mercredi 23 mars 2005

Note de lecture : Démocratie ou bonapartisme ; triomphe et décadence du suffrage universel

Un livre de Domenico Losurdo. Le Temps des Cerises, 2003, traduit de l’italien par Jean-Michel Goux, 284 pages

Grâce aux éditions « Le Temps des cerises » et au travail de Jean-Michel Goux les lecteurs français peuvent enfin avoir accès au livre déjà ancien (1993) de Domenico Losurdo,  Démocratie ou bonapartisme. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. En ces temps où la logorrhée « démocratique » ou « république » se déverse avec d’autant moins de retenue qu’on méprise et la démocratie et la république, la lecture de Losurdo est roborative.

Domenico Losurdo prend comme fil conducteur la question du suffrage universel telle qu’elle s’est posée depuis les révolutions françaises et américaines. À partir de l’étude minutieuse des textes des principaux théoriciens libéraux (de Sieyès à Hayek, de Stuart Mill à Popper, etc.), Losurdo montre les constantes de l’histoire politique des « grands pays démocratiques » : la méfiance à l’égard du suffrage populaire, la défense du suffrage censitaire et quand on se résigne au suffrage universel, on défend le culte de l’exécutif fort, seul capable de tenir en respect une « multitude enfant » incapable de se gouverner seule. Le dernier chapitre est consacré au « bonapartisme soft » caractéristique du tournant de notre siècle. C’est l’occasion pour Losurdo de revisiter la critique marxienne de la démocratie « bourgeoise » et, par-delà les illusions du dépérissement de l’État et la démocratie directe, de redonner son sens émancipateur à l’exigence démocratique.
Le premier axe de la réflexion est la question du suffrage censitaire et de la séparation entre citoyen actif et citoyen passif. C’est un fait que ni la révolution américaine ni la révolution française n’ont accordé le suffrage universel. Non seulement les femmes et les Noirs dans le cas américain sont exclus des droits politiques, mais encore, parmi les citoyens mâles, seuls les propriétaires sont considérés comme des citoyens au sens plein du terme. Les théoriciens libéraux mettent en avant plusieurs raisons pour refuser le suffrage à ceux qui n’ont rien d’autre pour vivre que la vente de leur force de travail. Puisque seuls peuvent être imposés ceux qui possèdent une certaine fortune, il est logique qu’eux seuls aient le droit de vote, sans quoi les misérables qui ne paient pas d’impôt pourraient décider de l’affectation de sommes d’argent auxquelles ils n’ont pas contribué. Benjamin Constant défend les conditions de propriété en tant que critères d’accès aux droits politiques – c’est pour lui la seule manière de rendre possible l’élection directe. Tocqueville, au contraire, admet le suffrage universel à la condition qu’il soit filtré par un système deux niveaux. Stuart Mill, une des figures tutélaires de la social-démocratie anglo-saxonne, refuse d’accorder le suffrage à ceux qui n’ont les connaissances suffisantes pour trancher des questions soumises au débat public. Ces prises de positions théoriques renvoient évidemment à des pratiques politiques concrètes. Losurdo estime que Marx autant que Tocqueville s’est trompé dans son idéalisation des États-Unis comme l’État le plus avancé. La guerre de Sécession a manifesté cette réalité. C’est Tocqueville lui-même qui note que pour les maîtres blancs du Sud, la valeur essentielle était l’oisiveté et que « le travail se confond avec l’esclavage ». Mais ce n’est pas seulement le cas particulier des propriétaires du Sud. Les États-Unis ont toujours été marqués par une très forte discrimination à l’égard des nouveaux émigrants et des prolétaires en général. Et même Lincoln le grand émancipateur était foncièrement raciste, partisan d’un développement séparé des Noirs et des Blancs et, éventuellement, du « retour » des Noirs en Afrique.
« La thèse des apologistes de la tradition libérale apparaît insoutenable non seulement parce qu’elle passe par-dessus les gigantesques luttes politiques et sociales menées par les masses populaires exclues des droits politiques, mais aussi parce qu’elle confère au processus historique de la conquête et de l’extension du suffrage un caractère linéaire qui ne correspond pas en fait à la réalité. (34)
La méfiance à l’égard du suffrage est non seulement le fait des libéraux à l’ancienne mais aussi celui des libéraux modernes – les néolibéristes – comme Hayek ou Mises. Ce pouvoir politique donné aux masses est, selon eux, le point de départ de la construction de l’État bureaucratique. Même Popper – dont les orientations d’origine sont plus social-démocrates que celles de ses compères du Mont Pélegrin, finit lui aussi par se ranger, comme Schumpeter, du côté des partisans d’un suffrage limité. Losurdo montre encore le lien étroit entre le racisme et la méfiance à l’égard du suffrage populaire.
Le second axe de la réflexion de Losurdo concerne le bonapartisme. Dès lors que le suffrage universel devient plus ou moins inéluctable, les classes dirigeantes font régulièrement appel au sauveur suprême. Là encore les théoriciens libéraux jouent leur partition. À grand renfort de citations, Losurdo montre leur fascination devant l’homme providentiel, leur consentement régulier à la dictature comme seul moyen de contrôler les masses infantiles. Mais l’aspect le plus intéressant du livre est sans doute le parallélisme entre l’Europe et les États-Unis. Louis-Napoléon Bonaparte prétendait, à raison, s’inspirer de l’exemple de Georges Washington. En effet, c’est aux États-Unis d’abord que s’est posée la question de la force de l’exécutif face aux représentants élus et c’est là que le pouvoir du Président est vu comme l’équivalent de l’antique institution romaine de la dictature. Lincoln, Theodor Roosevelt, Wilson et Franklin Roosevelt sont de bons exemples de ces tendances de l’exécutif à l’autonomie à l’égard de tout contrôle populaire et même à l’égard du contrôle direct des classes dirigeantes. Les mêmes tendances se sont développées en Europe au cours du xixe et du xxe siècle, mais Losurdo montre qu’elles ne sont pas des vestiges du passé féodal ou absolutiste, mais bien des développements politiques modernes ainsi que le prouve l’exemple américain. Losurdo réunit toutes ces tendances sous le terme unique de bonapartisme, auquel il rattache le fascisme mussolinien. Le bonapartisme suppose deux ingrédients : premièrement, un chef charismatique – à la place des programmes politiques, ce sont les particularités exceptionnelles du chef qui vont être mises en avant – et, deuxièmement, l’assignation d’une mission spéciale, transcendante, à la nation. Les discours nationalistes chauvins et mystiques de Bush Junior sur la mission que Dieu aurait donnée à l’Amérique n’ont rien de nouveau : on trouve les mêmes chez Bonaparte, Washington ou Wilson, Mussolini, de Gaulle … et Bush senior.
Losurdo fait remarquer que les « démocraties » les plus accomplies sont ainsi les mieux parées pour les états d’exception et pour faire face notamment au mouvement des masses et aux poussées révolutionnaires socialistes et communistes. Karl Liebknecht dénonçant la guerre a été mieux traité par le Kaiser que ne l’a été Eugen Debbs par la « démocratie » états-unienne… Dans le dernier chapitre, Losurdo montre comment ces tendances bonapartistes se développent, de manière plus cachée, à l’abri du néolibéralisme contemporain.
Le troisième axe porte sur le mode de scrutin. Loin d’être une question technique pour spécialistes des élections, la question du mode de scrutin est une question au plus haut point politique. Pour Losurdo, le scrutin uninominal a été toujours pensé comme le moyen de limiter la capacité d’influence des classes dominées sur le pouvoir politique. Il est une sorte de substitut du suffrage censitaire. Au contraire le suffrage proportionnel permet une véritable représentation honnête du peuple tout entier. En second lieu, en privilégiant le rapport entre les citoyens atomisés et leur représentant, le suffrage uninominal est parfaitement adéquat aux tendances bonapartistes, alors que le scrutin proportionnel est favorable à l’activité des partis et à la discussion sur les programmes politiques. Ce dernier aspect n’est pas le moins intéressant du livre, particulièrement en France, où l’expérience de la Ve République nous amplement montré tous les effets pervers et du primat de l’exécutif et du scrutin uninominal.
Le 20 juin 2003 – Denis Collin

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