mercredi 23 mars 2005

Lénine et Popper par Lucio Colletti. (Traduit de l'italien)


Avertissement : L'article qui suit est extrait de Fine della filosofia, publié en 1996 chez Ideazione, Roma. Lucio Colletti qui fut d'abord un disciple de Galvano Della Volpe, a écrit un livre fort intéressant, Le marxisme et Hegel (Champ Libre, 1976) qui montre que la conception marxienne de la connaissance, telle qu'elle est développée dans Le Capital, a plus de rapport avec Kant qu'avec Hegel. Du même coup, il y développe une interprétation originale de Kant, très éloignée des positions des néokantiens de l'école de Marburg, par exemple et ainsi le "réalisme gnoséologique" revendiqué dans le présent article apparaîtra moins curieux. Colletti a rompu avec le marxisme à la fin des années 70 (il avait déjà quitté le PCI dès 1964) et il est devenu politiquement un libéral (il a été élu député sur les listes de Forza Italia) mais il reste un auteur à lire, un défenseur de la valeur de la science, une espèce de "sokalien" si on veut me permettre ce rapprochement, c'est-à-dire quelqu'un de précieux dans ces temps d'obscurantisme. (Denis Collin -31.03.98)
Karl Popper

Comme il m'est arrivé de le rappeler d'autres fois, je ne suis pas venu au marxisme à travers l'oeuvre de Gramsci. A tort ou à raison, Gramsci me semble trop conditionné par Croce et Gentile. Ce qui m'a attiré vers le marxisme, ce fut, au contraire, Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine, une oeuvre par certains côtés rude et élémentaire qui n'a jamais joui d'une bonne renommée dans les cercles du marxisme occidental quand elle a été connue plus tardivement en traduction allemande (1927) ; et néanmoins, à mon avis, elle ne manque pas d'importance et d'originalité.
Je dois avertir le lecteur que je parle aujourd'hui alors que je n'ai pas eu le livre en mains depuis plus de trente ans. Ce que j'en dirai, c'est ce qui m'a le plus frappé et fait la plus forte impression. L'œuvre remonte, comme on sait, à la période de reflux et de repli qui vient après la révolution de 1905. Lénine l'écrivit entre février et septembre 1908, après avoir digéré une grande masse d'écrit philosophiques et scientifiques. Qui parcourra l'index des œuvres citées y rencontrera - à part Hume, Berkeley, Kant et d'autres philosophes classiques - les noms encore importants de l'épistémologie scientifique contemporaine, comme Mach, Duhem, Poincaré, Boltzmann, Hertz, Helmholtz et d'autres.
Le livre traite essentiellement de "théorie de la connaissance". Et il défend, comme on sait, le point de vue du matérialisme ou, comme il serait plus correct de le dire, du "réalisme" en gnoséologie. La thèse qui y est soutenue est que les "objets" - que ce soit des tables, des chaises, des arbres non moins que des atomes ou des molécules - existent en dehors et indépendamment de la pensée, avant que d'être seulement des "représentations" de notre esprit.
V.I. Lénine
Vient ensuite l'examen du point de vue opposé que Lénine attaque évidemment : celui de l'empiriocriticisme de Mach et Avenarius et, en général, du positivisme phénoméniste. La thèse que soutient ce courant de pensée est que le fait d'assumer l'existence des objets extérieurs, au-delà de nos sensations, revient à superposer à l'expérience et à la science une métaphysique indue. Puisque ce qui est véritablement "donné" et prouvé ce sont seulement nos perceptions (sans distinction du dedans et du dehors), les "sense-data" dont, dans ces années-là, Bertrand Russel parlait déjà.
Le principal argument dont Lénine se sert pour combattre cet "idéalisme subjectif" (déjà contrecarré par Kant dans sa Réfutation de l'idéalisme) consiste à en faire remonter la thèse à l'immatérialisme spiritualiste de l'évêque Berkeley et à sa célèbre assertion : "Esse est percipi". En effet, ce rapprochement de Mach et Berkeley étant opéré, Lénine obtient deux résultats . en premier lieu que l'empiriocriticisme, qui se prétend s'en tenir aux données de la perception en évitant toute implication métaphysique de type idéaliste ou matérialiste, est au contraire le fils du fidéisme religieux. Et, outre cela, que seulement le matérialisme peut garantir une position philosophique libre des liens religieux, c'est-à-dire cet athéisme qui, clairement, tient à coeur à Lénine.
On a souvent critiqué cette mise côte à côte de Mach et Berkeley. Mach, outre un philosophe, a été aussi un physicien important à qui la théorie de la relativité de Einstein n'est pas peu redevable. L'évêque Berkeley, au contraire, considérait la science comme sa bête noire, source du matérialisme et de l'athéisme. En outre, c'est un fait hors de toute discussion que beaucoup de philosophes tenants de l'empirisme phénoméniste n'ont jamais été croyants, comme Hume, Mach lui-même ou Russel.
Mais l'argument matérialiste athée est moins simpliste et fragile qu'il ne le paraît à première vue. Lénine défend la valeur cognitive de la science et c'est encore en cela qu'est le véritable athéisme. Il ne considère pas la science seulement comme un instrument ou une découverte pratique. Il retient au contraire qu'elle est une "description" de la réalité: incomplète, provisoire, perfectible autant qu'on le veut (le livre, entre autres, est écrit en plein dans la crise de la mécanique classique et la naissance de la naissance des nouvelles directions, dont il tient compte) ; et, toutefois, c'est une description, c'est-à-dire une connaissance.
Or, ceci demande le réalisme ou le matérialisme. En l'absence de ceci, manque une objectivité avec laquelle corréler et à laquelle référer nos théories. C'est ainsi que le sort de l'athéisme paraît intriqué à celui de la science.
Sous cet aspect, inversement, la position de Mach paraît beaucoup moins bien défendue. Pour le positiviste rigoureux, en effet, la science ne décrit rien et n'explique rien. Elle est seulement un instrument (l'instrumentalisme qui sera combattu par Popper) pour corréler les sensations entre elles et ainsi produire des "économies de pensée". Il s'agit d'un choix qui peut apparaître comme une sorte de décapitation de la science. Et cela apparaissait ainsi pour un grand physicien comme Boltzmann qui s'insurgeait contre Mach et dont Lénine connaissait bien les écrits épistémologiques ; pas moins qu'un autre grand, Max Planck, qui choisit vraiment son camp en décembre 1908, lui aussi contre Mach, pour défendre l'idée que, sans le réalisme, la science s'en va en fumée.
De là, il apparaît plausible de soutenir que, entendue au sens phénoméniste, la science laisse le champ libre à la religion. C'est typiquement le cas de Duhem, physicien et grand historien de la science. il restreignait la physique aux "phénomènes" et, en échange, il puisait la "réalité vraie" du thomisme et de la métaphysique catholique. La thèse de Lénine, donc, qui relie Mach à Berkeley, peut être discutée mais elle n'est pas bizarre. Popper fait exactement la même chose: Conjectures et réfutations, il parle de "Berkeley, ce précurseur de Mach."
Il y a toutefois dans Matérialisme et Empiriocriticisme, quelque chose de terrible, dans le sens d'inquiétant du point de vue humain, dont il est nécessaire de parler. La cible de la polémique de Lénine n'est pas véritablement Mach. Ce sont plutôt certains bolcheviks (attention : pas des sociaux-démocrates réformistes, mais des révolutionnaires ardents de la même fraction que Lénine), comme Bogdanov, Bazarov et autres, qui avaient adopté l'épistémologie de Mach. Or, la polémique contre eux est inexorable. Non pas intransigeante comme peut l'être une divergence philosophique. Mais radicale à l'extrême comme peut seulement le suggérer l'idée que l'erreur théorique doit toujours porter avec elle aussi une "dégénérescence" morale et politique.
Il est vrai que, aux thèses empiriocriticistes de Bogdanov, s'était ralliée la tendance bizarre de Lunatcharsky et Gorki des soi-disant "constructeurs de Dieu". Mais cela ne change pas la substance même de la chose. Le fait qui émerge est que, l'ayant pourtant élaboré dans un contexte épistémologique de la science et du matérialisme, Lénine fait de l'athéisme un nouvel absolu : comme si la négation de la religion pouvait devenir elle-même une religion. Voilà pourquoi la dissension théorique se transforme en anathème.
L'arbitraire est évident. Comme on le sait, il n'y a pas de démonstration de l'existence ou de l'inexistence de Dieu. Dans le champ théorique, l'athéisme peut être exercé seulement sous la forme du doute philosophique. Inversement, en faire un absolu signifie non seulement sortir de la sphère théorique pour passer dans la sphère pratico-idéologique, mais c'est aussi se livrer aux mains du fanatisme.
Ceci étant dit, je confirme que le livre m'a toujours plu (même les Soviétiques s'en étaient aperçus. Pour le cinquantième anniversaire de l'oeuvre, la Pravda m'a demandé un article. Je l'ai donné et il a paru. Mais comme c'était dans le style de l'époque, falsifié en plusieurs points). Evidemment, ne m'a jamais échappé le caractère à la fois rude et élémentaire de l'argumentation, mais c'était inévitable chez un homme de grand talent qui n'était pas un spécialiste. N'ayant moi-même jamais été un "matérialiste dialectique", même quand j'étais marxiste, dans le livre, j'ai toujours trouvé des choses à apprécier. J'en ai déjà rappelé une : le caractère cognitif (et pas seulement pratico-utilitaire) de la science. Une autre est la tristement célèbre "théorie du reflet".
On comprend que, formulée ainsi, c'est seulement une métaphore. Et pourtant, la direction est bonne. En 1908, Lénine n'avait pas encore lu la Métaphysique d'Aristote (il l'a lue en 1915, alors qu'il étudiait avant tout Hegel ; mais alors, malheureusement, il s'embrouilla complètement.) Il n'est pas difficile de comprendre que ce vers quoi il tendait obscurément est la théorie aristotélicienne de la "vérité comme correspondance". Dans le livre IX de la Métaphysique , il est dit: "ce n'est pas parce que nous te réputons blanc que tu es vraiment blanc, mais au contraire parce que tu es blanc, nous pensons qu'il est vrai de te dire tel". Voici la "correspondance" et voici la priorité de l'être réel par rapport à la pensée.
Un autre point, qui j'ai toujours considéré valide, est la manière dont Lénine expose les rapports entre science et philosophie. Il le fait en affirmant la différence entre le "concept philosophique" et le "concept scientifique" de matière. Le premier se réduit à l'affirmation de l'existence d'un quid réel, extérieur et indépendant de l'esprit, sans dire en quoi il consiste, parce qu'il n'est pas au pouvoir de la philosophie de déterminer comment la réalité serait faite. C'est, en somme, le réalisme en gnoséologie. A l'inverse, le second, le concept scientifique de matière, est entièrement renvoyé à la science, laquelle est la seule qui puisse établir si ce quid extérieur est, par exemple, une réalité corpusculaire, un champ électromagnétique, ou tout autre entité que l'on voudra.
C'est ici qu'on peut toucher du doigt le manque de fondement de beaucoup des critiques adressées à l'oeuvre de Lénine par le soi-disant "marxisme occidental", souvent sophistiqué mais, malheureusement, imprégné d'idéalisme de la tête jusqu'aux pieds. Certains, comme Korsch ou Pannekoek, ont accusé le livre d'être l'expression du matérialisme du XVIIIe siècle, mécaniste et "bourgeois". Rien de moins vrai. S'il y a quelque chose dont les écrits de Lénine tiennent compte, c'est bien de la profonde crise de la mécanique classique entre la fin du siècle dernier et le début du nôtre. Ce n'est pas par hasard si ce fut vraiment cet événement qui lui fit saisir la nécessité, comme je l'ai déjà dit, de tenir bien distinctes science et philosophie, en interdisant à la dernière d'interférer et de mettre son nez dans la théorie de la première.
Je passe sur la façon dont tout cela mine à la base cette "dialectique de la nature" ou de la matière (à laquelle plus tard Lénine aussi s'associera), et qui fut le mode sur lequel le marxisme non seulement restaura la vieille philosophie romantique de la nature, mais s'engagea dans l'entreprise - d'abord seulement absurde et ensuite également criminelle avec Lyssenko - de vouloir "dialectiser" les sciences
Je m'empresse d'en venir au fait, c'est-à-dire au motif de cet article. Il y a vingt ans, alors que je commençais l'étude systématique de l'épistémologie de Popper, j'étais encore marxiste. Au fur et à mesure que j'avançais dans la lecture, se découvraient des affinités avec l'oeuvre de Lénine. L'attaque sur le fond contre la ligne Berkeley-Mach. La revendication de la valeur objective de la science, c'est-à-dire de sa portée cognitive. L'idée que la réalité peut être sondée à l'infini (un point sur lequel Lénine insiste beaucoup) et, de là, que les théories scientifiques ne sont jamais conclusives. Et encore : la commune aversion pour le phénoménisme, tellement marquée chez Popper qu'elle le conduit à accepter pour sa propre philosophie la dénomination "d'essentialisme modifié". Non seulement la profession réalisme toujours plus appuyée. Enfin la forte revendication de la théorie de la "vérité comme correspondance" après le célèbre essai de Tarski et l'interprétation (discutable) que Popper en a donnée.
Il en résultait une convergence très remarquable. Les deux auteurs, c'est évident, sont très différents l'un de l'autre (et je néglige beaucoup les contradictions de Popper). Il restait toutefois un bon bout de route en commun. Ainsi j'ai été amené au cours des années à la conclusion que si Popper était tombé sur le livre de Lénine, il aurait dû y trouver du bon (je ne me porterais pas garant de la réciproque).
Donc, un accouplement Lénine-Popper. Vous vous imaginez ! L'idée était si bizarre qu'elle risquait le ridicule. Je n'y pensais plus. Puis, après une quinzaine d'années, voici le premier indice, significatif, quoique encore indirect : une allusion favorable au livre de Lénine de 1908 dans un écrit de 1984 de John Watkins, un des disciples les plus orthodoxes de Popper. Il y a quelques jours, une confirmation, on me le concédera, surprenante : une lettre privée de Popper, datée de 1970, déjà rendue publique par Die Zeit, et aujourd'hui contenu dans son dernier livre, A la recherche d'un monde meilleur. Le passage commence par une reconnaissance presque trop bienveillante, du moins pour ce qui regarde Marx : "J'admets que Marx et Lénine écrivaient de manière simple et directe. Qu'auraient-ils dit du caractère ampoulé des néodialecticiens." Et, enfin, extrait de la fin, ce jugement sec et bref : "Le livre de Lénine sur l'empiriocriticisme est, selon moi, véritablement excellent."
(Traduit de l'italien - Première publication: L'ESPRESSO- 22 Avril 1990)

Qu’est-ce qui peut justifier les inégalités ?


Article publié dans la revue Panoramiques.


«Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.» Ce limpide article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 recèle les plus redoutables difficultés.
Par exemple, comment concilier l’égalité et les " distinctions sociales " ? Ne sommes-nous pas face à quelque chose d’aussi bizarre qu’un cercle carré ? Cette question se pose avec une acuité accrue face à la domination des idées néolibérales tant dans le champ économique que dans l’ensemble du champ de la philosophie politique. Dès 1974, Robert Nozick, philosophe " libertarien " américain, réfutait radicalement la problématique de l’égalité comme non pertinente. Dans " Anarchie, État, Utopie " (1), il affirme que la justice réside seulement dans le respect des droits individuels qui se résument au droit de propriété. L’égalité est un concept indéfini et dès que l’État redistribue les richesses dans le but d’assurer une plus égalité des ressources ou des revenus, il outrepasse son rôle et devient tyrannique. Il donnait ainsi le coup d’envoi d’un vaste retournement, analysé par plusieurs auteurs (2), du mouvement séculaire " d’égalisation des conditions ". La passion égalitaire dont parlait Tocqueville cédait progressivement la place à un consentement croissant à l’inégalité. Dans son dernier livre, Ronald Dworkin résume ainsi la situation : " L’égalité est une espèce d’idée politique en danger. Il y a encore peu de décennies, tout homme politique se proclamant libéral ou même centriste approuvait une société véritablement égalitaire, au moins comme but utopique. Mais aujourd’hui, même les hommes politiques qui se disent eux-mêmes de centre-gauche rejettent le véritable idéal d’égalité. Ils disent qu’ils représentent un " nouveau " libéralisme ou une " troisième voie " de gouvernement et, bien qu’ils rejettent avec emphase les principes rigides de la " vieille droite " qui soumettent le sort des gens entièrement au verdict souvent cruel des lois du marché, ils rejettent aussi ce qu’ils appellent la croyance bornée de la " vieille gauche " selon laquelle les citoyens devraient être égaux vis-à-vis de la richesse de la nation. " (3)
Par son caractère radical, la position de Nozick semble aisée à réfuter (4). Cependant, si l’État minimal qu’il défend n’est réellement pris au sérieux par aucun dirigeant politique, ses thèses constituent le soubassement théorique des politiques néolibérales orientées vers une privatisation généralisée des fonctions sociales de l’État. Nozick soutient que les individus ont des droits imprescriptibles sur ce qu’ils possèdent et que personne ne peut enfreindre ces droits. La seule égalité réside en ceci que tous ces droits ont autant de valeur les uns que les autres. De là découle selon lui que rien ne justifie qu’on puisse obliger quelqu’un à faire des sacrifices pour les autres. Les individus ont des existences séparées et on ne peut sortir de là sans injustice. Acceptant les prémisses de l’individualisme anarchiste, il montre que le seul genre d’État acceptable est une sorte d’association de protection mutuelle ayant monopole sur un territoire donné. Mais à la différence des théoriciens " vieille droite ", Nozick n’est pas un défenseur acharné de " la loi et l’ordre " ni un partisan enragé du capitalisme – qu’il considère cependant comme le meilleur système économique. Il reconnaît que les individus peuvent légitimement avoir des aspirations égalitaristes comme dans les utopies anarchistes et communistes. Mais il montre que ces utopies ne peuvent se réaliser que dans les conditions de l’État minimal. L’impôt prélevé par l’État n’a pas d’autre fonction légitime que d’assurer la protection des membres de l’association ; c’est une sorte de cotisation volontaire et les contraintes que l’association de protection nous impose ne peuvent rester sans compensation – par exemple, si on m’interdit de conduire telle activité qui risquerait de nuire aux autres, j’ai droit à une compensation (5). Si les impôts sont utilisés pour aider les plus pauvres, alors nous dit Nozick, celui qui paie des impôts est dans la situation de quelqu’un condamné aux travaux forcés, puisqu’une partie du temps de travail est allouée à quelqu’un d’autre. Confronté à l’objection marxiste selon laquelle le salarié est exploité et que, par conséquent, le rapport salarial présuppose l’appropriation par le capitaliste d’une partie du travail de l’ouvrier, Nozick s’en débarrasse avec désinvolture : la théorie marxiste de l’exploitation repose sur la théorie de la valeur-travail. Or, cette théorie est obsolète ; donc il n’y a pas d’exploitation (6).
Nozick commet de nombreuses erreurs théoriques dans sa réfutation de l’égalitarisme et de tout mécanisme étatique d’égalisation. Pointons-en rapidement quelques unes.
1. L’anthropologie nozickienne est une conception archaïque de l’état de nature. Les individus menant une vie séparée et s’appropriant légitimement le produit de leur travail, voilà une des ces " robinsonnades " que Marx raillait. Le travail repose sur la coopération et son produit est d’emblée social dans son essence.
2. Sa conception de la propriété est indéterminée. Tout ce qu’est un individu est ramené à quelque chose qu’il a. Avoir une usine, des terres, une bonne santé ou des aptitudes aux mathématiques sont des " propriétés " du même ordre. Cette confusion lui interdit de comprendre ce qu’est le droit puisque seuls sont reconnus les droits subjectifs.
3. Les conséquences des thèses de Nozick heurtent violemment nos conceptions morales les plus élémentaires et les traditions les plus anciennes de nos organisations sociales. On peut à la rigueur admettre que le fainéant vive misérablement. Mais Nozick est-il prêt à le laisser mourir à la porte de l’hôpital si, d’aventure, aucune âme charitable ne vient à passer ? Même si on admet que chacun est responsable de son sort, quid des enfants ? Pour répondre à ces questions, Nozick s’en remet à la charité privée alors précisément que les Églises d’abord, les États ensuite ont conçu la nécessité de protéger ceux qui ne peuvent se protéger eux-mêmes. S’il veut éviter ces conséquences désastreuses, Nozick devrait accepter que la sécurité, c’est aussi la sécurité sociale et mettre le doigt dans l’engrenage de la redistribution.
L’opposition frontale, liberté et propriété contre égalité, est intenable. Il reste que, face à Nozick, les conceptions de l’égalité comme principe de justice sociale sont fort diverses et présentent toutes un certain nombre de difficultés. Depuis Aristote, on sait que l’égalité est la justice elle-même. Mais il faut ensuite distinguer les divers genres d’égalité correspondant aux divers genres de justice. On s’en sort en général en affirmant le principe d’égalité devant la loi, sachant que, par ailleurs, les hommes sont différents ou inégaux – les deux qualificatifs étant le plus souvent malencontreusement confondus. Mais les individus ne sont égaux devant la loi que s’ils sont égaux en dehors de la loi, c'est-à-dire s’ils remplissent les conditions qui les mettent à égalité devant la loi ! Faisant cette constatation (7), Hegel en déduit que l’égalité des droits n’est que la condition formelle, encore abstraite, de la liberté. Elle signifie simplement que tous les individus sont libres ; mais la société moderne est une société complexe, hautement différenciée, et la réalisation de la liberté individuelle, la possibilité pour chacun de faire valoir ses goûts et ses talents propres ne peuvent que conduire au plus haut point l’inégalité. Hegel ne considère pas pour autant que les inégalités sont toutes justifiées. Elles doivent toujours rester compatibles avec le maintien de l’unité organique de l’État qui est la condition même de la liberté des individus. C’est pourquoi Hegel défend à la fois la liberté économique et un rôle important de l’État dans la vie sociale (8). En outre, il défend " le droit de détresse " (Notrecht) : l’affamé a le droit de voler pour se nourrir (9).
Contrairement à une idée reçue (10), la critique de la philosophie hégélienne par Marx n’oppose pas un égalitarisme radical à l’unité organique et différenciée de Hegel. Marx ne se pose pratiquement pas la question de l’égalité car, pour lui, l’égalité signifie qu’on est encore dans le règne du " droit bourgeois ". La société communiste qu’il envisage n’est pas une société égalitaire mais une société dans laquelle le bonheur de chacun est la condition du bonheur du tous – individualisme – et où la règle est " de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins " (11). C’est donc une société différenciée dans laquelle chacun peut développer librement toutes les potentialités qui sont en lui. Je ne discuterai pas ici le caractère utopique ou non de cette conception. Je veux simplement souligner que ce n’est pas chez Marx qu’on trouvera des développements sur la question de l’inégalité et de l’égalité, en elle-même cette problématique est liquidée.(12)
Si le communisme marxien est une utopie ou une perspective fort lointaine et si, par ailleurs, on ne peut se satisfaire ni des thèses libertariennes ni de l’État organique hégélien, il reste à explorer les voies ouvertes par le " libéralisme politique " au sens américain du terme. L’égalité est la vertu première des communautés politiques, dit Dworkin. C’est même, selon Rousseau, la condition première du contrat social, seul fondement légitime du pouvoir politique. En même temps, les inégalités sociales apparaissent inéliminables. Il s’agit donc de définir quelles sont les inégalités justes, sur un fond globalement égalitaire. C’est évidemment l’œuvre majeure de John Rawls qui est au centre de cette discussion (13). S’appuyant sur le contractualisme de Rousseau et la morale kantienne, Rawls tente de définir la structure de base d’une société bien ordonnée autour de deux principes de justice : le principe d’égale liberté pour tous – premier principe auquel il est impossible de déroger – et le principe de différence. Ces deux principes s’articulent à partir de la notion de " biens publics ". L’égale liberté pour tous et le droit de tous les individus à jouir d’un certain " paquet " de biens premiers définit des biens publics qui doivent être garantis par le pouvoir politique, lequel a également pour tâche de lutter contre les maux publics. Les inégalités de goûts, de talents, de naissance, etc., n’ont, en elles-mêmes, aucun caractère moral ou immoral. Rawls propose de les considérer comme des biens qu’il faut mettre au service de tous. Les inégalités de distribution des richesses sont donc justifiées dès lors qu’elles profitent à tous et en priorité aux plus favorisés.
Il pourrait sembler que la Théorie de la Justice nous donne simplement une explicitation de l’article premier de Déclaration des Droits. En réalité, Rawls va beaucoup plus loin. Alors que la Déclaration des Droits limite l’égalité et la justice à la sphère politique et juridique, Rawls soutient que la distribution des richesses et des positions sociales doit être intégrée à la définition du contrat social et en cela il s’oppose clairement à la tradition libérale classique. En deuxième lieu, la notion d’utilité commune est ambiguë. Elle peut être définie de manière utilitariste comme la maximisation du bonheur global, ce qui peut s’accommoder du sacrifice de quelques uns au profit du plus grand nombre. Or, le principe d’égalité de dignité exclut un tel sacrifice. Comme Nozick, Rawls affirme l’inviolabilité des droits individuels. En troisième lieu, Rawls critique radicalement la notion de " mérite " qui constitue le fondement de la justice distributive aristotélicienne. Les avantages que quelqu’un peut tirer de ses qualités propres ne sont pas " mérités " car personne ne mérite d’avoir du mérite ! Si mes traits de caractères m’ont fait courageux ou fort en thème, je n’y ai aucun mérite puisque cela peut fort bien venir de mon éducation ou de mes dispositions naturelles. Enfin Rawls montre que l’égalité politique ne peut être garantie sans la justice sociale ; il faut soustraire le forum public à l’influence de la puissance de l’argent.
La théorie de Rawls est une tentative puissante de rénover le républicanisme classique. Elle souffre cependant de plusieurs faiblesses qui en ont favorisé les interprétations les plus contradictoires. L’idée de justice comme équité (as fairness) a été opposée à l’égalité républicaine et a servi de substrat idéologique au développement du différentialisme dont les conséquences catastrophiques sont aujourd’hui largement connues. Le principe de différence est largement indéterminé et peut légitimer les plus grandes inégalités : après tout, les néolibéraux peuvent arguer que le développement des inégalités profite aux plus défavorisés dont la position serait plus mauvaise si les inégalités étaient moins importantes. Enfin, la Théorie de la Justice est présentée comme une théorie purement politique, indépendante des conceptions " compréhensives " du bien que peuvent partager les individus ou les divers groupes religieux, ethniques, etc. On peut facilement objecter qu’en réalité Rawls défend lui aussi une certaine conception du bien – celle qui a été définie philosophiquement dans les sociétés occidentales à partir de l’époque des Lumières – et que, dans le cas contraire, on voit mal comment pourrait exister ces biens premiers auxquels les individus ont droit à égalité. Les arguments que lui opposent les " communautariens " – par exemple Charles Taylor ou Michaël Sandel – sont loin d’être dépourvus de pertinence. De même, les développements de Dworkin qui veut réconcilier morale et libéralisme politique méritent toute notre attention.
Le débat est donc loin d’être clos. Dans son dernier livre, Tony Andréani (14) propose de distinguer l’égalité entre les groupes sociaux et l’égalité entre les individus. Plaidant pour des rapports sociaux égalitaires, il y voit une condition nécessaire pour égaliser ce qui est le plus important à savoir les conditions de l’autonomie individuelle. " En tant qu’éthique de la liberté et de l’individualité, affirme-t-il, la pensée libérale serait plutôt sympathique si elle n’entrait rapidement en contradiction avec elle-même ou ne se montrait incapable de tenir ses promesses. " Andréani veut aller au-delà de l’égalisation des ressources proposées par Dworkin. L’égalisation des conditions de l’autonomie suppose l’égalisation de tout ce qui relève de la sphère du travail et des rapports sociaux, ce qu’il rattache à l’idée rawlsienne d’égalisation des biens premiers. Mais en sachant que tout, dans cette sphère, ne peut pas être égalisé. Le deuxième domaine est celui des biens sociaux – par opposition aux biens privés. Ce sont tous les biens qui doivent revenir au citoyen en tant que sujet politique et en tant que membre d’une collectivité nationale ou locale. Mais Andréani ajoute qu’il n’y a rien à égaliser dans ce qui concerne la sphère du temps libre. Ces directions de réflexion doivent permettre, selon lui, de redonner du sens à la notion de progrès moral et politique. L’intérêt de cette approche est qu’on ne se contente pas d’un débat formel à partir des grandes catégories philosophiques ; elle s’inscrit dans une dynamique et donc ouvre des voies à l’action.
Denis Collin
NOTES
(1) Traduction française par Évelyne d’Auzac de Lamartine - PUF, 1988
(2) Jean-Claude Guillebaud dans La refondation du monde (Seuil), Emmanuel Todd dans L’Illusion économique (Gallimard) ou Christopher Lasch dans La révolte des élites (Climats), par exemple.
(3) Sovereign virtue – The Theory and Practice of Equality. Harvard University Press, 2000 – page 1
(4) La pensée de Nozick est forte et son argumentation subtile. Une critique approfondie est nécessaire. Voir mon livre à paraître au Seuil, De la morale à la justice sociale.
(5) La théorie des " droits à polluer " en vigueur aux États-Unis et à laquelle les Verts français ont fini par se rallier est très clairement d’inspiration libertarienne. Nozick est le point commun à Madelin et Cohn-Bendit … bien que ces deux-là se soucient certainement de philosophie comme de leur première chemise.
(6) Le professeur d’économie, le consommateur et le rentier peuvent considérer que la théorie de la valeur-travail est obsolète. Mais le producteur, industriel ou artisan, sait très bien que ses coûts s’évaluent en temps de travail.
(7) Voir Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, §539.
(8) Version conservatrice : Hegel préfigure l’État corporatiste moderne ; version progressiste : Hegel annonce Keynes …
(9) Voir Principes de la philosophie du droit, §127 et le commentaire qu’en fait Domenico Losurdo dans Hegel et les libéraux, (PUF, 1992, page 11).
(10) Marx disait " je ne suis pas marxiste " et les marxistes, du coup, ont rarement lu Marx !
(11) Si on y réfléchit bien, cette règle est celle de la Sécurité Sociale …
(12) Ce n’est pas le seul point de convergence entre Marx et les libéraux.
(13) John Rawls : Théorie de la Justice (Seuil – Réédition Points). Le livre de Robert Nozick est présenté explicitement comme discussion et une alternative à la théorie de la justice rawlsienne.
(14) Tony Andréani : Un être de Raison. Critique de l’homo œconomicus (Syllepses, 2000)


Souveraineté et démocratie


La question de la souveraineté est devenue – ou redevenue – une question centrale de la vie politique, avec les nouveaux traités européens d'un côté, avec l'invocation de plus en plus fréquente du " droit d'ingérence " lors des derniers grands conflits sur l'arène internationale. Pour l'opinion médiatique dominante, accuser quelqu'un d'être souverainiste est sans doute une des caractérisations les plus péjoratives qu'on puisse trouver. Contre les " progrès de la conscience universelle ", les " souverainistes " seraient d'indécrottables pétainistes, voire des fascistes qui veulent défendre le droit pour les gouvernements dictatoriaux d'opprimer leurs propres peuples et ne croient, sur le plan de la politique mondiale, qu'à la guerre de chacun contre chacun. En France l'équation fonctionne ainsi depuis le traité de Maastricht : si vous êtes contre l'Europe libérale de Maastricht, c'est que vous êtes un nationaliste anti-européen. Or Pasqua est un tel nationaliste anti-européen, donc vous êtes un partisan de Pasqua. Or Pasqua et le Front National ont des valeurs communes ; donc vous êtes un émule de Le Pen et comme Le Pen est une sorte de nouvel Hitler, vous voilà derechef un nazi.
Si on essaie de sortir du déchaînement de la bêtise médiatique, il y a cependant un véritable débat qui porte sur deux questions : 1/ la démocratie est-elle pensable en dehors du concept de souveraineté ? 2/ La construction d'un ordre international pacifique, fondé sur le droit, suppose-t-elle la liquidation du concept de souveraineté ? En réponse à ces deux questions, je voudrais montrer 1/ que la démocratie ne peut se penser qu'à partir du concept de souveraineté ; que toutes les oligarchies ont cherché, depuis la révolution américaine, à limiter l'expression de la volonté du peuple, pour réduire la démocratie à la protection des droits du " bourgeois égoïste " ; 2/ que l'ordre international, loin de supposer la liquidation de la souveraineté, la présuppose, sauf à remplacer l'ordre juridique par l'ordre impérial ; 3/ que l'alternative à laquelle nous sommes confrontés n'est entre droit international et souveraineté mais entre souveraineté et dictature de l'oligarchie technocratique et financière.
Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation
… dit l'article III de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, qui ajoute : " Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. " Il est assez curieux d'observer que l'idéologie " droit-de-l'hommiste " qui a submergé l'essentiel du débat public impose la négation d'un des principes fondamentaux des droits de l'homme tels qu'ils ont été pensés il y a plus de deux siècles. Ce n'est du reste pas le seul : la théorie médiatico-politique des droits de l'homme est la mise en pièces du droit comme on le verra plus loin. Il y a ici, cependant, quelque chose d'important : les anti-souverainistes se réclament des institutions supranationales ou trans-nationales. Quelles sont celles de ces institutions qui émanent " expressément de la nation ". Si on pose cette question, la légitimité de nombre de ces institutions se révélera vite douteuse et c'est pourquoi on doit mettre de côté cet article III.
Mais que voulaient donc dire nos " pères fondateurs " en affirmant que " Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation " ? Quelque chose de très simple : la seule autorité légitime à laquelle nous devons obéissance, c'est nous-mêmes ! Le mot liberté ne peut pas avoir d'autre sens, quand on se place sur le terrain politique. Mais comme il faut vivre en société, pour bénéficier des avantages de l'union, nous ne pouvons pas nous contenter d'agir selon notre gré, suivant notre liberté naturelle. N'obéir qu'à soi-même prend donc un sens nouveau : il s'agit d'obéir à la volonté générale, à la condition que tous les participants à la formation de cette volonté générale soient sur un pied d'égalité leur permettant d'être à la fois gouvernants et gouvernés – gouvernants quand ils participent à la formation de la loi et gouvernés en tant qu'ils acceptent cette loi. Et c'est ainsi qu'en obéissant à tous, on n'obéit qu'à soi-même. La liberté civile suppose donc un peuple qui s'est fait peuple comme dirait Rousseau. La liberté des citoyens exige la souveraineté politique de la nation. On ne peut pas sortir de là, sauf à dire que cette liberté politique est potentiellement tyrannique et qu'il faut l'encadrer, la limiter, la mettre en liberté surveillée ou créer des systèmes qui la privent de toute efficacité. C'est la position qu'ont toujours défendue, contre la Révolution Française, les libéraux conservateurs, les partisans du suffrage censitaire, des monarchies constitutionnelles, de " l'État organique ", etc.
Si on renonce à la souveraineté, on renonce obligatoirement à l'idée de pouvoir du peuple, c'est-à-dire à la démocratie. Chez les anti-souverainistes d'aujourd'hui, c'est, la plupart du temps ce qui est en cause. Le pouvoir du peuple est dénoncé comme quelque chose de terrifiant et d'irrationnel qu'il faut juguler et soumettre aux directives raisonnables des institutions conçues par les techniciens du pouvoir. Les néolibéraux sont partisans de l'État de droit, mais, pour eux, l'État de droit n'inclut pas nécessairement la liberté politique pour tous. Ainsi chez Hayek et ses disciples, la seule véritable liberté est la liberté du commerce et la liberté que procure la propriété. Être libre ce n'est pas participer à la formation de la volonté générale, mais pouvoir choisir entre plusieurs marques de céréales pour son petit-déjeuner, ainsi que l'affirmait il y a quelques années un rédacteur du Financial Times.
Il y a effectivement des dangers dans l'idée de souveraineté, et l'on peut objecter, 1/ que la loi majoritaire conduise à l'oppression de la minorité ; 2/ que la souveraineté se transforme en nationalisme.
L'objection 1/ tombe vite. Si la souveraineté découle de la déclaration des Droits, elle suppose donc le respect des Droits, donc le respect des droits de tous. La loi majoritaire n'est légitime que lorsqu'elle se conforme au pacte fondamental qui donne sa valeur à la loi majoritaire elle-même. La démocratie, ce n'est jamais seulement le vote à la majorité – qui parfois peut même se transformer en une trahison sinistre de la démocratie ; la démocratie, c'est l'égalité des droits et " l'amour de la loi " comme aurait encore dit Rousseau, car ce sont l'égalité des droits pour tous et l'amour de la loi qui rendent possible le vote majoritaire.
En ce qui concerne l'objection 2/, il est vrai que toute organisation politique suppose une séparation initiale entre ceux qui en font partie et ceux qui n'en font pas partie, entre l'intérieur et l'extérieur et cette séparation, si les circonstances la radicalisent ou la pervertissent, peut engendre xénophobie, chauvinisme, racisme. Cependant, ces dangers ne sont pas inhérents à la conception souverainiste du politique, mais au politique lui-même. Le racisme a connu son paroxysme en Allemagne, pays qui n'a jamais été et ne s'est jamais conçu comme un État nation souverain. On peut même se demander si le " Blut und Boden " allemand n'est pas venu pour combler ce manque de nation souveraine qui est la marque de l'histoire allemande. Notons également que, bien qu'anti-souverainiste, la construction européenne a établi une claire séparation entre les Européens et les non-Européens qui sont traités selon des règles communes dans toute une série de domaines : le droit de vote aux élections locales est exigé pour tous les résidents européens, par pour les non-Européens.
Si on suit les analyses de Hannah Arendt (voir Les origines du totalitarisme, 1- L'impérialisme, Points-Seuil), ce n'est pas l'État-nation qui est à l'origine des guerres et des haines nationalistes du 19e et du 20e siècle mais la décomposition de l'État-nation et la subversion de l'espace public par les intérêts privés. À l'appui de cette thèse, on rappellera, d'abord, que ce débat se pose dès la révolution : les Girondins fédéralistes sont pour l'exportation de la révolution par la guerre, alors que les Robespierristes, centralistes et " souverainistes " sont pour la paix et veulent s'en tenir, vis-à-vis des puissances européennes réactionnaires, à une guerre défensive. Ensuite, toute l'expansion impérialiste au 19e siècle s'est faite au nom de la " civilisation européenne " ou " chrétienne " et en violation évidente du principe de la souveraineté nationale. Enfin si la souveraineté est, au mieux, une lubie réactionnaire, on se demande bien pourquoi les peuples colonisés depuis la fin de la seconde guerre mondiale ont lutté pour leur indépendance.
Ainsi le refus de la souveraineté comme principe politique met en cause la signification d'un des plus importants mouvements de la deuxième moitié du 20e siècle, le mouvement des peuples colonisés et ouvre la porte à un révisionnisme sournois.
La souveraineté n'est pas contraire au droit international.
Le principe de la souveraineté nationale est d'abord mis en cause au nom de la mondialisation des échanges ; mais comme cet argument est un peu court et paraît trop lié aux intérêts sordides, il lui faut un supplément d'âme qu'on va aller chercher chez Kant et son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Le progrès de la civilisation doit déboucher sur un ordre légal cosmopolitique, c'est-à-dire sur une sorte d'État de droit à l'échelle du monde entier. On va dès lors considérer que cet ordre ne peut se construire que sur le recul de la souveraineté nationale. Dans les progrès du soi-disant " droit d'ingérence ", on voit la manifestation de la montée de cette conscience cosmopolitique, qui ferait de nous des " citoyens du monde " et non plus des citoyens de nos petites nations étriquées.
N'entrons pas ici dans la discussion sur l'évolution de la pensée de Kant qui abandonne son idée d'un État universel au profit d'une " société des nations ". Remarquons d'abord que le fait, pour un État souverain de signer des traités internationaux – donc de se lier avec d'autres États par des contrats ayant valeur juridique – ne peut pas être assimilé à une renonciation à la souveraineté. C'est bien au contraire parce qu'il est souverain qu'un État peut s'engager par un traité. De même, en reconnaissant la Déclaration des Droits de l'Homme de l'ONU, un État donne à cette déclaration une valeur juridique sur son propre territoire, et fonde du même coup ses ressortissants à se rebeller contre les atteintes aux droits de l'homme qui pourraient y être constatées et c'est seulement par cet acte de souveraineté que s'étendent effectivement les droits. Que les États européens, enfin, se lient entre eux par une sorte de traité de paix perpétuelle, c'est la sagesse même.
Mais où les problèmes se posent, c'est quand cet ordre international, auquel la souveraineté devrait se plier, n'est plus juridiquement fondé, ou encore exige la fin de la souveraineté des peuples qui composent la communauté à laquelle s'appliquent ces traités.
Premier exemple, premier problème, celui du " droit d'ingérence ", invoqué en Somalie, pendant la guerre du Golfe, en ex-Yougoslavie … et curieusement oublié en Tchétchénie. S'il s'agit d'un droit, son exercice doit être strictement déterminé par des résolutions de l'ONU, des clauses de traités dans le cas de pactes d'assistance mutuelle, etc. Or, tous les exemples d'application du droit d'ingérence manquent à ces critères. Le conseil de sécurité de l'ONU ne représente pas la " communauté internationale " mais essentiellement les grandes puissances – un peu comme si le Parlement n'était composé que des chefs des grands trusts et de quelques généraux. Et quand l'ONU ne veut pas donner son aval aux prétentions de telle ou telle superpuissance, c'est une organisation armée quelconque qui agit de son propre chef au mépris du droit international et des accords passés, comme on l'a vu au Kosovo. En réalité ce " droit d'ingérence " n'existe pas ; il n'est que le droit que s'arrogent les plus forts de s'ingérer dans les affaires des moins puissants, quand cela les arrange.
Mais, pour brouiller les cartes, les droits-de-l'hommistes inventent un deuxième concept : celui de " devoir d'ingérence ". De deux choses l'une : soit le devoir d'ingérence n'est que la mise en œuvre du " droit d'ingérence " et nous sommes ramenés au cas précédent. Soit ce devoir d'ingérence est une exigence morale. Mais alors là il ne s'agit plus du tout de droit mais d'engagement individuel. Si j'estime qu'une cause est juste, je peux toujours lui porter aide, par tous les moyens légaux en ma disposition et, éventuellement, par des moyens illégaux. Ceux des Français qui ont soutenu l'indépendance algérienne faisaient leur devoir moral ; ceux qui luttaient contre les bombardements américains au Vietnam s'ingéraient dans les affaires américaines, mais refusaient le droit d'ingérence que les USA s'étaient accordé dans la péninsule indochinoise. Mais quoi qu'il en soit, nous ne sommes plus ici sur le terrain de l'ordre juridique mais sur celui de la lutte politique. La confusion du droit, de la morale et de la politique est le pire des confusions possibles. C'est elle qui légitime tous les fanatismes.
Ainsi, ce fameux " droit d'ingérence " apparaît comme un galimatias propre à servir de camouflage à toutes les formes les plus cyniques de " realpolitik ". S'il y a droit, il y a des accords précis qui s'appliquent et alors ce n'est pas une question d'ingérence. Dans les autres cas, il ne reste que la lutte politique et la force. Les belles âmes ont toujours de bons exemples. Si on avait eu le droit d'ingérence, on aurait pu bloquer la montée de Hitler et intervenir pour la défense des Juifs. C'est évidemment une plaisanterie sinistre. Si les puissances " démocratiques " n'ont rien fait face à Hitler et notamment face aux persécutions contre les Juifs, ce n'est pas faute de disposer d'outils juridiques internationaux suffisants. La remilitarisation de l'Allemagne et en particulier de la Rhénanie était contraire aux accords internationaux, mais les classes dirigeantes françaises et anglaises préféraient Hitler, homme d'ordre s'il en est à la menace communiste et se sont abstenues de protester. Quand un peu plus tard, Hitler invoquera son droit d'ingérence " humanitaire " pour " la protection " des Allemands des Sudètes, les mêmes classes dirigeantes s'empresseront de lui accorder leur bénédiction. Ce n'est pas avec le " droit d'ingérence " qu'on aurait pu bloquer Hitler, mais une politique sérieuse de lutte contre le fascisme qui était encouragé et financé par toutes les classes dirigeantes de tous les pays d'Europe.
Si le droit international ne peut s'opposer à la souveraineté au nom du " droit d'ingérence ", les communautés d'États qui se constituent soit sur une zone géographique (UE) soit pour définir l'organisation particulière d'un secteur de l'activité économique, culturelle ou militaire, ne peuvent pas non plus s'opposer à la souveraineté. Là encore, la logique suffit. Soit les entités supranationales de type UE se substituent aux États existants et alors elles deviennent elles-mêmes des États – au même titre que la Suisse ou les États-Unis sont des États nations souverains et on est ramené au problème de la souveraineté. Soit ces entités ne se substituent pas aux États nations qui les composent ; auquel cas, elles ne peuvent subsister que par l'accord souverain des États parties prenantes.
Un dernier point doit être souligné. Dans la Déclaration de 1789, l'article III qui définit le principe de toute souveraineté est précédé d'un article II qui définit en quoi consistent les droits : " Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. " Le quatrième de ces droits est très curieux. Si l'État est fondé sur les principes de la Déclaration, il n'est pas oppressif et donc ce quatrième droit est sans effet. Si l'État est oppressif, il ne reconnaît pas la Déclaration des Droits et par conséquent le droit de " résistance à l'oppression " n'y est pas non plus un droit. Donc ce n'est pas un droit positif direct. Mais, si la résistance à l'oppression est légitime, la nation se doit de soutenir tous ceux qui, ailleurs, luttent pour la liberté et ce soutien n'est pas seulement politique, il implique un droit positif très important, le droit d'asile. On se contentera de remarquer que les accords de Schengen, limitation brutale de la souveraineté nationale, sont fondés, entre autres, sur une limitation drastique, décidée en commun, du droit d'asile. Les anti-souverainistes ont manqué une occasion de nous donner une leçon de droit international.
Pourquoi les faiseurs d'opinion ignorent la logique.
Il reste à comprendre pourquoi ceux qui nous gouvernent et ceux qui font l'opinion semblent méconnaître ces raisonnements logiques élémentaires et s'acharnent contre la souveraineté et les " souverainistes ". L'attaque contre la souveraineté est en réalité une attaque contre le politique en tant que tel. En effet, si le marché est le moyen le plus efficace pour réguler la vie sociale, l'idée de décider d'un commun accord de tous les citoyens, sous quelles lois nous voulons vivre devient absurde.
On a commencé par dire : ce n'est pas à l'État de produire des automobiles et des téléviseurs pour justifier les premières privatisations. Puis les banques et les assurances ont suivi. C'est aujourd'hui le tour des services publics qui sont privatisés au motif de l'efficacité. il n'y a aucune raison de s'arrêter là. On sait que l'essentiel de l'administration pénitentiaire peut être confiée à des sociétés privées, tout comme l'éducation et la santé – ces deux derniers points constituaient même la question clé des négociation avortées de Seattle. La sécurité elle-même peut être privatisée, tout comme la collecte des impôts – devenus, du reste, de moins en moins utiles.
Mais la privatisation ne passe uniquement par la vente de pans entiers de l'État à des firmes privées. Elle consiste aussi dans la substitution, dans l'État, des règles d'administration privée aux règles de gouvernement politique. L'introduction des techniques managériales à tous les niveaux de la fonction publique n'est évidemment pas seulement une question technique. C'est qu'en réalité les diverses entités politiques qui constituent l'État, assemblées représentatives, pouvoirs exécutifs, etc., sont conçues comme autant d'entreprises soumises au principe d'efficacité des entreprises – et non plus d'abord au principe de justice qui devrait définir un État démocratique. La réforme de l'État en France, entamée par les lois Deferre sur la décentralisation, poursuivie par les grands chantiers du gouvernement Rocard, vient de prendre un nouveau tournant avec la loi Voynet de mars 1999 et la loi Chevènement sur les communautés d'agglomération qui la complète. À la pyramide des assemblées élues au suffrage universel (commune, département, région, Parlement) vient se superposer pour la vider progressivement de toute sa substance, une nouvelle organisation : communautés de communes ou d'agglomérations, pays, etc. dans laquelle on ne rencontre plus que des élus d'élus et des représentants des " forces vives " ou des " acteurs ", c'est-à-dire des représentants des puissances économiques et de la soi-disant société civile. Face à cette nouvelle organisation, les élus du suffrage universel ne seront plus que des figurants chargés de temps en temps d'entériner des dossiers sur lesquels ils n'auront plus même les moyens de débattre sérieusement.
En réalité ce qui se met en place en France et que la confédération Force Ouvrière a qualifié de déconstruction de la République, n'est que l'application de directives européennes sur l'organisation territoriale. D'ailleurs les communes qui font preuve de bonne volonté dans la mise en œuvre de ces réformes sont récompensées assez grassement par l'octroi de fonds européens. C'est qu'en fait, le mode d'organisation politique qui prévaut au niveau de l'Union européenne – un cheval technocratique pour une alouette de suffrage universel, selon la recette éprouvée – doit se généraliser à toutes les nations composant l'UE. Les gouvernements se déchargent de toute responsabilité sur la commission qui élabore effectivement, en liaison avec les divers lobbies, la politique à mettre en œuvre au niveau européen et la fait avaliser par le conseil des ministres. Le contrôle du Parlement européen n'est là que pour amuser la galerie puisque ce Parlement nomade n'a de Parlement que le nom – et les indemnités et avantages annexes des parlementaires. Cette machinerie fait que la politique n'est plus conduite par aucune instance élue, ni par les nations, ni par les représentants des nations au niveau européen. Cet ingénieux dispositif détruit l'État politique national au profit de l'État purement technique. C'est pourquoi la souveraineté est un obstacle à lever de toute urgence. Dans les pays de loi, où la Constitution joue un grand rôle, il faut soumettre les Constitutions aux exigences de cette construction technocratique. Des parlementaires veules se réunissent, au coup de sifflet, à Versailles, pour modifier une Constitution qui, normalement, n'appartient qu'au peuple souverain, puisqu'elle est la loi fondamentale, le véritable " contrat social " qui fonde toutes les autres lois, et qu'on a admis qu'a moins pour ce pacte fondamental la volonté ne saurait être représentée.
Si le peuple n'est plus souverain, qui donc gouverne ? Puisque la politique se réduit à des dispositions techniques au service du fonctionnement et, éventuellement, de la régulation de l'économie de marché, il est clair que l'organisation technocratique de la politique n'a qu'un seul maître : le marché, pseudonyme qui cache, à peine, les maîtres de la finance internationale. Quand M. Bangemann, commissaire allemand chargé des télécommunications se fait embaucher par la principale compagnie de téléphone espagnole, on finit par trouver cela normal – M. Bangemann ne sera pas inquiété, semble-t-il, pour cet étrange " pantouflage ". La fusion des sommets de l'économie et des sommets de l'État au niveau européen produit d'ores et déjà ses effets. Alors que M. Lionel Jospin s'appuie sur une majorité qui a été élue sur la base d'une politique hostile aux privatisations des services publics – le refus de privatiser France-Télécom figurait explicitement dans le programme de 1997 – le gouvernement de la " gauche plurielle " privatise sans relâche pour se mettre en conformité avec les directives européennes. Autrement dit, les directives bruxelloises sont supérieures à la volonté du peuple, et pas seulement du peuple français, mais de tous les peuples européens.
Ainsi, la dénonciation du souverainisme s'inscrit-elle dans le processus qui parachève la transformation des imparfaites démocraties que nous connaissions en oligarchies, aux mains des financiers et des " techniciens de l'économie ". L'opposition, de prime abord absurde, entre droit international et souveraineté des nations prend ainsi sa signification. Il s'agit d'une opération idéologique visant à couvrir du manteau de Noé le dessaisissement du citoyen de ses droits politiques fondamentaux au profit de la " régulation économique ". Quand la droite " libérale " et la gauche " libérale " mettent leurs efforts en commun pour une si mauvaise entreprise, faut-il s'étonner que les vieux démons ressurgissent et que les nationalistes de la pire espèce trouvent un champ pour exploiter le ressentiment populaire contre cette nouvelle caste dirigeante qui se dit cosmopolitique alors qu'elle n'est que la représentante de la " jet society " huppée ?
Le 6 février 2000 - ã Denis Collin

Note de lecture : Démocratie ou bonapartisme ; triomphe et décadence du suffrage universel

Un livre de Domenico Losurdo. Le Temps des Cerises, 2003, traduit de l’italien par Jean-Michel Goux, 284 pages

Grâce aux éditions « Le Temps des cerises » et au travail de Jean-Michel Goux les lecteurs français peuvent enfin avoir accès au livre déjà ancien (1993) de Domenico Losurdo,  Démocratie ou bonapartisme. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. En ces temps où la logorrhée « démocratique » ou « république » se déverse avec d’autant moins de retenue qu’on méprise et la démocratie et la république, la lecture de Losurdo est roborative.

Domenico Losurdo prend comme fil conducteur la question du suffrage universel telle qu’elle s’est posée depuis les révolutions françaises et américaines. À partir de l’étude minutieuse des textes des principaux théoriciens libéraux (de Sieyès à Hayek, de Stuart Mill à Popper, etc.), Losurdo montre les constantes de l’histoire politique des « grands pays démocratiques » : la méfiance à l’égard du suffrage populaire, la défense du suffrage censitaire et quand on se résigne au suffrage universel, on défend le culte de l’exécutif fort, seul capable de tenir en respect une « multitude enfant » incapable de se gouverner seule. Le dernier chapitre est consacré au « bonapartisme soft » caractéristique du tournant de notre siècle. C’est l’occasion pour Losurdo de revisiter la critique marxienne de la démocratie « bourgeoise » et, par-delà les illusions du dépérissement de l’État et la démocratie directe, de redonner son sens émancipateur à l’exigence démocratique.
Le premier axe de la réflexion est la question du suffrage censitaire et de la séparation entre citoyen actif et citoyen passif. C’est un fait que ni la révolution américaine ni la révolution française n’ont accordé le suffrage universel. Non seulement les femmes et les Noirs dans le cas américain sont exclus des droits politiques, mais encore, parmi les citoyens mâles, seuls les propriétaires sont considérés comme des citoyens au sens plein du terme. Les théoriciens libéraux mettent en avant plusieurs raisons pour refuser le suffrage à ceux qui n’ont rien d’autre pour vivre que la vente de leur force de travail. Puisque seuls peuvent être imposés ceux qui possèdent une certaine fortune, il est logique qu’eux seuls aient le droit de vote, sans quoi les misérables qui ne paient pas d’impôt pourraient décider de l’affectation de sommes d’argent auxquelles ils n’ont pas contribué. Benjamin Constant défend les conditions de propriété en tant que critères d’accès aux droits politiques – c’est pour lui la seule manière de rendre possible l’élection directe. Tocqueville, au contraire, admet le suffrage universel à la condition qu’il soit filtré par un système deux niveaux. Stuart Mill, une des figures tutélaires de la social-démocratie anglo-saxonne, refuse d’accorder le suffrage à ceux qui n’ont les connaissances suffisantes pour trancher des questions soumises au débat public. Ces prises de positions théoriques renvoient évidemment à des pratiques politiques concrètes. Losurdo estime que Marx autant que Tocqueville s’est trompé dans son idéalisation des États-Unis comme l’État le plus avancé. La guerre de Sécession a manifesté cette réalité. C’est Tocqueville lui-même qui note que pour les maîtres blancs du Sud, la valeur essentielle était l’oisiveté et que « le travail se confond avec l’esclavage ». Mais ce n’est pas seulement le cas particulier des propriétaires du Sud. Les États-Unis ont toujours été marqués par une très forte discrimination à l’égard des nouveaux émigrants et des prolétaires en général. Et même Lincoln le grand émancipateur était foncièrement raciste, partisan d’un développement séparé des Noirs et des Blancs et, éventuellement, du « retour » des Noirs en Afrique.
« La thèse des apologistes de la tradition libérale apparaît insoutenable non seulement parce qu’elle passe par-dessus les gigantesques luttes politiques et sociales menées par les masses populaires exclues des droits politiques, mais aussi parce qu’elle confère au processus historique de la conquête et de l’extension du suffrage un caractère linéaire qui ne correspond pas en fait à la réalité. (34)
La méfiance à l’égard du suffrage est non seulement le fait des libéraux à l’ancienne mais aussi celui des libéraux modernes – les néolibéristes – comme Hayek ou Mises. Ce pouvoir politique donné aux masses est, selon eux, le point de départ de la construction de l’État bureaucratique. Même Popper – dont les orientations d’origine sont plus social-démocrates que celles de ses compères du Mont Pélegrin, finit lui aussi par se ranger, comme Schumpeter, du côté des partisans d’un suffrage limité. Losurdo montre encore le lien étroit entre le racisme et la méfiance à l’égard du suffrage populaire.
Le second axe de la réflexion de Losurdo concerne le bonapartisme. Dès lors que le suffrage universel devient plus ou moins inéluctable, les classes dirigeantes font régulièrement appel au sauveur suprême. Là encore les théoriciens libéraux jouent leur partition. À grand renfort de citations, Losurdo montre leur fascination devant l’homme providentiel, leur consentement régulier à la dictature comme seul moyen de contrôler les masses infantiles. Mais l’aspect le plus intéressant du livre est sans doute le parallélisme entre l’Europe et les États-Unis. Louis-Napoléon Bonaparte prétendait, à raison, s’inspirer de l’exemple de Georges Washington. En effet, c’est aux États-Unis d’abord que s’est posée la question de la force de l’exécutif face aux représentants élus et c’est là que le pouvoir du Président est vu comme l’équivalent de l’antique institution romaine de la dictature. Lincoln, Theodor Roosevelt, Wilson et Franklin Roosevelt sont de bons exemples de ces tendances de l’exécutif à l’autonomie à l’égard de tout contrôle populaire et même à l’égard du contrôle direct des classes dirigeantes. Les mêmes tendances se sont développées en Europe au cours du xixe et du xxe siècle, mais Losurdo montre qu’elles ne sont pas des vestiges du passé féodal ou absolutiste, mais bien des développements politiques modernes ainsi que le prouve l’exemple américain. Losurdo réunit toutes ces tendances sous le terme unique de bonapartisme, auquel il rattache le fascisme mussolinien. Le bonapartisme suppose deux ingrédients : premièrement, un chef charismatique – à la place des programmes politiques, ce sont les particularités exceptionnelles du chef qui vont être mises en avant – et, deuxièmement, l’assignation d’une mission spéciale, transcendante, à la nation. Les discours nationalistes chauvins et mystiques de Bush Junior sur la mission que Dieu aurait donnée à l’Amérique n’ont rien de nouveau : on trouve les mêmes chez Bonaparte, Washington ou Wilson, Mussolini, de Gaulle … et Bush senior.
Losurdo fait remarquer que les « démocraties » les plus accomplies sont ainsi les mieux parées pour les états d’exception et pour faire face notamment au mouvement des masses et aux poussées révolutionnaires socialistes et communistes. Karl Liebknecht dénonçant la guerre a été mieux traité par le Kaiser que ne l’a été Eugen Debbs par la « démocratie » états-unienne… Dans le dernier chapitre, Losurdo montre comment ces tendances bonapartistes se développent, de manière plus cachée, à l’abri du néolibéralisme contemporain.
Le troisième axe porte sur le mode de scrutin. Loin d’être une question technique pour spécialistes des élections, la question du mode de scrutin est une question au plus haut point politique. Pour Losurdo, le scrutin uninominal a été toujours pensé comme le moyen de limiter la capacité d’influence des classes dominées sur le pouvoir politique. Il est une sorte de substitut du suffrage censitaire. Au contraire le suffrage proportionnel permet une véritable représentation honnête du peuple tout entier. En second lieu, en privilégiant le rapport entre les citoyens atomisés et leur représentant, le suffrage uninominal est parfaitement adéquat aux tendances bonapartistes, alors que le scrutin proportionnel est favorable à l’activité des partis et à la discussion sur les programmes politiques. Ce dernier aspect n’est pas le moins intéressant du livre, particulièrement en France, où l’expérience de la Ve République nous amplement montré tous les effets pervers et du primat de l’exécutif et du scrutin uninominal.
Le 20 juin 2003 – Denis Collin

mardi 22 mars 2005

Hegel, l'éducation et la pretendue liberté des parents

Ce paragraphe des Grundlinien remet à leur place les discours sur la prétendue liberté des parents de conduire selon leur propre arbitre l'éducation de leurs enfants. Hegel privilégie naturellement la liberté des enfants et la mission de l'État est bien de protéger cette liberté y compris contre l'arbitraire des parents. Pure conception républicaniste de la liberté.  

§175

Les enfants sont des êtres libres en eux-mêmes, et la vie est l'existence immédiate de cette seule liberté, ils n'appartiennent donc ni aux autres ni aux parents comme des choses. Leur éducation a la détermination positive, eu égard à la relation familiale, que la réalité morale soit portée en eux à la sensation immédiate, encore sans opposition, et que leur coeur, dès le fon-dement de la vie morale, ait vécu sa première vie dans l'amour, la confiance et l'obéissance, - mais ensuite, eu égard au même rapport, elle a une détermination négative, qui est d'élever les enfants, à partir de l'im-médiateté naturelle dans laquelle ils se trouvent à l'origine, à l'autonomie et à la personnalité libre, et de là à la capacité de sortir de l'unité naturelle de la famille. R. Le rapport d'esclavage des enfants romains est l'une des institutions les plus dégradantes de cette législation, et cette privation offensante de la réalité morale dans leur vie la plus intime et la plus tendre est l'un des facteurs les plus importants pour comprendre le caractère historique des Romains et leur orientation vers le formalisme juridique. - La nécessité pour les enfants d'être éduqués est chez eux comme le sentiment propre d'être insatisfaits en eux-mêmes tels qu'ils sont, - comme la tendance à appar-tenir au monde des adultes, auquel ils aspirent comme à une réalité plus haute, le souhait de devenir grands. La pédagogie par le jeu prend déjà l'élément enfantin comme quelque chose qui vaut en soi-même, le donne aux enfants tel quel, et rabaisse pour eux ce qui est sérieux et se rabaisse elle-même dans la forme enfan-tine, assez méprisée par les enfants eux-mêmes. Dès le moment qu'elle est forcée, en ce qui concerne ces enfants, dans l'état d'inachèvement où ils se sentent, de les représenter plutôt comme finis, et de le rendre en cela satisfaits, - elle dérange et pervertit ce qui est leur vrai besoin à eux, et leur meilleur besoin, et elle produit, d'une part, l'absence d'intérêt et l'esprit borné à l'égard des rapports substantiels du monde spirituel, d'autre part, le mépris des êtres humains, puisque, lorsqu'ils étaient enfants, ceux-ci se sont présentés à eux d'une façon enfantine et méprisable ; enfin elle produit la vanité et la présomption qui se repaît de sa propre excellence.

dimanche 20 mars 2005

Du républicanisme au socialisme

A nouveau la question de la propriété.

  • Résumé : La République, en France, est plus l’occasion d’effets rhétoriques qu’un concept politique précis et opératoire. Pourtant, le républicanisme, tel qu’il a été retravaillé par Philip Pettit, par exemple, pose dans toute son acuité la question de la propriété. Si le républicanisme classique (de Harrington à Rousseau) repose sur l’idée de citoyens propriétaires, qu’en est-il dans un système social où l’immense majorité des individus n’est « propriétaire » que de sa force de travail ? Si le rêve du retour proudhonien à une société de petits paysans et d’artisans (ainsi que le formulent aujourd’hui les théoriciens de la « décroissance soutenable ») n’est qu’une utopie réactionnaire, alors l’appropriation sociale peut devenir l’horizon du républicanisme contemporain dès lors qu’il prend au sérieux la République.

République : le retour

Hors jeu il y a quelques années, l'idée républicaine a fait un retour remarqué dans le débat politique français. Il est vrai que la république semble là dans sa terre d'élection. La république contre l'empire, la république contre la monarchie, la république contre l'État corporatiste, la république contre l'État français : voilà ce qui scande la vie politique française pendant un siècle et demi. Le consensus autour de l'État social, le « modèle 1945 » dont parle le chef du patronat, a placé la question de la république en dehors du débat dominé par les enjeux sociaux et l'affrontement droite/gauche. C'est avec la remontée de l'extrême droite et l'abandon par la gauche de ses velléités de transformation sociale que la question de la république est revenue au centre des préoccupations. Mais il faut remarquer qu’elle est plus l'objet d'un usage rhétorique qu'un véritable concept politique. Au demeurant, en France et depuis déjà très longtemps, s'opposent la « république bourgeoise » et la « république sociale ». Il suffit de rappeler que les journées de juin 48 ont creusé entre la classe ouvrière et la république bourgeoise un fossé qui marque profondément l’histoire sociale et politique de ce pays : anarcho-syndicalisme et tendances autoritaires ont joué, parfois simultanément, contre l’enracinement de la social-démocratie.
Mais l’opposition de la république bourgeoise et de la « sociale » semble maintenant appartenir au folklore : après tout la constitution française actuelle définit la France commune république « laïque, démocratique et sociale ». Pourtant, le renouveau d’intérêt pour l’idée républicaine devrait être pris au sérieux par tous ceux qui gardent les yeux fixés sur l’horizon d’une émancipation politique et sociale. La puissance évocatrice du mot même de république doit rester forte. Reste à savoir si elle peut avoir un sens politique réellement opératoire.

République, républicanisme et propriété

Le républicanisme est clairement identifié comme un courant spécifique de la philosophie politique depuis les travaux de John Pocock, Quentin Skinner, Philip Pettit dans le monde anglo-saxon, ou d’auteurs comme Jean-Fabien Spitz en France. La liberté politique aux temps modernes prend bien deux figures distinctes et souvent opposées : le libéralisme qui définit la liberté comme non-ingérence et le républicanisme qui la pense comme non-domination[1]. Alors que les libéraux, en accord sur ce point avec la problématique de Hobbes, considèrent que l’intervention de la loi constitue toujours, même si elle est nécessaire, une limitation de la liberté, les républicains, au contraire, considèrent que la loi protège la liberté contre les ingérences arbitraires et la domination – y compris la tyrannie de la majorité. Je ne développe pas plus ces questions et me contente de renvoyer aux travaux cités ou à mes propres articles.[2]
Si elle est prise au sérieux, la position républicaniste pousse au radicalisme social, ainsi que l’affirme Pettit. Le libéral refuse l’ingérence de l'État dans les relations contractuelles privées qui unissent salariés et employeurs. Au contraire, le républicanisme promeut un droit du travail visant à protéger les salariés dans la relation asymétrique qu’ils entretiennent avec leur patron. Il en va de même en ce qui concerne les relations entre hommes et femmes ou entre parents et enfants. Par ces aspects le républicanisme semble donc très proche d’un socialisme réformiste. Cependant, précise Pettit, le républicanisme est une doctrine politique que peuvent adopter les défenseurs de la propriété privée et « la classe des entrepreneurs et des professionnels dont les intérêts ont été si bien servis par l’idéal libéral classique pourront trouver que l’idéal de liberté comme non-domination convient également à leurs objectifs. »[3]

Le républicanisme et les objectifs traditionnels du socialisme

Pettit aurait pu aller un peu plus loin : le républicanisme traditionnel, de Harrington[4] aux penseurs de la révolution française semble lié à la propriété privée. L’homme libre est indépendant et c’est la propriété privée qui doit garantir cette indépendance. Celui qui n’a pas de propriété dépend de la bonne volonté de quelqu’un d’autre pour assurer sa survie et donc ne saurait être véritablement libre. Chez Harrington, la république prend une certaine coloration aristocratique et, de leur côté, les révolutionnaires français mettront en musique la distinction entre citoyen actif et citoyen passif. Comme le fait encore remarquer Pettit, « les républicains traditionnels envisageaient un corps civique composé d’individus du sexe masculin, suffisamment à leur aise et appartenant à la culture dominante. »[5] Philip Pettit tente de montrer que le langage du républicanisme traditionnel peut être adapté pour devenir un langage commun des courants et mouvements sociaux progressistes. Mais cela exige qu’on ne fasse pas l’impasse sur la question de la propriété. Le républicanisme est-il non compatible avec l’idéal socialiste traditionnel d’arracher les principales forces productives des mains des capitalistes pour les transférer aux producteurs associés ? Ou alors faut-il redéfinir le socialisme différemment, en considérant que cette question de la propriété est une question obsolète ?
Considérons tout d’abord l’idéal républicain traditionnel : pour être véritablement citoyen il faut n’être pas dominé et la propriété est une des conditions vitales de la non-domination. Dès lors, pour que l’ensemble du peuple puisse participer à la citoyenneté, il faut que tous les citoyens soient en quelque manière des propriétaires. La solution classique à ce problème, dans les républiques impériales, comme Rome ou les États-unis, consiste dans la guerre de conquête : les citoyens pauvres peuvent devenir propriétaires en allant planter leurs choux un peu plus loin. Mais ce type de solution n’a qu’un temps. La deuxième solution consiste à partager les richesses entre tous les propriétaires potentiels : c’est la revendication plébéienne de la réforme agraire qui joue un rôle si important dans la Rome antique. Cette deuxième solution, le partage, sera défendue, à la révolution industrielle, par les « partageux », l’un des noms les plus communs que l’on donnera aux socialistes et aux communistes.

Partage et appropriation sociale

Une république non impériale et pacifique se pose nécessairement la question de ce partage de la propriété. Les républicains, entendus en ce sens, ne tiennent pas la propriété pour moins sacrée que les libéraux. C’est précisément parce que la propriété est sacrée qu’aucun citoyen n’en peut être privé ! C’est au fond ce que dit Rousseau quand il affirme que personne ne doit être suffisamment riche pour acheter quelqu’un d’autre et personne suffisamment pauvre pour être obligé de se vendre. Rawls défend une idée assez proche quand il montra que l’égale liberté pour tous – premier principe d’une société juste – exige une dispersion de la propriété.
Cependant, prise dans sa généralité, cette formule de partage – tous propriétaires – paraît peu opératoire en ce qu’elle présuppose le retour à une société de travailleurs plus ou moins indépendants, c’est-à-dire à une société préindustrielle.
À la fin du livre I du Capital, Marx définit le communisme comme la restauration de la propriété individuelle des travailleurs sur la base des acquêts de l’ère capitaliste. Encore une formule bien floue. L’association proudhonienne répond parfaitement à cette définition : au lieu des travailleurs privés de toute propriété soient associés de force par le despotisme capitaliste, on a des travailleurs indépendants qui s’associent librement – comme par exemple dans une coopérative ouvrière de production. Cette sympathique solution qui réconcilie Marx et Proudhon présente cependant le grave défaut d’être totalement irréaliste. Si les travailleurs indépendants avaient été capables de s’associer pour mettre en commun leurs forces productives, on ne comprend pas bien pourquoi ils ne l’ont pas fait et pourquoi le capitalisme a triomphé avec, somme toute, une grande facilité. Il y a dans le rapport salarial quelque chose de spécifique qui rend précisément possible cette socialisation des forces productives individuelles, laquelle ne pouvait pas se faire spontanément ou sous la simple impulsion de la bonne volonté des individus. Il faut noter également que la condition de travailleurs salariés dans bien des cas n’est pas vraiment pire que celle des travailleurs indépendants – les canuts de Lyon étaient des travailleurs indépendants.
En outre le salariat s’il présuppose l’homme privé de propriété présente aussi, sous certains aspects l’avantage de décharger, cet homme de sa propriété[6]. Il y a quelque chose de très étonnant qu’on regarde l’histoire sociale des 30 dernières années. Alors que les années 60 et 70 avaient vu se multiplier les expériences et même parfois les embryons de gestion socialiste ou sociale des entreprises (Lip) des dernières décennies ont vu sur ce plan une véritable régression. La question de la propriété semble avoir été mise de côté, réduisant les luttes sociales à des manifestations purement défensives. Alors que l’action des travailleurs de Lip montrait clairement l’opposition frontale entre la propriété capitaliste et l’existence même de la classe ouvrière, les actions les plus radicales de ces dernières années ont été les actions désespérées, avec par exemple les menaces de destruction des usines ou de déversement dans la rivière voisine de produits toxiques. D’un mouvement ouvrier prêt à prendre son sort en main, on semble retourner aux manifestations les plus primitives d’une révolte sans espoir comme l’étaient les révoltes des briseurs de machines au début du XIXe siècle. Pourquoi en sommes-nous venus là en si peu de temps ? Tout simplement parce que les expériences du genre Lip se sont elles-mêmes révélées être des impasses, ou, au mieux, des moyens transitoires de lutte. La raison en est que la question de la propriété y était posée exclusivement sous l’angle social et économique, et non à partir d’une conception d’ensemble de la vie politique.

Propriété et institutions politiques

L’appropriation sociale, c’est-à-dire la participation de ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre à la propriété, ne peut être pensée comme une affaire privée, même si c’est une affaire privée commune à 500 ou 1000 ouvriers. La propriété sociale a son centre dans les institutions sociales et politiques qui permettent aux plus défavorisés de bénéficier de la protection que la propriété offre à son propriétaire.
En premier lieu, ainsi que le montre Robert Castel, le système public de la protection sociale apparaît comme la propriété de ceux n’ont pas de propriété. En effet, si la propriété semble la condition de la liberté, de la possibilité même d’être citoyen dans la tradition républicaniste, c’est parce qu’elle assure une sécurité sans laquelle aucune indépendance n’est possible. En protégeant le travailleur contre la maladie, la vieillesse et le chômage, le système de protection sociale fonctionne comme l’équivalent d’une rente. Il rend ainsi les sans propriétés moins inégaux par rapport aux propriétaires et leur permet appartenir complètement au corps civique. Sur ce premier point, l’opposition entre la conception républicaniste et la conception libérale est totale.
En second lieu, dès lors qu’elle cesse d’être la propriété, le bien exclusif de l’aristocratie, de ceux que Machiavel appelle les grands, la république devient le bien commun de tous, au sens strict la chose publique. Le terme « public » est certainement ici meilleur que le terme « commun » puisque ce qui est public ne peut pas être l’objet d’une appropriation privée, fût-elle une appropriation privée en commun par un grand nombre d’individus. Les biens publics sont des biens dont tous peuvent jouir à égalité sans qu’ils puissent, d’une manière ou d’une autre, être l’objet d’une appropriation privée : chacun peut jouir de l’ombre des arbres centenaires et des bassins du jardin public comme s’il en était le propriétaire mais personne ne peut exclure quiconque de cette jouissance, précisément parce qu’il n’en est pas le propriétaire direct en tant que personne civile, précisément parce qu’il n’en est le propriétaire que comme membre du corps collectif de la république.
Dans le républicanisme de Rawls – car Rawls admet que sa position plus être qualifiée de républicaniste – l’un des points stratégiques est celui des biens sociaux primaires qui doivent être également partagés entre tous les membres de la société. La répartition égalitaire des biens sociaux primaires, c’est-à-dire des biens que toute personne raisonnable désirera, quels que soient par ailleurs ses autres désirs, n’obéit pas seulement à des considérations abstraites de justice sociale : elle constitue l’un des fondements mêmes de la cohésion de la société et des institutions politiques. Or, l’égalitarisme de Rawls suppose une intervention massive de l’État et des mécanismes de redistribution qui nécessairement – et sur ce point les libertariens ont raison – violent les sacro-saints droits de la propriété. Il est d’ailleurs significatif que, dans la théorie de justice, la question de la propriété ne figure pas au rang des principes d’une société bien ordonnée.
En troisième lieu, la république présuppose un espace public, un espace dans lequel citoyens puissent se reconnaître dans leur pluralité – on pourra sur cette question lire les développements intéressants de Hannah Arendt. L’espace public ne se réduit pas au forum politique. Il inclut toutes les institutions par lesquelles chacun peut avoir le sentiment d’appartenir à un corps commun. Ainsi par exemple l’école, la culture, et plus généralement tout ce en quoi la communauté de s’identifier. Sur ce troisième point, le libéralisme est également antirépublicain puisqu’il se donne comme objectif de réduire au minimum cet espace public et que, au cours des deux ou trois dernières décennies, on a assisté à une privatisation massive de ce que les Romains auraient appelé l’ager publicus. Les libéraux qui se veulent les défenseurs de la propriété ont procédé à une expropriation massive de la grande majorité des citoyens. Les grands services publics, jadis propriété de la nation, c’est-à-dire propriété indivise de chaque membre de la nation, ont été transformés en propriété privée d’une oligarchie financière.

De la république au socialisme : quelques orientations

Les radicaux français, ceux de la IIIe République, avait rêvé de la possibilité d’une république qui soit compatible avec l’économie capitaliste et le libéralisme économique. Par ses efforts individuels et grâce à des institutions comme l’école, chacun devait pouvoir accéder à la prospérité et à la propriété et donc participer pleinement à la vie de la nation. La période d’entre les deux guerres mondiales a ruiné cet espoir. Sous la pression et la menace soviétique, l’État social modèle 1945 visait à combiner un « fond de sauce » capitaliste et les institutions permettant l’intégration de tous à la prospérité générale à travers la protection sociale et d’importants coups de hache portée contre le sacro-saint principe de la propriété privée des moyens de production. Au point que dans certains pays européens (la Grande-Bretagne ou l’Autriche) la majeure partie de l’industrie, des transports ou du système bancaire (dans le cas de la France) a été nationalisée. La fin de la menace soviétique et la chute symbolique du mur de Berlin ont permis à l’oligarchie financière de se débarrasser des contraintes du compromis de 1945 et d’engager un mouvement d’expropriation des biens collectifs qui n’est pas sans rappeler les « enclosures » britanniques, avec la volonté à peine déguisée de réduire toute une partie de la population à l’état de clochards à qui l’on pourrait ensuite appliquer les lois sur les pauvres et l’enfermement dans les maisons de travail. Les réductions drastiques de l’assurance-chômage, les mesures dites d’insertion ou les plans de retour à l’emploi ou la réforme Hartz défendue par Schröder en Allemagne s’inscrivent pleinement dans cette perspective.
Évidemment, les effets pervers de cette contre-révolution ne manquent pas et les incendiaires se plaignent des effets de l’incendie en se lamentant sur le délitement du lien social, les progrès de l’incivilité et autres calembredaines du même jus. Les invocations magiques au nom de la république sont censées remédier à ces calamités qui ne frappent plus seulement les pauvres mais aussi les classes moyennes supérieures et les bourgeois. Ce nouveau républicanisme, celui de la droite et de la gauche libérales, est, à l’évidence, une escroquerie intellectuelle. Certes cette escroquerie, pour fonctionner, doit avoir un fond de vrai. Mais ce ne sont pas les pieux discours sur la citoyenneté qui réintégreront les « sauvageons » dans la communauté en leur inculquant le respect de la loi. C’est seulement la reconstruction d’une communauté réelle qui le pourra. C’est en cela une synthèse entre eux le républicanisme traditionnel et le socialisme pourrait offrir un débouché, unissant les revendications sociales et la défense des acquis d’un côté à l’aspiration à l’ordre et la sécurité républicaine de l’autre.
Une telle synthèse demanderait en premier lieu que l’État soit restauré dans sa fonction première qui est de garantir les individus contre les aléas de la vie, de leur offrir donc la sécurité – et non la guerre de chacun contre chacun – mais aussi la sécurité sociale, tant est-il que l’économie capitaliste est une forme de cet état de nature hobbesien où chacun peut affirmer son droit sur tous et sur toutes choses. On s’est beaucoup gaussé de l’État-providence : la reconstruction républicaine doit réhabiliter l’État protecteur.
En second lieu, la république présuppose la reconstruction d’un espace public, l’existence d’une propriété publique et de services publics. Il faudrait redonner vie à ce principe constitutionnel français qui veut qu’on nationalise les entreprises qui, soit disposent d’un monopole, soit remplissent des fonctions de service public, soit présentent un intérêt stratégique pour la nation. Au demeurant, la nationalisation des monopoles serait un bon moyen de garantir la concurrence, le monopole public étant, à la différence du monopole privé, sous contrôle des représentants du peuple. Il est assez curieux de noter que le mot même de nationalisation a disparu de tous les programmes de gauche et même d’extrême gauche, alors même que quelqu’un comme Tony Blair, qu’on ne peut pas soupçonner de gauchisme théorique, a dû procéder à des nationalisations ou des renationalisations pour éviter la catastrophe notamment dans les transports.
En troisième lieu, un État républicain devrait accorder son soutien et ses encouragements, avec les aides nécessaires en matière financière et en matière de formation, aux tentatives de remettre en route le secteur coopératif. Il ne s’agit pas de créer un ghetto de l’économie sociale, roue de secours pour ceux qui sont mis hors du système, mais bien de faire émerger des entreprises non capitalistes puissantes et performantes dans les secteurs de la production et de l’échange. Même aujourd’hui, par exemple dans le secteur bancaire ou dans celui des assurances, les entreprises non capitalistes parce que sans capital présentent un grand intérêt puisqu’elles sont relativement à l’abri de « l’économie casino », tant du moins qu’elles sont correctement gérées et dégagent un minimum de bénéfices.
La question la plus importante du point de vue républicain n’est pas de savoir s’il existe ou des limites au droit de propriété : le principe de l’expropriation pour raison d’intérêt général est admis à peu près partout. De même existent encore des limites importantes à l’appropriation privée de l’espace, même si, sous l’influence libérale elles tendent à s’effacer. La question difficile est de fixer les limites entre ce qui peut être approprié socialement et ce qui reste le domaine du droit de propriété individuelle. La définition républicaniste de la liberté comme non domination peut nous aider à fixer ce critère. La propriété est légitime tant qu’elle est seulement un des moyens de protection de l’individu ; elle devient illégitime dès l’instant où elle devient un instrument de domination. La propriété, si elle se présente comme un rapport entre la personne et la chose est toujours, en réalité, un rapport entre individus, un rapport social. Le rapport capitaliste que Marx résume par la formule A-M-A’ est un rapport dans lequel le vendeur de la force de travail est entièrement soumis à l’acheteur et perd par là toute capacité d’action indépendante – sauf quand, exceptionnellement et en rompant le contrat de travail, il se met en grève.
Ainsi, un républicaniste conséquent peut parfaitement admettre la formule selon laquelle le citoyen actif est propriétaire. Mais les républicains à l’ancienne interprétaient ce constat comme devant conduire à séparer le peuple en deux fractions nettement distinctes et même parfois à considérer comme Sieyès que la majorité des humains ne sont que des « instruments bipèdes sans liberté », voués à la production, une expression décalquée de la définition grecque de l’esclavage telle qu’Aristote la rapporte dans Les Politiques. L’autre manière de poser cette question, c’est de considérer qu’un régime de propriété qui réduit les citoyens les nombreux à l’état d’« instruments bipèdes sans liberté » est incompatible avec la République. Autrement dit, la seule véritable république, la république achevée, serait la république sociale, instrument de la liberté de tous.
La république sociale est-elle le seul socialisme que nous puissions raisonnablement espérer ou, au contraire, doit-elle être conçue comme une simple étape, une transition vers le socialisme ? C’est une autre question : il faudrait pour cela débattre du rôle de la planification ou encore de la place des choix collectifs, ainsi que le font les auteurs de Le socialisme de marché à la croisée des chemins.[7]
Denis Collin.


[1] Voir Philip Pettit : Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement (Gallimard, 2004, traduit de l’anglais par J-F Spitz). Quentin Skinner : La liberté avant le libéralisme (Seuil, Liber, 2000, traduit par Muriel Zagha).
[2] On en trouvera le détail sur mes pages web : http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/
[3] Pettit, Républicanisme …, op. cit. p.176
[4] voir The Commonwealth of Oceana, le programme de l’Angleterre républicaine, publié en1656. Traduit en français par Claude Lefort et Didier Chauvaux et publié avec une importante étude de J.G.A. Pocock sur L’œuvre politique de Harrington. Belin, 1995.
[5] op. cit. p.181/182
[6] Que la propriété soit aussi un fardeau, les capitalistes sont les premiers à s’en plaindre, c’est pourquoi ils font ce qu’ils peuvent pour se débarrasser des ennuis de la propriété. La domination du capital financier et le rôle croissant des fonds de placement séparent radicalement le détenteur de capital des moyens de la production capitaliste. À cet égard, le patron du MEDEF, M. Seillière est très représentatif de cette nouvelle « race d’entrepreneurs » qui n’entreprennent et se contentent de choisir les bons coupons à tondre.
[7] Ouvrage collectif sous la direction de Tony Andréani. Éditions « Le temps des cerises », 2004.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...