mercredi 26 août 2009

Interview avec Pierre-Yves Rougeyron (cercle Aristote)

Pourriez-vous présenter vos travaux et vos inspirations philosophiques ?


Disons qu’il y a trois dimensions dans mon travail. Une première, liée à mon histoire politique personnelle qui se rapporte à la « marxologie ». Ma thèse de doctorat (publiée chez L’Harmattan) portait sur la théorie de la connaissance chez Marx. Je fais partie de ceux qui considèrent, comme Michel Henry, que « le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx ». Je suis revenu à Marx encore récemment dans un livre (Comprendre Marx, A. Colin) où j’insiste sur les contradictions contenues dans cet œuvre et son inachèvement radical sur des questions aussi importantes que la question des classes sociales ou la théorie de l’État. Enfin, je crois qu’il faut aller jusqu’au bout du bilan du marxisme et tourner la page des illusions et mystifications qu’il contient – le rôle de la classe ouvrière comme « sujet révolutionnaire » et le communisme conçu comme la parousie, le royaume des bienheureux débarrassés de la contrainte au travail, de la rarement des ressources et de la nécessité de gouverner les hommes ! 

Une deuxième dimension de mes recherches porte sur l’ontologie et la théorie de la connaissance. À l’encontre de ma formation antérieure, j’en suis venu à renoncer à l’idée d’un rapport consubstantiel entre matérialisme philosophique et science. La science postule une sorte d’anti-idéalisme méthodologique, mais rien de plus. Et en tout cas il ne prouve en aucun cas que le matérialisme soit la philosophie adéquate à la science moderne. Disons que je défends un « matérialisme faible », c’est-à-dire refus d’un dieu transcendant, refus d’un « dessein intelligent », refus de penser l’âme séparée du corps, donc une philosophie définie uniquement par ce qu’elle n’est pas. 

La troisième dimension, la plus importante sans doute, de mon travail est centrée sur la philosophie morale et politique. Il me semble indispensable de sortir de l’économisme et du scientisme technocratique et de réhabiliter la dimension normative de la politique, ce qui pose, à nouveaux frais la question de la morale, dans le sens le plus large. Il n’y a pas de vie sociale possible sans le partage d’un certain nombre de valeurs morales communes, sans un ethos ou encore ce que Hegel appelait d’un terme difficile à traduire en français, « Sittlichkeit ». J’ai consacré pas mal de temps aux théories de la justice et en particulier à l’analyse critique de celle de Rawls, précisément parce que ce genre de théorie articule la morale et la théorie politique. Ensuite, si la question clé de la philosophie politique est celle de la liberté (ou encore du pouvoir légitime), celle-ci est inséparable d’une théorie du social, c’est-à-dire de l’analyse des inégalités sociales et de toutes les formes de domination « infra-politiques » et principalement de celles qui naissent des rapports de production et des rapports de propriétés. C’est pourquoi je tente de dégager une synthèse entre l’héritage du républicanisme classique et ce qui nous reste de la pensée de Marx. 

Comment abordez-vous le phénomène national ? 

Tout d’abord, il faut partir d’une idée ancienne, formulée par Aristote, celle que l’homme est un « animal politique », c’est-à-dire qu’il est par nature celui qui est fait pour vivre dans une cité, sous le gouvernement des lois. Une cité, c’est quelque chose qui est délimité, qui a des murs (la « polis » grecque renvoie à un verbe qui veut dire « bâtir des murs ») ; elle est composée de communautés humaines diverses et tous ses membres, doués de parole et de raison, respectent des règles communes, des rapports qui permettent la justice et la concorde entre tous. Une cité se crée, nous dit Aristote, entre des individus qui partagent des valeurs et qui constituent une communauté d’une taille suffisante pour atteindre l’autarcie – ce qui ne signifie pas l’absence de commerce avec d’autres peuples. 

Voilà à mon avis la première source philosophique dans laquelle on peut puiser pour construire un concept de nation. La deuxième est plus ancrée dans l’histoire. L’idée moderne de la nation se crée à la fin du Moyen âge et à la Renaissance. Entre l’Empire (le « saint empereur romain germanique »), la Papauté (qui se veut l’héritière de Rome, en vertu de la pseudo-donation de Constantin) et des principautés éclatées et incapables de se stabiliser, la nation est apparue comme la reconstruction d’un espace politique durable, dans lequel la sûreté des sujets peut être assurée et où le gouvernement (en général un Prince) ne gouverne pas arbitrairement mais en vertu des lois. La liberté au sens moderne du terme et la nation s’affirment corrélativement, contre l’impuissance des petites principautés ou des cités-États comme on en rencontre en Italie au Moyen âge et jusqu’à la Renaissance et contre la soumission au système de l’empire. De ce point de vue l’Union Européenne est loin d’être une nouveauté. C’est le retour au système d’empire sous une forme un peu plus sophistiquée. La démocratie chrétienne y tient le rôle des émissaires pontificaux et le saint empire n’est pas vraiment germanique, étant donné que l’empereur réel bien que non avoué, réside à Washington. 

On peut poser le problème encore autrement. Si on suit le courant principal de la philosophie, il existe quelque chose de commun à tous les hommes, quelque chose qui fait qu’ils forment une espèce humaine ou même comme le dit Cicéron une « société du genre humain ». Bref la morale doit être universaliste et l’universel est l’horizon de toute pensée. On est alors dans une opposition frontale de l’universel comme tel et de la particularité, c’est-à-dire toutes les formes d’existences des communautés humaines singulières (familles, tribus, ethnies, etc.) Mais les communautés particulières, surtout à notre époque, sont toutes des expressions singulières, déterminées d’un même destin humain et inversement l’universel reste une abstraction vide si on ne reconnaît l’universel dans les Nambikwara chers à Lévi-Strauss aussi bien que dans l’Européen branché sur le monde. Le rapport entre universel et particulier doit être conçu comme un rapport dialectique, comme l’unité de l’identité et de la différence, pour parler le langage de la logique de Hegel. Or l’unité des opposés suppose une médiation et la médiation optimale est précisément la nation : elle est particulière puisqu’elle s’enracine dans une « communauté de vie et de destin » pour reprendre la formule d’Otto Bauer et en même temps elle est universelle parce qu’elle repose sur l’action historique consciente des individus et non plus sur les liens du sang et la pure naturalité. 

Comment distingueriez-vous les notions connexes à celle de Nation ? 

En pratique, il n’est pas toujours facile de dire ce qu’est une nation. Marx et Engels opposaient volontiers les nations qui méritaient le soutien des révolutionnaires du monde entier, les Irlandais en lutte contre la domination britannique et les Polonais contre l’ennemi par excellence qu’était l’autocratie tsariste, et, d’autre part, les peuples « sans histoire », voués à disparaître dans la tourmente de l’histoire – ils classaient dans cette rubrique les peuples des Balkans. Beaucoup de partis ou de politiciens préfèrent le peuple à la nation qui a mauvaise réputation. Mais le peuple est une notion bien plus ambiguë. Le peuple désigne les classes populaires par opposition aux « grands » en même temps qu’il désigne tous ceux qui se rattachent à une même histoire. La confusion des deux termes a permis toutes les grandes escroqueries politiques du siècle dernier, les représentants des classes dominantes s’instituant « leaders populaires » - voir le fascisme italien ou le nazisme. Il peut admettre des nations composées de plusieurs peuples : en dépit de sa fin catastrophique, dont il faudrait rechercher les causes complexes, la Yougoslavie a été la tentative de construire une telle nation. Je crois qu’on difficilement nier qu’il y ait une nation algérienne et, en même temps, l’existence d’un peuple berbère est tout aussi peu contestable. On pourrait penser que je chipote. Mais par exemple, aujourd’hui, sur la question européenne, ces distinguos permettent de montrer les ambiguïtés des uns et des autres : souveraineté nationale et souveraineté populaire sont deux expressions qui ne recouvrent pas du tout le même contenu. Le primat accordé à la souveraineté nationale suppose qu’on refuse que les nations européennes soient fondues dans la logique d’empire de l’UE. Au contraire la seule référence à la souveraineté populaire ouvre la voie à toutes sortes d’interprétations comme celles qui réclament la souveraineté du « peuple européen » … et même la transformation du soi-disant « parlement européen » en Assemblée constituante. Il faut également se garder de confondre la nation avec les formes politiques qu’elle peut prendre. Il y a une nation allemande avant la création de l’État national allemand sous l’égide de la Prusse de Bismarck. En dépit de leur caractère fédéral, les USA forment bien une nation … comme les Suisses. On peut dire qu’il y a nation seulement quand une majorité d’individus commencent à vouloir se vivre comme une nation et réclament une existence indépendante. C’est pourquoi les nations sont des faits historiques et non des faits de nature, en dépit de l’étymologie du mot « nation » qui renvoie à naissance et pourrait ainsi s’apparenter à l’ethnie ou à la race dans le sens où on employait ce mot avant que la science biologique du XIXe et du XXe ne vienne lui donner le sens détestable qu’on lui connaît maintenant. 

Pour vous la nation est elle encore pensable à notre époque ? 

Nous sommes en train de vérifier que le fait national est profondément ancré dans les consciences autant que le tissu institutionnel. En Europe même, les revendications nationales ne cessent de miner l’édifice de l’UE. Il faut bien comprendre que chaque nation, même la plus européiste, détermine sa politique européenne comme un élément de sa politique étrangère et en dernière analyse n’œuvre que par rapport à ses intérêts nationaux. Les Polonais sont pro-américains et ne veulent pas suivre l’Allemagne et la France pour raisons strictement polonaises et essentiellement leur hostilité – historiquement compréhensible – à la Russie. On a vu aussi l’Allemagne et la France se faire la guerre par Croates et Serbes interposés pendant le conflit de l’ex-Yougoslavie (les alliances et amitiés traditionnelles ont la vie longue. Pour les dévots de la mondialisation, cette persistance des traditions et des sentiments nationaux est incompréhensible et ils ne peuvent percevoir ce phénomène que comme une survivance du passé¸ vouée à disparaître à l’horizon de la généralisation des individus mobiles et sans appartenance. Mais il n’en est rien. Face aux ravages de la marchandisation du monde, la nation reste le môle de résistance. On ne comprend rien aux crises du Proche et du Moyen Orient si on s’en tient à une lecture purement religieuse. Comme l’a bien montré Georges Corm, cette lecture religieuse est purement idéologique et masque la question nationale. Si on part de la nation, on comprend beaucoup mieux pourquoi des chrétiens comme Michal Aoun se sont alliés au Hezbollah en qui ils ont vu la seule force capable de défendre l’indépendance du Liban. Évidemment, vu d’ici le Hezbollah n’est pas un parti très sympathique et surtout si éloigné de nos critères « politiquement corrects ». Mais s’il ne reste que ce genre d’organisation, c’est aussi parce qu’a été organisée méthodique l’endiguement puis la destruction du nationalisme arabe laïque. L’islamisme radical est le prix à payer pour les crimes des grandes puissances contre les nations pauvres et humiliées du monde arabe d’ailleurs. Cependant, personne ne peut souhaiter un monde de nations hostiles les unes aux autres et ne connaissant d’autre règle que le droit de nature dans sa version hobbesienne. Le droit des nations (le vieux droit des gens) présuppose la renonciation à la guerre de conquête. Revendiquer les droits de la souveraineté nationale, c’est revendiquer le même droit pour toutes les autres nations. Le nationalisme ou le chauvinisme ne sont donc pas des expressions naturelles de la nation, mais des perversions, la perversion narcissique qui consiste à affirmer la supériorité de sa propre nation sur toutes les autres. Hantés par le modèle de la croissance des entreprises capitalistes, beaucoup de bons esprits croient que l’avenir réside dans des « trusts » de nations ou des « fusions-acquisitions ». Au nom du « penser global » ils sont tentés par le gouvernement global. Mais Kant, théoricien du droit cosmopolitique en était déjà venu à la conclusion qu’un gouvernement mondial serait soit tyrannique soit anarchique. On pourrait ajouter que la combinaison de ces deux tares est parfaitement possible, ainsi que l’UE en administre la preuve tous les jours. La seule perspective réaliste est celle d’une association de nations libres – ce que Kant nommait une société des nations qui s’engagent à ne plus jamais de faire la guerre et à respecter leurs frontières. Une telle association n’exclut évidemment pas la coopération économique, des accords de libre-échange et des structures communes pour gérer les affaires communes. Aller au-delà de ces contrats d’associations qui peuvent être à géométrie variable, c’est se condamner à construire des usines à gaz impuissantes. 

Vos paroles sont pleines de bon sens mais beaucoup vous répondrez que le modèle national est facteur de guerre par nature et qu'il suffirait pour s'en convaincre de regarder le XX siècle. Croyez-vous comme Regis Debray que face a cette argumentation il soit possible d'interpréter le XX siècle et ses horreurs non comme le siècle des nations meurtrières mais comme le retour de l'idée d'Empire ? 

Je suis assez d’accord avec cette idée de Régis Debray. On pourrait aussi invoquer Hannah Arendt. On a pas mal parlé de son livre sur le système totalitaire et notamment de la symétrie contestable qu’elle cherche à établir entre les systèmes staliniens et nazis. Mais on a beaucoup moins parlé de la première partie de sa recherche, intitulée « L’impérialisme ». Or pour Arendt, ce qui a rendu possible les systèmes totalitaires du XXe siècle, c’est le développement de l’impérialisme. Mais, pour elle, loin d’être un développement naturel de l’État-nation, l’impérialisme suppose au contraire sa liquidation par la soumission totale de l’État aux intérêts privés. Les guerres du XXe siècle (et celles du XXIe !) sont des guerres pour la domination impériale du monde. On sait bien que la Première guerre mondiale trouve son origine dans les conflits liés au partage du monde entre les grands empires (français, anglais et allemands principalement). La Seconde Guerre mondiale est également une guerre de conquête non pour élargir un État-nation mais pour construire un « Reich » ayant vocation à la domination totale. Arendt fait d’ailleurs remarquer que, fondamentalement, le nazisme n’est une nationalisme allemand exacerbé mais quelque chose de complètement nouveau – les nazis n’affirment pas la supériorité des Allemands puisqu’ils épurent massivement le peuple allemand, mais celle des Aryens… Si on regarde le détail de cette seconde guerre mondiale on voit aussi clairement comment la stratégie des USA n’est pas seulement de vaincre Hitler mais aussi de profiter de la situation pour éliminer ce qui reste de l’Empire de Sa Majesté britannique – la guerre dans le Pacifique illustre assez bien cet aspect des choses. La construction européenne actuelle obéit elle aussi à cette stratégie de l’empire. 

L’idée de l’Europe-forteresse indépendante des USA (c’est-à-dire rivale) et se protégeant contre la Chine et la Russie est une idée très inquiétante. Mais non moins inquiétante est la formation d’un bloc transatlantique qui annexe l’Europe aux USA sur le déclin économique mais encore forts de leur arsenal militaire. Autre point comment interpréter le fait que la gauche soit en grande partie incapable de penser la nation ? Il faudrait ici faire de longs développements. Dans mon dernier livre, « Le cauchemar de Marx », j’ai essayé de rendre compte de la faillite totale du mouvement ouvrier sous ses formes sociales-démocrates et communistes staliniennes. Disons, pour aller vite, que ces partis se sont très tôt adaptés aux formes dominantes du capitalisme : si on maintient pour les dimanches et les jours de fête les sermons sur la société socialiste ou communiste à venir, dans la pratique ces partis reposent sur leur capacité à élargir la place des ouvriers dans la société existante, c’est-à-dire dans une société capitaliste et cela marche d’autant mieux que le capitalisme avec lequel négocie (en le combattant aussi) est puissant. Les « acquis » du socialisme à l’intérieur d’un pays capitaliste s’identifient finalement avec la bonne santé de ce capitalisme-là. C’est pourquoi les partis de la IIe Internationale font bloc chacun avec « son » impérialisme pendant la Première guerre mondiale. Et c’est aussi pour la même raison qu’ils finissent par se rallier à l’impérialisme dominant. Ils deviennent pro-américains et le restent. Ils sont partisans de la construction européenne dans le cadre de l’alliance atlantique. À ce tropisme, il faut ajouter le remords sincère ou non des dirigeants et militants de ces partis qui doivent assumer le passé de leur parti lié aux guerres coloniales. Ils avaient justifié ces guerres (« l’Algérie, c’est la France ! ») au nom de la patrie civilisatrice… Mais cette argument est plutôt une argutie : Guy Mollet justifiait bien le refus de l’indépendance algérienne au nom de l’internationalisme prolétarien et de l’unité des ouvriers des deux côtés de la Méditerranée contre les nationalistes algériens qui la voulaient la briser. En tout cas, la social-démocratie actuelle est pleinement intégrée à la classe capitaliste transnationale (pour reprendre l’expression de Leslie Sklair) et la nation en tant qu’elle est potentiellement porteuse de résistance à ce nouvel « ordre » ne doit donc plus être considérée que comme une survivance folklorique – dans le meilleur des cas. 

Croyez-vous que cela puisse évoluer comme l'ont fait plusieurs intellectuels communistes du moins de formation communiste (Pierre Levy, Georges Labica, voire Henri Pena-Ruiz) ? 

Le parti communiste, sur la question nationale, a longtemps suivi les intérêts diplomatiques et stratégiques de l’URSS. Quand Staline signe un pacte avec Laval (1935), le PCF devient un parti patriotique dans le cadre du Front Populaire. Mais après le pacte Hitler-Staline, on sait que la direction du PCF a fidèlement appliqué une ligne qui faisait des impérialistes anglo-saxons l’ennemi principal. Depuis l’effondrement de l’URSS, le PCF est assez désemparé. Une fraction de ce parti est très pro-UE (Francis Wurtz par exemple) alors qu’inversement d’autres fractions essaient de retrouver un minimum de cohérence programmatique en revenant à la ligne d’union du peuple de France ou même du Conseil National de la Résistance. J’ai suivi avec intérêt le travail de Pierre Levy avec son journal « Bastille-République-Nation ». J’ai bien connu Georges Labica avec qui j’ai eu des échanges très amicaux. Il y a chez ces intellectuels une approche de la question nationale qui me semble, dans l’ensemble, intéressante. Mais je crains que parfois ce retour à la nation se fasse trop souvent comme un retour à la vieille ligne des « deux camps ». En gros, on prend le discours dominant et on en inverse les valeurs. Être contre l’impérialisme américain est une bonne chose, mais faut-il pour autant en déduire que les Tibétains ou les Ouighours sont des écervelés manipulés par les services secrets de Washington ? Je n’ai aucune sympathie pour le gouvernement géorgien actuel, mais il me semble que les aspirations nationales de la Géorgie sont aussi légitimes que celles des pays d’Amérique latine. Que des nations qui ont eu à subir le joug tsariste puis celui du stalinisme cherchent appui auprès de Washington pour protéger leur indépendance, ce n’est pas totalement incompréhensible. La nation, dans son acception démocratique, c’est pour reprendre une formule de Rousseau quand « le peuple se fait peuple » et personne ne peut empêcher un peuple de réclamer son « droit à la nation ». Or je constate que dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, les indignations restent très sélectives. Pour vous la nation restera-t-elle un élément structurant du débat politique ? et si oui comment devrait on poser cette question en évitant ces indignations sélectives ? Il me semble en effet que la question de la nation continuera de structurer pour un moment encore le débat politique. Pour deux raisons : la première en est que les peuples anciennement colonisés – y compris les classes dominantes locales – veulent intervenir pour leur propre compte sur l’arène internationale. Le processus de « mondialisation » contribue à sa manière à cet éveil national. Pour rien dire des anciennes puissances qui veulent retrouver la fierté de leur gloire passée (je pense à la Chine ou à l’Iran). 

La deuxième raison en est que le seul moyen dont disposent les peuples pour lutter contre les effets désastreux de la « mondialisation » reste l’action sur le terrain national. À cela on pourrait ajouter que tout discours pour « sauver la planète » tournera à la pure et simple idéologie s’il ne se bat pas pour « relocaliser » l’économie. Les transports internationaux constituent un des plus gros postes de production de CO2 ! On peut pas être pour la libéralisation du commerce mondial et prétendre qu’on est écologiste… Je ne sous-estime pas les dangers d’un retour en force de nations hostiles les unes aux autres. Si la construction européenne avait un sens, ce serait celui-là : montrer l’exemple d’une coopération entre nations fondées sur un « traité de paix perpétuelle » pour reprendre la vieille formule kantienne, ce qui n’est possible qu’on rompant avec l’OTAN – alors que les traités européens récusent l’idée d’une défense européenne autonome en faisant de l’OTAN le parapluie de l’Europe. Si on se place dans la logique des blocs – et ceux qui cherchent un axe (imaginaire !) Pékin-MoscouTéhéran pour faire face à l’axe atlantique sont dans cette logique de blocs impérialistes – on est dans les indignations sélectives. Exemple tragi-comique, les mêmes qui accusent les islamistes ouïghours, ou les islamistes tchétchènes d’être des agents de l’impérialisme US (ce qu’ils sont peut-être partiellement !) font de l’islamisme le nouveau mouvement révolutionnaire international, substitut d’un prolétariat défaillant… La logique des blocs, c’est le renoncement à la logique et à la raison. 

Denis COLLIN – 29 août 2009

lundi 17 août 2009

Sur l'origine de l'inégalité

À propos de "L'homme et l'inégalité"

Dans L'homme et l'inégalité : L'invention de la hiérarchie à la préhistoire (éditions du CNRS, 2008) Brian Hayden nous livre  une brève synthèse à la question de l'inégalité en s'appuyant non sur des raisons théoriques mais sur des "documents" archéologiques ou ethnologiques. Alors qu'on associe généralement l'inégalité avec la sédentarisation et la révolution néolithique, Hayden montre qu'il faut remonter beaucoup plus loin en arrière et que l'existence d'une importante stratification est perceptible dès le palolithique moyen, chez des groupes de chasseurs-cueilleurs. La seule condition d'apparition d'inégalités sociales est l'existence de surplus alimentaire suffisamment importants pour qu'un groupe restreint puisse convaincre ou contraindre le reste du groupe à travailler pour des productions de prestige à destination des chefs.

Par la même occasion, Hayden réfute les interprétations de l'origine de l'inégalité en termes de pression démographique, par exemple, ou les interprétations fonctionnalistes (l'inégalité profite au groupe et permet de maximiser les ressources). Il défend une interprétation politique de l'origine de l'inégalité: certains individus auraient la capacité d'imposer politiquement (par la capacité de convaincre et de tromper) un système social "transégalitaire". Ces individus, Hayden les définit comme "triple A": avides, agressifs, accumulateurs. Tant que le groupe est confiné dans les conditions de la survie immédiate, sans aucun surplus, les "triple A" ne peuvent s'imposer – à vouloir exploiter les autres, ils risquent tout simplement d'être tués. Mais dès lors que la nourriture est abondante, ils peuvent réussir à faire valoir leur point de vue et leurs intérêts et enclencher un mécanisme d'accumulation ...  dans lequel nous sommes encore! Hayden émet l'hypothèse que 90% des problèmes graves de l'humanité seraient ainsi causés par 10% des individus.

Hayden, s'il donne des faits, ne s'étend pas beaucoup sur les raisons qui expliqueraient que la majorité d'un groupe puisse se laisser tromper et manipuler par des chefs. La superstition est fondée sur la crainte, et ce genre de crainte est, selon Spinoza, "le grand secret du régime monarchique" (cf; "Traité théologico-politique") et sans doute ces phénomènes "idéologiques" expliquent-ils en partie la capacité des "triple A" à manipuler leurs congénères. L'observation, non pas de sociétés disparues, mais de la nôtre permettrait de corroborer cette hypothèse...

La thèse de Hayden, notamment par la place déterminante qu'elle donne à des phénomènes proprement politiques, semble mettre en cause les explications "marxistes" traditionnelles, notamment, pour ce qui concerne la révolution néolithique, le travail de Gordon Childe. Mais peut-être permet-il d'y apporter surtout des correctifs. D'une part, en faisant une place plus importante à l'activité politique, on devrait définitivement tourner la page d'une conception schématique des relations "infrastructure/superstructure". D'autre part, on pourrait se faire à l'idée que les rapports sociaux de domination déterminent le type de développement de la production de la richesse matérielle des sociétés - à l'encontre des explications qui font du développement des "forces productives" le moteur de l'histoire.

mercredi 15 juillet 2009

La crise n’est pas une crise de sous-consommation



La crise est celle du libéralisme répètent les plus radicaux des courants de la gauche traditionnelle. Chez Besancenot, on s’aventure même jusqu’à dire qu’il s’agit d’une crise du capitalisme. Reste à s’entendre sur la nature et la portée de cette crise. Dans Le cauchemar de Marx[1], j’ai eu l’occasion de revenir sur la théorie des crises, en insistant sur un point : « ces crises ne sont pas, ou du moins pas principalement, des crises de surproduction de marchandises destinées à être consommées (ce ne sont pas des crises de sous-consommation) mais des crises de surproduction du capital : la crise survient parce qu’il y a trop de capitaux qui ne trouvent pas à se mettre en œuvre au taux moyen de profit de la période antérieure. » (p.93) Les thèses sous-consommationnistes sont très largement admises à gauche. Même les plus radicaux comme Alain Bihr ou Michel Husson considèrent que la crise a pour cause l’excès de plus-value dans le partage entre plus-value et salaire. Bref, si on satisfait les revendications ouvrières en augmentant le pouvoir d’achat, si on redistribue les richesses, on pourra voir redémarrer la machine économique. C’est encore une analyse de ce genre qui sous-tend les discours syndicaux.
Ce diagnostic est  erroné, bien qu’il ait pour lui une apparente simplicité fort séduisante : si les ouvriers gagnaient mieux leur vie, ils pourraient consommer plus et offriraient ainsi des débouchés solvables à la production capitaliste. On en vient à se demander  pourquoi les capitalistes, aveuglés par leur cupidité, se sont d’eux-mêmes précipités dans cette crise de surproduction, alors qu’un compromis salarial leur aurait évité tous ces désagréments ! Mais si la sous-consommation ouvrière était la cause de la crise de surproduction, le mode de production capitaliste serait en crise permanente et les phases d’expansion seraient inconcevables. En effet, le profit capitaliste n’est possible que précisément parce que la valeur de la force de travail (qui fixe plus moins le salaire) est inférieure à la valeur des marchandises qu’une force de travail peut produire pendant le temps où elle est utilisée. Pour qu’il y ait production de plus-value et donc profit capitaliste, il faut que les ouvriers « ne consomment pas assez ». Ajoutons que la pérennité du système exige que les capitalistes ne consomment pas tout le profit en jets privés et fiestas pharaoniennes : la prodigalité n’est pas une vertu capitaliste, car le capitaliste, en bon fonctionnaire du capital doit d’abord être économe pour garantir la poursuite, sur une échelle toujours élargie, de l’accumulation.
En réalité, la crise amorcée avec l’affaire de « subprimes » n’est pas due à une excès de plus-value et à un problème de sous-consommation mais bien à la rareté croissante de la plus-value et à une surconsommation. Sans entrer dans les détails, il suffit de dire que les subprimes sont une des multiples formes du capital fictif qui ont pris une extension maximale au cours des dernières décennies. Le capital « fictif », tel que Marx l’analyse, est représenté par les créances échangeables contre des engagements futurs de trésorerie dont la valeur est entièrement dérivée de la capitalisation de revenu anticipé sans contrepartie directe en capital productif.
Le « capital fictif » se fonde sur une opération intellectuelle rétrospective, qui suppose une inversion des moyens et des fins. Marx l’explique (Capital, Livre III, V) : « Le revenu monétaire est d’abord transformé en intérêt, et, à partir de là, on trouve également le capital qui en est la source. » Marx se contente ici de décrire le fonctionnement concret du mode de production capitaliste. Ainsi le prix de vente d’un bien immobilier est-il calculé en considérant que ce bien est un capital portant intérêt, ce dernier étant représenté par le loyer. Mais ce processus a une conséquence importante : « toute somme de valeur apparaît comme capital, dès lors qu’elle n’est pas dépensée comme revenu ; elle apparaît comme somme principale par contraste avec l’intérêt possible ou réel qu’elle est à même de produire. » L’exemple de la dette de l’État est particulièrement éclairant quant aux conséquences de ce processus : « L’État doit payer chaque année, à ses créanciers une certaine somme d’intérêts pour le capital emprunté. Dans ce cas le créancier ne peut pas résilier son prêt, mais il peut vendre sa créance, le titre qui lui en assure la propriété. Le capital lui-même a été consommé, dépensé par l’État. Il n’existe plus. » Ce que possède le créancier, c’est (1) un titre de propriété, (2) ce qui en découle, savoir un droit à un prélèvement annuel sur le produit des impôts, et (3) le droit de vendre ce titre. « Mais dans tous ces cas, le capital qui est censé produire un rejeton (intérêt), le versement de l’État, est un capital illusoire, fictif. C’est que la somme prêtée à l’État, non seulement n’existe plus, mais elle n’a jamais été destinée à être dépensée comme capital. » Pour le créancier, prêter de l’argent à l’État pour obtenir une part du produit de l’impôt ou prêter de l’argent à industriel moyen intérêt ou encore acheter des actions en vue de toucher des dividendes, ce sont des opérations équivalentes. « Mais le capital de la dette publique n’en est pas moins purement fictif, et le jour où les obligations deviennent invendables, c’en est fini même de l’apparence de ce capital. »
La dette publique n’est pas la seule forme de capital fictif. Le « capital monétaire fictif » comprend toutes les variétés de titres monétaires portant intérêt dans la mesure où ils circulent à la Bourse ainsi que les actions à quoi faut ajouter les multiples « nouveaux produits financiers » dont développement sans frein intervient précisément parce que la plus-value se fait rare et qu’on en anticipe la production.[2]
Louis Gill n’hésite pas à renverser la théorie sous-consommationniste et fait remarquer que : « La première puissance économique du monde, celle des États-Unis où la crise actuelle a été déclenchée, a été depuis au moins les quinze dernières années le lieu du déploiement, non pas d’une sous-consommation, mais d’une forte surconsommation, en particulier de biens importés, qui a entraîné un déficit chronique de sa balance courante des paiements avec l’étranger. » (« À l’origine des crises : surproduction ou sous-consommation ? », à paraître dans la revue brésilienne O Olho da História).
Les théories sous-consommationnistes ont « l’avantage » de prolonger l’illusion que le capitalisme peut se réformer, et que l’accumulation peut reprendre … si on sort du « libéralisme ». Les plus farouches « révolutionnaires » partagent ce fond commun avec les sociaux-démocrates invétérés. De fait, moyennant des destructions massives de forces productives – comme celles qui se produisent aujourd’hui par la mise en jachère d’une grande quantité de forces de travail (près de 100.000 chômeurs supplémentaires chaque mois en France) – le capitalisme peut retrouver l’an prochain … ou beaucoup plus tard, une nouvelle forme de croissance. Pour reposer à nouveau et sur une échelle élargie la même question.
Les thèses sous-consommationnistes constituent le complément de l’idéal du « développement illimité des forces productives ». La crise du capitalisme viendrait de ce qu’il ne parvient pas à développer de manière illimitée la production et que ses crises, dues à la goinfrerie de la classe dirigeante, viendraient interrompre un cercle vertueux production-consommation. Cette perspective est une illusion mortelle. Le développement capitaliste rencontre nécessaire des limites qui ne sont pas ou pas seulement les limites des ressources physiques de la planète – un problème sur lequel se développent beaucoup de controverses un peu oiseuses – mais les limites structurelles du mode de production capitaliste lui-même. La crise actuelle exacerbe d’ores et déjà les tensions entre les diverses fractions du capital à l’échelle mondiale et nous rappellent que les conflits entre les puissances dominantes ne sont que mis en sommeil. Comme Lénine, dans L’impérialisme stade suprême du capitalisme, l’affirmait il n’y aura ni développement pacifique de la mondialisation capitaliste, par les simples lois de la libre concurrence, ni la constitution d’un « super-impérialisme » capable d’imposer une réédition de la « pax romana » à la terre entière.
Bref, la crise nous impose une double rupture: rupture avec les conceptions dominantes tant chez les libéraux que chez les sociaux-démocrates et leurs alliés de la gauche radicale, rupture avec l’illusion « marxiste » du développement illimité des forces productives. Nous y revenons dans un prochain article.
Denis Collin (9 mai 2009)






[1]Denis Collin, Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009
[2]Pour plus de développements, voir Le cauchemar de Marx, p. 103 et sq. et la postface à la seconde édition de mon Comprendre Marx (A. Colin, juin 2009)

jeudi 2 juillet 2009

Croire et savoir

Si Platon en quelque sorte fonde la philosophie en faisant de la distinction entre croire et savoir, il faut d’abord souligner combien est ambigu, dans la philosophie platonicienne, ce que nous traduisons par croyance. La doxa désigne la croyance, l’opinion, le jugement, le sentiment, tous termes qui possèdent en français des usages différents mais peuvent aussi être employés comme synonymes : « à mon avis », « selon mon sentiment », « selon mon opinion », « je crois que », « je juge que » : ce sont autant d’expressions pratiquement interchangeables et pourtant nous ne dirions que croyance, opinion, sentiment, jugement, etc., sont des synonymes.

I.     Sortir de la caverne

A.  La distinction fondamentale

Ainsi l’opposition entre savoir et croyance (ou entre savoir et opinion) n’est pas l’opposition entre savoir et ignorance, ni entre vérité et erreur. Je peux avoir raison – opiner justement – sans pour autant être en possession d’un véritable savoir. Il y a des croyances vraies et des croyances fausses. Et, par conséquent, le problème de la distinction du savoir et de la croyance va doubler de celui de discrimination entre la croyance vraie et la croyance fausse.
Dans le Gorgias, Socrate introduit (454c) la distinction entre croire et savoir. Cette distinction est posée d’une manière assez simple : il peut y avoir des croyances fausses mais pas de savoir faux. Si je crois que « p », je tiens « p » pour vrai mais j’admets en même temps qu’il en pourrait être autrement. Si je sais que « p », cela revient à affirmer catégoriquement « p » est vrai.
Si la croyance peut être vraie ou fausse, cela ne tient pas au tant au fait qu’elle est un mode de connaissance imparfait qu’aux objets même de la croyance. La croyance porte sur les paroles et sur les apparences sensibles qui sont des signes équivoques des choses et nullement les choses elles-mêmes, dans leur réalité éternelle. Les réalités sensibles sont changeantes et pour cette raison rien d’absolument certain ne peut être prédiqué à leur sujet. L’eau est liquide, mais s’il fait froid, elle devient solide. Que peut-on dire de l’eau ? Qu’elle est liquide ou qu’elle est solide ?
Les paroles peuvent rapporter ces réalités changeantes et donc n’avoir pas plus de valeur de vérité que les impressions. Mais elles peuvent aussi donner lieu aux malentendus. Comme les mots sont souvent équivoques, l’un emploie un mot dans un sens et l’autre dans un sens différent. Selon un exemple qui est repris dans la République (479b) et dans le Théétète (154c), une même chose peut être à la fois deux plus grande et deux fois plus petite (qu’autre chose). Ce genre de jugement est bien proche, ainsi que le dit Glaucon, des « jeux de mots équivoques qu’on lance dans les banquets » (République, 479b).
Enfin paroles et signes véhiculent des croyances non vérifiées. Archélaos le tyran est heureux : voilà ce qui semble puisqu’il a tous les pouvoirs et c’est ce que rapporte la rumeur. Mais qu’il soit heureux, Socrate affirme qu’on n’en peut rien savoir tant qu’on ne sait pas comment il est moralement, quel est son sens de la justice (Gorgias, 470d-e).
Face aux opinions, il doit exister un savoir irréfutable, à la validité éternelle. Socrate affirme, concernant le bonheur et la justice, que sa position est irréfutable, puisque « on ne réfute jamais la vérité » (473b). Les sophistes prétendent que tout argument peut être réfutable. Puisqu’il n’y a que des opinions, relatives à chaque individu, puisqu’il n’y a que des croyances, toutes peuvent être réfutées et ces réfutations seront réfutées à leur tour. La connaissance philosophique doit sortir de cette indétermination. Toute opinion n’est pas sophisme, mais, par définition, l’opinion se soumet à la contestation. Inversement, on ne discute pas que deux et deux sont quatre.
Si on est sous le règne de l’opinion, le gouvernement de la Cité est soumis aux caprices de l’opinion changeante, aux surenchères des beaux parleurs. Et progressivement, la vie politique sombre dans le chaos, la guerre civile qui laissera bientôt la place au pire des régimes, la tyrannie. Inversement, si la cité est gouvernée par ceux qui connaissent le véritable bien, alors ceux-ci seront éduqués à avoir le jugement droit. Ainsi la distinction croire/savoir a-t-elle non seulement une valeur gnoséologique mais aussi et peut-être surtout une valeur éminemment politique.
Enfin, au-delà des croyances individuelles, il existe nécessairement une vérité objective. En effet, « si les sentiments humains n’avaient rien de commun entre eux, s’ils étaient spécifiques à tel ou tel individu, si chacun de nous éprouvait ses propres impressions différentes de celles des autres hommes, on aurait du mal à faire connaître à son voisin ce qu’on ressent. » (481cd) Qu’il y ait des vérités communes possibles est la première condition d’une véritable communication. La dialectique philosophique est orientée vers la vérité, alors que rhéteur pratique la parole comme un combat : c’est l’éristique où le dialogue ne vise à qu’à terrasser l’adversaire par divers procédés. Dénuée de la force de la vérité, les opinions ou les croyances ont besoin de combattants pour qu’elles puissent triompher.

B.  La définition de la connaissance comme croyance.

Le Théétète reprend dans le détail la discussion du Gorgias sur la nature du savoir. Il ne s’agit plus maintenant d’opposer un peu dogmatiquement le savoir et l’opinion mais d’essayer d’obtenir une définition du savoir rationnel. Socrate dialoguant avec le jeune mathématicien Théétète – à qui la tradition attribue des travaux sur les nombres irrationnels – va tester successivement trois définitions du savoir : (1) le savoir, c’est la sensation ; (2) le savoir, c’est la croyance vraie ; (3) le savoir, c’est la croyance vraie accompagnée d’un discours de justification. La première hypothèse – que Socrate attribue à Héraclite et à Protagoras est réfutée avec un grand luxe d’arguments – que nous laisserons de côté ici puisqu’ils ne concernent pas directement notre propos – même si l’opinion concerne d’abord les choses sensibles.
Cet état, c’est « juger » au sens d’avoir une opinion (et non au sens de discriminer). C’est l’équivalent pour l’âme de ce qu’est sentir pour le corps. Or il y a des opinions vraies et des opinions fausses. Donc si savoir et opiner sont la même chose, il faut distinguer les opinions vraies des opinions fausses, car la seule définition qu’on puisse donner est : le savoir, c’est l’opinion vraie.
Les longs et souvent tortueux raisonnements (188a-191b) exposent ce qui « tracasse » Socrate. Si on se tient sur le plan strict de l’opinion ou de la croyance, il ne peut plus y avoir d’opinion fausse qu’il n’y a de sensation fausse. La sensation en elle-même est en effet vraie – à condition de  distinguer la sensation de l’objet de la sensation. Si je dis que je ressens comme une piqûre d’aiguille dans le gros orteil, cette sensation est d’une vérité indiscutable. Je ne peux pas dire que je ressens un piqûre d’aiguille et que cette sensation est fausse ! De même, si je dis que je crois que p ; il est absolument vrai que je crois que p. Je ne peux dire « je crois que p, mais p est faux ». Bref, l’opinion fausse en elle-même ne peut pas être pensée !
Comment apprenons-nous ce que nous ne savons pas ? Socrate utilise la fameuse métaphore de la cire : est contenu en nos âmes un bloc malléable de cire. Apprendre c’est mémoriser et cet acte est comme fixer une empreinte dans la cire. L’opération d’identification consiste alors à comparer la perception (le Socrate que voit Théétète) avec l’empreinte qu’a laissée Socrate dans la cire. Quel genre d’empreinte ? Socrate donc comme exemple la signature que l’anneau laisse dans la cire. Cette empreinte est donc une signature qui permet d’authentifier (une lettre par exemple). L’oubli, c’est le fait que cette empreinte a été effacée. La connaissance consiste toujours à faire coïncider l’empreinte dans la cire et la sensation. Et l’opinion fausse serait seulement cette non-coïncidence, ce qui n’explique pas grand-chose.

C.  Histoires de colombes et de ramiers

Pour sortir de ces difficultés, Socrate utilise une autre métaphore célèbre, celle du colombier, ou de la volière (197-a). Il s’agit d’élucider le sens de l’expression « avoir le savoir de … » ou « avoir une science de … ». On peut poser que « Savoir = avoir de la science » et donc que cela suppose qu’on a acquis de la science. Mais on peut avoir acquis quelque chose sans l’avoir : j’ai acquis un manteau mais je l’ai laissé chez moi, donc je ne l’ai pas ! De même, j’ai acquis les oiseaux qui sont dans le colombier, je les ai à portée de la main, mais je peux très bien n’en avoir aucun actuellement. L’âme est comparée à une volière dans laquelle les oiseaux sont les idées qui vont isolément ou en bandes (197d). Pour les enfants, la volière est vide.
Avoir acquis, c’est avoir une capacité : j’ai appris la grammaire et je l’ai toujours même quand je dors et que je ne m’en sers pas. Avoir, c’est tenir l’oiseau dans sa main, c'est-à-dire utiliser effectivement le savoir. Comment puis-je savoir si je sais le latin ? En traduisant Cicéron ! Mais comment savoir que j’utilise la bonne idée. Si les idées sont des oiseaux, comme savoir quand j’ai besoin de l’oiseau « onze » que c’est bien lui qu’il faut attraper dans l’opération « 7+4 » et non l’oiseau « douze ».
Supposons que j’attrape l’oiseau sauvage que je mets dans la volière, cela revient à « j’apprends pour acquérir un savoir ». J’attrape l’oiseau dans la volière pour le tenir dans ma main : j’use du savoir. Il faut encore apprendre pour ne pas se tromper d’oiseau. Faut-il donc dire que j’apprends ce que je sais déjà ? C’est impossible. Donc, il faut s’en tenir à la théorie de l’erreur d’identification : j’ai pris  « un ramier à la place d’une colombe » (199b).
Mais peut-on admettre qu’on puisse être ignorant de tout alors que la science est présente ? Cela revient à admettre qu’on peut savoir tout en étant ignorant et voir en étant aveugle ! Théétète suppose que parmi les oiseaux « science » volaient des oiseaux « non-science » et donc l’opinion fausse serait d’avoir attrapé un oiseau « non-science » (200-a). Si chaque idée (chaque connaissance) est un oiseau, il me faut encore une idée pour distinguer les colombes des ramiers. Mais cette idée est aussi un oiseau. Comment distinguer cet oiseau, comment savoir s’il est lui-même une colombe ou un ramier ? Cette hypothèse nous ramène au point de départ : celui qui attrape une absence de science croit avoir une science. Faudra-t-il admettre qu’il y a encore une science et une absence de science permettant de reconnaître les sciences et les absences de science ?
La conclusion est tout simplement qu’il est impossible de savoir ce qu’est l’opinion fausse avant de savoir ce qu’est la science ou le véritable savoir ! Autrement dit, la définition du savoir comme opinion ou comme jugement vrai est une définition circulaire.

D.  Le jugement vrai accompagné d’une justification

On doit alors explorer une dernière hypothèse (201d) : le savoir est l’opinion accompagnée de définition, car ce dont il n’y a pas de définition n’est pas objet de savoir. Cette définition est très largement reprise dans la philosophie analytique, sous une autre traduction : la connaissance est une croyance vraie et justifiée. On la trouve chez C.S. Peirce ou chez Bertrand Russell (Problèmes de philosophie, Payot, 1989, Chap. XIII).
Ce qui est objet de science, c’est ce qui peut être défini. C’est donc sur la question de la définition que va porter l’enquête. Immédiatement se pose un problème : si on veut définir chaque terme, on remonte nécessairement à des premiers termes non définis mais simplement nommés (201e). Ces premiers éléments ne pourraient donc pas être connus mais seulement sentis (202b). Ils ne seraient donc pas objet de science ou de savoir véritable. Autrement dit, pour ce qui des premiers éléments, ceux à partir desquels sont définis les autres, ils peuvent être l’objet d’une opinion droite mais pas d’une science puisqu’il n’y a de science que des composés. Ainsi la science se fonderait sur l’opinion ! Comment les éléments pourraient-ils donc être non connus alors que leurs composés sont connus ? (202e)
Un nouveau modèle va être proposé, celui de l’écriture des mots au moyen de lettres. Les lettres sont non définies alors que les syllabes le sont par les lettres (SO = S + O). La syllabe S est seulement un sifflement de la langue (dont c’est bien la sensation qui est la caractéristique de l’élément).  Problème : Je connais SO donc je connais S et O ensemble. Mais comment donc pourrais-je ne les point connaître séparément ?
Une autre solution pourrait consister à considérer que le tout est différent des parties, forme une unité. Mais si le tout forme une unité, il n’a pas de parties ! En distinguant le tout et le total (redéfini comme le nombre total des parties) on aboutit cependant à ce que cette distinction n’a pas de sens  et que le composé n’est pas composé puisqu’il ne peut plus être défini par ses parties et que par conséquent il a la même forme que l’élément (205d). Troisième difficulté : c’est l’élément qui est le plus clairement connu (206a). Donc la thèse qui dit que le composé est connu et l’élément non ne peut être acceptée. L’expérience de l’apprentissage de la lecture ou de la musique pourrait montrer au contraire que nous avons une connaissance des éléments plus claire que celle des composés. (206b)
En quoi consiste la justification qui, jointe à l’opinion vraie, ferait d’elle un savoir ? Ce ne peut être le discours dans lequel s’exprime l’opinion vraie (206d). La définition pourrait être : « rendre apparente sa propre pensée au moyen de la voix ». Mais si on admet cette définition, toute personne qui a une opinion droite a aussi une science puisque tout le monde peut énoncer son opinion droite.
Ce ne peut pas être un dénombrement correct des composants élémentaires (207a). Connaître un chariot, ce serait alors en énoncer la liste des pièces. Mais connaître Théétète, est-ce énoncer les lettres du nom ? On peut connaître une liste des éléments sans encore connaître la chose : ainsi quand on apprend à écrire. Donc, il y a une opinion droite accompagnée de définition qui n’est pas encore science.
Ce n’est pas non plus un énoncé du caractère distinctif (208c). Cette définition est tout aussi inconsistante : L’opinion droite suppose en effet la différence : je reconnais Théétète à son nez aplati … et pourtant ce n’est une science ! Donc la définition de la science comme opinion droite accompagnée de l’énoncé de la différence propre de son objet, est creuse. La définition de la science comme doxa vraie accompagnée d’une justification ne convient pas plus que les précédentes.
Il est donc impossible, quelle que soit la manière dont on s’y prend de définir la science par l’opinion. Science et opinion sont fondamentalement étrangère l’une à l’autre. Le Théétète ne fournit que cette définition négative de la science. Mais il donne aussi une affirmation importante : si l’opinion n’est pas la science, il reste qu’il y a des opinions droites, des jugements corrects, qui apparaissent comme des intermédiaires entre le savoir et l’ignorance.

II.   La science dogmatique

A.  La connaissance infaillible est possible

Il y a quelque chose de curieux dans la conception platonicienne de la distinction savoir/doxa, c’est qu’elle n’est absolument pas dogmatique. Si l’opinion n’est pas savoir, le savoir lui-même reste problématique. La philosophie de Platon reste toujours beaucoup plus une philosophie critique qu’une philosophie systématique au sens où l’entendrons les philosophes modernes – typiquement Leibniz. C’est ce qui explique que l’école de Platon, l’Académie, prendra un tour, avec Carnéade, résolument sceptique.
À l’inverse, les Stoïciens semblent soutenir une conception radicalement dogmatique du savoir. Les hommes disposent naturellement des moyens d’atteindre la vérité. Sans doute est-il difficile d’attribuer la même position à tous les Stoïciens et l’on doit distinguer les premiers Stoïciens grecs (Chrysippe, Zénon) des Stoïciens tardifs. Il reste qu’il y a une ligne directrice : il est possible d’avoir du monde une connaissance infaillible.
S’opposant à tous les arguments sceptiques ou platoniciens, les Stoïciens affirment que les sens peuvent nous donner une connaissance infaillible. Rapportant leur position, Cicéron affirme ainsi : « leurs jugements sont si clairs et si certains  que si le choix était donné à notre nature et si un dieu lui demandait si elle se contente d’avoir les sens intacts et sains ou si elle réclame quelque chose de mieux, je ne vois pas ce qu’elle pourrait souhaiter de plus. » (Premiers Académiques, II, VII, 19)
Il ne s’agit pas, cependant, de suivre la doctrine épicurienne selon laquelle les sens sont infaillibles et que seul notre jugement peut errer : « Je ne suis pas homme à dire que tout ce qui nous paraît est tel qu’il nous paraît. » Pour que les sens nous livrent la vérité des choses, il faut, primo, qu’ils soient sains et, secundo, qu’aucun obstacle ne s’interpose et les empêche d’agir. Enfin, avec de l’exercice, nous pouvons améliorer notre perception : « combien de choses que nous ne voyons pas, voient les peintres dans les creux et dans les reliefs ! » (20)
Ces données sensorielles sont élaborées par notre esprit qui dispose de « notions imprimées en nous » (21) qui permettent de passer de la sensation aux objets qui ne sont pas directement perçus par les sens. Encore une fois, sauf cas pathologique, ces notions sont vraies, sans quoi nous ne pourrions pas les utiliser. L’esprit humain a donc « une grande aptitude à la connaissance des réalités et à la constance dans la vie » (X, 31).
Il y a donc une marque de la vérité, la clarté de la perception et l’esprit doit donner son assentiment à l’évidence. On trouve ici une thématique que reprendront Descartes et Spinoza, chacun à sa manière. Cette perception claire et à laquelle l’esprit donne son assentiment, les Stoïciens la nommaient « katalèpsis », ce que Cicéron traduisait par « compréhension » et que les auteurs contemporains rendent plutôt par « cognition ». Cette cognition est « vraie et fidèle » et « la nature nous l’a donnée comme norme ».

B.  Science, cognition et opinion

Une sensation à laquelle l’esprit a donné son assentiment, qu’il a certifiée comme vraie, une cognition n’est pas encore une véritable connaissance scientifique. Ce qui donne lui donnera le statut de connaissance scientifique, c’est sa capacité à résister à tous les raisonnements qui pourraient lui être opposés. Selon Cicéron, Zénon plaçait la cognition entre le savoir scientifique et l’ignorance. Voici comme Sextus Empiricus (in Contre les professeurs, cf. Long et Sedley, II, p.212) présente les rapports entre science, cognition et opinion : « Les Stoïciens disent qu’il y a trois choses qui sont liées les unes aux autres, le savoir scientifique, l’opinion et la cognition qui est située dans l’entre-deux. Le savoir scientifique est une cognition qui est sûre et ferme et que la raison ne peut ébranler. L’opinion est un assentiment faible et faux. La cognition est ce qui est dans l’entre-deux, c’est l’assentiment propre à une impression cognitive ; et une impression cognitive, selon eux, est une impression qui est vraie et qui ne saurait devenir fausse. De ces trois états, ils disent que le savoir scientifique ne se trouve que chez les sages, que l’opinion ne se trouve que chez les mauvais, que la cognition est commune aux deux groupes et qu’elle est le critère de la vérité. »
L’opinion, c’est donc le non-savoir par excellence. Elle découle d’une faiblesse de l’esprit qui donne son assentiment sans raison ou pour des raisons fausses. Or il est toujours au pouvoir de l’homme de ne pas tomber dans l’opinion. Pour éviter de donner son assentiment à une impression « in-cognitive », il faut faire montre d’une disposition à « l’absence de précipitation ». La précipitation consiste au contraire à  donner son assentiment à une impression avant d’avoir pu s’assurer qu’il s’agit bien d’une impression cognitive.

C.  L’embarras du Stoïcisme

Ainsi, les Stoïciens ne reconnaissent pas l’existence d’opinions vraies et sur ce point ils s’opposent clairement à Platon et Aristote. On pourrait penser qu’il s’agit d’une question de terminologie et le statut intermédiaire de la cognition correspondrait à celui de l’opinion droite chez Platon. Cependant ce rapprochement est peu justifié, car il ne viendrait certainement pas à l’esprit de Platon de définir l’opinion droite comme « la norme de la vérité ». Il est à remarquer que l’opposition radicale entre science et opinion ou croyance, telle que la pensent les Stoïciens trouvera des puissants échos dans la pensée moderne, chez les rationalistes classiques et leurs successeurs. La thèse stoïcienne de l’impression cognitive ne doit en effet par conduire à faire des Stoïciens des sortes d’empiristes. La connaissance n’est l’empreinte que les évènements extérieurs forment sur notre esprit. La connaissance réside dans l’activité même de l’esprit qui seul peut reconnaître une impression cognitive d’une impression non cognitive. Hegel note l’embarras du stoïcisme quand il est interrogé sur le critère de la vérité. Pour le stoïcisme, en effet, « c’est dans l’adéquation à la raison que sont censés consister le vrai et le bien. Mais cette identité de la pensée à soi-même, une fois de plus, n’est que la pure forme dans laquelle rien ne se détermine ; c’est pourquoi les grands mots universels, le vrai et le bien, la sagesse et la , auxquels il est contraint s’en rester, incitent certes en général à la l’élévation, mais comme dans les faits ils ne peuvent parvenir à aucune extension du contenu, ils ont tôt fait de provoquer l’ennui. » (Phénoménologie de l’esprit, IV, 134, trad. J.P. Lefebvre)

III. Le scepticisme

A.  L’absolue inquiétude dialectique

Avec le scepticisme, dit Hegel, la philosophie se trouve « l’absolue inquiétude dialectique ». Selon plusieurs doxographes, le grand maître du scepticisme, Pyrrhon, soutenait que « nous sommes ainsi faits que nous ne connaissons rien », car « les choses sont également indifférentes, non évaluables, indécidables » et « pour cette raison, nos sensations et nos opinions ne nous donnent ni la vérité ni la fausseté » (cf. Long et Sedley, I, p.41). Il ne s’agit pas de mettre en cause la faiblesse des sens ou de telle ou telle faculté cognitive en particulier – le thème de la faiblesse des sens est archi-connu. Il s’agit de comprendre que ce sont les choses qui, par nature, sont indéterminables.
La croyance peut-être considérée comme une erreur (elle est un assentiment faux) ou comme un mode incomplet du vrai, un intermédiaire entre savoir et ignorance (il lui manque ce qui fait le vrai, savoir les raisons inattaquables) ; on peut même considérer que les hommes ne peuvent pas aller au-delà de la croyance, que leurs savoirs les plus assurés ne sont que des formes de croyance sophistiquées. Mais dans tous ces derniers cas, on admet qu’il y a une réalité des choses à laquelle un savoir idéal, celui d’un sage ou celui d’un dieu, pourrait accéder. Dans le pyrrhonisme, c’est cette réalité déterminable des choses qui est refusée. Si la tour est ronde  vue de loin et carrée quand je m’approche, ce n’est parce que mes sens sont faibles mais parce qu’il est impossible de déterminer ce qu’est cette tour ! Considérer que les choses sont soit accessibles soit inaccessibles, c’est encore les déterminer d’une certaine manière et se trouver confronté à la réfutation classique : affirmer qu’il n’y pas de  vérité, c’est encore affirmer une vérité et c’est donc se contredire. Mais telle n’est pas la position des pyrrhoniens : « aucun d’eux n’a dit que toutes choses sont tout à fait insaisissables, ni qu’elles sont saisissables, mais ils disent tous qu’elles ne sont pas plus de telle sorte que de telle autre, ou que parfois elles sont de telle sorte et parfois non, ou que pour l’un elles sont ainsi, pour un autre non ainsi, et pour un autre encore totalement inexistantes. » (Long et Sedley, p. 63)
Sextus Empiricus, l’auteur des Esquisses pyrrhoniennes, classe les philosophes en trois catégories : les dogmatiques qui prétendent avoir trouvé la vérité, ce qui prétendent qu’elle est insaisissable (Carnéade et l’Académie) et enfin ceux qui cherchent la vérité. On peut ainsi définir le scepticisme par une triple orientation : « zététique » (la recherche), « éphectique » (la suspension du jugement) et enfin « aporétique » (pratiquant le doute).

B.  La suspension du jugement

La pensée des pyrrhoniens est donc fondamentalement aporétique. Elle peut exposer diverses hypothèses mais aucune n’est décidable. Il ne reste donc qu’à suspendre son jugement, pratiquer l’épokhè. Les modes de suspension du jugement sont détaillés par Sextus Empiricus. Il s’agit d’exposer les différentes raisons que nous avons de ne pas juger à partir de ce qui nous apparaît. Comment pouvons dire que les choses sont de telle ou telle sorte que la saisie des couleurs, des sons, etc., dépend à l’évidence de la constitution physique de l’être qui reçoit ces impressions. Les hommes différent des autres espèces animales qui, elles-mêmes, diffèrent toutes entre elles. En outre les hommes diffèrent entre eux et ne perçoivent pas les mêmes choses de la même façon. Les choses elles-mêmes sont perçues de manière différente selon les circonstances, la distance à laquelle on les observe, etc.. Nous percevons toujours des choses mélangées à d’autres et donc leurs effets combinés mais nullement les choses en elles-mêmes. Les choses existent les unes relativement aux autres et donc il est impossible d’affirmer quoi que ce soit dans l’absolu.
Toutes ces raisons conduisent à considérer que si nous pouvons décrire les apparences pour nous, il est impossible d’en déduire un jugement. Il faut donc se régler sur les apparences, mais en sachant que ces apparences sont toujours relatives. Le scepticisme, ainsi va bien au-delà du pyrrhonisme. Il ouvre sur un relativisme qui est une des dimensions importantes de la pensée contemporaine et sur un perspectivisme – il n’y a pas de réalité mais seulement des points de vue – dont Nietzsche sera l’un des meilleurs défenseurs.
Dans le scepticisme, dit Hegel, la conscience de soi « fait l’expérience de sa propre liberté ». Dans la remise en cause question de toute croyance, la pensée s’émancipe du donné, du pré-jugé, du poids de ce qui n’est pas elle. C’est pourquoi Kant définit la philosophie par sa dimension « zététique ». Mais le scepticisme traditionnel suppose l’acceptation des normes sociales : puisque tout jugement doit être suspendu, je n’ai pas plus à juger les conventions acceptées généralement par mes contemporains et la sagesse veut que je m’y conforme – une position que reprend clairement Descartes dans le Discours de la méthode. La nouveauté du scepticisme contemporain tient à ce qu’il conduit à réfuter toute norme à valeur universelle, au nom de son relativisme et à questionner le pouvoir de la raison elle-même, à travers les mises en cause de la valeur de la science.

Bibliographie

Platon La République, GF-Flammarion, 2002, traduction nouvelle de Georges Leroux.

lundi 1 juin 2009

Après la vertu

Une remarque sur le livre d'Alasdair MacIntyre

Dans le dernier chapitre d'Après la  pose la question de ses rapports avec Marx et le marxisme. Après avoir fort justement remarqué que "le marxisme cache en son sein un certain individualisme radical" (254), il souligne combien la perspective de l'individu libre définie dans le Capital ressemble à une sorte de "Robinson socialisé".  fut trotskyste avant de renoncer au militantisme politique pour se consacrer à la philosophie. Je cite ici un long passage de la dernière page de son livre, qui me semble très pertinent et que je ne suis pas loin de partager:
Un marxiste qui prendrait au sérieux les derniers écrits de Trotsky serait poussé à un pessimisme étranger à toute la tradition marxiste et il cesserait en grande partie d'être marxiste. Il ne verrait plus aucun ensemble de structure économiques et politiques susceptible de remplacer les structures du capitalisme avancé. Cette conclusion rejoint bien sûr la mienne. Selon moi,  le marxisme est épuisé en tant que tradition politique, ce dont témoigne l'infinie variété des allégeances politiques rivales qui portent aujourd'hui la bannière marxiste (cela n'implique nullement que le marxisme ne soit pas encore l'une des plus riches sources d'idées sur la société moderne), mais je crois que cet épuisement est commun à toutes les traditions de notre culture. (...)
Il est toujours dangereux d'établir des parallèles trop précis entre deux périodes historiques: les plus trompeurs sont ceux qui comparent notre époque en Europe et en Amérique du Nord avec la décadence de l'empire romain. Il existe pourtant des ressemblances. Un tournant capital dans le chute de Rome est le moment où les hommes de bonne volonté cessèrent d'étayer l'imperium et d'identifier la continuation de la civilité et de la   avec le maintien de cet imperiumSans en être toujours conscients, ils se consacrèrent dès à la construction de nouvelles communautés où la vie  pouvait être soutenue et ainsi permettre à la  et à la civilité de survivre à la barbarie à venir. Si mon exposé de notre condition  est correct, il faut conclure que nous sommes, nous aussi, parvenus à ce tournant. Nous devons nous consacrer à la construction de formes locales de communautés où la civilité et la vie intellectuelle et pourront être soutenues à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passés, tout n'est pas perdu. Cette fois, pourtant, les barbares ne nous menacent pas aux frontières; ils nous gouvernent déjà depuis quelques temps.
 [ajouter] voit juste. Le cycle du progressisme est en train de s'achevee et ordre politique. Si le républicanisme moderne est conséquent, c'est plutôt de ce côté qu'il doit se tourner. Bien sûr les conséquences à en tirer sont assez considérables. J'y reviendrai.


Alasdair  [ajouter], Après la ,1981,1984, traduction française de Laurent Bury, PUF, 1997, réédition "Quadrige", 2006.


Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...