samedi 17 décembre 2005

La transparence totalitaire. Écouter et voir. Voir et écouter.

Par Alberto Giovanni Biuso. 

(traduit de l'italien par D.Collin) 

Le temps que nous sommes en train de vivre, c’est le temps de l’accomplissement de nombreux miracles. Le Léviathan de Hobbes, le Panopticon de Benthan, le Big Brother d’Orwell sont en train de se réaliser sous des formes que les métaphores de Weber et de Foucault n’auraient même pas su imaginer. Outre la « cage d’acier » de la bureaucratisation universelle, au-delà de la « société de discipline », de nouveaux paradigmes et des faits nouveaux requièrent des instruments de contrôle beaucoup plus avancés et envahissants. La Pensée Unique de la contemporanéité unit toujours plus étroitement le politiquement correct, l’agressivité publicitaire et l’obsession de la sécurité « post-9/11 ». Le résultat en est une surveillance toujours plus totale exercée sur la vie quotidienne des habitants de la planète.

Le réseau d’écoute satellitaire Echelon est en mesure de recevoir, contrôler, archiver l’ensemble immense des données provenant des sources les plus diverses. Echelon est une structure du gouvernement états-unien, née avec la collaboration d’autres pays. Issu du vieux réseau UKUSA, conçu pendant la guerre froide, il est maintenant utilisé aux fins les plus diverses: commerciales, guerrières, politiques. Étant donné que Echelon fonctionne par mots-clés, il n’y a pas de doute qu’il est en train d’enregistrer cet article et en général tout Girodivite).
Sur la base constituée par Echelon, le gouvernement des USA après le 11 septembre a conçu le projet TIA (Total Information Awareness), avec l’objectif de contrôler toutes les bases de données du monde contenant des informations sur la vie privée des personnes : e-mail, communications téléphoniques (savez-vous vraiment que, au moyen de votre téléphone cellulaire, même éteint, votre position est toujours identifiable?), fax, comptes courants, achat de billets d’avions (les USA ont obtenu que toutes les compagnies aériennes européennes transmettent toutes les données en leur possession au gouvernement américain sans que les passagers en soient informés et ceci sur la base d’un accord du 5 mars 2003 entre la Commission européenne et les douanes américaines), consultation des sites WEB, abonnements à des journaux et à des revues, soins médicaux et jusqu’aux photocopies, étant donné que les machines de la nouvelle génération sont en mesure de mémoriser les pages sur disque dur avant de les copier. Soumis aux critiques, les TIA s’est simplement transformé en ... Terrorism Information Awareness et sa réalisation avance rapidement.
Partant, il est toujours plus clair que l’insécurité est fonctionnelle pour le pouvoir politique et financier qui gouverne les États, « on ne développe pas la société de surveillance pour lutter contre l’insécurité, on utilise au contraire l’insécurité comme prétexte pour justifier la société de surveillance. Parce que c’est un bon prétexte. (É. Werner, in Éléments pour la civilisation européenne, n° 118, automne 2005). Tout nouvel acte de terrorisme ne fait que renforcer et légitimer l’extension du contrôle social dans un cercle sans fin. « Et donc les caméras de télésurveillance et les nouvelles technologies informatiques rendent possible l’oeil omniscient de Hobbes, le contrôle et la transparence du contenu de la liberté individuelle. » (M. Lhomme, op. cit.) mais si le pouvoir absolu était défendu par Hobbes parce qu’il compensait une moins grande liberté par une plus grande sécurité, le pouvoir Echelon réduit la liberté et en même temps la sécurité.
La biométrie, les puces sous la peau, la connexion interrompue aux réseaux mondiaux de communication peuvent constituer une forme d’extension et d’enrichissement de l’humain et de ses facultés mais sont aussi un instrument potentiel de contrôle total. Il est donc important de savoir que ces processus sont en cours et nous devons les mieux connaître en nous donnant de cette manière la possibilité ou au moins la volonté d’en vérifier l’usage. Dans le cas contraire, « l’intériorisation de la soumission et de la répression favorise cette espèce de souveraineté illimitée, diffuse dans tout le corps social, authentique hydre de mer, où le pouvoir circule et fonctionne en lien avec ses délateurs et les dossiers y afférant. » (ibid.)
Le projet élaboré par Rousseau d’une transparence totale de l’individu par rapport à la société est donc en train de se réaliser, véritablement dans les formes imaginées par le penseur genevois, même si, naturellement, ce n’est pas avec ses instruments : « qu'il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. » (Émile, livre second)
Les hommes libres de l’époque contemporaine sont soumis à une autorité qu’aucune tyrannie antique, aucun absolutisme moderne, aucun despotisme oriental n’a jamais détenue : le contrôle pérenne et bureaucratique de toute communication sociale, l’ipse dixit des icônes, la force envahissante des instruments qui, conjuguant les mots et les images, transmettent à la pensée des ordres, laissant les esprits dans l’illusion qu’ils ont eux-mêmes produit ces simulacres de vérité. La transparence est en train de devenir totale, ou plutôt totalitaire.




mercredi 7 décembre 2005

Que veut dire la laïcité?

Quelques réflexions sur le loi de 1905

  1. Les anniversaires, aussi formels qu’ils soient, ne sont pas seulement des instruments efficaces pour former et entretenir cette mémoire collective si bien analysée par Maurice Halbwachs ; ils sont aussi de bonnes occasions d’envisager avec un peu de recul les questions auxquelles nous sommes directement confrontés. De ce point de vue, la discrétion qui préside aux célébrations de la loi de séparation des églises et de l'État, adoptée en 1905, ne manquera pas d’étonner quand on sait à quelles points ces affaires ont agité et continuent d’agiter l’opinion publique aussi bien que la représentation politique. Laissons cependant de côté cet aspect proprement politique de l’affaire. Je voudrais seulement montrer ici que la loi de 1905 concentre quelques questions essentielles de philosophie politique et de droit. En premier lieu, la loi de 1905 parachève le combat séculaire pour la liberté de conscience, un combat dont les grandes figures philosophiques sont ces géants de la pensée que sont Spinoza, Kant et quelques autres. En second lieu, je dirai pourquoi elle enracine dans notre droit un des principes fondamentaux d’une société juste, d’une « société bien ordonnée », comme le dirait John Rawls. Enfin, je montrerai que cette loi a, à juste titre, un caractère constitutionnel, au sens où elle constitue un des normes fondamentale qui définissent la République, dans la grande tradition républicaniste et spécialement dans la tradition française du républicanisme.
  2. Le combat pour la liberté de conscience comme principe politique remonte sans aucun doute à la Réforme et aux guerres de religion qui ont ensanglanté l’Europe. Progressivement a émergé l’idée du primat de la conscience individuelle dans les questions religieuses : la religion ne peut plus être imposée aux individus. Le christianisme n’est pas totalement étranger à cela, puisque le principe du consentement individuel y est essentiel et la foi ne peut reposer que sur cette adhésion du coeur et sur ce libre arbitre dont Augustin a été l’un des premiers grands penseurs. Il reste que, historiquement, le christianisme s’est imposé comme religion l'État, l'Église se présentant comme l’héritière de l’Empire romain, un empire qui s’étend sur les consciences, ce que les pires tyrans parmi les anciens empereurs n’avaient jamais prétendu... On peut dire que premier acte est l’adoption du principe « cujus regio, ejus religio » selon lequel les sujets doivent avoir la religion de leur prince. Cela signifie que l’autorité n’appartient plus obligatoirement au Pape, intermédiaire entre Dieu et les fidèles, mais au pouvoir politique « national ». La souveraineté céleste est en train de redescendre sur Terre. Le deuxième acte est l’adoption de fait ou de droit du principe de tolérance. On ne reviendra pas sur l’édit de tolérance dit édit de Nantes qui autorise en France, en certains lieux définis, la pratique de la RPR (religion prétendument réformée!) Ce principe de tolérance s’applique très tôt dans les Provinces Unies et en Angleterre. Mais on doit en souligner immédiatement les limites : il s’agit de la liberté accordée aux religions monothéistes, c’est-à-dire aux diverses sectes chrétiennes et aux juifs. Par exemple, le traité d’Utrecht (1579) affirme : « tout individu doit être libre dans sa propre religion, et personne ne doit être molesté ou inquiété pour des questions de culte ». Mais cette liberté de principe était de fait sujette à restrictions. Quand, en 1619, la cité d’Amsterdam finalement reconnaît officiellement aux Juifs le droit de pratiquer leur religion, elle leur impose de maintenir une stricte observance de leur orthodoxie, d’adhérer scrupuleusement à la loi mosaïque et de ne pas tolérer de déviations de la foi en un « Dieu créateur tout puissant ». À la place, d’une orthodoxie, on a maintenant plusieurs orthodoxie. Mais les « hétérodoxes » n’échappaient pas aux sanctions et aux condamnations, ainsi un Juif d’origine portugaise, Uriel da Costa, arrêté par les autorités d’Amsterdam et condamné à une amende pour un de ses livres considéré comme un affront au christianisme et au judaïsme qui se suicida en 1640.
  3. C’est précisément contre cette « tolérance » que Spinoza, dans le Traité Théologico-politique, va poser le principe de la séparation radicale du politique et du théologique. Il affirme d’abord que, si on peut commander aux langues, on ne peut pas commander aux pensées. Par conséquent, si un État veut gouverner les pensées, il s’impose une tâche au-delà de sa puissance et du même coup il engendre le désordre et rend impossible la paix publique. Que Spinoza soit athée ou pas, c’est une question philosophique compliquée. En tout cas, il est le premier à revendiquer ouvertement l’absolue liberté de penser en dehors de tout dogme religieux. Mais il va un peu plus loin. Sans dire clairement que l’État doit être neutre au plan religieux, il affirme que s’occuper des affaires religieuses n’entre pas dans le champ du contrat par lequel les individus transfèrent leur pouvoir à un Souverain et la seule « religion » d'État possible – mais s’agit-il encore d’une religion ? - est la religion de la patrie qui repose sur la justice, la charité et concorde.
  4. Pour montrer d’ailleurs combien est forte la position de Spinoza, on peut la comparer à la défense de la tolérance par John Locke. Locke est certainement le véritable père fondateur des États-Unis et en tout l’inspirateur de la conception anglo-saxonne de la démocratie. Après avoir fait l’apologie de la tolérance religieuse, ce très célèbre père de la démocratie ajoute : « ceux qui nient l'existence d'un Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l'on bannit du monde la croyance d'une divinité, on ne peut qu'introduire aussitôt le désordre et la confusion générale. D'ailleurs, ceux qui professent l'athéisme n'ont aucun droit à la tolérance sur le chapitre de la religion, puisque leur système les renverse toutes. »1On voit donc clairement que la laïcité et la tolérance religieuse sont deux choses très différentes. Et que notre « exception française » inventée par un Juif hollandais d’origine portugaise du XVIIe siècle vaut bien l’exception anglo-saxonne...
  5. En deuxième lieu, pour quitter l’histoire de la philosophie, je voudrais montrer que la laïcité est incluse dans les « principes de justice », tels que les définit John Rawls. Le premier principe de justice est le principe d’égale liberté pour tous qui inclut la liberté de conscience. Cette dernière ne peut subir aucune limitation – alors que Rawls admet que les libertés puissent être limitées, par exemple tout simplement quand on remplace la démocratie directe par la démocratie représentative. Cela veut donc dire que l’État ne peut donner aucun privilège à quelque conviction que ce soit, religieuse ou non religieuse. Quand il passe à la justification des principes de justice, Rawls montre que sont justes les principes que l’on approuverait en étant placé sous le « voile d’ignorance », c’est-à-dire dans une situation où l’ignore sa situation particulière et ses avantages ou handicaps propres. Quelqu’un placé sous ce fictif voile d’ignorance ignorerait s’il est lui-même chrétien, mahométan ou athée. Il chercherait donc système juridique qui lui garantirait la moins mauvaise situation faute de connaître à l’avance la meilleure pour lui. Un catholique sachant qu’il est catholique préférerait sans doute une étroite liaison entre l’Église et l’État mais quelqu’un placé sous le voile d’ignorance n’aimerait sans doute pas se réveiller catholique dans une République Islamique ou dans un État persécutant toutes les religions. Son choix rationnel porterait donc sur un Étatlaïque, neutre quant aux croyances et garantissant la liberté de culte et le droit d’être athée.
  6. Certes, Rawls ne tient pas explicitement le raisonnement que je viens de tenir. Le mot laïcité semble d’ailleurs ignoré de la langue anglaise... On traduit généralement par secularity ou secularism. Mais Rawls soutient la nécessaire neutralité de l’État : « l’État ne doit rien faire pour favoriser ou promouvoir une doctrine compréhensive particulière plutôt qu’une autre ou fournir d’avantage d’assistance à ceux qui en sont partisans. »2 De là à dire que l’État ne reconnaît, ne subventionne ni ne salarie aucun culte, il n’y vraiment qu’un tout petit pas. On peut trouver une confirmation pratique de cette façon de voir les choses. Généralement ce sont les minorités – ceux qui ont donc le moins de chance de pouvoir imposer leur point de vue aux autorités politiques – qui sont les plus ardents défenseurs de la laïcité. On sait le rôle qu’eurent les protestants et une partie des Juifs dans la séparation de l'Église et de l’État en France. On remarquera que dans l'État calviniste hollandais, les catholiques sont plutôt favorables à la laïcité, et ainsi de suite...
  7. Un historien pourra aisément montrer que la laïcité va de pair avec l’établissement et la consolidation de la République dans notre pays. Des lois Ferry de 1882 à la loi de 1905, la question de la laïcité concentre toutes les batailles menées pour la défense du régime républicain. Mais si nous voulons en apprécier la valeur aujourd’hui, il faut montrer toute sa place dans la pyramide des normes. Une constitution peut être modifiée quant à l’organisation des pouvoirs publics, et on ne s’en est pas privé ! Mais cette organisation des pouvoirs publics renvoie elle-même à une norme plus fondamentale qui réside dans la déclaration de droits de 1789 et dans quelques principes qui ont fini par être ceux à partir desquels on peut juger de la validité ou non d’une organisation particulière des pouvoirs publics. Notre conception de la pyramide des normes interdit qu’un parti ou un gouvernement puisse soumettre au suffrage populaire un projet qui violerait le principe d’égalité ou le principe de liberté. Bien que ce ne soit pas toujours très clair dans la présentation, il y a une différence de niveau hiérarchique entre le préambule de notre constitution (« Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu'aux droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004. ») ou son article premier (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. ») et, par exemple, l’article 49 qui définit les conditions dans lesquelles le gouvernement est responsable devant le Parlement. On peut supprimer le 49-ter ou l’article 16 (qui confie les pleins pouvoirs au président) sans bouleverser l’édifice de fond en combles. Mais si on supprime la référence à 1789 ou à 1946, c’est une autre affaire !
  8. Sans que la séparation de l’État et des églises figure formellement dans ces textes, il me semble qu’on peut considérer qu’elle est la conséquence logique du principe de liberté (qui inclut au premier chef la liberté de conscience) et du principe d’égalité. Comme, en outre, l’instruction publique laïque et obligatoire figure au rang des principes fondamentaux (préambule de 1946) et que la France est définie comme une République laïque, on peut sans interprétation exagérée considérer que principes posés par la loi de 1905 appartiennent au rang des principes inviolables sauf à entreprendre une véritable sédition contre l’État républicain.
  9. Pour terminer je dirai quelques mots de la question religieuse aujourd’hui. La loi sépare les églises et l’État et garantit la liberté religieuse. On nous dit ici et là qu’il faudrait aujourd’hui une laïcité plus ouverte – c’est la reprise « soft » d’un discours tenu par les sectaires religieux contre le soi-disant « intégrisme laïque ». On nous propose d’enseigner « le fait religieux » comme si les programmes actuels d’histoire ou de philosophie ignoraient ces questions. La confusion de ces discours à la mode tient à une chose : les églises sont des institutions relativement faciles à définir. La religion, c’est une autre affaire ! Nous n’en avons aucun concept précis. On peut la définir comme phénomène appartenant à l’ordre culturel qui mérite donc étude comme tous les phénomènes culturels. Et de ce point de vue aucune ne peut faire prévaloir ses droits sur les autres, même en invoquant la force du nombre. Il y a des religions sans Dieu, le bouddhisme en est une à certains égards – et encore faudrait s’entendre sur ce qu’est le bouddhisme dont il y a presque autant de variantes que dans le christianisme. Il y a aussi des phénomènes sociaux et politiques dont la nature religieuse est évidente : comment ne pas repérer le religieux dans le culte (heureusement disparu) du « petit père de peuples » ? Il y a des attitudes religieuses sans religion : je pense à la « religion cosmique » d’Einstein ou à la « vraie religion » dont parle Spinoza. Nous avons eu la « religion civique » de Rousseau et même le culte de l’Être Suprême. Et notre République elle-même qui parle de « droits sacrés », nos droits, nous qui sommes « les enfants de la patrie », elle est encore à sa manière dans la transcendance et dans la distinction entre le sacré et le profane, c’est-à-dire dans le religieux. Bref, nous n’en avons pas fini avec le religieux.
  10. On voit bien à l’énoncé de cette liste (non limitative) qu’il est impossible de parler de « la » religion ou « des » religions comme cela allait de soi, comme nous avions affaire à des entités claires et distinctes. En vérité, quand on demande une « laïcité ouverte », une « nouvelle laïcité », il ne s’agit pas de la ou des religions, mais bien de la réintroduction du pouvoir clérical dans l’espace public. L’ouverture prétendue serait en réalité une grande marche arrière dans notre histoire et constituerait un viol de la liberté de conscience de cette grande majorité de citoyens qui se passent de religion ou qui vivent leur religion à leur manière comme un aventure métaphysique.


1Lettre sur la tolérance, 1686 – traduction de Jean Le Clerc, 1710
2Libéralisme politique, V,§4, page 236 de la traduction française.

jeudi 1 décembre 2005

Revive la République

Revive la République! par Denis Collin - Armand Colin - 2005 - 20€. Recension par Gilbert Molinier


Denis Collin reste un auteur intempestif. A l’heure où l’on ne parle que d’éthiques, il écrit Questions de morale1 ; la géographie se réduit-elle aux régions et à l’Europe, il écrit Revive la République2… Bien qu’il soit d’actualité, son dernier ouvrage, Revive la République dont on ne dira ici que quelques mots, est et restera un certain temps à contre-temps. Tous ceux qui semblent vouloir faire du passé table rase au nom de la modernité, « politiciens européistes et journalistes incultes » (p.194) baignant dans ce que Sloterdijk appelle « die Normalität als Glücksgefuhl »3 feraient bien de méditer une des leçons contenues dans ce livre : si l’on veut penser l’avenir, il faut aussi se tourner vers le passé.

Ecrit dans une époque furieuse, ces « années d’orgie » (p.3), pudiquement nommées « néolibérales », ce livre est porté par une saine colère, une fraîcheur et une franchises devenues aujourd’hui une marque d’incorrection politique. Cette passion de la tête, comme disait Marx, est surtout apparente dans les chapitres consacrés à « L’effondrement du marxisme », « Propriété et institutions politiques » et « La question de l’Europe ». Et je ne dis rien des pages aussi caustiques que vraies sur le livre de Negri, Empire, métaphysicien de la politique ayant revêtu « la robe de bure du saint-mendiant ».

Ensuite, ce livre navigue artistement entre philosophie et politique de telle sorte que la philosophie éclaire les limites intellectuelles comme elle montre du doigt les errements moraux de la politique et que, réciproquement, la politique stigmatise les paralysies congénitales de la philosophie. Toutefois, ce mode d’exposition recèle un danger pour autant qu’il est toujours possible, même à son insu, d’être tenté de trouver une solution philosophique à une question politique.

En même temps, le contenu de ces chapitres est tout à fait convaincant, au moins dans le détail des descriptions. Par exemple, dans le chapitre intitulé « L’effondrement du marxisme », Denis Collin met en évidence de nombreuses contradictions, impasses pratiques et théoriques, aussi bien apparentes dans l’œuvre de Marx que dans ce que s’en est réclamé comme « socialisme réel ». Il montre à grands traits qu’il est impossible d’éviter la lecture du livre III du Capital si l’on veut comprendre quelque chose au capitalisme financier. En cet endroit, « sa théorie a une valeur prédictive assez remarquable » (p.146). Impossible aussi d’éviter Marx si l’on veut comprendre le mécanisme de l’exploitation capitaliste… Mais il montre aussi que « La philosophie de l’histoire de Marx est de part en part idéaliste . » (p. 148). Et il ajoute : « Le problème principal, peut-être, sur lequel échoue la théorie marxiste demeure cependant le problème politique proprement dit. » (p.149) et que « l’idée marxiste de la dictature du prolétariat comme ‘Etat dépérissant’ est de part en part inconsistante. » (p.157)… Malheureusement, il est à craindre que toutes ces remarques de bon sens ne soient pas encore audibles. Raison de plus pour le dire et l’écrire, et là, je crois qu’un pas est franchi. On regrette cependant que Denis Collin n’ait pas évoqué, même à grands traits, les conflits intestins, fratricides, entre les franges « marxistes », histoire d’aller dans les coins. Faire le ménage oblige à nettoyer les coins, derrière les portes... La Révolution bouffe ses enfants



De la « démocratie », ils en ont plein la bouche. Aujourd'hui, il est convenu de causer de la « démocratie » sous cette forme-là : « Dans nos démocraties... » Il semblerait même que le sommet du développement spirituel étatique consiste à atteindre l’âge démocratique. De ce point de vue, le Japon, l'Allemagne, l'Italie, les Etats-Unis, l'Espagne, la France... sont des « démocraties ». Les mauvais esprits, l’Irak, l’Afghanistan, l’Iran, la Chine, etc. sont sommés, aussi bien manu militari, d’ajuster et de tailler leurs oripeaux aux canons de la pureté démocratique. Mais l’a-t-on suffisamment remarqué ? On ne parle plus, plus personne, en France, ne parle de la « République française » ; plus personne, en France, ne parle de la « République ». Ce terme a presque disparu, presque complètement déserté le discours politicien. Comme il a disparu du langage courant. Jusqu’à une époque récente, il était convenu de parler de la « République française ». Les Français avaient même une expression pour exprimer leur particularité : « Mais on est en République ! On est libre. » La langue est l’arène de la lutte des classes. Intempestif encore, Revive la République repose vigoureusement la question de la « République ».

On regrette alors que les deux premiers chapitres de Revive la République ne marquent pas ce glissement conceptuel et soient consacrés à la « Démocratie » (« La démocratie en crise », puis « De la démocratie en Amérique »). Si l’on en reste au langage courant, au moins à titre de point de départ d’une analyse, et d’un seul point de vue français, on peut bien dire que les Etats-Unis sont une démocratie - on parle communément de la « démocratie américaine » -, mais on n’évoque la « République américaine ». Par exemple encore, on peut bien considérer que l'Angleterre est une démocratie, mais il est très difficile d’admettre qu'elle soit une « république ». Comme il vient automatiquement dans la langue commune que la RFA est « République fédérale... », mais on ne parle pas de la « République allemande ». La seule « République allemande » qui existât fut la « République de Weimar », une catastrophe historique. De la même façon, personne, du moins en France, n'a jamais parlé de la « République italienne », on désigne simplement « l’Italie ». La « République espagnole » est un court épisode, tragique aussi, de l'histoire de l'Espagne... Sur cette question, je ne suis pas sûr que Revive la république atteigne la logique spéciale de l'objet spécial.

Autre question. Grand coup de pied dans l’héritage trotskyste. La révolution mondiale… Le parti pris de Denis Collin trace, encore à grands traits, les contours d’une « république sociale » : « soit le capital en finit avec la république, soit la république devient une république sociale dans le plein sens du terme. » (p.181) Les développements que l’auteur consacre à la « République sociale » sont très intéressants. Dans le détail, ils emportent l’adhésion. Ils mettent en évidence des contradictions intellectuellement et politiquement éprouvantes. Je pense notamment à tout ce qui est écrit sur le "citoyen"-"propriétaire".

Reste la lancinante question de la réalisation concrète et pratique de ce projet. L’auteur écrit : C'est donc potentiellement une alliance majoritaire qui pourrait se retrouver derrière les idées... » (page 225). Comment peut-on se « retrouver derrière des idées... » ? Par son imprécision, une telle formulation indique qu’on reste encore, sinon dans le mystère de l’action politique, du moins dans le volontarisme politique, idéaliste en son essence, que, par ailleurs, tout le livre dénonce vigoureusement. C’est sans doute la raison pour laquelle l’auteur propose une solution queue-de-poisson en en appelant à une révision… constitutionnelle : «Si on veut un changement politique réel, une véritable alternative, il faut commencer par le commencement, et le commencement, pour nous, en France, ce sont les institutions de la République […] nous avons besoin d’une nouvelle République » (p.207). Certes, la Constitution de la Vème République est monarchique, mais on objectera à l’auteur que c’est la même république qui a accordé le droit à la retraite pleine à l’âge de 60 ans et qui l’a retiré. Donc, reste posée, d’abord, la question de l’activité (et de l’existence !) des forces sociales qui construiront cette « république sociale ». Aujourd’hui, ces forces sociales n’existent pas en tant que forces.

En même temps, Denis Collin rappelle que "Ce qui manque le plus, c'est un renouveau théorique, un renouveau de la discussion publique qui permette de tracer une voie..." (p. 226). A celui-ci, il a apporté ton écot. Espérons qu’il soit entendu par-ci, du côté des « trotskystes », et par-là, du côté des « staliniens », et même au-delà. L'urgence « obligera »... Théorie… Pratique… Chantiers de nouveau en friche à l’assaut desquels l’auteur s’est attaqué. On revient à la formulation classique de Lénine : Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. Sans mouvement révolutionnaire, pas de théorie révolutionnaire.

A cause de circonstances atmosphériques défavorables, ce livre a cette facture obligée, sinon de science-fiction, du moins d’anticipation. Il est écrit au présent comme tension entre le passé et l'avenir. Les spécialistes de la nutrition disent que l’on doit sortir d’un bon repas, non pas avec la faim au ventre, mais avec l’envie d’en avoir un tout p’tit peu plus. En lisant Revive la République, on apprend beaucoup, l’envie vient aussi d’en savoir plus. Pari gagné ! Ce n'est pas le moindre des mérites du livre de Denis Collin de montrer que tout est à recommencer, depuis les fondements et de prendre le risque de « faire des propositions ».

Gilbert Molinier

1 D. Collin, Questions de morale, Paris, Armand Colin, 2003, 295 pages.
2 D. Collin, Revive la République, Paris, Armand Colin, 2005, 231 pages.
3 « La normalité conçue comme sentiment du bonheur . »

lundi 21 novembre 2005

Comment ressourcer l’idée républicaine?

Recension d'Yvon Quiniou pour Revive la République, par Denis Collin, Éditions Armand Colin, 2005, 234 pages, 20 euros.

Denis Collin revitalise les objectifs d’égalité et de liberté proclamés par la révolution de 1789, à la lumière d’un héritage marxien réactualisé.Voici un livre particulièrement stimulant. Prolongeant sa réflexion plus générale de Morale et Justice sociale (Seuil, 2001), Denis Collin affronte la crise politique actuelle pour en souligner la gravité et suggérer les moyens de la dépasser. Son constat de départ est sans concession : la démocratie se délite au fur et à mesure que s’aggravent les difficultés de vie des masses populaires, trahissant les proclamations officielles de ses élites. Le libéralisme d’aujourd’hui, assez différent des promesses de libération politique de ses fondateurs, n’est autre qu’un « libérisme », c’est-à-dire une organisation économiquede la production dans laquelle la recherche du profit se retourne contre la liberté des producteurs, voire peut s’accommoder d’une absence criante de démocratie comme les différents fascismes du XXe siècle l’ont montré.
Mais la situation idéologique est obscurcie par le fait que bien des intellectuels ou militants libertaires - Cohn-Bendit, Negri, Lipietz - sont passés sans remords dans le camp libéral, oublient l’exploitation du travail dont il est complice, et nourrissent ainsi
la pire confusion sur sa signification politique réelle.
L’auteur propose de réagir en se ressourçant à l’idée républicaine. Certes, celle-ci n’est qu’un cadre normatif et juridique, souvent bafoué dans la réalité, mais elle indique où la société doit aller : vers l’égalité et la liberté de tous, comme la Déclaration de 1789 l’a proclamé. Sa réalisation suppose que l’on ne fasse pas l’impasse sur la théorie de Marx : les inégalités de classes existent, liées à la propriété privée de l’économie, qui empêchent la liberté d’être un bien réellement universel, et il faut intégrer cette donne si l’on veut rendre effective la République. Mais l’héritage marxien doit lui-même être actualisé : dans un chapitre qu’on pourra trouver un peu rapide, l’auteur indique par exemple que l’idée d’une croissance devant apporter l’abondance doit être revue, en particulier du fait de la crise écologique, ou encore que le thème du dépérissement de l’État n’a guère de sens si l’on veut maintenir une régulation juridique assurant l’égalité et la liberté, y compris dans la sphère économique.
Les propositions formulées en fin d’ouvrage sont un mixte de républicanisme et de fidélité critique à l’auteur du Capital. S’appuyant sur le travail prospectif de Tony Andréani, l’auteur envisage de revenir à un programme fort de nationalisations, de l’accompagner d’un renouvellement démocratique aux multiples visages, y compris institutionnels, avec une VIe République, de revaloriser l’espace national comme base d’un pouvoir des peuples, de faire toute sa place, enfin, au souci de l’individu en s’inspirant de ce qu’il y a de meilleur dans la tradition libérale issue des
Lumières (Rawls est souvent cité). Tout cela dessine ce que pourrait être un communisme à la fois intransigeant et lucide, sans messianisme ni renoncement. On regrettera seulement que ne soit pas indiquée la force politique susceptible de lancer cette alternative, alors que ce n’est pas du côté de la social-démocratie, telle qu’elle se veut aujourd’hui, qu’on peut la trouver.
Yvon Quiniou, philosophe

jeudi 22 septembre 2005

Revive la République. Présentation et lettre de Jean-Marie Nicolle

Revive la République

En librairie le 15 Septembre 2005


Nos élites dirigeantes ont le travers de confondre leur incontestable essoufflement et les indices de leur sortie de jeu prochaine avec cette « fin de la politique » qui les arrangerait tant.

Fini l’art et le courage de gouverner, tout ne serait plus que «gouvernance» ! Néant de la pensée et de l’action : des élections transformées en concours de beauté entre candidats aux programmes interchangeables, des ambitions personnelles et claniques à foison, et de beaux débats sur les « valeurs » pour couvrir le tout !

Mais cette mauvaise comédie, à laquelle ont rallié leur panache rose nombre de ceux qui s’imaginent peut-être encore porter les chances du changement, ne fait déjà plus recette. De 21 avril en 29 mai, l’urgence est claire, il faut oser refaire de la politique, et donc d’abord faire revenir la politique, au sens noble, dans les têtes et les programmes.

À cet égard, l’idée républicaine, paradoxalement, reste une idée neuve. Après des décennies de détours utopiques ou à l’inverse d’asservissement aux supposées lois de l’économie, nous sommes
loin d’en avoir épuisé ou même deviné tout le potentiel. Elle seule, ce livre prétend le démontrer, permet de redéfinir un idéal libérateur pour notre époque.

Des citoyens libres dans une république émancipée : voici, confortées par des analyses de fond, des orientations et les linéaments d’un programme social-républicain.

ARMAND COLIN collection « Intervention »
septembre 2005, 208 pages, 20 €, ISBN 2-200-26931-5



Ecrit par dcollin le Dimanche 11 Septembre 2005, 19:21 dans "Publications" Lu 5200 fois. Version imprimable

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Commentaires

Lettre de Jean-Marie Nicolle

dcollin - le 22-09-05 à 07:15 - #
Cher Denis,

Je viens de terminer la lecture de ton livre et je veux te dire combien je l'ai apprécié. Clarté, incision, justesse, beaucoup de qualités d'écriture. Mais je ne vais pas te distribuer les points. Je suis fondamentalement d'accord sur tes analyses et sur ta proposition d'un retour à la République, c'est-à-dire à la "polis" au sens le plus simple du terme, et une République sociale qui repose sans cesse la question de la propriété.

La tâche n'était pas facile de démêler le philosophique de l'idéologique et tes exposés sur la terminologie sont très utiles (ex: sur le libéralisme, pp.66-67).

Je souscris à ton analyse sur la crise de la démocratie et tu as raison de souligner la conscience politique des citoyens malgré la dépolitisation apparente. La société de consommation avec le crédit (p.50) est une cause importante. Mais j'aurais insisté d'avantage sur la politique politicienne comme mise en scène permanente de l'image des individus-vedettes afin d'occulter les débats de fond. Les responsables politiques sont devenus des marionnettes volontaires ; l'attaché de presse ou le conseiller en image ont pris une bonne part du pouvoir. Les médias sont devenus un véritable quatrième pouvoir. La vie politique est réduite à un feuilleton dont les citoyens sont devenus les spectateurs forcés. Les coulisses sont, bien entendu, fermées à double tour. Même les manifestations, les grèves de la faim, les occupations d'usines sont récupérées dans le décor. Comment faire entendre autre chose?

Tu dis avec raison que la mondialisation n'est pas un phénomène nouveau, à un détail près cependant: la télévision puis internet (on trouve des cybercafés dans les villages de la brousse) exhibent la richesse occidentale partout dans le monde. Au XIXe siècle le château de la reine Victoria était invisible aux Massaï du Kenya! D'où des rapports nouveaux, me semble-t-il, à l'autre, à ce qui est considéré comme une valeur (va observer les Papous en leur offrant de la verroterie; ils te réclameront une Toyota ou un PC portable), à l'idée que les hommes se font de la liberté. On explique l'immigration par la misère, alors que ce sont les élites (relatives) qui cherchent à venir en Europe: les immigrés ne viennent pas tant chercher un travail que ce qu'ils ont vu à la télé; d'ailleurs, à la télé, voit-on les gens travailler? Voit-on les héros payer leur consommation en sortant du café? L'argent est caché; on fait circuler les images.

La panne de l'ascenseur social: c'est vrai. Mais il n'y a pas que les bourses, le labyrinthe des filières, le coût des études supérieures qui soit en cause. L'image de l'enseignant et, plus généralement, des professions intellectuelles, a été systématiquement ridiculisée, par ceux-là même qui auraient pu la promouvoir (les journalistes, les directeurs de programmes audio-visuels). Pour sortir de son milieu par les études (c'est mon cas) il faut pouvoir s'identifier à une image positive, ce qui réclame un prestige social du maître et une considération de la famille. Allègre est, à mon sens, un des principaux responsables dans cette affaire.

Ta description de la ruse politique consistant à user de l'Europe pour se défausser de ses responsabilités par les politiques (p.57) me paraît très juste; un petit détail sur la formule de B.Pascal (p.88); en réalité, elle vient de Nicolas de Cues; tu comprendras ma sensibilité sur ce point!

Je suis d'accord avec ta critique de nos institutions qui respectent pas la séparation des pouvoirs. C'est une difficulté que je rencontre auprès des étudiants que je prépare à Sciences Po. Quand on expose les principes, tout va bien. Mais quand j'explique comment se passe l'adoption d'une loi en France (depuis le dépôt du projet jusqu'à la publication des décrets d'application), je vois des têtes de plus en plus consternées.

P.133: tu montres la collusion de classe du personnel politique; notre démocratie n'est qu'une oligarchie; je me souviens des propos pessimistes de R. Aron là-dessus. Bien que je ne partage aucunement son gaullisme, sa thèse de la nécessaire hypocrisie de l'exercice du pouvoir en démocratie ne manque pas de force. Mais elle est très dangereuse, bien entendu.

Ton analyse du marxisme qui dissocie la théorie de ses applications historiques me convient tout à fait. Marx n'est pas mort. Je te signale des fautes de frappe dans ces pages (139-144). La passion t'aurait-elle emporté? Je suis très intéressé par ton hypothèse: "le marxisme est la dernière des grandes hérésies chrétiennes" (p.145). Mais que dire du libéralisme anglo-saxon? Comment peut-on être Texan et chrétien?

P.151: l'histoire de la monarchie est l'histoire de la liquidation impitoyable de la noblesse. Bien sûr, tout groupe au pouvoir se maintient par la liquidation de ses rivaux proches (cf. les purges staliniennes). Mais comment entends-tu cette liquidation des nobles par le tiers-état: les dettes? les chartes parlementaires? les expulsions des grandes familles?

Enfin je te rejoins tout à fait pour dire qu'une refondation de la République ne peut passer que par une remise en cause de la propriété. Mais tu ne parles pas de l'héritage. Si les parents ne doivent avoir aucun droit de propriété sur leurs enfants (ma femme, ma fille, mon fils, ma voiture, mon chien...), les enfants ne doivent avoir aucun droit sur les biens de leurs parents. Que les propriétés accumulées par un individu ou par un couple reviennent à la propriété sociale à sa mort. Par là, on diminuerait une bonne partie des investissements dans des rentes. Mais surtout on détruirait le sacrifice des générations, les conflits de succession, les injustices scandaleuses au bénéfice de ceux qui ne se sont donnés que le mal de naître, etc. La notion de bonheur en serait transformée, chacun devant "travailler", littéralement, à son propre bonheur.

Tes propositions finales sont risquées et c'est courageux de les écrire: pp.209-210 sur les institutions, p.216 sur la presse, p. 217 sur le rachat des entreprises. Je ne suis pas sûr que les faits te donneraient raison sur la productivité dans le socialisme (p.222). Je suis plus pessimiste que toi sur la viabilité des coopératives. Je trouve très juste ta définition de la loi juste (p.224): elle permet d'échapper à l'angélisme chrétien. Je m'en servirai.

Ce qui transparaît au long de tes pages, c'est le sentiment d'avoir été trahi par les responsables de la gauche. Et c'est vrai. Et cela va demander du temps pour s'en remettre. Comment les militants du PC vont-ils digérer la chute de l'URSS? Comment les militants socialistes peuvent-ils encore supporter le spectacle de leur parti? Et s'il faut choisir entre Sarkozy et Fabius? C'est désespérant! ...Même Chevènement qui pouvait sembler assez proche de ton projet s'est rendu insupportable. "Le gouvernement des hommes doit être remplacé par l'administration des choses". Oui ce serait tellement plus facile. Ce serait une belle libération. Malheureusement, si on dépasse le gouvernement sur les hommes, il reste que le gouvernement s'exerce par des hommes. Et là on n'est pas sorti de l'affaire! Personnellement, j'en suis arrivé à une position plutôt sceptique: la recherche du bonheur n'est pas ce qui intéresse les hommes. Quand ils ont tout pour être heureux (argent, amour, beauté, santé, culture), ils s'arrangent pour gâcher la fête. Observe nos chers collègues du supérieur: ils ont l'autonomie, le prestige, le temps, aucun inspecteur sur le dos, et ils passent leur temps à se tendre des traquenards où ils dépensent une énergie folle.

Alors dénoncer le discours économique: oui; reposer le sens de la loi républicaine: oui; redonner vie au politique au sens démocratique du terme: oui. Par là on rétablira un peu plus d'égalité et de justice; je ne pense pas qu'on redonnera beaucoup de liberté (la consommation est devenue notre prison). Je ne crois pas qu'on rendra les hommes heureux.

Jean-Marie Nicolle

lundi 15 août 2005

Raisonnement scientifique et utilitarisme

à nouveau sur le sophisme naturaliste

Dans l’une de ses contributions au volume Intrusions spiritualismes et impostures intellectuelles dans les sciences[1], Jean Bricmont tente une brève défense de l’utilitarisme comme  fondée sur l’approche scientifique de la réalité. Il vaut la peine de s’y attarder en raison de la personnalité et des qualités particulières de l’auteur qui mettent d’autant mieux en relief l’impasse à laquelle conduit une telle position.[2]

Bricmont commence par reconnaître qu’il est certainement vrai « qu'on ne peut pas déduire logiquement des jugements de valeur à partir de jugements de fait. » Mais il ajoute immédiatement :
« cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas une façon scientifique de raisonner en matière éthique qui, à nouveau, s'oppose à l'attitude religieuse. Cette approche est l'utilitarisme qui repose sur un seul principe éthique non factuel, à savoir qu'il faut globalement maximiser le bonheur. »
Il ne s’agit donc pas de déduire les règles morales des sciences de la nature : Bricmont ne tombe pas dans ce que Moore appelait « le sophisme naturaliste »[3] et de ce point de vue il se distingue de ceux veulent refonder la  dans la théorie darwinienne de l’évolution.[4] Il s’agit seulement de transposer à l’éthique la méthode des sciences de la nature. Malheureusement, en pratique, cela ne vaut guère mieux que le « darwinisme moral ». Bricmont reconnaît volontiers que la notion de bonheur est bien vague et que « les calculs utilitaristes sont bien souvent impossibles à effectuer ». Mais il ajoute :
« On peut justifier a contrario l'utilitarisme en faisant remarquer qu'il est difficile d'imaginer une action qui serait moralement justifiée alors que celui qui la commet sait qu'elle tend à diminuer le bonheur global. »
Voilà qui est fort confus ! Bricmont introduit le concept de « justification  » comme si ce concept allait de soi. En science, on connaît les procédés de justification d’une assertion : cohérence logique, coordination systématique des résultats expérimentaux, capacité prédictive. Mais il n’y a rien de tel en éthique puisqu’il n’y a pas de « résultats expérimentaux », puisque l’éthique n’a rien à voir avec les faits en tant que faits. Qu’il y ait des myriades de menteurs et un nombre assez élevé d’assassins, cela ne nous dit rien des valeurs morales du mensonge ou du meurtre. La « justification  » se rapporte toujours à une certaine doctrine  qui est présupposée. Il y a des justifications utilitaristes du mensonge ou du meurtre, mais les mêmes actes n’ont aucune justification dans la  kantienne. On ne peut donc pas dire que l’utilitarisme repose sur des justifications morales dès lors que ces justifications présupposent elles-mêmes l’acceptation de l’utilitarisme. Le raisonnement de Bricmont se place dès le départ dans un cercle vicieux : il doit supposer ce qu’il veut démontrer. Une fois cette première faute logique commise, il entre dans le monde enchanté des théories irréfutables.
Bricmont ne s’en tient pas là : il sous-entend qu’il y a au moins un mode négatif de justification  : pour une mauvaise action « celui qui la commet sait qu'elle tend à diminuer le bonheur global. » Autrement dit, premièrement, j’agis mal dès lors que je sais que j’agis mal : on retombe dans les morales de l’intention qu’on vient de chasser par la porte (au nom de l’approche scientifique) et qui rentrent par la fenêtre. Deuxièmement, on réintroduit comme critère ultime le fameux bonheur global dont on dit deux lignes plus haut qu’il est « vague ». Si je pense que le bonheur global réside dans la luxure et le culte du veau d’or, je peux être fondé moralement à « diminuer le bonheur global » pour restaurer l’ordre moral. Bricmont objectera que je fais appel à la  religieuse. Très juste. Mais si on veut mettre hors jeu les morales religieuses il ne faut pas simplement leur demander de faire silence, il faut trouver des arguments rationnels. Or Bricmont n’en a pas : le disciple de Moïse alléguera qu’il diminue le faux bonheur global des vicieux pour préparer le vrai bonheur global des vertueux.
Sortons de la confrontation avec les morales religieuses et laissons Moïse avec ses tables de la loi brisées. Les thuriféraires du capitalisme affirment que les inégalités croissantes concourent au développement de la production de biens matériels et donc au bonheur global. Les socialistes (à l’ancienne, pas ceux de l’actuelle « social-démocratie » !) en défendant un certain égalitarisme, une forte intervention de l’État et la protection sociale brident donc les capacités productives et contribuent à faire baisser le bonheur global ! Une société plus juste serait peut-être moins heureuse, si le bonheur consiste uniquement dans l’accumulation illimitée de marchandises. Inversement, l’esclavage pourrait être moralement justifié (et il le fut dans l’Antiquité) parce qu’il fournissait les bases de la vie heureuse et de la civilisation des citoyens libres… Admettons que les souffrances d’une seule personne permettent de procurer un bonheur intense dans un groupe (par exemple une assemblée de marquises, de chevaliers et d’abbés sortis d’un ouvrage de Sade), le calcul des plaisirs (sur lequel est fondé cette notion de bonheur global) fera apparaître que cette souffrance est justifiée moralement !
Ainsi le bonheur global n’est pas une notion vague, mais un abîme de confusion intellectuelle dont on ne peut pas se sortir. Le « raisonnement scientifique » en éthique est donc fondé sur du sable. Bricmont doit le sentir car il évacue ces questions avec une légèreté étonnante. Il tente de montrer que l’utilitarisme a des conséquences avantageuses, un point de vue pragmatiste et relativiste qui n’est pas très cohérent avec les positions qu’il défend, par ailleurs, en philosophie des sciences. Ainsi il écrit :
« D'un point de vue utilitariste, toute sanction doit être justifiée uniquement en fonction du bonheur global et non pas par un désir de punir les méchants. »
C’est absurde. La sanction, au sens juridique, n’est pas fondée sur le « désir » de punir les méchants. La sanction est une réparation qui découle d’une conception du droit. Bricmont mélange tout. En quoi les sanctions contre les anciens criminels de guerre, un demi-siècle et plus après les faits, ont-elles augmenté le « bonheur global ». En rien, évidemment. Mais ce qui est défendu dans la condamnation, par exemple de Papon, c’est une certaine conception de l’homme, du devoir, etc. L’abandon de la peine de mort n’est pas lié à la demande d’augmentation du bonheur global mais à une certaine idée de la justice et une certaine idée de l’homme. Là encore, donc, aucune argumentation sérieuse. Mais Bricmont en tire une conclusion plus philosophique, une conclusion aussi peu solide que les prémisses :
En particulier, l'utilitarisme met entre parenthèse le problème de la responsabilité et du libre arbitre ; il n'a pas besoin de nier le libre arbitre ; simplement, il ne se préoccupe pas de savoir si les actions humaines sont "vraiment" libres et en quel sens, ce qui est probablement la position philosophique la plus prudente.
En un sens, Bricmont a raison : savoir si les actions humaines sont « vraiment libres », c’est impossible. Mais l’édifice du droit ne se repose pas sur une thèse métaphysique au sujet de la liberté humaine. Bricmont retarde philosophiquement de deux siècles au moins : on devrait lui conseiller la lecture de la doctrine kantienne du droit. Le droit présuppose la fiction de la liberté humaine. Ce qui n’est pas du tout la même chose. Eichmann était un médiocre que les circonstances ont transformé en criminel, mais on doit juridiquement le considérer comme l’auteur de ses acteurs. Le droit n’a pas affaire aux individus conçus du point de vue scientifique (biologique, psychologique, etc.), mais aux personnes. Et il doit en être ainsi pour que fonctionne la machinerie juridique, ce montage qui fait tenir toute société.
Grâce à l’observation et au raisonnement, nous dit encore Bricmont, il peut y avoir des progrès en éthique. On se demande où il est allé chercher cela. Nous avons de bonnes raisons d’admettre l’idée de progrès éthique, mais celui-ci ne résulte pas de l’observation et du raisonnement mais de la marche d’ensemble des sociétés humaines, et bien souvent des passions et des idées mêmes superstitieuses que se font les individus. La soi-disant approche scientifique de Bricmont est du pur idéalisme. Ces confusions et ces platitudes se terminent par ceci :
On peut, en comprenant mieux la nature humaine, découvrir, par exemple, que l’esclavage est mauvais et que l'avortement ne l’est pas.
Après le bonheur global, nous avons droit à une nouvelle confusion et à un retour remarqué du « sophisme naturaliste ». Si Bricmont sait ce qu’est la nature humaine, il a bien de la chance et devrait toutes affaires cessantes abandonner l’enseignement de la physique pour celui de la nature humaine. Non que, comme on le pensait couramment dans les années 50 et 60, ce soit une notion creuse : on doit admettre qu’il y dans les comportements humains des déterminations qui découlent de la nature et pas seulement des conditionnements sociaux : sur ce sujet, la psychologie évolutionniste donne des indications parfois éclairantes (quoique souvent très tautologiques). Mais de là à faire de la nature humaine un concept scientifique, il y a un fossé. Ensuite, l’observation de la nature humaine ne nous dit rien du bien ou du mal, de ce qui doit être fait et de ce qui est interdit. Robert Wright[5] conclut de son observation de la nature humaine que la  puritaine victorienne était finalement assez bien fondée et que la retenue sexuelle est conforme à la nature féminine comme étant la meilleure stratégie dont dispose la femme pour maximiser la reproduction de ses gènes. Mais il ne nous explique jamais en quoi il est bien de maximiser la reproduction de ses gènes ! Bricmont ne pense certainement pas comme Wright mais sa position conduit à ce genre de vieilleries.
L’essai de Bricmont ne fait que montrer, une fois de plus, que l’utilitarisme est une doctrine inconsistante, vouée à accumuler les sophismes. Vouloir en faire la «  scientifique » ou la  « matérialiste », c’est se fourvoyer. Yvon Quiniou a montré qu’on pouvait être matérialiste et kantien[6]. C’est une tentative plus sérieuse, même si le kantisme en  présente lui aussi un certain nombre de difficultés intrinsèques.
Le 15 août 2005.

samedi 26 mars 2005

La violence dans l’État contemporain

Quand on aborde ce thème, la première question qui s’impose est celle-ci : y a-t-il une spécificité de la violence dans l’État contemporain ? La question de la violence dans l’État est-elle posée différemment aujourd’hui au point qu’on ne puisse pas se contenter de renvoyer l’auditeur curieux à la lecture et au commentaire des classiques. De ceux qui considèrent que l’État est précisément l’institution qui permet d’éradiquer la violence « naturelle » (les contractualistes de Hobbes à Rousseau) à ceux qui considèrent que l’État est par essence domination violente (voir l’inégalé « L’Unique et sa Propriété » de Stirner ou encore les meilleures tirades anti-étatiques de Proudhon).

vendredi 25 mars 2005

Sur le Karl Marx de Michel Henry




Les deux volumes du Karl Marx de Michel Henry restent une des plus belles et des plus stimulantes lectures de Marx. La nouveauté radicale de Marx est montrée comme elle l'a rarement été. A l'inverse des interprétations fondées sur la " coupure épistémologique ", Michel Henry montre la cohérence philosophique de l'oeuvre. A l'inverse des lectures " scientistes ", il restitue la portée critique et par là même l'actualité de la pensée marxienne.
Il reste que certains points de cette analyse méritent d'être soumis à la critique. Essayons de pointer brièvement les problèmes, sachant qu'il faudrait évidemment, pour aller au fond des questions, porter notre attention non seulement sur le Karl Marx mais plus généralement sur l'ensemble du travail philosophique de Michel Henry. Il est cependant assez curieux de remarquer de que les commentateurs de Michel Henry n'accordent qu'une place très modeste à ce Karl Marx, voire se contentent d'une ou deux allusions, tant cet ouvrage leur semble incongru dans la tradition dans laquelle ils se situent et dans laquelle ils situent Michel Henry.(2)
Marx et la tradition
Michel Henry souligne avec force la nouveauté de la pensée de Marx, son originalité exceptionnelle dans la toute la tradition philosophique. Il fait de Marx l'un "des plus grands philosophes de tous les temps". L'interprétation de Michel Henry fait de la rupture avec la métaphysique classique, avec toutes les philosophies de l'universel abstrait, la question centrale. Pourtant, on peut se demander s'il ne présente pas la philosophie marxienne d'une manière trop radicalement différente de toute la tradition de la philosophie occidentale ; il nous semble qu'il y a dans son travail une surévaluation de la nouveauté de la pensée de Marx. On a l'impression que Marx, par une sorte de geste inaugural, rompt d'un seul coup avec tout le passé de la métaphysique occidentale, de la philosophie de la conscience et invente seul quelque chose de radicalement nouveau. Cette présentation recouvre une réalité, celle de l'espèce de jubilation de la découverte qu'on retrouve dans les pages de L'idéologie allemande, ce rythme haletant des phrases qui expédient ad patres les héritiers de Hegel et le hégélianisme avec lui. Les onze courtes thèses sur Feuerbach s'abattent La radicalité du bouleversement que Marx fait subir à la philosophie peut aussi s'exprimer dans l'oubli volontaire de cet immense effort philosophique dans les années qui suivront.
Mais il n'est tout de même pas sans intérêt de remonter la filière par laquelle Marx aboutit à cette découverte, de l'atomisme épicurien au matérialisme anglais ­ qui joue un rôle décisif dans l'évolution de Marx ­ et du matérialisme anglais au socialisme français. Michel Henry place Marx en dehors de l'opposition matérialisme/idéalisme, ce qui est parfaitement acceptable si on se reporte aux thèses sur Feuerbach et si on reconnaît que Marx surmonte l'opposition métaphysique de l'idéalisme et du matérialisme en posant comme tâche centrale de la philosophie, le problème de la transformation du monde. Mais il sous-estime le rôle décisif de la tradition critique du matérialisme dans ce "renversement de la métaphysique occidentale". Car le matérialisme n'est pas seulement une métaphysique de la matière qui viendrait remplacer l'idéalisme plus ou moins platonicien. Michel Henry semble d'ailleurs sous-estimer pour ce qui le concerne lui-même, les liens de ses propres analyses avec un certain matérialisme, particulièrement clair dans sa Phénoménologie du corps.(3)
Marx inaugure, mais il reste entièrement baigné dans la tradition et dans son temps. Il semble éprouver le besoin de se relier son travail aux grands courants intellectuels de son époque. Ainsi le scientisme, une certaine croyance au progrès, l'apologie de la technique traversent son oeuvre. Qu'il y ait dans cela une part de tactique, c'est certain : pour se faire entendre, il faut d'une certaine manière parler le langage de l'époque. Or, se faire entendre est un des soucis majeurs de Marx qui espère ne pas parler uniquement pour un public de philosophes avertis mais pour les ouvriers cultivés et les intellectuels gagnés à la cause révolutionnaire. Mais pour une part, c'est aussi la position réelle de Marx. Quand Marx pense construire une nouvelle science, il le pense vraiment. L'admiration qu'il porte à Darwin n'est pas tactique. Il faut certes juger la pensée de Marx pour ce qu'elle est et non pour ce qu'elle croit être et à ce sujet les nombreux extraits de la correspondance entre Marx et Engels ne prouvent absolument rien, ni quant à l'accord supposé entre les deux amis, ni quant au fameux matérialisme dialectique. Cependant, il est nécessaire de comprendre comment les illusions que Marx entretient sur son propre travail sont des moteurs de ses découvertes. Phénomène classique qui, de façon très marxienne lie intimement la démarche rationnelle et l'illusion. Michel Henry affirme que Marx rompt de manière radicale avec la métaphysique occidentale de la conscience. Mais cette rupture n'est possible que par la volonté marxienne de remplacer la philosophie (spéculative) par le savoir réel et implique donc, au moins tel que cela est formulé, l'idée que la philosophie va être remplacée par les sciences. L'opposition entre science et savoir qui sous-tend la position de Michel Henry nous semble bien schématique s'agissant de l'oeuvre de Marx. Marx tente une synthèse entre la science telle qu'il la trouve dans l'héritage culturel de son époque et le nouveau schéma théorique qu'il met en place à partir des thèses sur Feuerbach. Engels essaiera de répondre explicitement ­ mais de manière à notre avis pas toujours très heureuse ­ à ce besoin de synthèse.
Ajoutons que l'opposition que Michel Henry établit entre la science, dont le modèle est la science d'une nature impassible, et le savoir de la vie n'est pas sans rappeler la manière donc Hegel aborde les sciences de la nature à la " Science " qui est science de l'Esprit. Or pour Marx, la nature est tout sauf impassible. La nature a une histoire et n'est jamais égale à elle-même. C'est même cette conception de la nature comme résultat d'une histoire qui conduit Engels renouer avec la philosophie de la nature de Hegel, comme nous l'avons montré dans la deuxième partie.
Au-delà de cette tentative de synthèse que Michel Henry exclut de sa réflexion, il faut peut-être questionner l'idée d'une métaphysique occidentale unique. Certes le positionnement de la conscience prise en soi comme seul objet digne de la philosophie et la négation de la vie semblent des traits assez constants depuis les Grecs jusqu'à la philosophie allemande du XIX e siècle et c'est avec cette conception que Marx rompt. Cependant on ne peut ignorer que Kant contribue fortement à semer les germes d'une mise en cause de cette métaphysique même s'il reste largement prisonnier des schémas anciens et Marx apparaît à certains égards comme un héritier du mouvement initié par la philosophie critique. Il y a dans Marx plus de Kant qu'on a bien voulu le dire.(4)
Le christianisme
Enfin, faire de Marx un des rares philosophes chrétiens n'est pas en soi choquant à cause du caractère très paradoxal de l'affirmation, mais cela suppose qu'on donne une interprétation du christianisme qui est fondamentalement celle de Hegel : selon lui en effet "Le monde a reçu cette idée du christianisme, pour lequel l'individu comme tel a une valeur infinie."(5)
C'est un sujet qui aurait demandé plus d'éclaircissements que ceux, un peu elliptiques, que donne Michel Henry dans son ouvrage. Michel Henry souligne la place des "exemples" donnés par Marx dans le livre I du Capital et il montre que "Le cas particulier, l'individu n'est pas l'indice d'une loi, mais la loi est l'indice de toutes les vies qui seules importent. Et cela non point parce que nous aurions décidé qu'il en est ainsi en vertu d'une décision axiologique, mais encore une fois parce que c'est à eux que l'analyse du système renvoie comme à son naturant. Ce n'est pas une éthique, c'est une métaphysique qui a défini la nature du principe." (6)
C'est une affirmation dont nous sommes assez proches. Mais la suite du raisonnement de Michel Henry apparaît comme un grand saut dans le vide. En effet, Michel Henry donne une très contestable caractérisation de la philosophie occidentale : "Celle-ci depuis que l'apport grec, véhiculé par les Arabes, y développa de façon exclusive la téléologie de l'universel, cultive son rationalisme. Le culte de la science, le mépris de l'individu qui n'est qu'une ombre, ne sont pas des inventions récentes, mais le résultat d'une histoire et son résumé." (7)
Faire du mépris de l'individu une caractéristique générale de l'histoire de la philosophie occidentale est singulièrement rapide, alors même que l'individu, à certains égards, n'est pas pensé ailleurs que dans la philosophie occidentale. Cette histoire du mépris de l'individu dans la philosophie est cependant datée. Michel Henry la fait commencer à l' avoué de Siger de Brabant et à la doctrine de la double vérité défendue par les averroïstes de Padoue. Par cette datation Michel Henry désigne un adversaire, la philosophie athée, pratiquement fabriqué sur mesure. Car si les Inquisiteurs firent quelques ennuis à Siger de Brabant, rien ne prouve que ce dernier ait été un athée avoué. Il exposa seulement la possibilité d'un conflit entre la foi et la raison, désignant d'ailleurs dans ce cas ­ simple prudence ? ­ la foi comme lieu de la vérité. Que l'interprétation d'Aristote par les averroïstes ne soit pas facilement assimilable par la religion catholique et ses théologiens attitrés est une chose. Que cette interprétation soit le racine d'un mépris de l'individu, d'une téléologie de l'universel, et du culte de la science, c'est une toute autre affaire. Michel Henry poursuit simplement ici, au détour d'une fin de chapitre, et par quelques allusions pour initiés, un procès ancien qu'on peut faire remonter à la condamnation des thèses averroïstes par l'évêque de Paris, Étienne Tempier. (8)
Les propositions condamnées à cette occasion, celles qui déclarent le monde éternel, celles qui nient que chaque homme ait un intellect et posent un intellect unique, ou encore les thèses niant que les individus puissent avoir une volonté, toutes ces thèses ne peuvent être considérées comme la matrice de la philosophie rationaliste occidentale qu'au prix de torsions des textes assez considérables. Car si l'averroïsme padouan peut trouver, en certaines thèses, un prolongement chez Spinoza, c'est tout de même bien plutôt chez Descartes qu'on situe ordinairement et avec raison, nous semble-t-il le point de départ de la philosophie rationaliste moderne. La thèse du "monopsychisme" qui semble directement visée par Michel Henry n'a, quant à elle, pratiquement aucun véritable héritier(9), sauf peut-être dans quelques théorisations échafaudées autour de la cybernétique moderne. Quant à l'ultra-aristotélicisme de cette école averroïste, il ne fait qu'exprimer la profonde et persistante influence aristotélicienne dans toute notre philosophie, influence dont Marx est, explicitement, un des plus beaux exemples.
Pour faire de Marx "un des premiers penseurs chrétiens de l'Occident", Michel Henry doit donc reconstruire en quelques lignes et à sa manière, cette fois très contestable, toute l'histoire de la philosophie occidentale. Le plus curieux à noter, cependant, est l'incohérence dont Michel Henry fait preuve quand il veut rattacher Marx in extremis au christianisme. Il note, à juste titre, que l' avoué de Marx n'est pas une preuve contre la thèse qui fait de Marx un des rares penseurs chrétiens de la philosophie occidentale.
Ce qui compte, ce n'est d'ailleurs pas ce que Marx pensait et que nous ignorons, c'est ce que pensent les textes qu'il a écrits. (10) Fort de ce principe général, Michel Henry distingue deux christianismes de Marx, celui des Manuscrits de 44 qui "résulte de la transposition de certains thèmes chrétiens dans une métaphysique de l'universel" et d'autre part celui de la période ouverte par l'Idéologie Allemande "qui n'est justement rien d'autre qu'une restauration contre cette métaphysique d'une philosophie ou du moins d'une pensée de l'individu." (11)
Marx a peu de chances d'échapper à l'étiquette "penseur chrétien" puisque les deux phases de son oeuvre dont Michel Henry aiguise (souvent de façon fort pertinente) les oppositions peuvent également être subsumées en dernière instance sous la catégorie de christianisme. Or, nous partageons l'analyse de Michel Henry concernant les Manuscrits de 1844 : "La critique de la religion prétendait nous faire sortir de la sphère religieuse et nous arracher à ses constructions fantasmatiques, prétendait nous introduire dans le domaine de la réalité et, plus précisément, avec l'Introduction de 1844, dans le domaine de la réalité allemande, de l'histoire allemande et du prolétariat qui s'y forme. Mais le prolétariat n'est qu'un substitut du Dieu chrétien, l'histoire qu'il promet et va accomplir n'est que la transcription profane d'une histoire sacrée." (12)
Que la religion s'inscrive jusque dans le texte de Marx par l'intermédiaire de la métaphysique allemande et de cette "dialectique" particulière qu'elle hérite de Luther et non pas de manière directe n'est dès lors qu'une question d'histoire de la philosophie ou de philologie qui n'a pas de conséquences décisives sur l'interprétation de la philosophie de Marx : ce qui se passe avec la Sainte Famille et L'Idéologie Allemande c'est une rupture non seulement avec les histoires religieuses, non seulement avec les transcriptions profanes des histoires religieuses, mais encore avec toute conception de l'histoire comme mouvement autonome dont les individus ne seraient là en fin de compte pour la réaliser, pour rendre le mouvement effectif conforme à un schéma a priori, et par conséquent, Marx rompt avec toute forme de pensée de l'histoire comme salut, même laïcisé, même transcrit de manière profane. Si on en croit la note citée plus haut de Michel Henry, il faudrait donc admettre que cette rupture n'est au fond qu'une épuration de la pensée marxienne, dépouillant de ses oripeaux métaphysiques une pensée qui va pouvoir se déployer sans entrave comme pensée chrétienne. Mais là encore la définition du christianisme devient si large qu'elle se confond avec toute philosophie de l'individu. Or si le christianisme est incontestablement une pensée de l'individu, cet individu n'est tel qu'en tant qu'il fait son salut (ou qu'il se damne !), ce n'est pas la vie immanente dont Michel Henry a montré le caractère fondamental chez Marx, c'est l'individu qui n'est posé comme tel que par rapport à la transcendance.
Autrement dit, sauf à changer radicalement le sens des mots, il n'est pas possible, au nom même de l'analyse de Michel Henry, de faire de Marx un penseur chrétien.
Critique des critiques
Il reste que la question que nous venons d'aborder n'a qu'un caractère très limité. Et les critiques que nous avons portées sur ce point précis n'ont pas d'impact majeur sur l'appréciation d'ensemble du Karl Marx de Michel Henry. Elle prolonge cependant la critique que nous avons portée plus haut concernant l'appréciation des rapports entre Marx et la tradition philosophique occidentale.
Il nous semble, en revanche, que certaines critiques portées contre Michel Henry manquent leur but. Ainsi, les remarques de Michel Vadée(13) nous paraissent-elles, souvent, beaucoup trop rapides et trop peu étayées. Discutant de la possibilité de lois universelles et nécessaires, valables pour toute société possible, Michel Vadée écrit : "ne constituent-elles pas, en effet, des conditions de possibilités universelles de l'histoire, par conséquent une sorte d'ordre transcendant qui limite a priori les possibilités historiques ?" (14)
Et par une note, Michel Vadée ajoute : "Cette idée est étrangère à Marx. Pourtant, dans cette voie, certains interprètes découvrent chez lui une philosophie " transcendantale ". Ainsi M. Henry a soutenu que le " matérialisme historique " est une " théorie transcendantale de l'histoire. "" (15) Il y a ici une confusion entre " transcendant " et " transcendantal " qui vide la critique de tout contenu. En quoi en effet l'affirmation d'une fondation subjective de la réalité économique institue-t-elle un ordre transcendant qui limiterait a priori les possibilités historiques. Ce qui est transcendantal n'est pas transcendant, mais au contraire immanent. Loin de "limiter les possibilités historiques", la théorie du matérialisme historique selon Michel Henry les ouvre puisque l'histoire n'est plus le déroulement d'un schéma théorique dans lequel les hommes sont "agis" par des "lois" ou des "structures" mais au contraire l'expression de la vie des individus produisant ces "lois" et ces "structures".
Concernant la critique selon laquelle Michel Henry ne porte pas assez d'attention au concept de "forces productives", elle nous semble cette fois manquer doublement son but : d'une part parce que l'interprétation de Michel Henry disqualifie la conception objectiviste traditionnelle des forces productives, d'autre part, parce que Marx lui-même, comme nous l'avons dit en suivant Tony Andréani, délaisse progressivement ce concept flou pour parler très précisément de "force productive du travail".
Il est curieux de noter qu'une lecture aussi originale et aussi roborative que celle de Michel Henry ait suscité aussi peu de réactions chez les marxistes. Peut-être le Karl Marx de Michel Henry était-il inaudible pour la plupart des marxistes lors de sa première parution (en 1976) ; l'implosion du marxisme dans les années 1980-1990 n'a pas donné plus d'audience à ce gros ouvrage, sans concession et parfois irritant : les marxistes finalement, pour expier les péchés de l'hagiographie passée, n'étaient plus guère sensibles à un auteur affirmant que Marx est un des plus grands philosophes de l'humanité.
©Denis Collin (Mai 1995)


Notes
1. Ce texte est la reprise de l'annexe de ma thèse sur La théorie de la connaissance chez Marx . Pour des raisons éditoriales ce texte ne figure pas dans l'édition publiée chez L'Harmattan (1996).
2. Un exemple de ces oublis dans le numéro de Philosophie  consacré à Michel Henry (octobre 1987) mais aussi dans l'étude de Philippe Grosos, Michel Henry ou le dernier système (Etudes Philosophiques, avril-juin 1998)
3. Michel Henry : Phénoménologie du corps - Essai sur l'ontologie biranienne (PUF)
4. Sur ce point, voir Le marxisme et Hegel de Lucio Colletti (Champs libres 1977).
5. Hegel : Encyclopédie des Sciences Philosophiques § 482
6. Michel Henry : Marx op. cit. tome II page 443-444
7. ibid.
8. Sur ces questions nous suivons Jean Jolivet : La philosophie médiévale en Occident in Histoire de la philosophie tome 1 - Encyclopédie de la Pléiade, ainsi que Saint Thomas et la philosophie du XIII e siècle par Jean Pépin (Histoire de la philosophie sous la direction de François Châtelet).
9. Même Hegel n'est pas un "monopsychiste" sauf dans certaines interprétations mystiques du hégélianisme ou dans des résumés trop rapides.
10. Michel Henry : op. cit. tome 2 page 445
11. Michel Henry : op. cit. tome 2 page 445 (note 1)
12. Michel Henry : op. cit. tome 1 page 144
13. Michel Vadée, Marx, penseur du possible (Méridien-Klinksieck)
14. Michel Vadée : op. cit. page 95
15. Michel Vadée : op. cit. page 109

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