jeudi 19 février 2015

La passion de la vérité

Un texte de Nietzsche s’intitule La passion de la vérité (1872). Étrange titre. La vérité est de l’ordre de la raison elle-même. Comment pourrait-elle être objet de passion ? « Ni rire, ni pleurer, comprendre », telle est la maxime de quiconque se veut en recherche de la vérité, une vérité dont les passions nous détournent. Au tribunal, il est demandé au témoin de parler sans haine et sans crainte, c’est-à-dire de mettre à distance ses passions. Il s’agirait donc d’écarter toutes les passions pour se consacrer à la recherche de la vérité. Mais cette attention exclusive à la vérité n’est-elle pas aussi une sorte de passion ? Mettre la vérité au-dessus de toute autre considération, lui donner la force suprême, celle qui nous amène à reléguer au second rang nos autres intérêts, ne serait-ce pas là la définition même de la passion de la vérité ? Mais il se pourrait encore que cette passion de la vérité ne masque une autre vérité, plus inavouable, celle qui désigne cette passion comme le masque ultime du désir d’emprise, de cette concupiscence de savoir (libido sciendi) dont parlait Augustin ?
Partons de Spinoza. L’Éthique est, en son centre, une théorie de l’affectivité. Après avoir montré la puissance des affects sur nous-mêmes – affects passifs, c’est-à-dire passions – Spinoza introduit une nouvelle catégorie d’affects, les affects actifs. Il pose (dans les dernières propositions de la IIIe partie) que nous sommes affectés en tant que nous sommes actifs. Cela signifie d’abord qu’action et passion ne sont pas des catégories séparées mais des pôles complémentaires sur une même ligne, avec la possibilité permanente d’un renversement de l’un dans l’autre.
Il y a donc un renversement possible qui dessine les lignes de la libération, renversement qui a été préparé dans les dernières lignes du scolie de la proposition 57. La connaissance, les « idées adéquates », sont sources de joie. En effet, l’esprit se considère lui-même nécessairement quand il a une idée adéquate (puisque quand nous savons quelque chose nous savons en même temps que nous le savons et ainsi de suite). Or en considérant sa propre puissance de connaître, l’esprit a donc pour objet une idée qui renforce sa puissance parce qu’il ne subit plus mais comprend, c’est-à-dire une idée qui rend joyeux.
Donc le désir se rapporte à nous en tant aussi que nous comprenons, autrement dit en tant que nous sommes actifs. D’où cette conclusion de la proposition 59 qui commande tout le retournement de l’Éthique. Toutes les affectations qui nous touchent en tant que nous sommes actifs se ramènent à la joie et au désir. Philosopher ce n’est pas renoncer à la joie et au désir, c’est au contraire leur donner l’extension maximale !
Telle est la voie qui s’ouvre vers une libération de l’homme à l’égard de la dépendance affective. Évidemment, stricto sensu, nous ne pouvons parler de « passion » de la vérité. Mais la vérité agit bien à la manière des passions, et même de la plus puissante et de la plus constante de toutes les passions. La passion de vérité est, si l’on peut dire, une sorte de « passion active ».
On retrouve une idée assez proche chez Hegel. Mais c’est une idée qu’il est aisé de comprendre. Pour faire de grandes choses il faut être passionné, c’est-à-dire qu’il faut y être intéressé. Le travail du savant demande une concentration de toutes les forces intellectuelles vers l’objectif de la vérité. Le savant est passionné de science ! Et cette passion désintéressée est aussi celle qui procure les plus grandes joies.
Cependant, comme Nietzsche le soupçonne, ce désintéressement apparent pourrait bien masquer des motifs plus impurs et plus troubles, quelque chose où s’exprime la méchanceté. Ainsi dans Le gai savoir » écrit-il, juste après avoir parlé des croyants : « Quelques-uns ont encore besoin de métaphysique, mais aussi cet impétueux désir de certitude qui éclate aujourd’hui dans les masses, sous la forme scientifico-positiviste, ce désir de vouloir posséder quelque chose d’apparemment stable (tandis que dans la chaleur même de ce désir on se préoccupe fort peu des arguments propres à fonder la certitude) ; tout ceci témoigne encore du besoin d’un appui, d’un soutien, bref de cet instinct de faiblesse qui, il est vrai, ne crée pas, mais conserve les religions, les métaphysiques, les convictions de toutes sortes. Il reste que tous ces systèmes positivistes s’enveloppent des fumées d’un noir pessimisme, de quelque chose qui tient de la lassitude, du fatalisme, de la désillusion, de la crainte d’une désillusion nouvelle – ou encore ils témoignent visiblement du ressentiment, de la mauvaise humeur, d’un anarchisme d’exaspération, comme aussi de tous autres symptômes ou mascarades du sentiment de faiblesse. » (§347) Ou encore ceci dans La volonté de puissance : « Cet univers perspectiviste, ce monde fait pour les yeux, le toucher et l’ouïe, est très faux, comparé à ce qu’il serait pour un appareil sensitif plus délicat. Mais il cesse d’être intelligible, compréhensible, praticable et beau dès que nous affinons nos sens; de même la beauté s’efface dès que nous réfléchissons aux événements de l’histoire; la catégorie de fin est à soi seule une illusion. Bref, plus nous résumons superficiellement et grossièrement les choses, plus le monde nous paraît précieux, précis, beau, significatif. Plus on approfondit, plus s’efface notre appréciation de sa valeur, plus nous tendons à le croire vide de sens. C’est nous qui avons créé un monde pourvu de valeur ! Cela connu, nous reconnaissons aussi que le respect de la vérité est la conséquence d’une illusion, et qu’il faut estimer plus haut la force plastique, simplificatrice, constructive, inventive. “Tout est faux, tout est permis.” »
Curieusement, les attaques de Nietzsche contre la passion de la vérité pourraient rappeler saint Augustin. La seconde tentation, après celle de la chair, est la curiosité. Elle se distingue de la concupiscence charnelle précisément par le fait qu’elle n’est pas charnelle. Elle est « dans l’âme une passion volage, indiscrète et curieuse » et cette passion est particulièrement pernicieuse parce qu’elle « se couvre du nom de science ». Ce « désir de connaître » est d’abord celui de la connaissance par les yeux, mais la vision ici englobe tous les autres sens. À la différence des plaisirs de la vue, la curiosité ne concerne pas seulement les beaux objets ou les sons harmonieux mais aussi le contraire. Le curieux est curieux du spectacle du malheur, de la mort ou du massacre. Mais ce que vise ici saint Augustin est le désir de connaissance en général : « Il est vrai que le plaisir du théâtre ne me touche plus ; que je ne me soucie point de connaître le cours des astres ; que je n’ai jamais consulté les ombres des morts et que j’abhorre toutes ces pactions sacrilèges qui se font avec les démons. » (Confessions, Livre X, Chap. XXXV) La tragédie, qui met en scène le déchaînement des passions humaines, et la comédie, qui montrent les vices de l’âme humaine, font partie des spectacles qui excitent la curiosité et par là détournent l’âme de ses véritables objets. Quant aux « sciences » évoquées ici, ce sont celles qui permettent de deviner l’avenir, autre vaine curiosité. La seule vérité qui vaille, c’est Dieu et cette vérité ne peut procéder de la connaissance rationnelle mais de la grâce divine. Pour le reste, la passion de la vérité est la passion que suscitent en nous le spectacle du malheur et les « pactions sacrilèges ».
La passion de la vérité, en sa manifestation première, est la passion de connaître les « secrets de la nature », pour s’en emparer et la dominer (« devenir comme maîtres et possesseurs de la nature »). Rien ne doit nous échapper, car plus le savoir est vaste et plus nous nous sentons dans cette position d’extériorité par rapport à la nature qui caractérise la condition de l’homme moderne. Interroger la nature « comme un juge en charge », dit Kant exposant ainsi sans fard cette conception inquisitoire de la vérité qui se développe avec la science moderne. Ce qu’il faut trouver, en réalité, c’est le secret ultime, le secret de la naissance et de la mort, seul moyen dont nous disposions – même si c’est un moyen purement fantasmatique – pour échapper à la pure contingence de notre existence, à sa « facticité » dirions-nous en langage sartrien.
La concupiscence du savoir se lie à la troisième concupiscence citée par saint Augustin, l’orgueil et la gloire, l’appétit de dominer (libido dominandi). Celui qui est certain de détenir la vérité est toujours un peu fanatique, ainsi que le disait Alain. L’autre doit se soumettre lui aussi à la vérité. Si je détiens la vérité, l’erreur se transforme en un crime contre la raison, crime d’autant plus grave que l’erreur sera vénielle et que mon interlocuteur sera moins éloigné de moi. Pitié pour qui se fourvoie complètement, mais intransigeance pour les petites différences. Vérité et tolérance ne font pas bon ménage. Celui qui est tolérant, c’est celui qui croit faiblement en la vérité qu’il détient, ou celui qui n’attache pas une grande valeur ! C’est évident lorsqu’il s’agit des vérités religieuses : tel qui prône une religion d’amour est prêt à tuer quiconque ne partage pas sa conception de la double nature du Christ ou de la présence réelle dans la sainte Eucharistie. Qu’on puisse maîtriser les langues mais non les esprits, ainsi que le faisait remarquer Spinoza, cela nous met facilement en rage. Si Hobbes n’avait pas tout à fait tort de soupçonner que la liberté religieuse annonce le retour proche du « glaive privé », c’est-à-dire la dissolution de l’état civil et le retour à la guerre de chacun contre chacun, peut-être en tout organisation étatique les passions politiques trouvent-elles leur suprême réalisation dans l’instauration de la vérité d’État. L’histoire enseigne que cette passion de la vérité a été au moins aussi destructrice que les passions de la conquête, du pouvoir et de l’argent.
La passion de la vérité s’exerce aussi directement à l’encontre de celui sur qui l’on revendique l’emprise, le pouvoir de commander ses actions. Le catholique pieux doit régulièrement confesser ses péchés, en faire l’aveu. Des gros péchés massifs (mensonge, luxure, etc…) aux plus petites pensées impures, rien ne doit échapper à l’attention vigilante du confesseur, représentant de Dieu. Le confessant s’humilie comme il se doit devant le Seigneur tout-puissant et il devra accomplir sa pénitence. Si on ajoute que le gros morceau des manuels des confesseurs portait sur la sexualité, on voit quels secrets doivent être découverts, confirmant la place centrale qu’y occupe la libido. On voit ici combien le maniement de la vérité est bien un moyen d’avoir empire sur d’autres hommes. C’est ce que l’on retrouve dans les systèmes totalitaires. Être membre du parti, c’est renoncer à ses « petits secrets », être parfaitement transparent aux yeux des supérieurs et finalement du secrétaire général qui voit et sait tout par le moyen du corps des bureaucrates du parti, dans le système stalinien. D’où l’importance de la « bio », la biographie de l’impétrant à quelque fonction de responsabilité militante. D’où aussi, à intervalles réguliers, le rituel de l’autocritique qui trouve son point culminant dans les sinistres parodies de justice que furent les grands procès de Moscou.
Ainsi la passion de la vérité pourrait-elle instaurer une relation complémentaire et hiérarchique, entre le persécuteur et le persécuté. Une relation dont Freud a déjà montré en quoi elle consistait : sadomasochisme. Le sadisme est une pulsion d’emprise, un désir de se donner le contrôle total sur la personne d’un autre. Jouissance de celui qui extorque la vérité qui fait souffrir celui qui doit avouer. Jouissance double : celle que procure l’humiliation d’autrui et jouissance de sa propre puissance – jouissance narcissique. Mais aussi jouissance secrète de celui qui avoue, proprement masochiste alors, un peu comme la jouissance de la fessée rapportée par Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions. C’est encore cette passion que l’on retrouve dans la fureur jalouse : « tu me caches quelque chose », soupçonne le jaloux qui veut savoir à tout prix la vérité et se délecte à l’avance de la confirmation de ses soupçons.
On le voit donc : la passion de la vérité se révèle essentiellement ambivalente. Noble passion du savant ou du philosophe, noble passion du magistrat ou de l’homme honnête, mais aussi passion méchante et cruelle, passion de la persécution. Sont-elles séparables l’une de l’autre ? On peut l’espérer. Le sage spinoziste ne cherche pas à dominer, pas même à dominer la nature, il ne cherche que l’accord de son esprit avec l’ordre des choses. Mais sitôt que la vérité est coupée de cette haute aspiration philosophique, sitôt qu’elle se réduit à la simple volonté de savoir – une forme de la volonté de puissance –, ces deux formes de la passion de la vérité deviennent difficiles à dissocier comme l’avers et le revers de la tunique.

dimanche 1 février 2015

Contradictions du savoir

Toute la science moderne conduit du même pas à l’idée fascinante d’un savoir absolu et à la certitude de son impuissance radicale. La croyance au déterminisme telle qu’elle s’est construite au siècle des Lumières n’était pas autre chose que la croyance dans la prédestination et la Providence divine. Comme le dit Jacques le Fataliste, c’est écrit dans le ciel. La science occidentale (mais en existe-t-il une autre ?) est d’abord la mise sous une forme rationnelle, laïque, de la théologie, ainsi que l’avait si bien dit Marx le jeune. Einstein tout à la fois clôt ce chapitre de l’histoire des sciences par sa superbe théorie de la relativité généralisée et inaugure le chapitre suivant en découvrant les quanta. La science de Newton et de Leibniz qui est aussi celle de Laplace et de Maxwell est fondée sur l’hypothèse de l’infini, sur le principe de décomposition en éléments infiniment petits et la possibilité de sommation des infiniment petits; les quanta refusent obstinément de s’inscrire dans ce schéma. Ils offrent un point de résistance absolue à la décomposition; ils nous obligent en permanence à sauter par-dessus ces véritables « trous noirs » de la connaissance. L’indéterminisme qu’on a souvent vu comme le trait essentiel de la science du xxe siècle n’est que second. Il dérive de l’existence des quanta comme horizon de notre connaissance. C’est la mécanique quantique qui fait dérailler le bel ordre du monde dans lequel la physique classique s’était, majestueusement, développée.

Évidemment, les ruptures ne sont pas aussi brutales. La science moderne ne saurait se comprendre sans une autre rupture, plus ancienne celle-là, qui sépare le monde moderne de l’Antiquité. Les Lumières, ainsi que l’a montré Cassirer, font de la raison non plus l’évidence de l’Être mais un faire; la connaissance est production et manifestation par cette production de l’autonomie de l’esprit humain. Les philosophes des Lumières jusqu’à Kant et Rousseau non inclus croient en la toute-puissance de la raison, mais ils savent que cette raison est la leur, qu’elle est la raison humaine, qu’ils ne sont pas les simples supports d’un discours qui naîtrait de l’Être. Chez les Grecs, le logoz est consubstantiel à l’Être. À l’origine Être et logoz ne font qu’un. Cette identification est même à l’origine de la thèse (vraiment très discutable) selon laquelle la philosophie des Grecs est foncièrement une philosophie matérialiste. À cette thèse on opposera que les seuls vrais matérialistes se réduisent à Démocrite et Épicure. Et encore, eux-mêmes ne se pensent pas comme des matérialistes. La distinction matérialisme/idéalisme ne sera thématisée que par Leibniz…  Les autres écoles présocratiques participent plus d’une mise en forme des mythes que d’une véritable pensée matérialiste; Héraclite ne se situe ni du côté du matérialisme, ni du côté de l’idéalisme ; Pythagore est un idéaliste mystique chez qui Platon trouvera une de ses inspirations essentielles et il faut beaucoup d’imagination philosophique pour faire d’Aristote un matérialiste[1]. Sauf si on déclare a priori que toute science est matérialiste au moins inconsciemment. Mais laissons là les Grecs et leur matérialisme. L’unité de l’Être et de la Pensée qui était si forte dans l’Antiquité a été progressivement rompue. Cette rupture est consommée dans la science moderne et dans la philosophie des Lumières. Ainsi s’expliquent très bien la haine de la science et la volonté de retourner à l’origine de la philosophie qu’on trouve chez quelqu’un comme Martin Heidegger qui cherche cette éclaircie de l’Être d’où jaillit le logoz, cette intimité originaire du logoz et de la jusiz. L’unité de l’être et de la pensée ne peut évidemment plus être conçue de la même façon quand l’essentiel du travail de l’homme consiste à domestiquer la nature, à la soumettre à ses quatre volontés, à affirmer la supériorité absolue des produits de son esprit sur le lent travail de la nature. Qu’est Vulcain à côté des maîtres des forges? se demandait déjà Marx. Les dieux grecs sont des dieux de la nature ; ils sortent tout juste de l’animisme le plus archaïque. Les ruptures philosophiques, métaphysiques vont de pair avec les bouleversements de la civilisation. Sur ce plan d’ailleurs, il faut rendre justice à Heidegger de l’avoir si bien mis en évidence, d’avoir montré le lien entre la pensée moderne (encore que pour lui la science ne soit point pensée) et ce véritable abordage de l’Être que sont technique et l’industrie. Il faut aussi le remercier d’avoir redonner à l’Être son sens originel, si éloigné de la métaphysique occidentale.

Autrement  dit, deux ruptures, deux  révolutions se superposent: l’une qui est contemporaine et qui opposent une science moins déterministe, plus consciente de ses limites, à la science toute puissante des temps modernes. Une autre qui oppose la science à la pensée de l’unité de l’Être et de la pensée qui était celle des anciens Grecs. Kant est un des moments où se nouent ces deux ruptures; il est celui qui fait la théorie de la science moderne et celui qui prépare le terrain de la « crise des sciences » du début de notre siècle. Nous ne connaissons que ce que nous expérimentons: c’est le bréviaire de la physique quantique, qui refuse que la « réalité » ou l’ »arrière-plan » du monde soit immédiatement (ou médiatement lisible) dans le travail de la science.

Cette superposition de deux révolutions dans la pensée occidentale est difficile à percevoir et elle engendre bien des malentendus. Comment mettre en cause la toute-puissance de la science sans pour autant être pris pour un esprit religieux ou en mal de religiosité? Costa de Beauregard et tous les gens qui ont traîné autour du colloque de Cordoue déduisent des critiques de la science une réhabilitation du spiritisme, de la « parapsychologie » et autres balivernes[2]. Comment faire un rapport entre l’expérience d’Aspect et les tordeurs de cuillers à distance? Voilà qui peut étonner tout esprit normalement constitué mais qui, pourtant, a occupé des savant éminents et souvent brillants[3].

Comment inversement défendre « la Science », comment sauver la rationalité tout en renonçant à l’avance à une rationalité globale. L’entreprise scientifique comme toutes les entreprises humaines a besoin d’être englobée dans un projet totalisant. Un savant ne peut se contenter d’un « bricolage local ». Il ne peut se satisfaire d’une vérité qui ne serait que sa vérité: Pirandello n’est pas un maître en épistémologie ! Pour éviter le solipsisme, on – « on » , c’est-à-dire la phénoménologie par exemple –  cherche une garantie de la vérité dans l’intersubjectivité. Mais la faiblesse de cette solution est évidente. L’intersubjectivité fonctionne assez bien quand il s’agit de la vie courante, quand il s’agit uniquement de distinguer le rêve de l’éveil, de se mettre d’accord sur le temps qu’il fait ou sur la température d’ébullition de l’eau. Mais le travail scientifique ne peut se contenter d’aligner les « expériences » réduites à l’état de relevé des sensations. L’expérience est construite, elle est toujours, d’une certaine manière, un artefact qui ne prend son sens qu’inscrit dans une théorie globale (formulée ou implicité, c’est une autre affaire!) qui veut révéler le sens ultime du monde. Un savant peut pratiquer le doute méthodique et donner toute sa confiance à l’expérience, il n’est jamais ni totalement sceptique, ni totalement empiriste. Marx résume bien ce cheminement que tout savant doit accomplir: il part bien de l’analyse des faits pour remonter aux concepts (du concret vers l’abstrait) mais la science ne commence véritablement que lorsque des concepts abstraits simples il retourne au concret qui est toujours complexe et qu’on peut alors présenter comme synthèse de déterminations multiples, comme concret pensé; et Marx ajoute: «  Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction a priori [4] ». Autrement dit, l’exposition scientifique est un artifice. Elle est une reconstruction qui fait naître le mirage d’une construction a priori. Peu importe que Marx reprenne ici les métaphores sur le miroir (la vie de la matière se réfléchit dans sa reproduction idéale !). La métaphore du miroir ne fonde pas la théorie de la connaissance comme reflet – ce qui est une des grosses erreurs de Lénine, notamment dans « Matérialisme et empiriocriticisme ». Ici, au contraire, cette métaphore ne fait que souligner que la connaissance n’est pas reflet mais qu’elle apparaît seulement comme reflet à la fin d’un long processus de construction qui ne se trouve pas dans le monde mais dans l’esprit de l’homme.

Les optimistes se consolent facilement des désillusions de la connaissance. Ils nous disent que la preuve que la connaissance atteint  le monde en soi réside dans l’activité technique et industrielle. La preuve du pudding, c’est qu’on le mange aimait à répéter Engels. La preuve de l’atome de Bohr, c’est l’énergie nucléaire... Bien faibles preuves que ce « critère de la pratique ». Que la danse du sorcier soit parfois suivie de pluie[5] ne nous dit rien sur la scientificité de l’animisme. Toutes les « fausses sciences » ou les sciences devenues fausses (ce qui n’est pas exactement la même chose) ont toujours été validées par de multiples effets pratiques. Les arguments en faveur du phlogistique ou en faveur de la théorie de l’éther étaient nombreux et convaincants et trouvaient des vérifications expérimentales. Ici, les travaux d’un Bachelard apporteront des éclairages décisifs. Les preuves expérimentales peuvent seulement nous dire que tout se passe, dans des conditions données et sous réserves d’approximations successives comme si le monde fonctionnait de telle ou telle manière. Rien de plus. Évidemment, en interprétant les résultats d’une collision de particules, le physicien aura du mal à dire que tout s’est passé comme si on avait détecté l’existence d’une particule nouvelle. Mais il ne prend en compte cette nouvelle particule que parce qu’elle fait partie de son système de références, parce que son existence est plus ou moins prédite par la mécanique quantique. Et du coup il pourra annoncer qu’il a découvert une nouvelle particule. Mais ce n’est qu’une façon de parler. La mécanique quantique – dont les effets industriels pratiques sont pourtant forts nombreux et répandus dans la vie courante – conduit, dit-on parfois, à une mise en cause de la réalité de la matière. C’est, à tout le moins, la mise en cause de l’idée naïve que nous nous faisions de la matière comme d’une « chose » visible ou palpable par nos sens directement ou indirectement. Et donc la fin de la vieille conception sensualiste de la connaissance qui nous faisait toucher la vérité de l’Être par expérimentations successives et par dissection de la matière. Comme le commun des mortels, les physiciens les plus idéalistes ne doutent pas un instant de la « réalité du monde »; ils savent que ce monde fait mal, qu’on s’y cogne de partout, qu’on y est balloté, brinqueballé le plus souvent sans rime ni raison. Mais, idéalistes ou pas, nous constatons que la réalité de la réalité, que la réalité du monde nous échappe au fur et à mesure que nous cherchons à nous en approcher, que, donc, elle nous est peut-être à jamais fermée. Et que puisqu’elle nous est fermée, c’est qu’elle n’a pas de sens. Qu’elle n’ait pas de sens ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. Mais ce qui fait sens, c’est que nous pouvons mettre dans une chaîne de raisons logiquement reliées entre elles, car c’est ainsi que notre cerveau fonctionne. Ce qui a du sens, c’est ce à partir de quoi nous pouvons fabriquer des modèles, assembler des symboles qui forment des configurations plus ou moins stables d’états mentaux. Or nous ne pouvons pas le faire à partir de cette réalité du monde que nous ressentons pourtant au plus profond de nous, mais qui n’est pas l’objet d’expérience scientifique.

Ainsi l’activité scientifique - le « vrai savoir » - n’apparaît-elle que comme un « effet de surface », un jaillissement d’une construction fragile et éphémère au milieu du discours et du brouhaha du monde. C’est au fond ce que nous avait appris Freud: la conscience n’est qu’une partie infime des activités de notre cerveau (ou de notre âme, comme on veut). Elle n’est que surface; elle est mue mais ne meut pas. Le scepticisme radical que cette conception induit ne doit  pourtant pas nous détourner de l’exercice de la raison. Il nous aide plutôt à raisonner les délires de la raison raisonnante. A refuser de prendre nos synthèses incertaines pour des lois immuables auxquelles tout devrait se plier. Bref, à refuser cet abordage du monde par la technique qui nous met aujourd’hui au bord du désastre écologique et moral. Car si la science sert à quelque chose, si elle a quelque justification hors d’elle-même, elle doit nous aider à penser notre destin. Ou plus exactement, la tâche de la philosophie est de penser notre destin avec l’aide de la science.

Penser est une activité vitale, fondamentale, parce qu’elle touche aux fondements inconnus de notre existence. La volonté de savoir nous tient aux tripes depuis nos premiers balbutiements. Comment fait-on les enfants? Cette question des questions résume tout le travail scientifique. Comment fait-on un monde? Comment fait-on de la matière? Comment fait-on de la vie? Comment fait-on des étoiles ou des gouvernements, de la physique des particules ou de la psychanalyse? Mais penser et savoir ne sont pas une seule même chose. Penser c’est savoir son savoir, savoir savoir. C’est mettre en oeuvre le flux d’informations apprises, hiérarchiser ces informations, créer des échelles de valeur. Savoir, c’est par exemple, savoir que la terre n’est qu’une des dizaines de planètes du système solaire et que ce système solaire n’est lui-même qu’une milliardième partie de la galaxie qui n’est qu’une parmi des milliards de milliards. Savoir c’est enchaîner les puissances de dix sans faute de calcul. Penser, c’est se situer soi-même dans cette cascade vertigineuse. C’est éprouver sa condition et, pour parler comme Marcel Conches trouver du courage dans cette contemplation du néant où nous plonge la science moderne. J’avais titré, il y a quelques jours, ces lignes « Contradiction du savoir ». Cette contradiction ne trouve sa solution provisoire ou son dénouement que dans une attitude pratique dans la vie.

1992-2015

 



[1]Pour autant Aristote n'est pas un idéaliste ; en tout cas, il se situe bien loin de la théorie platonicienne des Idées et trouve souvent la source d'une raison qui conduit au vrai dans l'observation de la réalité empirique.

[2] Ce qui n’empêche pas qu’il y ait des choses passionnantes dans Le second principe de la science du temps.

[3]Costa de Beauregard dans Le Second principe de la science du temps tente de poursuivre la tentative de Brillouin pour unifier la thermodynamique et la théorie de l'information telle qu'elle est exposée par Shannon. Or quand Shannon parle d'entropie de l'information, il s'agit d'une métaphore et non de l'importation du concept scientifique d'entropie tel qu'il est définit dans la thermodynamique. Si les métaphores qui renvoient d'un domaine scientifique à un autre, d'une rationalité locale à une autre, sont des plus utiles pour aider à penser, elles deviennent très dangereuses dès qu'on les utilise pour unifier arbitrairement des domaines disjoints et en faire une science unique. Des bribes de sciences servent alors de briques pour la construction d'une nouvelle idéologie ou d'une nouvelle religion. On sait l'usage qui a été de la « lutte de tous contre tous » dans le darwinisme social, l'usage catastrophique qui a été fait des métaphores hégéliennes de Marx, etc. Les métaphores à propos de l'expérience d'Aspect parlant de transmission d'information « en arrière » visaient à donner à voir un modèle mathématique abstrait et aucunement à fournir une base "scientifique" à la transmission de pensée... Le mélange de tout dans tout sous le nom de théorie générale de l'information a joué ici un rôle désastreux sur le plan scientifique.

[4]MARX: Le Capital - Livre I - Edition GF page 583

[5]Presque aussi souvent en tout cas que les bulletins de la météorologie nationale!

jeudi 15 janvier 2015

À chacun selon ses besoins ?

La question de la gratuité pourrait être posée sur le plan purement moral. Un acte gratuit est un acte sans raison : par exemple un crime gratuit, qui n’est motivé ni par l’appât du gain ni par la passion. C’est aussi un acte bienveillant sans espoir de retour. Ici le gratuit renvoie au gracieux. La générosité doit être inconditionnée pour garder toute sa valeur morale et toute restriction, tout « si », tout « à condition que » apparaîtrait comme la cuillerée de goudron qui gâte le baril de miel. Du point de vue du perfectionnisme moral, la capacité à donner sans espoir de « retour sur investissement » est systématiquement valorisée, encore qu’on admette parfois qu’il puisse y avoir un excès de générosité, une « générosité féroce » comme le dit Jean Giono à propos de l’une de ses héroïnes[1].

dimanche 4 janvier 2015

Vérité et parole

Un commentaire de Pareyson

« La vérité réside dans la parole sans s’y identifier » (Luigi Pareyson, Verità e interpretazione)
Que la vérité réside dans la parole cela semble presque un truisme. La vérité doit être dite pour être vérité et nous ne pouvons penser la vérité sans penser dans les mots. C’est ce que nous verrons dans une première partie. Mais la thèse énoncée par Pareyson implique aussi que la vérité ne saurait s’identifier à la parole. C’est qui est plus difficile à comprendre. Ce sera l’objet de notre deuxième partie. Enfin si tout discours est intepretatio (Boèce), nous verrons si vérité et multiplicité des interprétations sont compatibles.
La vérité réside dans la parole. Commençons par le plus simple : pour le croyant la vérité réside dans la parole de Dieu. Le porteur de la vérité est le porteur de ce qui être révéré et sa bouche est ce par quoi l’oracle se manifeste. C’est le Pythie de Delphes qui dit la vérité concernant Œdipe. Les prophètes sont les porte-parole de Dieu : interprètes de la parole divine, ils sont étymologiquement ceux qui disent avant. L’Évangile de Jean commence par la parole : Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος. – « Au commencement était la Parole (logos), et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. » Ainsi, la vérité apparaît d’abord dans et par la parole divine et ses interprètes humains.
En second lieu, la vérité est toujours ce qui s’énonce. Un récit vrai rapporte ce qui s’est passé réellement. Mais ce n’est qu’un récit, c’est-à-dire une suite cohérente et sensée de paroles. Le chroniqueur raconte la vie de son prince ; il dit la vérité. Le mathématicien expose un théorème de mathématiques : il use pour cela de la parole ou des signes conventionnels destinés à clarifier son exposé. La philosophie n’est jamais indicible ou silencieuse ! Elle est parole ; elle est même fondée sur cette supposition, peut-être insensée, que les conflits entre les humains peuvent se dénouer par la parole qui recherche la vérité. C’est la raison qui a le dernier mot et non la force. Si Platon est le véritable fondateur de la philosophie, ses dialogues mettent en scène précisément ce jeu de la parole à travers quoi seulement peut se manifester la vérité.
Nous disions donc que la vérité réside dans la parole. Mais où pourrait-elle résider, ailleurs que dans la parole ? La vérité n’a pas d’autre existence que celle que lui confère la parole. Si on admet que vérité et réalité ne s’identifient pas, les choses réelles existent dans le monde physique (matériel), mais la vérité n’existe quant à elle que dans son énonciation. Il faut dire la vérité ! La difficulté que nous avons parfois à comprendre cela est double. D’une part, si la vérité est objective, si nous ne nous sommes pas réduits au « à chacun sa vérité », comment la vérité peut-elle résider dans la parole ? D’autre part, il semble bien que la parole est aussi le lieu même du mensonge, de la tromperie que celui de la vérité.
À la première de ces difficultés, la réponse demande que l’on distingue les idées des simples représentations intérieures. En tant que nous sommes des êtres sensibles, nous avons toutes sortes de représentations qui se forment dans notre esprit : simples sensations confuses où se mêlent les sensations attribuées à l’état de notre corps et celles des objets dont nous ressentons l’effet sur nous, perceptions, images, souvenirs, sentiments ou affects (tristesse, joie, fluctuation de l’âme, pour reprendre ici la classification de Spinoza). Mais à proprement parler notre esprit ne forme des idées, ne pense véritablement que dans le langage. Le mot grec « logos » désigne tout à la fois la raison, la capacité d’enchaîner rationnellement les idées, et le langage parlé (ou écrit). Quand Aristote affirme que l’homme est l’animal qui possède le logos, cela peut et doit se traduire simultanément comme animal parlant et animal doué de raison. Simultanément, parce que pouvoir parler et disposer de la raison sont une seule et même chose. Une pensée digne de ce nom s’énonce ! « Nous pensons dans les mots » disait Hegel qui réfutait l’idée qu’il puisse y avoir des pensées indicibles. Une pensée ne devient réelle, déterminée que lorsqu’elle prend une forme objective qui est celle que lui donne le langage. Il faut ici réfuter cette idée absurde que la parole puisse être purement subjective. Le sujet parlant n’est pas l’inventeur du langage avec lequel il s’exprime. Quand nous apprenons à parler, nous nous glissons dans le langage, dans le langage qui est celui de tous les hommes, mais qu’aucun d’entre eux n’a inventé. Nous nous soumettons à sa loi ! La parole est ma parole dans la mesure où je la pense, où j’en ai conscience, mais elle n’est jamais purement ma parole, car je n’ai inventé ni les mots ni les règles qui les combinent et le sens qui sera entendu ne m’appartient déjà plus. Par la parole s’articulent donc objectivité et subjectivité. Ce bureau sur lequel j’écris ne devient véritablement objet (perçu) et non plus simple sensation que parce que je peux le nommer ou le décrire.
On voit donc que, si la vérité est le caractère propre de l’idée vraie, elle ne peut exister objectivement que dans la parole. C’est la parole qui lui donne une existence objective. La vérité du mystique qui affirme avoir contemplé la vérité, mais ne peut pas la dire, n’est pas une vérité, tout au plus une « illumination », une manifestation de cette « Schwärmerei », cet échauffement des esprits dont Kant se moque dans Les rêves d’un visionnaire expliqués par les rêves de la métaphysique, polémique dirigée contre Swedenborg et contre l’idée d’intuition intellectuelle.
Prenons encore le problème autrement. Admettons que la vérité existe en dehors de la parole. Pourrait-on parler d’elle ? Sans doute, dira-t-on, la loi de la gravitation régit-elle le mouvement des corps dans l’espace newtonien bien avant que Newton ait formulé la loi de la gravitation universelle. Mais cette façon de voir est l’illusion propre au réaliste naïf qui pense que les vérités de la physique ont une existence aussi indépendante de notre esprit que les choses dont s’occupe la physique. L’espace newtonien n’existe par indépendamment de sa formulation par Newton. Il a même fallu deux millénaires (disons depuis Aristote) pour que cette manière de penser l’espace soit inventée … avant qu’on en invente une autre (la conception relativiste de l’espace). Il y a bien une réalité existant indépendamment de notre esprit, mais il n’y aucune vérité indépendante de notre esprit, c’est-à-dire de notre capacité à coordonner les phénomènes expérimentaux au moyen de lois régulières (mathématiques). La seule alternative serait de dire que la vérité ne réside pas dans la parole humaine, mais en Dieu et alors nous sommes ramenés au point de départ : nous ne connaissons la vérité que parce qu’elle réside dans la parole de Dieu.
Voyons maintenant la deuxième difficulté. Toute parole n’est pas vraie ! On sait que la tromperie est d’abord un certain usage pervers de la parole. Les animaux ne mentent pas parce qu’ils ne parlent pas ! Les éthologues considèrent même que l’aptitude à « mentir » qu’ils ont observée chez certains chimpanzés serait la manifestation la plus évidente de l’apparition de la conscience de soi. La capacité de mentir n’apparaît chez les enfants qu’aux alentours de l’âge de trois ans, c’est-à-dire au moment où ils sont capables de se représenter les états mentaux d’autrui et de tenter ainsi de le manipuler. C’est à cette structure de base que l’on peut rattacher tous les autres usages pervertis du langage (rhétorique et sophistique, telles que Platon les analyses, par exemple). Or ce constat loin d’invalider la thèse de Pareyson selon laquelle la vérité réside dans la parole ne fait que la confirmer. Si la parole peut être menteuse, c’est précisément que c’est seulement en elle que peut résider la vérité. Le menteur ne peut mentir qu’à deux conditions : 1° il est au fait de la vérité et sait pertinemment qu’il la travestit ; 2° il pense être cru, précisément parce que son interlocuteur fait résider la vérité dans la parole. Ainsi, loin d’invalider la thèse de Pareyson,  le mensonge et la tromperie ne font que la confirmer, même si c’est sous une forme négative, une sorte de confirmation par l’absurde en quelque sorte.
Ces constatations cependant nous conduisent à la deuxième partie de la thèse de Pareyson. Si la vérité réside dans la parole elle ne s’y identifie pas tout simplement parce que toute parole n’est pas parole de vérité. La parole non seulement peut être mensongère, mais encore elle peut être simplement « expressive » au sens elle ne fait qu’exprimer l’époque historique, les lieux communs dans lesquels se reconnaît l’opinion, ou encore ce que Marx nommerait « idéologie ». Contre l’historicisme vulgaire qui réduit toute parole à l’expression des conditions historiques du moment, Pareyson affirme que la parole peut être révélative : elle peut révéler une vérité qui transcende les conditions historiques. Les conditions historiques expliquent ainsi la naissance de la science moderne – galiléenne et newtonienne – et sans ces conditions cette science n’aurait pu voir le jour. Pourtant, la compréhension du contexte ne suffit pas pour comprendre la validité de cette science qui transcende les conditions historiques de sa genèse. Mais si la parole est révélative de la vérité, celle-ci est, en même temps, inépuisable. La vérité ne s’identifie pas à la parole parce que la parole est toujours une interprétation de la vérité et si la vérité ne trouve son existence objective que dans la parole, elle est elle-même inobjectivable, au sens où la vérité ne saurait se manifester en dehors de ses interprétations, en dehors de la série infinie de ses interprétations. Il n’y a pas une vérité objective qui pourrait servir de critère permettant de déterminer quelle interprétation est valide et quelle interprétation est faussée. On peut penser toutes les grandes philosophies comme des « interprétations particulières » de la vérité. La vérité réside dans ces paroles des grands philosophes de l’histoire de l’humanité, mais il ne s’y identifie pas parce qu’aucune ne l’épuise entièrement, parce que chacune la manifestant sous une certaine forme particulière en laisse nécessairement une partie dans l’ombre. Et ce processus est un processus infini.
On pourrait voir ici encore une fois une confirmation du fait que la vérité objective est inatteignable et que vérité et interprétation s’opposent : si est interpretatio toute expression de la pensée, chaque pensée étant subjective, la vérité éternelle et universelle serait hors d’atteinte et nous ne pourrions que nous rabattre sur une conception irrationaliste (mystique) ou sur une forme ou une autre de scepticisme. Mais il n’en est rien. Ce que la thèse de Pareyson interdit, c’est la prétention à avoir dit le dernier mot, à pouvoir en quelque clore, une fois pour toutes, le développement de la culture et de la pensée. Mais précisément parce que l’individu est libre, il peut ne pas se laisser enfermer dans ces « vérités définitives » qui ne sont que l’expression de la pensée d’une époque historique et des conditions sociales de cette époque. Il peut toujours reprendre le travail infini de la pensée révélative, révélative d’une vérité inépuisable.
Dire que la vérité réside dans la parole sans s’y identifier, c’est tout à la fois maintenir la recherche de la vérité sur le terrain de la pensée rationnelle, la vérité comme ce que peut exprimer le logos et en même refuser tout dogmatisme, toute pensée figée. On prête à Nietzsche la thèse selon laquelle, « il n’y a précisément pas de fait, il n’y a que des interprétations ». Cette thèse ne doit pas nécessairement être comprise dans un sens sceptique. Que les « faits » sont le résultat d’interprétations, l’histoire des sciences pourrait le montrer. Mais la vérité n’est justement pas « les faits », mais la construction rationnelle qui les fait émerger. Ainsi, la totalité infinie des interprétations, c’est seulement cela la vérité.

dimanche 21 décembre 2014

Le capitalisme a-t-il un avenir?

Sous ce titre, Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derluguian et Craig Calhoun publient cinq essais qui tentent de répondre de scruter l’avenir du mode de production capitaliste vieux de quatre ou cinq siècles. Il s’agit d’explorer les perspectives à l’horizon de quelques décennies en s’appuyant sur la sociologie historique, sur les traditions de , Weber ou Braudel – Wallerstein, théoricien de « l’économie-monde » est un disciple de Fernand Braudel. Les auteurs divergent et sur l’analyse des facteurs à prendre en compte et sur les perspectives. Les deux premiers (Wallerstein et Collins) estiment que le capitalisme est condamné à l’horizon de 30 ou 40 ans. Wallerstein appuie son analyse sur l’impossibilité d’une accumulation illimitée du capital et l’épuisement des ressources dont le capitalisme a pu se servir pour résoudre ses crises antérieures. Collins souligne le rôle central de l’innovation technologique qui devrait entraîner la disparition des couches moyennes intellectuelles – dans les secteurs comme l’informatique ou les services financiers – la dernière vague de destruction avait touché l’emploi industriel traditionnel, comme la sidérurgie ou l’automobile, la prochaine destruction touchera la « high tech » précisément en raison des progrès technologiques. Signalons dans l’essai de Collins la mise en pièces très convaincante des bavardages idéologiques sur la société de la connaissance (cf. annexe).  Sur quoi débouchera cet effondrement du capitalisme ? Toute prédiction est évidemment impossible puisque l’issue dépend des actions humaines, mais comme le dit Wallerstein, il y a au moins une chance sur deux que s’installe une société plus égalitaire et plus démocratique.

Les trois derniers auteurs sont beaucoup moins catégoriques. S’ils s’accordent pour considérer que les perspectives sont assez sombres, ils se refusent à en tirer des conclusions aussi catégoriques. Ils insistent sur les différences de point de vue : la stagnation du capitalisme vue d’Europe semble évidente mais elle l’est beaucoup moins vue de Chine ! Il reste que des crises multiples peuvent se combiner et déboucher sur une catastrophe. Les questions géopolitiques ou les facteurs comme la crise climatique sont particulièrement pris en compte. On notera l’analyse assez originale et bien informée de « ce qu’était le communisme » développée par Georgi Derluguian.
L’ensemble de l’ouvrage et plutôt stimulant. Je suis évidemment plus proche des thèses de Wallerstein et Collins dont je partage le pronostic, en partie pour les mêmes raisons qu’eux et en partie pour d’autres raisons, notamment à partir de l’analyse de la démographie dont ils ne tiennent pas assez compte. Je partage aussi bien évidemment leur idée selon laquelle l’effondrement inévitable du capitalisme n’ouvrira pas automatiquement la voie à un socialisme démocratique et que par conséquent la prospective historique doit être seulement une incitation à œuvrer pour préparer un avenir humain qui suppose que soit ressaisie la question de l’action politique et du pouvoir étatique.
En effet, quelle que soit leur approche, les cinq auteurs s’accordent sur l’impossibilité du grand automate « marché » à continuer de fonctionner. Un des capitalismes possibles serait un capitalisme autoritaire étroitement lié à un appareil d’État fort, sur le modèle chinois. Le fin de l’hégémonie des États-Unis semble en tout cas inéluctable et un monde soumis à la concurrence de plusieurs hégémons sera un monde encore plus dangereux.
Bref, ce livre collectif, sa manière et en s’appuyant sur le meilleur de l’analyse sociologique et historique, reformule l’alternative que Rosa Luxemburg annonçait au début du XXe siècle : « Socialisme ou barbarie ». De la première guerre mondiale au nazisme, le pronostic de Rosa a été amplement confirmé, même si c’est surtout négativement. La crise historique du capitalisme au XXIe siècle, crise qui est devant nous inéluctablement nous place devant la même angoissante question, mais à une échelle encore plus élargie.
Bonnes feuilles
Collins et la société de la connaissance (extrait de Emploi et classes moyennes, la fin des échappatoires)
Cinquième échappatoire : l’inflation des diplômes, et autres formes de keynésianisme masqué
On désigne par le terme d’inflation des diplômes l’augmentation du niveau de formation exigé des candidats à un emploi qui accompagne la proportion croissante de la population ayant fait des études supérieures. Plus le nombre d’étudiants accédant à un titre ou à un diplôme est élevé, plus sa valeur décline, ce qui incite ces derniers à prolonger leurs années d’étude. Aux États-Unis, les diplômes délivrés pas l’école secondaire (le niveau bac) étaient relativement rares avant la Seconde Guerre mondiale ; ils sont aujourd’hui tellement banals qu’ils n’ont plus aucune valeur sur le marché du travail. Ce sont désormais plus de 60 % des jeunes d’une même cohorte qui fréquentent l’université, dont les diplômes sont en train de subir le même sort que le baccalauréat hier. Il s’agit d’une tendance mondiale ; en Corée du Sud, 80 % des bacheliers entrent à l’université. Leurs diplômes dévalués servent essentiellement à une chose : gonfler le marché de l’éducation à travers une escalade de la demande de diplômes de niveau toujours plus élevé. A priori, il s’agit d’une dynamique sans fin, qui pourrait fort bien finir par déboucher sur une situation semblable à celle de la caste des mandarins chinois pendant les dynasties impériales tardives’, lorsque les candidats continuaient à passer des examens à l’âge de trente ou quarante ans ; sauf qu’aujourd’hui cette situation n’affecterait pas simplement une petite élite, mais la grande majorité de la population. Historiquement, certains pays ont déjà connu divers taux d’inflation des diplômes, mais à partir de la seconde moitié du XXe siècle tous ont fini par être entraînés sur cette voie’.
Les diplômes sont une sorte de monnaie qui exprime la respectabilité sociale et que l’on échange contre des emplois ; comme dans tout phénomène de type monétaire, il y a inflation (ou diminution du pouvoir d’achat) lorsqu’une augmentation autonome de la masse monétaire rencontre un stock limité de produits. En l’occurrence, le stock en question est défini par un marché de plus en plus compétitif des emplois destinés aux couches moyennes supérieures. L’inflation des diplômes est autoalimentée ; du point de vue de l’étudiant individuel, la meilleure réponse à la valeur déclinante des diplômes est d’acquérir encore plus de diplômes. Plus il y a de diplômés du supérieur, plus forte est la concurrence pour l’emploi entre eux, et plus les employeurs peuvent se montrer exigeants en matière de niveau éducatif. D’où des formations encore plus longues, une concurrence encore plus vive et une inflation des diplômes encore plus aiguë.
Dans le contexte global de cette dynamique inflationniste, le segment le plus instruit de la population monopolise une portion de plus en plus substantielle du revenu, c’est du moins ce qui s’est passé aux États-Unis depuis les années 1980. Il faut toutefois se garder d’extrapoler en faisant de cette phase historique spécifique un modèle immuable en tout temps et en tout lieu. Les principaux bénéficiaires de cette compétition éducative inflationniste ont profité de plusieurs processus : a) leurs secteurs d’activité sont restés relativement protégés dans la mesure où, jusqu’à présent, le chômage technologique n’affectait avant tout que la dernière génération de travailleurs manuels correctement rémunérés, puis les échelons inférieurs du salariat en col blanc ; b) apparemment, le fossé entre la qualité de la performance respective des salariés issus des différents niveaux de la hiérarchie éducative s’est élargi. On n’insiste pas suffisamment sur le fait que la spirale inflationniste en matière d’éducation a engendré une frustration croissante et des performances médiocres chez les étudiants qui ne sont pas en tête du peloton mais sont quand même obligés de suivre des formations toujours plus longues sans pour autant avoir de chances d’accéder aux emplois d’élite. L’inflation des diplômes et la baisse des critères de sélection sont des symptômes de ce processus. Si l’on en croit les recherches ethnographiques sur les adolescents, les sous-cultures juvéniles et en particulier les gangs de jeunes, il semble bien que le développement de la scolarisation ait engendré une distanciation croissante entre la jeunesse et les normes officielles de l’univers adulte. Les premiers gangs juvéniles sont apparus au début des années 1950, lorsque, pour la première fois, les enfants de la classe ouvrière ont été contraints de rester à l’école plutôt que d’entrer dans la vie active ; l’idéologie de ces bandes était explicitement hostile à l’école. Telle est la source de la culture oppositionnelle juvénile qui est si répandue aujourd’hui, tant parmi la minorité appartenant vraiment à des gangs qu’au sein des couches majoritaires qui miment l’attitude rebelle de cette dernière. De nos jours, les employeurs se plaignent du fait qu’il est de plus en plus difficile de trouver des candidats fiables et consciencieux pour occuper les postes les moins qualifiés dans le secteur des services. Mais le problème n’est pas tant que l’enseignement secondaire de masse ne fournirait pas les compétences techniques adéquates (on n’a pas vraiment besoin d’avoir le niveau bac en maths et en sciences pour saluer des clients poliment ou expédier des colis à la bonne adresse) ; tout simplement, les jeunes répugnent à exécuter ce genre de travaux subalternes. Le système scolaire massifié et sa logique inflationniste prétendent fournir aux étudiants une voie d’accès aux emplois d’élite mais, en réalité, ils les abandonnent pour la plupart à un marché du travail où ce ne sont justement que des emplois subalternes qui sont disponibles — à moins que vous ne soyez plus brillant que 80 % de vos camarades de classe. Pas étonnant que les jeunes soient profondément frustrés.
Bien que l’inflation des diplômes soit le principal moteur de l’expansion du système éducatif, la reconnaissance explicite de ce processus est soumise à un mécanisme de refoulement quasi freudien. En l’occurrence, l’agent d’idéalisation et de répression, l’équivalent scolaire du Surmoi, est l’idéologie technocratique dominante. D’après ses thuriféraires, les caractéristiques techniques de plus en plus exigeantes des emplois disponibles tendent à expulser le travail non qualifié, et les emplois hautement qualifiés d’aujourd’hui requièrent une augmentation constante des niveaux de formation. Il y a plus de trente ans, dans The Credential Society, j’ai rassemblé des éléments de preuve démontrant que la demande de diplômes de plus en plus élevés n’était nullement produite par l’évolution technologique. Ce n’est pas essentiellement la demande technologique qui oriente le contenu de l’éducation, vu que la plupart des compétences techniques — même les plus avancées — s’acquièrent sur le tas ou à travers des réseaux informels et que, au mieux, les bureaucraties de l’éducation s’efforcent de standardiser des compétences ayant émergé ailleurs. Au terme d’une recherche plus récente sur la relation entre inflation des diplômes et évolution technologique, je n’ai rien découvert qui m’amène à réviser les conclusions publiées en 1979. Il est vrai qu’une petite proportion des emplois bénéficie de l’enseignement scientifique et technique, mais ce secteur minoritaire n’est pas le moteur de l’expansion massive de l’éducation. On imagine difficilement qu’à l’avenir presque tous les travailleurs puissent être des scientifiques ou des techniciens qualifiés. En réalité, ce sont les emplois de services peu qualifiés qui croissent le plus dans les pays riches, à savoir les secteurs où il revient moins cher d’embaucher du personnel que d’automatiser. Aux États-Unis, actuellement, l’un des secteurs les plus créateurs d’emplois est celui du tatouage, où de petites entreprises emploient des salariés sans diplôme et faiblement rémunérés, ce qui les soustrait pour l’instant au contrôle des grandes firmes. Et  ce que vendent ces entreprises, ce sont justement des symboles de rébellion contre la culture dominante.
Bien que cette tendance à l’inflation des diplômes repose sur des prémisses erronées — l’idée que plus d’éducation engendrera plus d’égalité d’opportunités, plus de performances économiques à forte valeur technologique ajoutée et plus d’emplois de qualité —, elle offre toutefois un semblant de solution au chômage technologique de la classe moyenne. L’inflation des diplômes contribue à absorber la main-d’œuvre excédentaire en soustrayant un nombre croissant d’individus à la population active. En outre, lorsque la formation de cette masse d’étudiants est de fait subventionnée, soit directement, soit indirectement en vertu du coût peu élevé des crédits qui leur sont accordés (et qui ne seront sans doute jamais remboursés), on peut considérer qu’il s’agit d’une forme de transferts sociaux masqués. Dans les pays où l’État-providence est idéologiquement impopulaire, le mythe de l’éducation universelle alimente de fait un État-providence clandestin. Ajoutons à cela les millions d’enseignants du primaire, du secondaire et du supérieur, plus le personnel administratif, et on peut aller jusqu’à dire que c’est le keynésianisme caché encouragé par l’inflation éducative qui maintient pratiquement l’économie capitaliste à flot.
Aussi longtemps que le système éducatif continuera à être financé d’une manière ou d’une autre, il fonctionnera en effet comme une forme de keynésianisme masqué, une espèce de substitut de stimulus économique. Cette politique sociale qui ne dit pas son nom est un peu l’équivalent des programmes du New Deal qui mettaient les chômeurs au travail en leur faisant exécuter des peintures murales dans les bureaux de poste ou participer à des campagnes de reforestation. Si l’expansion de l’éducation est pratiquement la seule forme légitime et acceptée de politique économique de type keynésien, c’est justement parce qu’elle n’est pas ouvertement reconnue comme telle. Elle avance sous la bannière de la méritocratie et de la technologie de pointe : c’est le progrès technique qui est censé exiger une main-d’œuvre toujours plus instruite. Il y a un élément de vérité dans cette idée, sauf qu’elle interprète le processus réel à l’envers : c’est en fait le chômage technologique qui fait de l’école un lieu de refuge pour tous ceux qui fuient un marché du travail toujours plus exigu, bien que personne ne veuille le reconnaître. Mais peu importe : tant que le nombre de victimes du chômage sera compensé par le nombre d’étudiants, le système pourra survivre.
Économie et astrologie (extrait de la conclusion commune)
À l'opposé, une bonne partie du champ des sciences sociales est tombé sous la domination de l'économie néoclassique et de ses imitateurs formalistes dans d'autres disciplines. Les causes structurelles de cette situation ne sont guère différentes de celles qui expliquent l'influence qu'a pu jadis avoir l'astrologie, et on pourrait sans doute les traiter par une bonne dose de parodie à la Swift. L'astrologie était alors, tout comme l'économie de nos jours, une forme d'expertise reconnue. Elle jouissait de la confiance des élites dirigeantes dans pratiquement toutes les civilisations, en Occident comme en Orient. Les astrologues étaient très bien payés précisément parce que les experts qui interviennent dans les domaines marqués par le plus haut degré d'incertitude et d'anxiété humaines sont souvent les mieux rémunérés. Au sein de structures politiques impériales et féo­dales fondées sur le contrôle familial de la rente, les élites étaient particulièrement obsédées par le problème de la succession dynastique et par de possibles revers de fortune sur les champs de bataille. De façon similaire, les angoisses des capitalistes sont liées au caractère incertain des décisions d'investissement, à la volatilité des marchés et à l'hostilité sociale que leurs activités sont susceptibles d'engendrer. Tout comme l'économie néoclas­sique, l'astrologie fonctionnait comme une discipline idéolo­gique conforme au sens commun des classes dominantes de son époque. Mais à son apogée, elle était plus qu'un simple reflet de l'idéologie des élites : elle se présentait comme une discipline hautement mathématisée reposant sur une accumulation sécu­laire d'observations empiriques qui deviendront la base de l'astronomie moderne. Étant donné que ses prévisions concrètes ne tombaient juste qu'à peu près une fois sur deux, elles étaient subtilement corrigées par l'intuition et le flair poli­tique de ses praticiens. Pour réussir, un astrologue devait aussi être un courtisan habile. Il en va largement de même aujourd'hui des conseillers économiques et des économistes qui travaillent pour les gouvernements.
En temps de crise et de polarisation politique, les économistes et les politologues auront de nombreuses occasions d'innover. Il y aura de nouveaux terrains de recherche inédits, portant par exemple sur la possibilité de formes alternatives d'organisation des marchés. Le mépris des potentialités du marché est une erreur théorique et pratique majeure des mouvements de gauche du xx' siècle. Pour notre part, nous avons un profond respect pour l'héritage intellectuel de Joseph Schumpeter. Mais comment se concrétisera dans le futur sa théorie du dynamisme entrepreneurial ? Quelle couche ou quelle fonction sociale assu­mera le rôle de l'innovation entrepreneuriale, y compris au- delà de la crise du capitalisme ? Est-il possible d'exploiter les énergies entrepreneuriales de façon moins destructrice et dans le sens d'une plus grande créativité ?
Nous prenons également très au sérieux l'idée chère à Karl Polanyi de « marchandises fictives », à savoir la terre, l'argent et la vie humaine, qui ne peuvent pas être échangées sur le marché. Au XXIe siècle, la notion de « terre » recouvre globale­ment celle d'environnement naturel, celle d'« argent » désigne la finance mondiale et celle de « vie humaine » évoque l'inter­nationalisation des coûts de reproduction sociale par le biais d'un financement public de prestations sociales abordables et de bonne qualité en matière de santé, d'éducation, de logement et de retraite, sans parler de la sécurité matérielle de la vie urbaine. Est-il possible d'imaginer une économie postcapitaliste mondiale articulée en divers secteurs fonctionnant sur la base de principes différents : priorité à la reproduction sociale dans le secteur des services publics au sens large et priorité à l'efficacité marchande dans le secteur des biens et services de consomma­tion ? En outre, il n'y a pas de raison pour qu'un système écono­mique post-capitaliste soit statique. Il est possible qu'on assiste à l'avenir à des retours périodiques à une économie de marché avec un degré plus ou moins grand de propriété privée. On peut imaginer un mouvement de balancier entre dispositifs capita­listes et non capitalistes de gestion de l'économie. C'est quelque chose qu'il faudra prendre en compte.
L'aversion envers le pouvoir de contrôle de l'État n'est pas moins nuisible politiquement que l'aversion envers les rapports marchands. Ce n'est pas un hasard si la restauration néoconser­vatrice des dernières décennies du xx' siècle, dans le sillage de la crise des gauches politiques, a reposé sur une érosion perma­nente du pouvoir de l'État sous l'effet de la dérégulation et de la mondialisation. Les capitalistes ont manifesté une méfiance de plus en plus grande à l'égard du « Big Government », craignant à juste titre que l'État moderne tombe entre les mains des classes populaires — que ce soit par le biais d'élections démocratiques, de mouvements insurrectionnels, ou d'une combinaison des deux — et qu'il soit utilisé à des fins non capitalistes de régula­tion du marché et de redistribution sociale. Dans la période immédiatement postérieure à la guerre, un État-providence de grande envergure pouvait plus ou moins être toléré au bénéfice du maintien de la paix. Mais, à partir des années 1970, nom­breux sont les capitalistes, en particulier aux États-Unis, qui se sont sentis aiguillonnés par la perspective de vaincre la gauche et de revenir sur les compromis d'après-guerre. Reste une question théorique majeure : l'État bureaucratique moderne est-il susceptible de jouer un rôle positif, négatif, ou nul, dans la conduite des affaires publiques en pleine phase de crise et de transformation systémique imminente ? Cette inconnue se sub­divise elle-même en de nombreuses questions subalternes, pro­blèmes pratiques et paradoxes théoriques qui restent à analyser. Seul un effort intellectuel considérable des sciences sociales per­mettra de relever ces défis.
Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derlugian, Craig Calhoun: Le capitalisme a-t-il un avenir? Éditions La découverte, collection L'horizon des possibles, 2014, 20€

jeudi 18 décembre 2014

Les religions sont-elles mortelles?

A propos du livre d’Yvon Quiniou Critique de la religion. Une imposture morale, intellectuelle et politique

Afficher l'image d'origineVoici un livre à la fois intempestif et d’une brulante actualité. Intempestif, parce qu’il n’est pas de bon ton aujourd’hui de critiquer sans aucune concession les religions et d’annoncer leur possible disparition. Des plus actuels, car le retour du religieux est un fait majeur de l’époque et qu’il est de plus en plus lourd de menaces. Il est donc impératif de chercher à l’expliquer et de se demander comment le conjurer.
On aurait pu en effet s’attendre à un déclin du religieux avec le progrès de la connaissance et un relatif recul de la misère matérielle, à un effondrement des totalitarismes religieux avec l’essor des idées démocratiques, à une progression de la tolérance avec la généralisation de la laïcité. Or c’est tout le contraire qui s’est produit. Certes, dans quelques pays européens, la pratique religieuse et les vocations sont en recul. Mais les Etats-Unis, ces champions de la science, de la technologie et de la finance, restent tellement imprégnés de religion qu’ils ont pu se lancer dans de nouvelles croisades, au nom du Bien (celui de la Bible) contre le Mal. Mais la Russie, ex-soviétique, a connu un retour en force de la religion orthodoxe, qui est redevenue l’alliée du pouvoir. Mais les anciens pays du bloc soviétique, la Pologne en tout premier lieu, connaissent aussi un regain religieux. Mais le monde moyen-oriental et oriental est travaillé par l’islamisme le plus fanatique, et l’on y trouve plusieurs théocraties, pendant qu’en Inde un parti hindouiste a repris le pouvoir. Et l’on pourrait poursuivre la liste.
Ce retour du religieux est tellement impressionnant que des penseurs rationalistes et progressistes en sont venus à se demander s’il ne correspondait pas à un besoin humain fondamental, face au tragique de la destinée individuelle, à un besoin de , face à la solitude et à l’adversité des autres, à un besoin de sens, face à l’absurdité de la condition humaine. C’est bien à ce courant de pensée qu’Yvon Quiniou, sans se contenter de reprendre les critiques usuelles des religions, entend répondre. Et c’est là-dessus que je voudrais faire porter mes remarques. Mais auparavant, je vais retracer brièvement le cheminement de son livre, puisqu’il va nourrir sa réponse.
Le chemin de la critique
Dans une progression savamment organisée, il commence par examiner la critique philosophique de la religion. Même si la philosophie s’est toujours distancée des religions, c’est avec Spinoza, Hume et Kant qu’elle entre en procès avec elles, au nom de la vérité qui demande une connaissance rationnelle, opposée aux délires de l’imagination et aux superstitions. Elle la récuse aussi en matière , car la vraie  doit s’appuyer sur la raison, comme Kant le démontrera. Et, si elle ne renonce pas tout à fait à l’existence de la religion, ce sera au titre d’une religion rationnelle. Si puissante que soit cette critique, elle n’a cependant qu’une faible valeur explicative, et qu’une valeur pratique limitée, car, pour donner congé aux religions instituées, elle en appelle à la seule réforme de l’entendement.
C’est avec les grands auteurs du 19° siècle que se développe une critique scientifique de la religion. Avec Feuerbach d’abord, qui lui assigne une origine anthropologique : Dieu n’est que le reflet mystifié et mystificateur de l’homme, de son universalité et de ses manques, qu’elle vient compenser. A quoi il oppose l’accomplissement de ce dernier dans une politique de l’amour, qui n’est autre que le communisme. Explication encore très spéculative et démarche très utopique. Vient alors Marx, qui cherche à expliquer le phénomène religieux par la détresse sociale et y voit en même temps une protestation contre cette détresse. Ce sont donc des conditions socio-historiques qui sont à la fois cause d’aliénation (un concept central, quoi qu’on en dise, du matérialisme historique) et facteur d’aliénation, car les religions fonctionnent comme de puissants appareils idéologiques. Ce fondement étant mis à jour, l’action politique, devenant transformation révolutionnaire des rapports sociaux, trouve sa prise dans le réel et peut faire dépérir effectivement les religions. Et, si elle ne le fera pas dans les régimes dits socialistes du 20° siècle, ajoute Quiniou, c’est que cette transformation a avorté et que la répression ne pouvait s’y substituer.
Mais l’explication marxienne (enrichie par des penseurs comme Engels et Gramsci) demeure insuffisante, car l’autre fondement, le fondement anthropologique, fait largement défaut. Il faut le chercher d’abord du côté de Nietzche, qui nous offre une explication de nature scientifique (« l’interprétation » n’est rien d’autre) de la religion : celle-ci trouve sa source dans une vie affaiblie, malade (on a affaire à une sorte de bio-psychologie), qui veut néanmoins s’affirmer en dévalorisant la vie elle-même, le corps et ses plaisirs. On est frappé par l’extraordinaire subtilité de l’analyse nietzchéenne, quand il s’agit de démasquer les ruses de l’égoïsme, au-delà de tout ce qu’ont pu faire les moralistes français. Mais Quiniou prend ses distances avec la thématique de la volonté de puissance et du surhomme, qui, présupposant des inégalités fictives, verse facilement dans l’exaltation de la force et le racisme, et peut même déboucher sur l’eugénisme (à noter qu’on retrouvera la même tendance dans la socio-biologie). Ne comprenant rien au poids des conditions socio-historiques, adversaire de la démocratie et du socialisme, Nietzsche au mieux ne propose qu’une politique de volontarisme personnel, au pire légitime toutes les dominations sociales. On pourrait ajouter ici qu’il est congruent avec le  le plus extrême, le libertarisme.
Il manquait à la critique anthropologique de la religion un véritable homme de science, Freud, qui nous fournit « le complément définitif », en cherchant son origine dans la psychologie profonde, dans l’inconscient formaté au cours de la vie infantile, avec, principalement, le désir de toute puissance lié au narcissisme primaire puis la vénération, mêlée de crainte, du père, contemporaine du complexe d’Œdipe. Toutes choses que l’on retrouve, sublimées, dans le Dieu des religions et qui prennent la forme de ce qu’il nomme des « illusions » (et non des erreurs), à savoir des représentations imaginaires auxquelles on croit car elles permettent aux désirs de se satisfaire. Par ailleurs, Freud, lui, ne fait pas abstraction des conditions socio-historiques.
Au terme de ce parcours, il est solidement établi que la religion n’est qu’une imposture intellectuelle (elle n’a aucune valeur de vérité),  (sa  n’est pas universaliste, comme doit l’être toute ), et politique (elle se satisfait de l’ordre existant, qu’elle ne critique que dans ses excès). Mais c’est là qu’il faut en venir aux questions que pose son retour en force et sa possible disparition.
Peut-on en finir avec la religion ?
Une première question vient à l’esprit : un horizon de désaliénation est-il envisageable ? Il ne fait pas de doute que la persistance ou le retour du religieux coïncident avec l’existence de très fortes inégalités sociales (comme aux Etats-Unis), avec un effondrement politique et social (comme en Russie), avec le sous-développement ou le mal-développement, issu en grande partie de l’héritage colonial (comme dans de nombreux pays de ce qu’on appelait le Tiers Monde), avec les chocs résultant des « réformes » (dans les anciens pays du bloc soviétique), et avec, dans les pays les plus développés eux-mêmes, la grande régression engendrée par le triomphe du néo-, bref de formes ou d’autres de « misère sociale ». Quiniou fait remarquer ici que la privatisation de l’Etat (sa colonisation par les puissances d’argent), en ébranlant la confiance que les citoyens lui portaient, est aussi un facteur de déstabilisation. On pourrait y ajouter l’inquiétude écologique, quand les gouvernements semblent incapables de faire face aux dangers qui menacent la planète. Ceci dit, si l’humanité retrouve le chemin d’un progrès social, politique et moral, les religions vont-elles à nouveau reperdre du terrain ? Et que vaut l’horizon d’émancipation ? On ne peut s’empêcher de penser que la société la plus égalitaire et la plus juste du monde connaîtra encore des contradictions sociales de toute nature, et aura donc besoin de fonctions politiques et d’une idéologie. Quiniou l’admet parfaitement, mais considère qu’une idéologie humaniste et universaliste pourra se substituer à l’opium du peuple. Acceptons en l’augure, il reste que le fondement anthropologique des religions ne sera pas éradiqué pour autant, et qu’il peut très bien faire obstacle aux mouvements en faveur de l’émancipation, d’autant plus qu’il sera exploité par les forces sociales dominantes.
Les ressorts psychologiques de la religion sont très profondément enfouis dans l’inconscient et dans la structure même du désir, dont la nature est que, à la différence du besoin, il ne peut jamais être satisfait. On recherche toujours, comme Gérard Mendel le développera, le paradis perdu de la symbiose avec la mère, la plénitude de la jouissance, et l’on cherche à éviter l’angoisse liée à la « mauvaise mère », puis à la castration par le père. La religion nous offre toutes les images de bonheur et de rassurance qui viennent combler ces manques. Et la politique exploite ces fantasmes en nous assujétissant à diverses figures de l’autorité. Il faut donc tout un travail sur soi et toute une politique de l’émancipation pour résister à ces séductions. Mais ce n’est pas tout.
Il y a chez Nietzsche une thématique profonde, celle de la rivalité entre les individus, et, qu’on le veuille ou non, elle peut s’appuyer sur des inégalités qui ne doivent rien à la société ni à l’éducation, qui sont donc naturelles. Rousseau l’avait déjà dit : « celui qui chantait ou dansait le mieux… » entrait en conflit, dès sa sortie de l’état sauvage, avec ses semblables. On pourra dire que c’est à la société de se charger de compenser ces inégalités, mais la tâche est infinie. Et, si l’on va plus loin, si l’ou met entre parenthèses ces inégalités naturelles, la rivalité ne disparaît pas. Il faudrait ici expliquer le processus qui engendre l’envie. Essayons de le résumer. La théorie freudienne est ici d’un grand secours, qui nous montre que les identifications sont le ciment de la construction de la personne, à commencer par les identifications infantiles (qui sont les plus inconscientes), et qu’elles sont la base des sentiments d’empathie. Or ce désir de se mettre à la place des autres, pour sentir ce qu’ils vivent, mais aussi pour appréhender l’image qu’ils se font de nous, nous conduit (Smith l’avait déjà parfaitement noté) à des comportements mimétiques, et le mimétisme se transforme facilement en envie, puis l’envie en rivalité (avoir ce que les autres ont, vivre ce qu’ils vivent). Adler a ajouté une nouvelle dimension, qui n’est pas sans rapport avec les intuitions nietzschéennes, celle du complexe d’infériorité se muant en complexe de supériorité. Au bout du compte on peut trouver là une genèse de la volonté de domination. Et c’est ici que nous retrouvons les religions, surtout lorsqu’elles sont d’inspiration égalitaire, comme le christianisme primitif : elles prétendent alors abolir les inégalités sociales, mais aussi les inégalités inter-individuelles, dans un autre monde (« Bienheureux les faibles en esprit, car le royaume des Cieux est à eux »), et, en attendant, elles imposent la soumission aux lois divines pour apaiser les rivalités et mettre de la moralité en ce bas monde. René Girard en a même fait la théorie : le désir mimétique conduisant à la violence, et celle-ci à la recherche d’un bouc émissaire pour se satisfaire, il revient à la religion (chrétienne) de la conjurer (à travers la figure du Christ qui a joué ce rôle de victime expiatoire). Mais il n’est pas besoin d’adopter son point de vue pour admettre que les religions servent à exorciser toutes les frustrations issues des inégalités. Dès lors on doit se poser la question : la société la plus juste (socialement et politiquement) du monde peut-elle domestiquer, en se passant de la religion, le désir de domination (on ne dira pas la volonté de puissance), et comment ? A peu près absent de certaines sociétés primitives, où le plus fort se doit d’être le plus modeste, et même de s’excuser de sa force, ce désir devient bien plus inexpugnable dans des sociétés dont le mode de production n’est pas, par nécessité, communautaire. Or le communisme n’est pas tel, puisqu’il vise, si l’on en croit Marx, à épanouir l’individu, un individu social certes, mais un individu quand même.
On voit donc que l’émancipation de la religion est un objectif très difficile à atteindre, du moins s’il doit concerner les grandes masses, et non seulement quelques personnes particulièrement armées. Mais le plus difficile, à mon avis, reste à venir.
Que faire face à l’inquiétude métaphysique ?
J’entends par là non quelque désir d’absolu ou d’immortalité, mais la recherche d’un sens à la destinée humaine. Il est totalement angoissant et vertigineux, de penser que, après notre mort, nous allons sombrer dans l’oubli, en tous cas après une ou deux générations de nos descendants, que des civilisations ont été englouties sans laisser de traces ou si peu, que la Terre est vouée à disparaître, et sa galaxie aussi, dans des horizons que la science permet aujourd’hui de dater, que nous sommes issus d’une chimie et d’une physique originelles, elles-mêmes perdues dans la nuit des temps et dans l’infini de l’espace, que l’humanité est le résultat d’une improbable histoire, et que, en définitive, tout cela n’a aucun sens humain. Comparé à la religion, l’arbre de la connaissance n’offre que des fruits amers. La théorie de l’évolution nous offre le spectacle d’un immense massacre, chaque maillon se construisant sur la destruction des autres, chaque espèce étant la prédatrice d’une autre. Un spectacle admirable pour le scientifique, mais d’une absolue cruauté pour une âme sensible. Le matérialisme historique a pu présenter l’histoire humaine comme une succession ordonnée et nécessaire de modes de production, mais nous savons aujourd’hui qu’il y avait une grande part de hasard (par exemple des cataclysmes naturels) dans cette histoire. Bref, si l’on sort des religions anthropomorphiques, dont l’islam fait aussi partie, on ne trouve d’autre issue à l’angoisse métaphysique que dans des religions naturelles, comme les religions primitives, le bouddhisme ou le taoïsme. C’est pourquoi je pense qu’on doit quand même parler d’un « besoin religieux ». Et c’est là que l’on retrouve la question de l’.
Peut-on être simplement a-thée ?
Quiniou l’assure, l’ est lui-même une conception métaphysique, puisque ce dernier soutient que Dieu n’existe pas, ce qui est prendre parti sur une question qui dépasse notre connaissance. Il faudrait donc se contenter d’un a-théisme, au sens privatif : nous pouvons nous passer de Dieu pour agir. On reconnaîtra au croyant le droit d’avoir une foi, à condition qu’elle ne commande plus son action dans ce monde terrestre. Autant dire que c’est lui demander l’impossible. Aussi, d’un point de vue pratique, est-il préférable d’attendre de lui que sa religion n’empiète pas sur les principes de base d’une politique, et c’est toute la problématique de la laïcité. Au reste il faut observer que ce sont les meilleurs croyants, généralement des pauvres (mais point des pauvres en esprit), qui sont les plus engagés dans des causes humanitaires, avec un esprit de charité qui n’est pas celui des dames patronnesses (tout comme ce sont les pauvres qui paient le plus facilement l’impôt !).
Deuxièmement, si l’on peut quand même se passer de Dieu (et il est bien certain que de nombreuses gens y parviennent, même à l’heure de leur mort), il reste que cela ne va pas sans une sorte de foi dans l’existence d’une finalité, que ce soit à travers une continuité familiale (cf. le culte des ancêtres dans plusieurs civilisations), une répétition de ce qui a existé (cf., dans les civilisations agraires, le cycle de la vie, sinon la réincarnation), le progrès de l’humanité (il y a ainsi un optimisme marxiste, qui s’inspire par exemple en Chine de la thématique ancienne de l’harmonie et de la Grande Concorde), ou encore la perpétuation de l’espèce humaine grâce à la science (qui lui permettra de se sauver en colonisant d’autres planètes ou de préparer sa mutation pour lui donner de nouveaux pouvoirs). Par conséquent il m’apparaît que l’a-théisme ne va jamais sans une forme de théisme, et que celui-ci pourra toujours être générateur d’illusions. Mais peut-on vivre sans illusions ? La critique des religions doit seulement nous mettre en garde contre les plus pernicieuses.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...