Par Norberto Bobbio (traduit de l'italien)
Notice:
Né en 1909 à Turin, nommé sénateur à vie en 1984, Norberto Bobbio s'est
surtout consacré à la philosophie politique et à la philosophie du
droit: "Teoria delle scienza giuridica" (1950), "Politica e cultura"
(1955), "Teoria delle norma giuridica" (1958), "Teoria dell'ordinamento
giuridico" (1960), "Il positivismo giuridico" (1961), "Profilo
ideologico del Novecento" (1969), "Quale socialismo?" (1976), "Il futuro
delle democrazia" (1984), "l'eta dei diritti (1990) et "Destra e
sinistra" (1994).
Vilfredo Pareto (1848-1923),
économiste et sociologue italien est surtout connu par sa définition du
concept d'optimum économique. Successeur de Walras à la chaire
d'économie de l'université de Lausanne, parmi ses travaux figure
l'analyse des anticipations des agents économiques. Pareto est également
le père de la notion d'optimum. Sa place dans la construction de la
science économique moderne est donc décisive. Ce qui est discuté c'est
son travail sociologique qui s'inscrit dans la lignée des penseurs
italiens du début du siècle, comme Roberto Michels.
Le texte qui suit est extrait des
"Saggi sulla scienza politica in Italia" (Laterza 1971-1996) de Norberto
Bobbio. Il est consacré aux liens entre Marx et Vilfredo Pareto sur la
question de la théorie de l'idéologie.
1. Qu'une grande part de la sociologie de Pareto consiste en une
critique de l'idéologie, cela a été déjà remarqué plus d'une fois: une
de ses quatre grandes oeuvres,
Les systèmes socialistes, est en réalité un traité de critique idéologique; des treize chapitres en quoi est divisé le
Trattato di sociologia generale,
au moins dix sont consacrés aux problèmes liés à l'individuation et à
la critique de l'idéologie. Ce qui n'a peut-être pas été suffisamment
analysé est la contribution donnée par Pareto à l'élaboration d'une
théorie de l'idéologie qui comprenne les trois problèmes relatifs à la
genèse, à la
nature et à la
fonction de la pensée idéologique. Dès la première oeuvre mentionnée,
Les systèmes,
la critique des théories socialistes est accompagnée par un effort
continu d'analyse des présupposés psychologiques qui peuvent expliquer
la naissance et la raison d'être de la pensée idéologique. Avec la
distinction initiale et fondamentale entre actions logiques et actions
non logiques, le
Trattato se présente dès le début, plus que
comme une oeuvre de sociologie dans le sens traditionnel du terme, comme
une théorie générale de l'action humaine, dans laquelle le critère
principal de distinction entre les actions semble prédisposé à la fin de
servir de base à une théorie de l'idéologie. Dans l'oeuvre
intermédiaire, le
Manuale di economia politica, de 1906, , le long chapitre dédié à la sociologie (chapitre II,
Introduzione alle scienze sociali) est tout entier un abrégé de théorie et de critique de l'idéologie.
2. Nonobstant les doutes, souvent soulevés naguère sur l'inspiration
marxienne de Pareto, on peut amplement donner des documents de la
sollicitation, si on ne veut pas parler d'inspiration, qu'il reçut pour
ce qui concerne le problème de l'idéologie, de la rencontre avec le
marxisme, même si c'est à travers la lecture de Antonio Labriola. Dans
une page de la dernière
Cronoca, qui est de 1897, et donc de quelques années antérieure à la composition des
Systèmes,
prenant énergiquement la défense de Ettore Ciccotti, non promu
professeur ordinaire parce que socialiste, il en vint à parler de
Labriola et écrivait: "[...] il y a plus de profondeur de pensée dans
une seule page du livre écrit par Labriola sur le
matérialisme historique,
que dans cent volumes de nos protectionnistes et de nos politiciens."
Ce qui le frappa le plus dans cette oeuvre découle clairement de la
phrase suivante: "Lisez, par exemple, la critique que l'auteur fait du
verbalisme, de l'
idéologie, ou de la
phraséologie,
dites si elles ne pas vraies et profondes." Et immédiatement après, il
cite un long extrait de l'essai sur la nouvelle critique des sources,
dans lequel Labriola demandait à l'historien de "dépouiller" les faits
des "enveloppes" dont ils sont revêtus. L'année suivante, il recensa
l'essai de Labriola pour la "Zeitschrift für Sozialwissenschaft", et, le
définissant comme "probablement l'expression la plus complète et la
plus savante que nous possédions de la doctrine marxiste", il en loue
surtout la partie critique qu'il fait consister précisément dans une
conception et une méthodologie conséquente et plus réaliste de
l'histoire: "En peu de mots, voici maintenant comment apparaît la
nouvelle doctrine. Elle a une partie critique excellente, exactement
celle qui réfute les idéologies qui prévalent encore dans certaines
secteurs des historiens, et qui vise à les étudier avec les méthodes des
sciences de la nature. Une telle critique n'est pas entièrement neuve
et dans notre siècle ses principes ont été largement appliqués à l'étude
de l'antiquité; mais cela n'a peut-être jamais été exprimé avec tant de
vigueur que par Labriola et les autres marxistes." Enfin dans les
Systèmes,
après avoir déclaré que la lecture de Labriola et de Croce est
indispensable pour apprécier le statut actuel de la question du
matérialisme historique, il en réfute l'interprétation "populaire", qui
le réduit à un économisme et il en accepte l'interprétation savante qui
est purement et simplement "la conception objective et scientifique de
l'histoire" (nous savons que pour Pareto le plus grand éloge qu'il
puisse faire d'une théorie est de lui reconnaître un caractère
scientifique). Ces prémisses étant données, on peut interpréter l'effort
qu'il fait dans les
Systèmes pour démontrer le manque de
valeur scientifique des théories socialistes anciennes et modernes comme
une tentative de leur appliquer la critique des idéologies qu'il pense
avoir bien appris du réalisme marxiste.
3. Ce programme de travail se développe, comme cela apparaît déjà dans l'introduction aux
Systèmes, dans une véritable théorie des phénomènes sociaux, fondée sur la distinction entre
phénomène objectif et
phénomène subjectif.
Phénomène objectif est le fait réel, qu'il est du devoir de la
recherche scientifique de découvrir et de déterminer; phénomène
subjectif est la forme sous laquelle notre esprit le conçoit et cette
forme est souvent, pour des raisons multiples, psychologiques,
historiques, pratiques, une image déformée. La critique historique, pour
atteindre à la découverte des faits réels, doit reconstituer l'objet au
delà de l'image déformée que souvent nous nous en faisons. Cette
opération est difficile, spécialement dans l'étude de la réalité
sociale, parce que souvent les hommes, n'ayant pas conscience des forces
qui poussent, attribuent à leurs actions des causes imaginaires
différentes des causes réelles.
Dans le
Manuale, à la distinction entre phénomène objectif
et phénomène subjectif se superpose la distinction plus précise entre
relation objective et relation subjective; la relation objective est la
relation qui existe entre deux réels A et B. La relation subjective est
celle qui se forme dans l'esprit de l'homme et qui existe non entre deux
faits mais entre deux concepts A' et B'. Quand la relation subjective
correspond à la relation objective, on se trouve en face d'une théorie
scientifique; quand il n'y a pas correspondance, c'est-à-dire qu'il
arrive que le rapport de A' et B' soit en totalité ou en partie une
reproduction mentale imaginaire du rapport effectif de A et B, la
théorie n'est pas scientifique. À ce genre de théories non scientifiques
appartient la majeure partie des théories sociales élaborées jusqu'ici
et le premier devoir de la sociologie est d'en montrer le manque de
fondement et l'inconsistance.
Dans le
Trattato, il revient à la distinction entre
phénomène subjectif et phénomène objectif: "tout phénomène social peut
être considéré sous deux aspects, c'est-à-dire ce qu'il est en réalité
et ce qu'il est tel qu'il se présente à l'esprit de certains hommes. Le
premier aspect, on le dira objectif, le second sera dit subjectif."
Reliée au rapport entre les moyens et les fins, qui peut être adéquat ou
inadéquat, elle permet la distinction fondamentale entre actions
logiques et actions non logiques: les actions logiques sont celles dans
lesquelles le rapport fin-moyen est adéquat tant objectivement que
subjectivement, c'est-à-dire tant dans les faits que dans la conscience
des agents; les non logiques sont toutes les autres qui peuvent être de
quatre sortes: a)le moyen n'est pas adéquat et l'agent n'en a pas
conscience; b) le moyen n'est pas adéquat et l'agent croit qu'il est
adéquat; c) le moyen est adéquat et l'agent n'en a pas conscience; d) le
moyen est adéquat mais l'agent en a une conscience déformée. Les
actions caractéristiques de l'agir humain et que le sociologue doit
continûment regarder d'un oeil vigilant sont celles de type b) et d):
elles sont les ingrédients principaux des théories non scientifiques que
Pareto nomme "non logico-expérimentales".
4. Cet exposé est sommaire et simplificateur. Mais il est suffisant,
je l'espère, pour montrer dans quelle mesure Pareto aurait utilisé les
suggestions marxiennes et dans quel sens on peut dire que sa conception
des théories non logico-expérimentales se rapproche de la théorie de
l'idéologie de Marx.
Par tous les pas, dans lesquels à travers la distinction entre
phénomène objectif et phénomène subjectif est mis en relief le possible
écart entre la réalité et sa représentation, Pareto se révèle
singulièrement intéressé par le problème du lien qu'en termes marxistes
on nommera lien entre l'être et la conscience. Autant Pareto montre
qu'il accepte le principe marxien selon lequel ce n'est pas la
conscience qui détermine l'être, mais l'être qui détermine la
conscience, autant il diverge fondamentalement de Marx, comme nous le
verrons, dans la manière de comprendre l'être. De l'acceptation de ce
principe naît le canon méthodologique qui caractérise une partie notable
de son oeuvre, comme du reste celle de Marx, selon laquelle on
s'approche de la réalité effective d'autant plus qu'on rompt la croûte
des fausses représentations qu'elle a dans la conscience des hommes.
Dans un célèbre passage de
L'idéologie Allemande, Marx avait
écrit: "on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se
représentent, ni non plus de ce qu'on dit, pense, s'imagine, se
représente à leur sujet, pour en arriver à l'homme en chair et en os;
c'est à partir des hommes réellement actifs et de leur processus de vie
réel que l'on expose le développement des reflets et des échos
idéologiques de ce processus." Si Pareto avait pu connaître ce passage,
il aurait pu en faire une devise de sa propre critique des théories
sociales (y compris le marxisme).
Il convient de préciser que quand on parle de rapport entre la
conscience et l'être, il est nécessaire de distinguer le phénomène de la
conscience
illusoire de celui de la
fausse
conscience. Par conscience illusoire, j'entends le phénomène de la
fausse représentation (a); par fausse conscience, à l'inverse, le fait
que cette fausse représentation peut se produire sans que celui qui la
produit ait conscience de sa fausseté (b).
a) La manière avec laquelle opère la conscience illusoire est, aussi
bien chez Marx que chez Pareto, double (même si la distinction
n'apparaît pas toujours clairement): en tant que la conscience s'exprime
et s'explique dans un discours plus ou moins élaboré et plus ou moins
systématique, plutôt que la révéler, couvre la réalité ou bien la révèle
en la déformant. Pour adopter une langage métaphorique, du reste
fréquent dans les sciences sociales, l'idéologie se révèle comme un
voile qui ne laisse pas entrevoir ce qui est en dessous ou comme un
masque qui laisse transparaître ce qui est en dessous mais à travers une
image déformée. Corrélativement, la critique des idéologies est
comparée à une oeuvre de dévoilement ou consistant à ôter les masques.
La métaphore la plus utilisée par Pareto est celle du vernis: un des
motifs de la pensée idéologique serait, selon Pareto, de donner un
vernis logique à l'expression des sentiments. Ensemble les deux
opérations, la couverture et la déformation, entrent dans le cadre de la
conscience illusoire, même si dans l'un et l'autre cas la fonction de
la critique est différente, qui là est de découvrir et de dévoiler et
ici est de corriger ou rectifier.
b) Tant chez Marx que chez Pareto, le phénomène de la conscience
illusoire se duplique dans celui de la fausse conscience: dans un
passage déjà mentionné des
Systèmes, on lit que les hommes
attribuent à leurs actions des causes imaginaires parce que "souvent ils
n'ont pas conscience des forces qui les poussent à agir." Cette fausse
conscience se manifeste elle aussi, comme la conscience illusoire, de
manière double (correspondant aux deux espèces d'actions non logiques):
ou comme croyance dans l'existence d'un rapport causal ou final
apparent, c'est-à-dire qui n'existe pas dans la réalité, d'où le
processus de la couverture; ou bien comme croyance en un lien causal ou
final imaginaire, différent du réel, d'où le processus de déformation.
Le thème de la fausse conscience est un des grands thèmes de la critique
marxienne de l'idéologie, sur lequel il ne vaut pas la peine
d'insister: la mystification idéologique n'est pas une opération
intentionnelle mais le produit des conditions objectives, en particulier
de la lutte pour la domination; précisément pour cette raison, la
classe dominante tend à -- et a besoin de -- se présenter comme classe
universelle. Relativement à la critique des doctrines religieuses,
sociales, politiques, économiques, le matérialisme historique peut être
considéré comme une démystification dans le double sens de révélations
des erreurs qu'elles propagent et des illusions qui les ont fait surgir:
dans le premier cas, il détruit la conscience mystifiante, dans le
second, il prépare la conscience démystifiée, c'est-à-dire la conscience
révolutionnaire.
5.La signification du mot "idéologie", prise en considération
jusqu'ici, est la signification négative du terme. Dans le langage
courant, mais aussi dans le langage scientifique le terme "idéologie"
est utilisé maintenant de manière toujours plus diffuse aussi dans un
sens neutre. Dans ce second sens, "idéologie" signifie, de façon plus
générique, système de croyances et de valeurs, utilisé dans la lutte
politique pour influencer le comportement des masses, pour les orienter
dans une direction plutôt que dans une autre., pour obtenir le
consensus, et, enfin, pour fonder la légitimité du pouvoir; tout ceci
sans aucune référence à sa fonction mystifiante. Dans ce sens du terme
"idéologie" n'importe quelle théorie politique peut devenir une
idéologie dès le moment où elle est assumée comme programme d'action par
un mouvement politique. On pourrait aussi parler d'une signification
"faible" du terme d'idéologie, par opposition à la signification "forte"
qui vient de la tradition marxiste. Alors que ce second sens, pour
mettre les choses au clair, le fort, est plus fréquent dans la
littérature européenne continentale, le sens faible est presque
exclusivement usité dans la littérature anglo-saxonne.
Les deux significations du terme courent en parallèle sans jamais se
rencontrer. Mais l'emploi de l'un ou de l'autre, sans conscience de la
distinction, engendre confusion, malentendus et faux problèmes. Par
exemple, le problème, tant discuté dans la philosophie contemporaine, de
savoir si la philosophie est une idéologie acquiert un sens
complètement différent selon qu'on entend "idéologie" dans le sens
négatif ou dans le sens neutre; si on accepte la première signification,
l'affirmation que la philosophie est une idéologie veut dire mettre
l'accent sur son aspect mystifiant, c'est-à-dire de doctrine qui prétend
avoir une valeur absolue et inconditionnée alors qu'elle n'a qu'une
valeur relative et historiquement conditionnée; si on accepte la seconde
signification, la même affirmation veut dire qu'on met l'accent plutôt
sur la valeur pratique de la philosophie par contraste avec ses
prétentions à être une théorie pure.
Encore ceci: la différence entre les deux significations du terme
"idéologie" se voit bien dans l'usage de l'adjectif "idéologique" qui
dans la première signification va seulement avec le mot "pensée", alors
que dans le second sens, c'est avec "politique". Et de là dans la
différence des deux termes qui sont opposés respectivement à "pensée
idéologique" et à "politique idéologique". A la pensée idéologique
s'oppose la pensée scientifique (ou philosophique). Si on veut un
exemple particulièrement voyant de cette opposition, qu'on pense à la
théorie pure du droit de Hans Kelsen, dont la tâche est de déloger
toutes les idéologies qui sont cachées dans les replis des concepts
traditionnels de la science juridique. A la politique idéologique, à
l'inverse, on a coutume d'opposer, dans la science politique américaine,
la politique pragmatique. D'un côté la pensée scientifique condamne
l'idéologie parce qu'elle est fausse, mais suspend son jugement sur son
utilité; il s'agit de la vieille théorie du mensonge utile. D'un autre
côté, la politique pragmatique s'oppose à la politique idéologique, non
pour des raisons de vérités ou de fausseté, mais exclusivement pour des
raisons d'opportunité politique. Dans l'opposition entre pensée
scientifique et pensée idéologique, l'idéologie indique une certaine
manière de penser; dans l'opposition entre politique pragmatique et
politique idéologique, l'idéologie, à l'inverse, désigne une certaine
manière de faire de la politique. L'idéal opposé à une politique
invalidée par la pensée idéologique est la politique scientifique;
l'idéal opposé à une politique idéologique est, à l'inverse, comme on
l'a déjà dit, une politique pragmatique.
Si on garde présentes à l'esprit ces distinctions entre les deux
significations du mot "idéologie", encore une fois il apparaît que la
conception de l'idéologie de Pareto s'est formée dans le sillage de
celle de Marx. C'est chez Marx, en effet, que la notion négative de
l'idéologie a pris naissance, même s'il faut reconnaître que, dans la
tradition de la pensée marxiste, la signification positive fait peu à
peu son chemin (par exemple chez Lénine et chez Gramsci). Comme nous
l'avons vu, est caractéristique de la notion négative d'idéologie
l'opposition de la pensée scientifique et de la pensée idéologique;
cette opposition est un des motifs dominants de la critique de
l'idéologie dans l'oeuvre de Pareto. Dans le
Trattato, cette
opposition est présentée dans la distinction entre théorie
logico-expérimentales et théories non logico-exprimentales, et elle
occupe une part significative dans l'oeuvre.
6.Outre la conception de l'idéologie comme fausse représentation et
fausse conscience, Pareto se meut dans une direction qui n'a plus rien
de commun avec celle suivie par Marx et par le marxisme; au contraire,
elle en diverge tant qu'elle implique une conception de la société et de
l'histoire opposée.
Les différences entre la conception de Pareto et celle de Marx peuvent se résumer en trois points principaux:
a) La découverte de la pensée idéologique est liée chez Marx à une
conception déterminée de l'histoire, caractérisée par la lutte des
classes; Pareto, à l'inverse fait de la pensée idéologique une
manifestation pérenne de la nature humaine. Le sujet créateur et porteur
de l'idéologie est, pour Marx, la classe: "les idées de la classe
dominante sont, à chaque époque, les idées dominantes"; pour Pareto,
c'est l'individu singulier, quelle que soit sa condition sociale et
historique. Ce qui, chez Marx, est un produit d'une forme déterminée de
société, est devenu chez Pareto un produit de la conscience
individuelle, objet non d'une analyse historique mais psychologique. A
la conception historiciste de l'idéologie, propre à Marx, Pareto oppose
une conception naturaliste de l'homme comme animal idéologique
(retombant ainsi dans cette hypostase de la nature humaine dans laquelle
Marx voyait une des expressions de la pensée idéologique). Alors que
chez Marx l'idéologie naît d'une nécessité historique, et est expliquée
et justifiée historiquement comme instrument de domination, chez Pareto,
elle naît d'un besoin psychique (mais jamais bien défini, du reste, et
là où il est défini l'explication est superficielle), et elle est
justifiée de manière naturaliste comme moyen efficace de transmission
des croyances et des sentiments, aujourd'hui on dirait comme "technique
de consensus". Le problème de la disposition de la pensée idéologique
est résolu par Marx sur le plan historique, à travers la distinction
entre infrastructure et superstructure; par Pareto, c'est sur le plan
psychologique, à travers la distinction entre "résidus" et
"dérivations".
b) En tant que l'idéologie exprime des intérêts de classes qui sont
des intérêts particuliers, le procédé typique de la déformation
idéologique selon Marx est la
fausse universalisation,
c'est-à-dire le fait de faire apparaître comme valeurs universelles des
intérêts de classes, comme des rapports naturels et objectifs des
rapports liés à des conditions historiques déterminées. En tant que
l'idéologie naît d'un besoin d'obtenir le consensus d'autrui à nos
désirs, ce que Pareto appelle "l'accord des sentiments", le procédé
typique de la déformation idéologique est, pour Pareto, la
fausse rationalisation,
c'est-à-dire faire apparaître comme des discours rationnels des
préceptes et des actions qui sont des manifestations de croyances, de
sentiments, d'instincts irrationnels. Dans le
Trattato, Pareto
se décide à appeler "dérivations" les différents procédés de
rationalisation des sentiments (après en avoir discuté amplement dans
les ouvrages précédents en les appelant sans plus de manières
"raisonnements"); et il y consacre une des parties de l'oeuvre les plus
valables encore aujourd'hui. Comme je l'ai observé ailleurs, le
traitement des dérivations recouvre le champ des études actuelles sur la
soi-disant "argumentation persuasive". Pour évaluer concrètement la
différence entre ces deux manières d'interpréter la pensée idéologique,
prenons l'exemple d'une théorie comme celle du droit naturel, critiquée
tant par Marx que par Pareto. Dans
La Question Juive, Marx
critique les déclarations des droits parce qu'elles attribuent une
valeur de droits universels, en faisant appel à la formule du droit
naturel, à des revendications politiques de la classe montante; Pareto,
déjà dans les
Systèmes, se moque des jusnaturalistes (qui deviendront une de ses cibles favorites dans le
Trattato)
pour avoir donné une forme systématique et rationnelle à des
propositions invérifiables qui, en tant que manifestations des
sentiments, tombent en dehors du domaine de l'expérience. On voit bien
que ce qui intéresse Marx, c'est de saisir au delà des prétendues
formules universelles les intérêts concrets d'une classe qui lutte pour
sa domination ou pour sa libération; ce qui intéresse Pareto, c'est de
découvrir sous le voile (le "vernis") d'un raisonnement apparemment
correct (la dérivation), qui change avec les temps comme les vêtements
avec la mode, le fond constant d'une nature humaine (les résidus).
c) on pourrait condenser le sens de la différence entre Marx et
Pareto dans cette formule: Marx accomplit essentiellement une critique
politique de l'idéologie, Pareto vise principalement une critique
scientifique.
Ceci explique le résultat différent que la critique de l'idéologie a
chez l'un et chez l'autre; chez Marx, elle est un des présupposés pour
la formation d'une conscience de classe non idéologique; chez Pareto,
elle est simplement une méthode pour mieux comprendre comment sont les
choses de ce monde, sans aucune prétention à en vouloir influencer les
changements, pour interpréter le monde, selon la fameuse phrase de Marx,
et non pour le changer. Ou mieux, précisément parce que l'homme est un
animal idéologique et que l'idéologisation est un besoin de la nature
humaine, la fausse conscience est une donnée permanente de l'histoire.
La pensée révolutionnaire de Marx oppose une société libérée de la
fausse conscience à la société historique dans laquelle la fausse
conscience de la classe au pouvoir continue d'engendrer les instruments
idéologiques de la domination; la pensée du conservateur Pareto voit
courir parallèlement la grande et monotone histoire des passions
humaines, dont la fausse conscience est un instrument inéliminable, et
une petite histoire privée, sans résultat et sans effet bénéfique, de
quelques sages impuissants, qui connaissent la vérité mais ne sont pas
en mesure de la faire triompher. A la grande histoire appartient aussi
le marxisme, parce que le marxisme aussi est, du point de vue de la
petite histoire une idéologie.
7. Pour exprimer un jugement
sur la contribution apportée par Pareto à la théorie de l'idéologie, il
convient de considérer séparément comme nous l'avons fait au début, les
trois problèmes de la
genèse, de la
structure et de la
fonction de l'idéologie.
a) La partie dédiée à la genèse de la pensée idéologique, est, à mon
avis, la plus faible. Comme on l'a dit, Pareto s'y place d'un point de
vue exclusivement idéologique, et de plus il s'agit d'une psychologie
rudimentaire. Ainsi il tombe dans la même erreur que celle qu'il
reproche si souvent à ses adversaires: on fait appel à la nature humaine
sur un mode d'argumentation dans lequel la nature humaine est là pour
tout ce qu'on ne peut pas expliquer. Pourquoi les hommes recouvrent-ils
ou déforment-ils avec de beaux raisonnements leur sentiments? Parce
qu'ils ont besoin de le faire. Et pourquoi ont-ils besoin de le faire?
Parce que ce besoin est une donnée inéliminable de la nature humaine.
Dans la catégorie des "résidus", Pareto a mis tous ces données
originaires dont il n'avait pas réussi à trouver une explication
plausible. Parmi ces données originaires, c'est-à-dire parmi ces
résidus, apparaît ainsi "le besoin de développements logiques". Comme on
le voit il s'agit d'une explication du type: "C'est ainsi parce que
c'est ainsi." Quoiqu'il fût un dévoreur de livres, Pareto n'était pas
historien. Une analyse plus approfondie des origines de la pensée
idéologique aurait demandé une étude des conditions historiques dans
lesquelles elle se forme. De la lecture des livres d'histoire, Pareto
tira uniquement les matériaux pour formuler ses thèses sur la structure
et la fonction de la pensée idéologique, mais non pour une recherche sur
la manière dont elle se forme.
b) Pour ce qui regarde le problème de la structure de la pensée
idéologique, la contribution de Pareto doit être recherchée dans
l'opposition entre théories logico-expérimentales et théories non
logico-expérimentales, et dans l'ample analyse des secondes, accomplie
dans deux chapitres du
Trattato, dédiés respectivement aux
théories qui transcendent l'expérience et aux théories
pseudo-scientifiques. Aussi, si les théories non logico-expérimentales
ne sont pas toutes nécessairement des idéologies (au sens négatif du
terme), leur analyse a offert à Pareto l'occasion de mettre en relief
les procédés caractéristiques de la pensée idéologique qui est la
poursuite d'un faux objectif. Une théorie non logico-expérimentale vise
exclusivement à faire correspondre entre eux les sentiments de celui qui
l'élabore et les sentiments des autres dont on veut obtenir le
consentement; souvent elle atteint ses propres buts en manipulant les
procédés intellectuels propres aux théories scientifiques pour donner à
ses propres thèses un habit scientifique. A travers cette analyse,
corroborée par une myriade d'exemples, qui comprennent aussi bien les
antiques cosmogonies que les théories sociales modernes, émerge cette
notion d'idéologie au sens négatif qui est devenue courante et est la
seule qui puisse être utilisée pour unifier les usages apparemment
disparates du terme. Je me réfère à la définition proposée par Gustav
Bergmann selon laquelle une assertion idéologique est caractérisée par
un jugement de valeur travesti par -- ou remplacé par -- un jugement de
fait. C'est la même notion qui est admise et illustrée par Theodor
Geiger dans
Ideologie und Wahrheit, qui est, à mon avis,
l'oeuvre la plus exhaustive sur notre thème: Geiger se réclame
expressément de Pareto pour soutenir, contre la théorie de
l'idéologie-intérêt, qui a pour archétype Marx, la théorie de
l'idéologie-sentiment qui aurait pour père Pareto. Selon Geiger, sont
des propositions idéologiques "ces propositions qui, dans leur forme
linguistique et dans leur sens manifeste, semblent des expressions de
faits théorétiques, alors qu'elles sont en réalité a-théorétiques et ne
contiennent pas d'éléments qui appartiennent à la réalité objective."
Eventuellement, on peut observer que la notion qui émerge de l'analyse
de Pareto est plus complète: Pareto ne se limite pas à observer la
substitution subreptice d'une jugement de fait à un jugement de valeur,
mais réclame aussi l'attention sur le revêtement rationnel avec lequel
le jugement de valeur est présenté, c'est-à-dire sur les arguments
adoptés pour le justifier. Sa critique est adressée non seulement à la
manière dont le jugement de valeur est
fondé, mais aussi à la manière dont il est
présenté.
Par métaphore, on pourrait dire que pour se rendre compte des vices
inhérents à tout édifice idéologique, il est nécessaire de parvenir à
découvrir le faux fondement et en même temps de la libérer de son faux
décors. Il s'agit d'un travail de restauration
intégrale qui vise à restituer le monument à son dessein initial.
c) Pour ce qui regarde la fonction de la pensée idéologique, la
contribution de Pareto consiste dans la théorie des dérivations, qui est
un des thèmes les plus importants du
Trattato. En particulier,
il faut se référer à la distinction que Pareto introduit entre les
différents aspects sous lesquels une théorie peut être étudiée: l'aspect
objectif, l'aspect subjectif et l'aspect de l'utilité sociale. Du
premier point de vue une théorie peut être vraie ou fausse, du second
efficace ou inefficace et du troisième socialement utile ou inutile. Le
problème de la fonction pratique d'une idéologie tombe sous le second
aspect: les procédés utilisés par la pensée idéologique, indépendamment
de la considération de la vérité ou de la fausseté des propositions qui
les accompagnent et de la plus ou moins grande utilité des idées
soutenues, ont l'objectif de persuader, c'est-à-dire d'obtenir que les
autres approuvent un certain ensemble d'affirmations et, l'approuvant,
agissent en conformité. Les chapitres du
Trattato dédiés aux
dérivations contiennent un énorme matériel de documentation dans cette
direction de recherche. Ce qui serait inexplicable si on s'était arrêté
au premier aspect est devenu clair en passant au second: en effet, une
des thèses récurrentes de l'oeuvre de Pareto est que les preuves
logico-expérimentales persuadent en général moins que les raisonnements
pseudo-logiques et pseudo-expérimentaux, en quoi consistent les
dérivations. De là, celui qui d'abord se propose non de rechercher et de
démontrer la vérité, mais de prêcher et faire assumer par les autres
ses propres convictions se servira et ne pourra pas ne pas se servir des
dérivations. Ainsi la
fonction de la pensée idéologique sert à expliquer sa
structure
et non l'inverse. L'analyse des fonctions complète celle des structures
et ensemble elles constituent cette théorie de l'idéologie complexe et
qui ,aujourd'hui encore, n'est pas bien étudiée, qui représente la
contribution donnée par Pareto au thème en discussion.
[Publiée pour la première fois dans la
Rivista internazionale di filosofia del diritto, XV, 1968.]