Un livre de Domenico Losurdo. Le Temps des Cerises, 2003, traduit de l’italien par Jean-Michel Goux, 284 pages
Domenico Losurdo prend comme fil
conducteur la question du suffrage universel telle qu’elle s’est posée depuis
les révolutions françaises et américaines. À partir de l’étude minutieuse des
textes des principaux théoriciens libéraux (de Sieyès à Hayek, de Stuart Mill à
Popper, etc.), Losurdo montre les constantes de l’histoire politique des
« grands pays démocratiques » : la méfiance à l’égard du
suffrage populaire, la défense du suffrage censitaire et quand on se résigne au
suffrage universel, on défend le culte de l’exécutif fort, seul capable de
tenir en respect une « multitude enfant » incapable de se gouverner
seule. Le dernier chapitre est consacré au « bonapartisme soft »
caractéristique du tournant de notre siècle. C’est l’occasion pour Losurdo de
revisiter la critique marxienne de la démocratie « bourgeoise » et,
par-delà les illusions du dépérissement de l’État et la démocratie directe, de
redonner son sens émancipateur à l’exigence démocratique.
Le premier axe de la réflexion est la question du suffrage
censitaire et de la séparation entre citoyen actif et citoyen passif. C’est un
fait que ni la révolution américaine ni la révolution française n’ont accordé
le suffrage universel. Non seulement les femmes et les Noirs dans le cas
américain sont exclus des droits politiques, mais encore, parmi les citoyens
mâles, seuls les propriétaires sont considérés comme des citoyens au sens plein
du terme. Les théoriciens libéraux mettent en avant plusieurs raisons pour
refuser le suffrage à ceux qui n’ont rien d’autre pour vivre que la vente de
leur force de travail. Puisque seuls peuvent être imposés ceux qui possèdent
une certaine fortune, il est logique qu’eux seuls aient le droit de vote, sans
quoi les misérables qui ne paient pas d’impôt pourraient décider de
l’affectation de sommes d’argent auxquelles ils n’ont pas contribué. Benjamin
Constant défend les conditions de propriété en tant que critères d’accès aux
droits politiques – c’est pour lui la seule manière de rendre possible
l’élection directe. Tocqueville, au contraire, admet le suffrage universel à la
condition qu’il soit filtré par un système deux niveaux. Stuart Mill, une des
figures tutélaires de la social-démocratie anglo-saxonne, refuse d’accorder le
suffrage à ceux qui n’ont les connaissances suffisantes pour trancher des
questions soumises au débat public. Ces prises de positions théoriques renvoient
évidemment à des pratiques politiques concrètes. Losurdo estime que Marx autant
que Tocqueville s’est trompé dans son idéalisation des États-Unis comme l’État
le plus avancé. La guerre de Sécession a manifesté cette réalité. C’est
Tocqueville lui-même qui note que pour les maîtres blancs du Sud, la valeur
essentielle était l’oisiveté et que « le travail se confond avec
l’esclavage ». Mais ce n’est pas seulement le cas particulier des
propriétaires du Sud. Les États-Unis ont toujours été marqués par une très
forte discrimination à l’égard des nouveaux émigrants et des prolétaires en
général. Et même Lincoln le grand émancipateur était foncièrement raciste,
partisan d’un développement séparé des Noirs et des Blancs et, éventuellement,
du « retour » des Noirs en Afrique.
« La thèse des apologistes
de la tradition libérale apparaît insoutenable non seulement parce qu’elle
passe par-dessus les gigantesques luttes politiques et sociales menées par les
masses populaires exclues des droits politiques, mais aussi parce qu’elle
confère au processus historique de la conquête et de l’extension du suffrage un
caractère linéaire qui ne correspond pas en fait à la réalité. (34)
La méfiance à l’égard du suffrage est non seulement le
fait des libéraux à l’ancienne mais aussi celui des libéraux modernes – les
néolibéristes – comme Hayek ou Mises. Ce pouvoir politique donné aux masses
est, selon eux, le point de départ de la construction de l’État bureaucratique.
Même Popper – dont les orientations d’origine sont plus social-démocrates que
celles de ses compères du Mont Pélegrin, finit lui aussi par se ranger, comme
Schumpeter, du côté des partisans d’un suffrage limité. Losurdo montre encore
le lien étroit entre le racisme et la méfiance à l’égard du suffrage populaire.
Le second axe de la réflexion de Losurdo concerne le
bonapartisme. Dès lors que le suffrage universel devient plus ou moins
inéluctable, les classes dirigeantes font régulièrement appel au sauveur
suprême. Là encore les théoriciens libéraux jouent leur partition. À grand
renfort de citations, Losurdo montre leur fascination devant l’homme
providentiel, leur consentement régulier à la dictature comme seul moyen de
contrôler les masses infantiles. Mais l’aspect le plus intéressant du livre est
sans doute le parallélisme entre l’Europe et les États-Unis. Louis-Napoléon
Bonaparte prétendait, à raison, s’inspirer de l’exemple de Georges Washington.
En effet, c’est aux États-Unis d’abord que s’est posée la question de la force
de l’exécutif face aux représentants élus et c’est là que le pouvoir du
Président est vu comme l’équivalent de l’antique institution romaine de la
dictature. Lincoln, Theodor Roosevelt, Wilson et Franklin Roosevelt sont de
bons exemples de ces tendances de l’exécutif à l’autonomie à l’égard de tout
contrôle populaire et même à l’égard du contrôle direct des classes
dirigeantes. Les mêmes tendances se sont développées en Europe au cours du xixe et du xxe siècle, mais Losurdo
montre qu’elles ne sont pas des vestiges du passé féodal ou absolutiste, mais
bien des développements politiques modernes ainsi que le prouve l’exemple
américain. Losurdo réunit toutes ces tendances sous le terme unique de
bonapartisme, auquel il rattache le fascisme mussolinien. Le bonapartisme
suppose deux ingrédients : premièrement, un chef charismatique – à la
place des programmes politiques, ce sont les particularités exceptionnelles du
chef qui vont être mises en avant – et, deuxièmement, l’assignation d’une
mission spéciale, transcendante, à la nation. Les discours nationalistes
chauvins et mystiques de Bush Junior sur la mission que Dieu aurait donnée à
l’Amérique n’ont rien de nouveau : on trouve les mêmes chez Bonaparte,
Washington ou Wilson, Mussolini, de Gaulle … et Bush senior.
Losurdo fait remarquer que les « démocraties »
les plus accomplies sont ainsi les mieux parées pour les états d’exception et
pour faire face notamment au mouvement des masses et aux poussées
révolutionnaires socialistes et communistes. Karl Liebknecht dénonçant la
guerre a été mieux traité par le Kaiser que ne l’a été Eugen Debbs par la
« démocratie » états-unienne… Dans le dernier chapitre, Losurdo
montre comment ces tendances bonapartistes se développent, de manière plus
cachée, à l’abri du néolibéralisme contemporain.
Le troisième axe porte sur le mode de scrutin. Loin d’être
une question technique pour spécialistes des élections, la question du mode de
scrutin est une question au plus haut point politique. Pour Losurdo, le scrutin
uninominal a été toujours pensé comme le moyen de limiter la capacité
d’influence des classes dominées sur le pouvoir politique. Il est une sorte de
substitut du suffrage censitaire. Au contraire le suffrage proportionnel permet
une véritable représentation honnête du peuple tout entier. En second lieu, en
privilégiant le rapport entre les citoyens atomisés et leur représentant, le
suffrage uninominal est parfaitement adéquat aux tendances bonapartistes, alors
que le scrutin proportionnel est favorable à l’activité des partis et à la
discussion sur les programmes politiques. Ce dernier aspect n’est pas le moins
intéressant du livre, particulièrement en France, où l’expérience de la Ve
République nous amplement montré tous les effets pervers et du primat de
l’exécutif et du scrutin uninominal.
Le 20 juin 2003 – Denis Collin
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