La religion est porteuse de promesses de bonheur. Après la mort,
les âmes des justes doivent aller dans les « îles des Bienheureux »,
rapporte Socrate à la fin du Gorgias. Le Paradis des religieux
monothéistes est le lieu même du bonheur qui viendra récompenser les hommes
pieux. C’est le lieu de la félicité éternelle.
Cependant, c’est seulement dans le Coran qu’on trouve des
descriptions un tant soit peu précise de ce lieu du bonheur : « ceux
qui croient et qui pratiquent les bonnes œuvres (…) auront pour demeure des
jardins arrosés de courants d’eau. Toutes les fois qu’ils recevront des fruits
de ces jardins, ils s’écrieront : Voilà les fruits dont nous nous
nourrissions autrefois, mais ils n’en auront que l’apparence. Là ils trouveront
des femmes exemptes de toute souillure et ils y demeureront
éternellement. » (Sourate II, v. 23) Les fruits du paradis ressembleront
aux fruits de la Terre, mais leur goût sera incomparable. La sourate LVI nous
apprend même qu’un vin exquis sera servi aux bienheureux. Chose
remarquable : le paradis se présente donc comme la jouissance parfaite et
portée à son plus haut point de biens qui sont souvent recherchés pendant
l’existence terrestre. Le paradis de Dante est tout spirituel. Dans son voyage
le poète y retrouve Béatrice, son amour magnifié et il peut enfin contempler la
lumière et l’ordre divins.
Pour les grands mystiques, le bonheur n’est pas la récompense que
nous promet une vie sainte, mais il est déjà dans la foi elle-même. Chez Jean
de la Croix (Œuvres Complètes, éditons Desclée de Brouwer, 1967), la pénitence,
la mortification de la chair, c’est la « nuit purificatrice » qui
fait « endormir et s’apaiser en la maison de la sensualité toutes
les passions et appétits ». Cette « nuit obscure » est le chemin
étroit qui conduit à la béatitude puisqu’elle met directement en contact l’âme
avec Dieu. Elle a « uni / l’Aimé avec son aimée, / L’aimée en son Aimé
transformée » (La nuit obscure, V.) Ce bonheur – mais le terme
n’est conceptualisé chez Jean de la Croix – réside ainsi dans la contemplation
mystique, il lui est immanent. Il se marque dans cette joie apaisée dont
parlent les cantiques. Jean de la Croix distingue deux sortes de joie : la
première, celle qui naît dans l’âme de la représentation des choses proposées
comme « bonnes, convenables, suaves et délectables », est une joie
dans laquelle « l’âme s’altère et s’inquiète » ; la seconde, qui
naît de l’amour de Dieu, qui suppose que « la volonté soit vide de son appétit
naturel. » Il faut, dit encore Jean de la Croix, que « la volonté ait
seulement faim de Dieu en tant qu’il est incompréhensible. » Mais cette
extase demande un travail sur soi : il est si facile de mettre une joie
impure dans les biens moraux, il est si facile de croire qu’on connaît Dieu et
s’en réjouir alors qu’il est l’inconnaissable par excellence. C’est encore
cela, la nuit obscure, ce travail de dépouillement absolu de toute trace de la
jouissance finie et satisfaite de soi, car « la béatitude ne se donne pour
autre prix que pour l’amour », mais un amour qui n’est ni possession ni
même désir, mais abandon et « pauvreté d’esprit » (« heureux les
pauvres en esprit », dit Matthieu).
On le voit, on est très loin des représentations du Paradis comme
ce verger délicieux qui reproduit dans l’au-delà le jardin d’Eden des origines.
D.C.
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