mercredi 29 mai 2002

Par-delà Bien et Mal. Note de lecture


La pensée de Nietzsche veut clairement se situer, comme le dit le titre de l’un de ses livres majeurs “ par-delà le Bien et le Mal ”. Animé par la volonté d’une rupture radicale avec la tradition platonicienne, avec le christianisme et avec la morale égalitariste des Lumières, Nietzsche tente de déconstruire les oppositions sur lesquelles se fonde la morale. Loin d’être le pur négatif ou le manque d’être qui le caractérise dans les philosophies rationalistes – cartésienne, leibnizienne ou spinoziste – le mal revêt une véritable positivité car il va s’ancrer dans la puissance de la vie.

Les préjugés des philosophes

L’immoralisme ou l’amoralisme nietzschéen se fonde d’abord sur une critique en règle de la métaphysique classique. Refusant tout dogmatisme, revalorisant le scepticisme et le relativisme antiques, Nietzsche s’en prend à la “ lourdeur ” et au “ sérieux ” des philosophes. Mais, en dépit de ses prétentions, la philosophie ne serait-elle pas qu’une “ superstition populaire ” enjolivée ? Ainsi la superstition de l’âme – simple erreur d’interprétation des phénomènes naturels, nous dit Nietzsche devient chez les philosophes “ superstition du moi ”. Le plus souvent, ce sont les suggestions de la grammaire qui deviennent les fondements des extravagances de la métaphysique : comme il faut un sujet grammatical au “ je pense ”, on transforme le “ je ” en substance philosophique.
D’abord démonter les préjugés des philosophes. Le premier de ces préjugés concerne la vérité. Ce qui n’est pas mis en cause dans la tradition philosophique, c’est la volonté du vrai : on peut se disputer sur les critères de la vérité, mais pas sur la volonté du vrai. Or, le vrai est une valeur, parmi d’autres. Le nouvelle question philosophique est celle de l’origine du choix de cette valeur. “ Nous finissons par penser que le problème n’a jamais été pensé jusqu’à présent ” : il faut oser mettre en question les fondements mêmes du questionnement philosophique et les catégories sur lesquelles il s’appuie. C’est une stratégie du soupçon.
La séparation absolues des valeurs (Bien/mal, Vrai/faux) est à la base de la philosophie classique. Elle est le grand préjugé des philosophes. Elle suppose une véritable séparation en deux mondes, sans rapport entre eux. Platon est visé, mais c’est aussi “ le préjugé typique auquel on reconnaît les métaphysiciens. ” Cette “ croyance aux oppositions de valeurs ” résulte de jugements superficiels, des perspectives provisoires. Or, on peut se demander 1° s’il y a des oppositions en général – l’opposition résulterait de notre manière de penser qui suppose de ramener le pluriel à l’identité et le différent à l’opposé ; et 2° si la véracité et le désintéressement ne sont pas des manifestations de la volonté de tromper et de l’égoïsme, des appétits de la vie. Ainsi, les valeurs opposées sont de même nature.

Conscience et instinct

Le première opposition réfutée est celle de l’instinct et de la conscience. Alors que les moralistes opposent le Bien qui a sa source dans la conscience (dans la raison pure, chez Kant) au mal qui exprime nos instincts (toujours bas !), Nietzsche affirme que les deux ont la même origine : la conservation de l’individu. Ainsi, la vérité a certes une valeur, mais la non vérité aussi. Renoncer aux jugements faux reviendrait à renoncer à la vie elle-même. Exemple : la philosophie elle-même ! Ainsi, la logique, le fait de rapporter le monde sensible à un monde imaginaire (celui des Idées), de fausser le réel en le rapportant au nombre (Platon et les pythagoriciens, la physique) sont indispensables à la survie de notre espèce : c’est notre manière de pouvoir agir sur le monde (et non une vérité en soi). Il y aurait là une sorte de pragmatisme vitaliste : est “ vrai ” tout ce qui est bon pour la vie. Ou encore le non vrai étant aussi une condition de la vie a donc autant de valeur que le vrai.
Mais Nietzsche se distingue du pragmatisme par son refus du positivisme, “ bric-à-brac de notions hétéroclites ” pour les “ philosophâtres de la réalité ”. On ne doit pas non plus ramener l’instinct vital à l’instinct de conservation. Toute la philosophie classique reconnaissait l’importance de cet instinct. Mais, pour Nietzsche, l’instinct fondamental est le déploiement de la puissance. Sous le déguisement de la pensée philosophique ou religieuse, c’est la volonté de puissance qu’il faudra déceler.

La tartuferie des philosophes et valeur de la philosophie

L’amour de la sagesse est l’amour de sa propre sagesse. Amoureux de la vérité, sont les philosophes, mais de “ leurs vérités ”. Il faut admettre la relativité des jugements. Ce n’est pas loin ici d’une position sceptique. Mais il ne s’agit pas seulement de tartuferie : les philosophes se cuirassent parce qu’ils savent leur propre vulnérabilité. C’est la morale qui est à la base de toute philosophie, mais la morale ne découle pas de la raison pure, mais c’est au contraire l’utilisation de la raison qui part d’un choix moral personnel. L’amour de la connaissance n’est que le moyen sous lequel un autre instinct se déguise. Or tout instinct aspire à la domination. Ainsi la philosophie apparaît comme figure de la maîtrise. Il en va presque de même avec la science. Mais Nietzsche laisse entendre qu’il pourrait y avoir chez les savants un “ instinct de la connaissance ” qui garde une certaine indépendance à l’égard des autres instincts. Ce n’est pas le cas des philosophes. C’est pourquoi il faut en philosophie faire œuvre de savant. La Généalogie de la morale se présente ainsi et, pour son auteur, elle définit un programme de recherche.
De quelle science s’agit-il ? De la psychologie qu’il faut sortir des préjugés et de la morale pour en faire un “ Psychologie des profondeurs ” qui sera une véritable psychophysiologie. Mais cette nouvelle science devra lutter contre “ les résistances inconscientes ”. Si on va au-delà de la morale, la psychologie retrouvera son statut de science maîtresse.
Mais pour autant, on ne doit pas idolâtrer la science. Le savoir lui-même n’est qu’un raffinement de l’ignorance. Ne pas savoir : c’est ce qui nous permet l’insouciance et l’action, et la jouissance de la vie. Le savoir s’élève sur cette base et ne lui pas antagonique. Le savoir est aussi un moyen de ne pas savoir, de nous masquer ce qui est inutile ou nuisible à la vie. C’est pourquoi le monde de la science est un monde simplifié, un monde qui élimine du réel ce qui ne nous est pas utile.

La part de la bête

Nietzsche propose de remplacer la question kantienne “ Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? ” par “ Pourquoi devons nous croire à de tels jugements ? Quelle est leur nécessité vitale ? ” Si nous devons croire en leur vérité, c’est selon une croyance qui appartient à “ l’optique de la vie et à sa perspective. ”
Il faut assumer la part de la “ bête ” qui est en nous. La condamner et l’assumer. C’est le mérite des philosophes cyniques (Diogène). C’est pourquoi, à cause de ce consentement à la bête, il y a chez Nietzsche un refus obstiné de “ l’homme qui s’indigne, l’homme qui se déchire et s’écorche lui-même à belles dents ”. Car “ nul ne ment autant qu’un homme indigné. ” Quelque chose qui fait penser aux virulentes critiques des “ moralistes ” qu’on trouve chez Spinoza quand il s’en prend à ceux qui passent leur temps à rabaisser l’homme.
La contrepartie de cette prise de position est dans la nécessité de séparer pensée ésotérique et pensée exotérique. Nietzsche invoque le danger d’une pensée élevée pour les âmes basses. C’est pourquoi il défend l’idée d’une double pensée. Ce qui nous incitera à la prudence quant à l’interprétation de l’œuvre nietzschéenne. Mais du même coup la rend bien énigmatique.

La généalogie de la morale

La préhistoire est en deçà du bien et du mal. La norme des actes, c’est leur succès ou leur échec : “ la valeur ou l’absence de valeur d’une action découla de ses conséquences ”. Donc, une action est “ bonne ” si elle est favorable à celui qui la mène. Il n’y a pas encore de jugement concernant ni l’action elle-même ni ses mobiles. Au point de départ de l’évolution humaine, c’est une sorte de pragmatisme strict qui est le fondement de l’appréciation des comportements humains : “ c’était la vertu rétroactive du succès ou de l’échec qui inclinait les hommes à juger d’une action en bien ou en mal. Les parents sont jugés d’après les enfants. ”
C’est l’époque pré-morale. L’impératif “ Connais-toi toi-même ” était inconnu. C’est un homme sans intériorité que présente ici Nietzsche. Mais ce genre de pragmatisme ne doit pas être confondu avec l’utilitarisme. Est bon ce qui permet non le bonheur de la masse – de l’esprit plébéien dit Nietzsche – mais ce qui manifeste les qualités des êtres supérieurs. Voilà le règne des valeurs aristocratiques qui amène à inverser ce rapport pragmatique. C’est la “ naissance ” (ou la cause et non plus la conséquence qui détermine le jugement (dans l’époque pré-morale, c’est la réussite des enfants qui juge les parents, maintenant les enfants sont nobles en raison de leur naissance) d’où l’origine de la morale de l’intention (l’intention est avant l’action comme les parents avant les enfants). Ainsi l’évaluation morale proprement est-elle d’abord née du règne de l’aristocratie mais “ au fond de toutes ces races nobles, on ne peut méconnaître le fauve, la superbe bête blonde en quête de la volupté du butin et de la victoire ”.
Mais la valeur d’une action réside, dit Nietzsche en opposition avec Kant, dans ce qu’elle a de non intentionnel, car l’intention n’est que la surface et loin de nous permettre d’évaluer, de peser la valeur de l’action, elle la dissimule, comme la “ bonne intention ” n’est souvent que le masque sont s’affuble l’instinct. De même les bons sentiments visent à séduire ; mais qu’ils plaisent n’est pas un argument en leur faveur. C’est pourquoi la réaction contre les valeurs aristocratiques est l’insurrection des esclaves chez qui le ressentiment va être créateur de ces nouvelles valeurs morales “ démocratiques ” ou plébéiennes. L’égalité, l’idée que nul n’est méchant volontairement, toutes ces idées qui sont au centre des pensées socratique ou chrétienne, voilà ce qui naît de ce retournement du regard évaluateur. Dans toute la pensée morale et politique moderne, c’est la “ race assujettie ” qui reprend le dessus.
Il serait pourtant erroné de s’en tenir là et de rabattre finalement la pensée nietzschéenne à une version moderne des discours du Calliclès et du Thrasymaque de Platon met en scène dans ses dialogues. Car Nietzsche reconnaît que le fauve doit être domestiqué et que l’instinct doit être sublimé. Bref que sa déconstruction de la morale aura bien du mal à être immorale.

De la déconstruction de la morale à l’ontologie : la volonté de puissance

Il y a, chez Nietzsche, une ontologie moniste. Le monisme, exigence de la pensée, au moins à titre de méthode. Nous n’avons pas d’autre “ donné ” que les appétits et les passions. Il nous faut donc comprendre le monde matériel comme une unité dont nous ne différons pas. C’est une question de méthode que Nietzsche invoque. Inutile de supposer à l’avance de nombreuses causes distinctes. La méthode c’est d’essayer d’en chercher une seule, de ramener la divers à un seul principe, “ jusqu’à l’absurde ”, dit-il.
Ainsi, le corps doit-il être conçu comme un “ champ de forces ”, la combinaison et l’opposition des instincts. Et le monde matériel n’en est pas substantiellement différent. Il n’en apparaît que comme une forme plus primitive. Complication et combinaison de systèmes de forces : telle apparaît la vie et c’est pourquoi le monde “ vu de l’intérieur ” est vu comme volonté de puissance et rien d’autre. Cette définition élimine le concept métaphysique traditionnel de la volonté. “ Il n’y a pas de volonté ” répète Nietzsche. En ramenant la “ volonté de puissance ” au jeu des forces de notre monde, c’est la volonté comme substance métaphysique ou comme faculté du sujet qui disparaît.
Il n’y pas de volonté parce que le “ vouloir ” humain n’est pas une mystérieuse faculté qui précéderait l’action, mais le résultat (la résultante selon le parallélogramme des forces) des combinaisons contradictoires des instincts, des pulsions en lutte entre elles pour la prépondérance. Ce que nous appelons volonté, ce n’est que triomphe provisoire d’une pulsion sur les autres ou la traduction en termes conscients de l’état d’équilibre temporaire qui s’est installé dans le jeu des pulsions. La volonté de puissance, c’est simplement le déploiement, non finalisé, sans but fixé à l’avance, des forces. La vie, et a fortiori la vie humaine, n’est qu’un cas particulier de la volonté de puissance qui se diversifie, s’affine, mais aussi s’affaiblit dit Nietzsche.
Enfin il y a une bipolarité fondamentale de la volonté de puissance (force active et force réactive). La question est de savoir “ si nous considérons la volonté comme réellement agissante ”, c'est-à-dire s’il y a bien une “ causalité de la volonté ”. Si on l’admet (c’est une croyance ou une simple hypothèse), alors elle doit avoir une portée générale ; donc elle doit être au fondement même de tout être, et pas seulement une propriété ou une faculté spéciale de l’esprit de l’homme.

Conclusion : l’esprit libre

Au delà des contradictions de la pensée de Nietzsche, ces contradictions qui ont tant contribué à sa méconnaissance et à la diffusion d’un nietzschéisme de pacotille, maigre couverture du bon vieux “ droit du plus fort ”, il faut d’abord souligner la portée de cette “ psychologie des profondeurs ” comme moyen d’explorer et de tester nos sentiments moraux. Il faut regarder en face l’âme humaine, quoiqu’il en coûte, en refusant les illusions consolatrices qui dressent un idéal de l’âme humaine face à sa réalité.
Nietzsche le dit : la volonté de défendre sa vérité rend “ venimeux, sournois, mauvais ”. Donc, on ne peut pas être “ nietzschéen ”, si être nietzschéen c’est défendre une position philosophique contre des ennemis.

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