorie des "résidus", Pareto a mis tous ces données originaires dont il n'avait pas réussi à trouver une explication plausible. Parmi ces données originaires, c'est-à-dire parmi ces résidus, apparaît ainsi "le besoin de développements logiques". Comme on le voit il s'agit d'une explication du type: "C'est ainsi parce que c'est ainsi." Quoiqu'il fût un dévoreur de livres, Pareto n'était pas historien. Une analyse plus approfondie des origines de la pensée idéologique aurait demandé une étude des conditions historiques dans lesquelles elle se forme. De la lecture des livres d'histoire, Pareto tira uniquement les matériaux pour formuler ses thèses sur la structure et la fonction de la pensée idéologique, mais non pour une recherche sur la manière dont elle se forme.
b) Pour ce qui regarde le problème de la structure de la pensée idéologique, la contribution de Pareto doit être recherchée dans l'opposition entre théories logico-expérimentales et théories non logico-expérimentales, et dans l'ample analyse des secondes, accomplie dans deux chapitres du Trattato, dédiés respectivement aux théories qui transcendent l'expérience et aux théories pseudo-scientifiques. Aussi, si les théories non logico-expérimentales ne sont pas toutes nécessairement des idéologies (au sens négatif du terme), leur analyse a offert à Pareto l'occasion de mettre en relief les procédés caractéristiques de la pensée idéologique qui est la poursuite d'un faux objectif. Une théorie non logico-expérimentale vise exclusivement à faire correspondre entre eux les sentiments de celui qui l'élabore et les sentiments des autres dont on veut obtenir le consentement; souvent elle atteint ses propres buts en manipulant les procédés intellectuels propres aux théories scientifiques pour donner à ses propres thèses un habit scientifique. A travers cette analyse, corroborée par une myriade d'exemples, qui comprennent aussi bien les antiques cosmogonies que les théories sociales modernes, émerge cette notion d'idéologie au sens négatif qui est devenue courante et est la seule qui puisse être utilisée pour unifier les usages apparemment disparates du terme. Je me réfère à la définition proposée par Gustav Bergmann selon laquelle une assertion idéologique est caractérisée par un jugement de valeur travesti par -- ou remplacé par -- un jugement de fait. C'est la même notion qui est admise et illustrée par Theodor Geiger dans Ideologie und Wahrheit, qui est, à mon avis, l'oeuvre la plus exhaustive sur notre thème: Geiger se réclame expressément de Pareto pour soutenir, contre la théorie de l'idéologie-intérêt, qui a pour archétype Marx, la théorie de l'idéologie-sentiment qui aurait pour père Pareto. Selon Geiger, sont des propositions idéologiques "ces propositions qui, dans leur forme linguistique et dans leur sens manifeste, semblent des expressions de faits théorétiques, alors qu'elles sont en réalité a-théorétiques et ne contiennent pas d'éléments qui appartiennent à la réalité objective." Eventuellement, on peut observer que la notion qui émerge de l'analyse de Pareto est plus complète: Pareto ne se limite pas à observer la substitution subreptice d'une jugement de fait à un jugement de valeur, mais réclame aussi l'attention sur le revêtement rationnel avec lequel le jugement de valeur est présenté, c'est-à-dire sur les arguments adoptés pour le justifier. Sa critique est adressée non seulement à la manière dont le jugement de valeur est fondé, mais aussi à la manière dont il est présenté. Par métaphore, on pourrait dire que pour se rendre compte des vices inhérents à tout édifice idéologique, il est nécessaire de parvenir à découvrir le faux fondement et en même temps de la libérer de son faux décors. Il s'agit d'un travail de restauration intégrale qui vise à restituer le monument à son dessein initial.
c) Pour ce qui regarde la fonction de la pensée idéologique, la contribution de Pareto consiste dans la théorie des dérivations, qui est un des thèmes les plus importants du Trattato. En particulier, il faut se référer à la distinction que Pareto introduit entre les différents aspects sous lesquels une théorie peut être étudiée: l'aspect objectif, l'aspect subjectif et l'aspect de l'utilité sociale. Du premier point de vue une théorie peut être vraie ou fausse, du second efficace ou inefficace et du troisième socialement utile ou inutile. Le problème de la fonction pratique d'une idéologie tombe sous le second aspect: les procédés utilisés par la pensée idéologique, indépendamment de la considération de la vérité ou de la fausseté des propositions qui les accompagnent et de la plus ou moins grande utilité des idées soutenues, ont l'objectif de persuader, c'est-à-dire d'obtenir que les autres approuvent un certain ensemble d'affirmations et, l'approuvant, agissent en conformité. Les chapitres du Trattato dédiés aux dérivations contiennent un énorme matériel de documentation dans cette direction de recherche. Ce qui serait inexplicable si on s'était arrêté au premier aspect est devenu clair en passant au second: en effet, une des thèses récurrentes de l'oeuvre de Pareto est que les preuves logico-expérimentales persuadent en général moins que les raisonnements pseudo-logiques et pseudo-expérimentaux, en quoi consistent les dérivations. De là, celui qui d'abord se propose non de rechercher et de démontrer la vérité, mais de prêcher et faire assumer par les autres ses propres convictions se servira et ne pourra pas ne pas se servir des dérivations. Ainsi la fonction de la pensée idéologique sert à expliquer sa structure et non l'inverse. L'analyse des fonctions complète celle des structures et ensemble elles constituent cette théorie de l'idéologie complexe et qui ,aujourd'hui encore, n'est pas bien étudiée, qui représente la contribution donnée par Pareto au thème en discussion.
[Publiée pour la première fois dans la Rivista internazionale di filosofia del diritto, XV, 1968.]

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