• Résumé : La République, en France, est plus l’occasion d’effets rhétoriques qu’un concept politique précis et opératoire. Pourtant, le républicanisme, tel qu’il a été retravaillé par Philip Pettit, par exemple, pose dans toute son acuité la question de la propriété. Si le républicanisme classique (de Harrington à Rousseau) repose sur l’idée de citoyens propriétaires, qu’en est-il dans un système social où l’immense majorité des individus n’est « propriétaire » que de sa force de travail ? Si le rêve du retour proudhonien à une société de petits paysans et d’artisans (ainsi que le formulent aujourd’hui les théoriciens de la « décroissance soutenable ») n’est qu’une utopie réactionnaire, alors l’appropriation sociale peut devenir l’horizon du républicanisme contemporain dès lors qu’il prend au sérieux la République.

République : le retour

Hors jeu il y a quelques années, l'idée républicaine a fait un retour remarqué dans le débat politique français. Il est vrai que la république semble là dans sa terre d'élection. La république contre l'empire, la république contre la monarchie, la république contre l'État corporatiste, la république contre l'État français : voilà ce qui scande la vie politique française pendant un siècle et demi. Le consensus autour de l'État social, le « modèle 1945 » dont parle le chef du patronat, a placé la question de la république en dehors du débat dominé par les enjeux sociaux et l'affrontement droite/gauche. C'est avec la remontée de l'extrême droite et l'abandon par la gauche de ses velléités de transformation sociale que la question de la république est revenue au centre des préoccupations. Mais il faut remarquer qu’elle est plus l'objet d'un usage rhétorique qu'un véritable concept politique. Au demeurant, en France et depuis déjà très longtemps, s'opposent la « république bourgeoise » et la « république sociale ». Il suffit de rappeler que les journées de juin 48 ont creusé entre la classe ouvrière et la république bourgeoise un fossé qui marque profondément l’histoire sociale et politique de ce pays : anarcho-syndicalisme et tendances autoritaires ont joué, parfois simultanément, contre l’enracinement de la social-démocratie.
Mais l’opposition de la république bourgeoise et de la « sociale » semble maintenant appartenir au folklore : après tout la constitution française actuelle définit la France commune république « laïque, démocratique et sociale ». Pourtant, le renouveau d’intérêt pour l’idée républicaine devrait être pris au sérieux par tous ceux qui gardent les yeux fixés sur l’horizon d’une émancipation politique et sociale. La puissance évocatrice du mot même de république doit rester forte. Reste à savoir si elle peut avoir un sens politique réellement opératoire.

République, républicanisme et propriété

Le républicanisme est clairement identifié comme un courant spécifique de la philosophie politique depuis les travaux de John Pocock, Quentin Skinner, Philip Pettit dans le monde anglo-saxon, ou d’auteurs comme Jean-Fabien Spitz en France. La liberté politique aux temps modernes prend bien deux figures distinctes et souvent opposées : le libéralisme qui définit la liberté comme non-ingérence et le républicanisme qui la pense comme non-domination[1]. Alors que les libéraux, en accord sur ce point avec la problématique de Hobbes, considèrent que l’intervention de la loi constitue toujours, même si elle est nécessaire, une limitation de la liberté, les républicains, au contraire, considèrent que la loi protège la liberté contre les ingérences arbitraires et la domination – y compris la tyrannie de la majorité. Je ne développe pas plus ces questions et me contente de renvoyer aux travaux cités ou à mes propres articles.[2]
Si elle est prise au sérieux, la position républicaniste pousse au radicalisme social, ainsi que l’affirme Pettit. Le libéral refuse l’ingérence de l'État dans les relations contractuelles privées qui unissent salariés et employeurs. Au contraire, le républicanisme promeut un droit du travail visant à protéger les salariés dans la relation asymétrique qu’ils entretiennent avec leur patron. Il en va de même en ce qui concerne les relations entre hommes et femmes ou entre parents et enfants. Par ces aspects le républicanisme semble donc très proche d’un socialisme réformiste. Cependant, précise Pettit, le républicanisme est une doctrine politique que peuvent adopter les défenseurs de la propriété privée et « la classe des entrepreneurs et des professionnels dont les intérêts ont été si bien servis par l’idéal libéral classique pourront trouver que l’idéal de liberté comme non-domination convient également à leurs objectifs. »[3]

Le républicanisme et les objectifs traditionnels du socialisme

Pettit aurait pu aller un peu plus loin : le républicanisme traditionnel, de Harrington[4] aux penseurs de la révolution française semble lié à la propriété privée. L’homme libre est indépendant et c’est la propriété privée qui doit garantir cette indépendance. Celui qui n’a pas de propriété dépend de la bonne volonté de quelqu’un d’autre pour assurer sa survie et donc ne saurait être véritablement libre. Chez Harrington, la république prend une certaine coloration aristocratique et, de leur côté, les révolutionnaires français mettront en musique la distinction entre citoyen actif et citoyen passif. Comme le fait encore remarquer Pettit, « les républicains traditionnels envisageaient un corps civique composé d’individus du sexe masculin, suffisamment à leur aise et appartenant à la culture dominante. »[5] Philip Pettit tente de montrer que le langage du républicanisme traditionnel peut être adapté pour devenir un langage commun des courants et mouvements sociaux progressistes. Mais cela exige qu’on ne fasse pas l’impasse sur la question de la propriété. Le républicanisme est-il non compatible avec l’idéal socialiste traditionnel d’arracher les principales forces productives des mains des capitalistes pour les transférer aux producteurs associés ? Ou alors faut-il redéfinir le socialisme différemment, en considérant que cette question de la propriété est une question obsolète ?
Considérons tout d’abord l’idéal républicain traditionnel : pour être véritablement citoyen il faut n’être pas dominé et la propriété est une des conditions vitales de la non-domination. Dès lors, pour que l’ensemble du peuple puisse participer à la citoyenneté, il faut que tous les citoyens soient en quelque manière des propriétaires. La solution classique à ce problème, dans les républiques impériales, comme Rome ou les États-unis, consiste dans la guerre de conquête : les citoyens pauvres peuvent devenir propriétaires en allant planter leurs choux un peu plus loin. Mais ce type de solution n’a qu’un temps. La deuxième solution consiste à partager les richesses entre tous les propriétaires potentiels : c’est la revendication plébéienne de la réforme agraire qui joue un rôle si important dans la Rome antique. Cette deuxième solution, le partage, sera défendue, à la révolution industrielle, par les « partageux », l’un des noms les plus communs que l’on donnera aux socialistes et aux communistes.

Partage et appropriation sociale

Une république non impériale et pacifique se pose nécessairement la question de ce partage de la propriété. Les républicains, entendus en ce sens, ne tiennent pas la propriété pour moins sacrée que les libéraux. C’est précisément parce que la propriété est sacrée qu’aucun citoyen n’en peut être privé ! C’est au fond ce que dit Rousseau quand il affirme que personne ne doit être suffisamment riche pour acheter quelqu’un d’autre et personne suffisamment pauvre pour être obligé de se vendre. Rawls défend une idée assez proche quand il montra que l’égale liberté pour tous – premier principe d’une société juste – exige une dispersion de la propriété.
Cependant, prise dans sa généralité, cette formule de partage – tous propriétaires – paraît peu opératoire en ce qu’elle présuppose le retour à une société de travailleurs plus ou moins indépendants, c’est-à-dire à une société préindustrielle.
À la fin du livre I du Capital, Marx définit le communisme comme la restauration de la propriété individuelle des travailleurs sur la base des acquêts de l’ère capitaliste. Encore une formule bien floue. L’association proudhonienne répond parfaitement à cette définition : au lieu des travailleurs privés de toute propriété soient associés de force par le despotisme capitaliste, on a des travailleurs indépendants qui s’associent librement – comme par exemple dans une coopérative ouvrière de production. Cette sympathique solution qui réconcilie Marx et Proudhon présente cependant le grave défaut d’être totalement irréaliste. Si les travailleurs indépendants avaient été capables de s’associer pour mettre en commun leurs forces productives, on ne comprend pas bien pourquoi ils ne l’ont pas fait et pourquoi le capitalisme a triomphé avec, somme toute, une grande facilité. Il y a dans le rapport salarial quelque chose de spécifique qui rend précisément possible cette socialisation des forces productives individuelles, laquelle ne pouvait pas se faire spontanément ou sous la simple impulsion de la bonne volonté des individus. Il faut noter également que la condition de travailleurs salariés dans bien des cas n’est pas vraiment pire que celle des travailleurs indépendants – les canuts de Lyon étaient des travailleurs indépendants.
En outre le salariat s’il présuppose l’homme privé de propriété présente aussi, sous certains aspects l’avantage de décharger, cet homme de sa propriété[6]. Il y a quelque chose de très étonnant qu’on regarde l’histoire sociale des 30 dernières années. Alors que les années 60 et 70 avaient vu se multiplier les expériences et même parfois les embryons de gestion socialiste ou sociale des entreprises (Lip) des dernières décennies ont vu sur ce plan une véritable régression. La question de la propriété semble avoir été mise de côté, réduisant les luttes sociales à des manifestations purement défensives. Alors que l’action des travailleurs de Lip montrait clairement l’opposition frontale entre la propriété capitaliste et l’existence même de la classe ouvrière, les actions les plus radicales de ces dernières années ont été les actions désespérées, avec par exemple les menaces de destruction des usines ou de déversement dans la rivière voisine de produits toxiques. D’un mouvement ouvrier prêt à prendre son sort en main, on semble retourner aux manifestations les plus primitives d’une révolte sans espoir comme l’étaient les révoltes des briseurs de machines au début du XIXe siècle. Pourquoi en sommes-nous venus là en si peu de temps ? Tout simplement parce que les expériences du genre Lip se sont elles-mêmes révélées être des impasses, ou, au mieux, des moyens transitoires de lutte. La raison en est que la question de la propriété y était posée exclusivement sous l’angle social et économique, et non à partir d’une conception d’ensemble de la vie politique.

Propriété et institutions politiques

L’appropriation sociale, c’est-à-dire la participation de ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre à la propriété, ne peut être pensée comme une affaire privée, même si c’est une affaire privée commune à 500 ou 1000 ouvriers. La propriété sociale a son centre dans les institutions sociales et politiques qui permettent aux plus défavorisés de bénéficier de la protection que la propriété offre à son propriétaire.
En premier lieu, ainsi que le montre Robert Castel, le système public de la protection sociale apparaît comme la propriété de ceux n’ont pas de propriété. En effet, si la propriété semble la condition de la liberté, de la possibilité même d’être citoyen dans la tradition républicaniste, c’est parce qu’elle assure une sécurité sans laquelle aucune indépendance n’est possible. En protégeant le travailleur contre la maladie, la vieillesse et le chômage, le système de protection sociale fonctionne comme l’équivalent d’une rente. Il rend ainsi les sans propriétés moins inégaux par rapport aux propriétaires et leur permet appartenir complètement au corps civique. Sur ce premier point, l’opposition entre la conception républicaniste et la conception libérale est totale.
En second lieu, dès lors qu’elle cesse d’être la propriété, le bien exclusif de l’aristocratie, de ceux que Machiavel appelle les grands, la république devient le bien commun de tous, au sens strict la chose publique. Le terme « public » est certainement ici meilleur que le terme « commun » puisque ce qui est public ne peut pas être l’objet d’une appropriation privée, fût-elle une appropriation privée en commun par un grand nombre d’individus. Les biens publics sont des biens dont tous peuvent jouir à égalité sans qu’ils puissent, d’une manière ou d’une autre, être l’objet d’une appropriation privée : chacun peut jouir de l’ombre des arbres centenaires et des bassins du jardin public comme s’il en était le propriétaire mais personne ne peut exclure quiconque de cette jouissance, précisément parce qu’il n’en est pas le propriétaire direct en tant que personne civile, précisément parce qu’il n’en est le propriétaire que comme membre du corps collectif de la république.
Dans le républicanisme de Rawls – car Rawls admet que sa position plus être qualifiée de républicaniste – l’un des points stratégiques est celui des biens sociaux primaires qui doivent être également partagés entre tous les membres de la société. La répartition égalitaire des biens sociaux primaires, c’est-à-dire des biens que toute personne raisonnable désirera, quels que soient par ailleurs ses autres désirs, n’obéit pas seulement à des considérations abstraites de justice sociale : elle constitue l’un des fondements mêmes de la cohésion de la société et des institutions politiques. Or, l’égalitarisme de Rawls suppose une intervention massive de l’État et des mécanismes de redistribution qui nécessairement – et sur ce point les libertariens ont raison – violent les sacro-saints droits de la propriété. Il est d’ailleurs significatif que, dans la théorie de justice, la question de la propriété ne figure pas au rang des principes d’une société bien ordonnée.
En troisième lieu, la république présuppose un espace public, un espace dans lequel citoyens puissent se reconnaître dans leur pluralité – on pourra sur cette question lire les développements intéressants de Hannah Arendt. L’espace public ne se réduit pas au forum politique. Il inclut toutes les institutions par lesquelles chacun peut avoir le sentiment d’appartenir à un corps commun. Ainsi par exemple l’école, la culture, et plus généralement tout ce en quoi la communauté de s’identifier. Sur ce troisième point, le libéralisme est également antirépublicain puisqu’il se donne comme objectif de réduire au minimum cet espace public et que, au cours des deux ou trois dernières décennies, on a assisté à une privatisation massive de ce que les Romains auraient appelé l’ager publicus. Les libéraux qui se veulent les défenseurs de la propriété ont procédé à une expropriation massive de la grande majorité des citoyens. Les grands services publics, jadis propriété de la nation, c’est-à-dire propriété indivise de chaque membre de la nation, ont été transformés en propriété privée d’une oligarchie financière.

De la république au socialisme : quelques orientations

Les radicaux français, ceux de la IIIe République, avait rêvé de la possibilité d’une république qui soit compatible avec l’économie capitaliste et le libéralisme économique. Par ses efforts individuels et grâce à des institutions comme l’école, chacun devait pouvoir accéder à la prospérité et à la propriété et donc participer pleinement à la vie de la nation. La période d’entre les deux guerres mondiales a ruiné cet espoir. Sous la pression et la menace soviétique, l’État social modèle 1945 visait à combiner un « fond de sauce » capitaliste et les institutions permettant l’intégration de tous à la prospérité générale à travers la protection sociale et d’importants coups de hache portée contre le sacro-saint principe de la propriété privée des moyens de production. Au point que dans certains pays européens (la Grande-Bretagne ou l’Autriche) la majeure partie de l’industrie, des transports ou du système bancaire (dans le cas de la France) a été nationalisée. La fin de la menace soviétique et la chute symbolique du mur de Berlin ont permis à l’oligarchie financière de se débarrasser des contraintes du compromis de 1945 et d’engager un mouvement d’expropriation des biens collectifs qui n’est pas sans rappeler les « enclosures » britanniques, avec la volonté à peine déguisée de réduire toute une partie de la population à l’état de clochards à qui l’on pourrait ensuite appliquer les lois sur les pauvres et l’enfermement dans les maisons de travail. Les réductions drastiques de l’assurance-chômage, les mesures dites d’insertion ou les plans de retour à l’emploi ou la réforme Hartz défendue par Schröder en Allemagne s’inscrivent pleinement dans cette perspective.
Évidemment, les effets pervers de cette contre-révolution ne manquent pas et les incendiaires se plaignent des effets de l’incendie en se lamentant sur le délitement du lien social, les progrès de l’incivilité et autres calembredaines du même jus. Les invocations magiques au nom de la république sont censées remédier à ces calamités qui ne frappent plus seulement les pauvres mais aussi les classes moyennes supérieures et les bourgeois. Ce nouveau républicanisme, celui de la droite et de la gauche libérales, est, à l’évidence, une escroquerie intellectuelle. Certes cette escroquerie, pour fonctionner, doit avoir un fond de vrai. Mais ce ne sont pas les pieux discours sur la citoyenneté qui réintégreront les « sauvageons » dans la communauté en leur inculquant le respect de la loi. C’est seulement la reconstruction d’une communauté réelle qui le pourra. C’est en cela une synthèse entre eux le républicanisme traditionnel et le socialisme pourrait offrir un débouché, unissant les revendications sociales et la défense des acquis d’un côté à l’aspiration à l’ordre et la sécurité républicaine de l’autre.
Une telle synthèse demanderait en premier lieu que l’État soit restauré dans sa fonction première qui est de garantir les individus contre les aléas de la vie, de leur offrir donc la sécurité – et non la guerre de chacun contre chacun – mais aussi la sécurité sociale, tant est-il que l’économie capitaliste est une forme de cet état de nature hobbesien où chacun peut affirmer son droit sur tous et sur toutes choses. On s’est beaucoup gaussé de l’État-providence : la reconstruction républicaine doit réhabiliter l’État protecteur.
En second lieu, la république présuppose la reconstruction d’un espace public, l’existence d’une propriété publique et de services publics. Il faudrait redonner vie à ce principe constitutionnel français qui veut qu’on nationalise les entreprises qui, soit disposent d’un monopole, soit remplissent des fonctions de service public, soit présentent un intérêt stratégique pour la nation. Au demeurant, la nationalisation des monopoles serait un bon moyen de garantir la concurrence, le monopole public étant, à la différence du monopole privé, sous contrôle des représentants du peuple. Il est assez curieux de noter que le mot même de nationalisation a disparu de tous les programmes de gauche et même d’extrême gauche, alors même que quelqu’un comme Tony Blair, qu’on ne peut pas soupçonner de gauchisme théorique, a dû procéder à des nationalisations ou des renationalisations pour éviter la catastrophe notamment dans les transports.
En troisième lieu, un État républicain devrait accorder son soutien et ses encouragements, avec les aides nécessaires en matière financière et en matière de formation, aux tentatives de remettre en route le secteur coopératif. Il ne s’agit pas de créer un ghetto de l’économie sociale, roue de secours pour ceux qui sont mis hors du système, mais bien de faire émerger des entreprises non capitalistes puissantes et performantes dans les secteurs de la production et de l’échange. Même aujourd’hui, par exemple dans le secteur bancaire ou dans celui des assurances, les entreprises non capitalistes parce que sans capital présentent un grand intérêt puisqu’elles sont relativement à l’abri de « l’économie casino », tant du moins qu’elles sont correctement gérées et dégagent un minimum de bénéfices.
La question la plus importante du point de vue républicain n’est pas de savoir s’il existe ou des limites au droit de propriété : le principe de l’expropriation pour raison d’intérêt général est admis à peu près partout. De même existent encore des limites importantes à l’appropriation privée de l’espace, même si, sous l’influence libérale elles tendent à s’effacer. La question difficile est de fixer les limites entre ce qui peut être approprié socialement et ce qui reste le domaine du droit de propriété individuelle. La définition républicaniste de la liberté comme non domination peut nous aider à fixer ce critère. La propriété est légitime tant qu’elle est seulement un des moyens de protection de l’individu ; elle devient illégitime dès l’instant où elle devient un instrument de domination. La propriété, si elle se présente comme un rapport entre la personne et la chose est toujours, en réalité, un rapport entre individus, un rapport social. Le rapport capitaliste que Marx résume par la formule A-M-A’ est un rapport dans lequel le vendeur de la force de travail est entièrement soumis à l’acheteur et perd par là toute capacité d’action indépendante – sauf quand, exceptionnellement et en rompant le contrat de travail, il se met en grève.
Ainsi, un républicaniste conséquent peut parfaitement admettre la formule selon laquelle le citoyen actif est propriétaire. Mais les républicains à l’ancienne interprétaient ce constat comme devant conduire à séparer le peuple en deux fractions nettement distinctes et même parfois à considérer comme Sieyès que la majorité des humains ne sont que des « instruments bipèdes sans liberté », voués à la production, une expression décalquée de la définition grecque de l’esclavage telle qu’Aristote la rapporte dans Les Politiques. L’autre manière de poser cette question, c’est de considérer qu’un régime de propriété qui réduit les citoyens les nombreux à l’état d’« instruments bipèdes sans liberté » est incompatible avec la République. Autrement dit, la seule véritable république, la république achevée, serait la république sociale, instrument de la liberté de tous.
La république sociale est-elle le seul socialisme que nous puissions raisonnablement espérer ou, au contraire, doit-elle être conçue comme une simple étape, une transition vers le socialisme ? C’est une autre question : il faudrait pour cela débattre du rôle de la planification ou encore de la place des choix collectifs, ainsi que le font les auteurs de Le socialisme de marché à la croisée des chemins.[7]
Denis Collin.


[1] Voir Philip Pettit : Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement (Gallimard, 2004, traduit de l’anglais par J-F Spitz). Quentin Skinner : La liberté avant le libéralisme (Seuil, Liber, 2000, traduit par Muriel Zagha).
[2] On en trouvera le détail sur mes pages web : http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/
[3] Pettit, Républicanisme …, op. cit. p.176
[4] voir The Commonwealth of Oceana, le programme de l’Angleterre républicaine, publié en1656. Traduit en français par Claude Lefort et Didier Chauvaux et publié avec une importante étude de J.G.A. Pocock sur L’œuvre politique de Harrington. Belin, 1995.
[5] op. cit. p.181/182
[6] Que la propriété soit aussi un fardeau, les capitalistes sont les premiers à s’en plaindre, c’est pourquoi ils font ce qu’ils peuvent pour se débarrasser des ennuis de la propriété. La domination du capital financier et le rôle croissant des fonds de placement séparent radicalement le détenteur de capital des moyens de la production capitaliste. À cet égard, le patron du MEDEF, M. Seillière est très représentatif de cette nouvelle « race d’entrepreneurs » qui n’entreprennent et se contentent de choisir les bons coupons à tondre.
[7] Ouvrage collectif sous la direction de Tony Andréani. Éditions « Le temps des cerises », 2004.