mardi 4 juillet 2017

Réflexions sur l'humanisme

Pic de la Mirandole
La revendication de l’humanisme comme programme politique n’est pas une innovation de Jean-Luc Mélenchon, mais une tradition dans laquelle il inscrit son action depuis longtemps. Il y a une longue tradition française qui fait de l’humanisme une référence politique et . C’est principalement dans les courants républicains notamment radicaux et radicaux-socialistes qu’on peut la repérer. Le vénérable « parti radical et radical-socialiste » faisait figurer l’humanisme parmi les cinq points de sa profession de foi, aux côtés de la laïcité, de la solidarité, de la tolérance et de l’universalisme. Cependant, cette référence à l’humanisme reste bien vague et pourrait n’être qu’une profession de foi de bons sentiments assez vide au total. Nous voudrions ici restituer à l’humanisme ses lettres de noblesse et en tirer quelques conséquences morales et politiques pour notre époque.


La tradition humaniste


On identifie souvent l’humanisme à la Renaissance et, en France, c’est Rabelais qui l’incarne. En vérité l’humanisme est bien antérieur au XVIe siècle français. On peut le faire remonter au grand mouvement de retour aux « humanités » classiques, c’est-à-dire aux auteurs grecs et latins anciens, « païens » et donc largement mis sous le boisseau dans une culture placée sous la domination de l’Église catholique. En Toscane, ce sont Dante, Pétrarque et Boccace, ces « pères fondateurs » au XIVe siècle de la littérature italienne et de la langue italienne qui incarnent ce mouvement.

Il y a, dans la même région toscane, un autre humanisme qui va se développer au cours du XIVe et du XVe siècle, un humanisme politique que l’on appellera beaucoup plus tard « humanisme civique ». Leonardo Bruni, le grand humaniste florentin fait entrer l’humanisme dans la sphère politique. Les derniers héritiers de ce mouvement seront Guicciardini et Machiavel. Il s’agit en réalité de tout un courant que redonne toute son importance à la politique en tant que telle, c’est-à-dire à la recherche de la vie heureuse à l’intérieur d’une cité qui repose sur la participation populaire aux instances de décision. L’éloge du « vivere civile » chez Machiavel fait écho à la défense de la politia chez Marsile de Padoue qui renoue avec les Politiques d’Aristote.

Sous toutes ses figures, l’humanisme s’enracine dans la connaissance de la tradition antique, qui doit être revigorée et diffusée largement : le savoir n’est plus réservé à une toute petite minorité de clercs, mais il se « laïcise » et devient une arme dans la vie politique. Les hommes peuvent exercer leur jugement s’il est convenablement instruit – ce qui renvoie à l’éloge de l’érudition qu’on retrouve jusqu’à Rabelais – et ils n’ont pas besoin d’un directeur de conscience. Du coup s’affirme plus ou moins clairement l’idée que les hommes peuvent se gouverner seuls, qu’ils n’ont a obéir ni au pape ni à quelque envoyé de Dieu sous la forme d’un monarque. La marmite d’où est sortie la pensée politique moderne bout là, entre l’Italie d’abord, la France et les Pays-Bas qui prennent le relais ensuite.

L’humanisme a un manifeste : c’est Oratio de hominis dignitate, écrit en 1487, De la dignité de l’homme, un court ouvrage écrit par un jeune et brillant philosophe florentin, Pic de la Mirandole. Ce texte va à l’encontre de toutes les dépréciations de l’homme que répandent les esprits religieux. L’homme n’est pas un pauvre pécheur condamné à souffrir dans cette vallée de larmes qu’est la Terre. Il a été créé à l’image de Dieu et il est donc libre, essentiellement libre. Il choisit lui-même ce qu’il se fera, et n’est pas voué à une inflexible destinée comme le sont les bêtes. Toute la pensée qui va s’épanouir à partir de la Renaissance s’appuie sur cette affirmation de la haute valeur de l’homme et une foi inébranlable dans ses possibilités. Contentons-nous de citer les plus célèbres. C’est Érasme, défenseur de la liberté et critique aussi bien de l’Église de Rome que du protestantisme de Luther, Érasme dont la lecture influencera Giordano Bruno. C’est le grand humaniste français Rabelais dont l’œuvre est un plaidoyer pour la liberté – la célèbre abbaye de Thélème est ce lieu où l’homme n’écoutant que sa nature raisonnable peut vivre pleinement libre, débarrassé de toutes les contraintes qui l’ont enchaîné jusque là.

L’humanisme et les Lumières


Toutes les philosophies qui ont suivi la Renaissance ne sont pas humanistes. Littérairement, on classe souvent Montaigne parmi les humanistes. Mais son scepticisme l’en éloigne. Celui qui affirme (Apologie de Raymond Sebon) qu’il y a souvent plus de différence d’homme à homme que d’homme à bête, celui qui abaisse systématiquement les prétentions de la raison humaine, celui qui dénonce l’érudition (une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine …) ne peut être considéré comme un humaniste.

Où l’humanisme s’épanouit, c’est dans la philosophie des Lumières, à condition d’inclure dans ce courant les grands précurseurs que furent Descartes et Spinoza. Du point de vue historique et culturel, ces courants diffèrent des humanistes de la Renaissance. Mais sur le plan philosophique fondamental ils en sont le couronnement.

Descartes d’abord. Descartes est un héros, dit Hegel. Il opère en effet le premier la grande révolution philosophique qui fait de l’esprit humain, conscient de lui-même le sol natal de la vérité. La vérité ne vient plus d’en haut, de ce Dieu qu’il faut révérer, ni de la nature qu’il suffirait de contempler. Elle est l’activité propre de l’esprit de l’homme. Et cet homme qui s’est enfin retrouvé va pouvoir comprendre le monde et grâce à la science nouvelle qui se crée à cette époque, il pourra « se rendre comme maître et possesseur de la nature ».

Spinoza aussi, qui fait de la raison le guide suprême et considère que rien n’est plus utile à l’homme qu’un autre homme. Ses quatre ennemis : les théologiens, les moralistes, les mélancoliques et les misanthropes, brefs tous les fauteurs de tristesse et de haine. Tous ceux qui tiennent à mérite de déprécier l’homme et se sentent d’une grande valeur quand ils en disent pis que pendre. Spinoza, le républicaniste qui fait de l’État la des hommes libres.

C’est de ces deux-là que naît la philosophie des Lumières et celle-ci défend avec ardeur le pouvoir de la raison, la volonté de rendre la vie politique et sociale meilleure et donc un projet d’émancipation humaine. Même Rousseau, le plus « pessimiste » des penseurs des Lumières, le moins enthousiaste pour le progrès, affirme que l’homme est éducable – d’où l’importance de l’Émile – et que la société peut être profondément réformée afin de garantir la liberté qui est l’obéissance à la loi que l’on s’est soi-même prescrite. Une thèse que développe et approfondit Kant, lui qui fait du respect de l’humanité en chaque homme l’axe de sa philosophie .

Dans cette grande tradition de la philosophie humaniste, je n’omettrai pas Marx, pas seulement le « jeune Marx » qu’Althusser nous demandait d’oublier mais aussi le Marx de la maturité qui définit le renversement du mode de production capitaliste comme la condition nécessaire au déploiement de toutes les potentialités qui résident dans la nature humaine.

Conséquences pratiques


En pointillé l’humanisme définit bien une politique. La préoccupation centrale, c’est bien « l’humain d’abord », l’humain broyé par le grand automate qu’est le capital dont le moteur et la valorisation de la valeur. Il faut prendre les choses à la racine et la racine de l’homme, c’est l’homme. Le capital ne fonctionne qu’en vue de produire une valeur nouvelle qui à son tour en produira une nouvelle additionnelle et ainsi de suite à l’infini. Or cette accumulation est impossible et cette impossibilité s’exprime dans ces crises qui périodiquement détruisent capital, marchandises et force de travail. Quand la guerre ne vient pas procéder aux destructions effroyables qui permettront le redémarrage du cycle d’accumulation. Remettre l’humain au centre, c’est briser cette machine infernale et revenir du cycle de l’accumulation du capital à celui de la production en vue de l’usage, revenir de la chrématistique à l’économique pour reprendre les termes d’Aristote. L’homme n’est pas une « ressource humaine » de la machinerie capitaliste, mais la finalité du travail humain.

C’est parce que l’humain est au centre que l’impératif écologique s’impose. La défense de la nature en elle-même n’a pas de sens, puisque la nature n’a de sens que pour une pensée humaine. La nature produit et détruit dans un processus « sans sujet et ni fins » – et le mode de production capitaliste ressemble ainsi aux processus naturels. Dans cinq milliards d’années (plus ou moins!) le Soleil devrait avoir épuisé son « carburant » et engloutissant toutes les planètes du système solaire dans un premier temps et devrait finir sous la forme d’une naine blanche. Toute trace de vie aura disparu et il y aura un futur sans nous, à moins que d’ici là les hommes aient réussi à coloniser des exoplanètes et assurent ainsi la poursuite des conquêtes de la civilisation humaine ! En tout cas si on se place du point de vue de la nature en général, rien ne plaide pour les préoccupations écologiques puisque de ce point de vue rien n’a de sens. En revanche, si on adopte un point de vue anthropocentré, il en va tout autrement. Il s’agit de considérer l’homme dans son environnement, donc cette interaction entre l’homme et le milieu, c’est-à-dire l’écoumène dont le géographie Augustin Berque a montré la pertinence théorique autant que pratique. Ce dont il s’agit, c’est de préserver les conditions d’une vie humaine digne, de préserver dans des limites rationnellement déterminées le métabolisme de l’homme et de la nature, ce qui n’est possible qu’en planifiant à long terme les grandes lignes du développement.

Enfin, c’est parce que l’humain doit être au centre que la maîtrise de son propre destin lui échoit. Ne plus être dominé par la puissance aveugle des échanges, disait Marx et donc parier sur l’intelligence collective, la capacité de tous à participer à une délibération rationnelle. C’est ce que signifie profondément la « révolution citoyenne » : non seulement la démocratisation des institutions, mais aussi et surtout la participation de majorité – c’est-à-dire du peuple – au contrôle du pouvoir politique. Le républicanisme est profondément humaniste. Défendant l’idée de liberté comme non domination, le républicanisme place en son centre l’autonomie de l’individu, sa capacité à déterminer lui-même le sens de son existence et le refus de toute forme de servitude. Le républicanisme, compris dans sa pleine acception, rejoint ainsi l’idéal de l’émancipation des individus que l’on avait pu trouver dans la pensée de Marx et dans toute la tradition humaniste à qui il donne une formulation politique concrète.


mercredi 14 juin 2017

Ordre du discours et parole fasciste: Foucault et Barthes

... ou de quelques guignolades post-soixantehuitardes

Dans son discours inaugural au collège de France, publié sous le titre L’ordre du discours (1971), Michel Foucault soutient qu’il y a une double inquiétude de l’institution face au discours :
inquiétude à l’égard de ce qu’est le discours dans sa réalité matérielle de chose prononcée ou écrite ; inquiétude à l’égard de cette existence transitoire vouée à s’effacer sans doute, mais selon une durée qui ne nous appartient pas ; inquiétude à sentir sous cette activité, pourtant quotidienne et grise, des pouvoirs et des dangers qu’on imagine mal ; inquiétude à soupçonner des luttes, des victoires, des blessures, des dominations, des servitudes, à travers tant de mots dont l’usage depuis si longtemps a réduit les aspérités.
Mais qu’y a-t-il donc de si périlleux dans le fait que les gens parlent, et que leurs discours indéfiniment prolifèrent ? Où donc est le danger ?
Pour répondre à cette interrogation, il avance une hypothèse :
je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité.
Qu’est-ce qui contrôle la production du discours ? Tout d’abord des procédures d’exclusion. La première est l’interdit qui lui-même prend des formes multiples qui concerne le discours du désir ou du pouvoir. Dans les deux cas d’ailleurs c’est précisément parce que l’enjeu du désir, c’est le discours (Freud) et l’enjeu du pouvoir, c’est le discours du pouvoir.
comme si le discours, loin d’être cet élément transparent ou neutre dans lequel la sexualité se désarme et la politique se pacifie, était un des lieux où elles exercent, de manière privilégiée, quelques-unes de leurs plus redoutables puissances. Le discours, en apparence, a beau être bien peu de chose, les interdits qui le frappent révèlent très tôt, très vite, son lien avec le désir et avec le pouvoir. Et à cela quoi d’étonnant : puisque le discours - la psychanalyse nous l’a montré -, ce n’est pas simplement ce qui manifeste (ou cache) le désir ; c’est aussi ce qui est l’objet du désir ; et puisque - cela, l’histoire ne cesse de nous l’enseigner - le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer. (Foucault, op. cit.)
Le deuxième principe d’exclusion est celui du partage et du rejet. Le discours de la folie peut se tenir mais il ne circule, on ne le partage pas.
Foucault va un peu plus loin en donnant le 3e principe d’exclusion :
Il est peut-être hasardeux de considérer l’opposition du vrai et du faux comme un troisième système d’exclusion, à côté de ceux dont je viens de parler. Comment pourrait-on raisonnablement comparer la contrainte de la vérité avec des partages comme ceux-là, des partages qui sont arbitraires au départ ou qui du moins s’organisent autour de contingences historiques ; qui sont non seulement modifiables mais en perpétuel déplacement ; qui sont supportés par tout un système d’institutions qui les imposent et les reconduisent ; qui ne s’exercent pas enfin sans contrainte, ni une part au moins de violence.
Pour être bien compris, il précise :
Certes, si on se place au niveau d’une proposition, à l’intérieur d’un discours, le partage entre le vrai et le faux n’est ni arbitraire, ni modifiable, ni institutionnel, ni violent. Mais si on se place à une autre échelle, si on pose la question de savoir quelle a été, quelle est constamment, à travers nos discours, cette volonté de vérité qui a traversé tant de siècles de notre histoire, ou quel est, dans sa forme très générale, le type de partage qui régit notre volonté de savoir, alors c’est peut-être quelque chose comme un système d’exclusion (système historique, modifiable, institutionnellement contraignant) qu’on voit se dessiner.
Je laisse ici la longue période que Foucault consacre à la « volonté de vérité » - dite dans un style « nietzschéen », ou du moins qui se voudrait tel.
Que retenir de tout cela ? Il y a bien des systèmes qui balisent la production des discours selon des normes imposées socialement aux individus. Où le propos de Foucault est ambigu, c’est au moment où se sépare l’exposé de ce qui est la pensée normative. Foucault semble considérer cet ordre du discours comme un ordre oppressif, dont il faudra peut-être se débarrasser. On peut certes contester un certain ordre du discours, contester les lieux où se place l’interdit. Mais peut-on contester la nécessité d’un interdit en général. Il y a là quelque chose d’étrange qui nous obligerait à une critique générale de la pensée de Foucault (ce que l’on a appelé son nietzschéisme, lui-même fort douteux).
Poussant le paradoxe un peu plus loin, Roland Barthes soutient que « la langue est fasciste » ! Ainsi, on peut lire :
Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination. Jakobson l’a montré, un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire. Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d’abord en sujet, avant d’énoncer l’action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n’est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspend affectif ou social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute la langue est une rection généralisée.
(...)
La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.
Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion, la grégarité de la répétition. D’une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n’est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D’autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est à dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète.
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. On ne peut en sortir qu’au prix de l’impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorqu’il définit le sacrifice d’Abraham, comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l’amen nieztschéen, ce qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature.
Et encore ceci :
Les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est à dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète. Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Roland Barthes : Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France prononcée le 7 janvier 1977.
La répétition fait de nous des esclaves …
Il est à peine besoin de commenter ces textes proprement aberrants. Un verbiage pseudo-philosophique sert à justifier une désorganisation totale de la parole. Et ce sont des grands spécialistes de la parole et des textes, des universitaires professant au collège de France qui appellent à cette destruction de la parole.
D’un certain point de vue, ces discours peuvent être lus ou relus aujourd’hui avec un autre œil : ils expriment l’opération d’abolition des montages de l’Interdit dont parle Pierre Legendre et qui est si typique de la phase néolibérale que nous avons traversée avant de subir un coup de barre en retour.

vendredi 5 mai 2017

Aristote: bonheur et politique

Pour Aristote, c’est bien connu, l’homme est un « animal politique ». Mais il faut comprendre cela complètement. Et Aristote ajoute « bien plus politique que les abeilles et les autres animaux grégaires ». Cette prise de position est souvent mal comprise et, notamment depuis les auteurs chrétiens, on l’a traduite par : « l’homme est un animal social ».Or le concept de « social » ou de « société » est inconnu d’Aristote. On pourrait en revanche la traduire plus correctement en disant que l’homme est un animal communautaire. Aristote emploie le mot grec koinônia que l’on peut traduire justement par communauté (koinon veut dire « commun »). Il n’est pas besoin de faire de longues recherches pour comprendre que le social et le commun ne coïncident et ne peuvent donc être tenus pour des synonymes.
Les hommes, en effet, ne peuvent vivre isolés. Ils appartiendraient bien, de ce point de vue, à la catégorie des « animaux grégaires », des animaux qui vivent en troupeaux. Que l’homme ne puisse vivre isolé, nous le savons et les raisons en sont très nombreuses. L’homme ne peut exister que dans et par la communauté des autres hommes. On en peut énumérer les raisons :
  1. Le petit d’homme est incapable pendant très longtemps de subvenir à ses besoins. Quand il naît, comparé aux autres mammifères, il semble prématuré – ce qu’il est effectivement si on s’intéresse à son organisation neuronale. Il ne sait pas marcher et n’apprendra pas seul. Il ne sait pas comment se nourrir. Il voit à peine et distingue péniblement le monde extérieur de lui-même. S’il a bien des pulsions, on peut dire qu’il est pratiquement dépourvus d’instinct si l’on entend par ce mot un schéma inné de conduite permettant de résoudre un besoin. Il est si faible et si « mal fichu » que l’on pourrait presque dire que l’homme est une erreur de la nature !
  2. Si l’homme est le « vivant parlant » – c’est une autre définition d’Aristote – le langage est typiquement une activité communautaire. Sans la relation de parole – qui consiste d’abord à entendre les autres parler – l’homme n’est presque pas un homme. Il faut s’installer dans la parole mais celle-ci n’est d’abord que le rapport avec les autres.
  3. La « conscience de soi » passe par la médiation d’autrui. C’est l’autre qui me permet de me rapporter à moi-même ainsi que le montrent la plupart des philosophes – citons ici Hegel ou Sartre.
  4. La vie humaine n’est possible que tant que l’homme peut lui-même produire les conditions de sa vie. Or cette production est d’emblée l’affaire d’une communauté d’hommes qui peuvent diviser leur travail, transmettre leurs inventions techniques.
Mais pour Aristote, s’il existe toutes sortes de communautés humaines naturelles, dont la famille nouée en vue de la reproduction, la maisonnée et le village en vue d’assurer la vie de tous les jours, la communauté la plus parfaite est la communauté politique, la polis, dont la finalité est d’assurer le bonheur et l’harmonie sous le commandement des lois. La communauté politique n’est pas une association découlant d’un contrat que chacun pourrait souscrire selon son libre arbitre. Elle est composée des communautés naturelles, mais les dépasse, en ce qu’elle exprime la nature raisonnable de l’homme. Elle est le lieu d’une vie heureuse guidée par un choix réfléchi et c’est d’elle que peut émaner cet ethos communautaire, cette morale commune ordinaire qui permet à chaque homme de réaliser sa propre essence humaine.
On caractérise souvent les néo-aristotéliciens anglo-saxons (comme Alasdair McIntyre, Mickael Walzer ou Mickael Sandel) de « communautariens », non parce qu’ils soutiendraient le « communautarisme » dans la définition qu’on en donne en France mais parce qu’il font de l’ethos communautaire, d’une conception partagée du bien, le seul fondement stable d’une république. On peut donc tirer une ligne qui va d’Aristote aux « communautariens » en passant par Marsile de Padoue et les républicanistes classiques (Machiavel, Harrington).
Quoi qu’il en soit, la Cité est l’accomplissement du développement normal d’un être humain qui ne soit ni un dieu ni un monstre. Et si le bonheur est la réalisation de soi, c’est bien la cité qui est le lieu du bonheur.

I-Une éthique du bonheur

L’éthique aristotélicienne est une éthique du bonheur, un eudémonisme. La question de la vertu, celle de l’excellence en soi, par opposition à l’excellence en quelque chose particulière, question qui domine l’ensemble de la théorie éthique, doit donc y être posée dans cette relation essentielle avec le bonheur.
Aristote part du constat qu’existent trois conceptions du bonheur : une vie consacrée au plaisir sensible, l’action politique et la vie contemplative. Que le bonheur soit le plaisir, c’est une vision servile, dit Aristote. Le plaisir étant lié à la partie sensitive de l’âme, il est, en effet, le propre de celui qui n’obéit qu’à cette partie-là et non à la partie intellective et c’est précisément ce qui caractérise l’esclave, ce qui fait qu’il n’est pas fait pour commander, mais pour obéir. Dans l’action politique, on recherche les honneurs. Mais cela ne rend pas heureux. Le bien supérieur recherché dans cette action n’est donc pas le bonheur mais le mérite. La vertu ne constitue pas non plus l’essence du bonheur. On peut souffrir en pratiquant la vertu. Et donc on ne peut appeler un tel état bonheur, sauf « pour ne pas démordre de sa thèse ». Seule, donc, la dernière conception est parfaite.
Il faut remarquer, en passant, qu’Aristote écarte la richesse comme bien suprême : « La vie de l’homme d’affaires est contre nature et la richesse n’est évidemment pas le bien que nous recherchons » (1096 a).

A*Deux genres de vertu

Quel rapport entretiennent donc la vertu et le bonheur ? Le bonheur, nous dit Aristote, « est au nombre des biens de valeur et parfaits » (1102 a) et non pas simplement des biens dignes d’éloge. Nous faisons l’éloge du courage de l’homme courageux en raison de ses actes de courage, et ainsi pour toutes les autres qualités « intrinsèques ou extrinsèques ». Mais du bonheur, on ne fait point l’éloge. On le célèbre « comme quelque chose de plus divin et de meilleur » (1101 b). C’est pourquoi le bonheur « est une activité de l’âme conforme à la vertu parfaite ». Il y a une pluralité de biens liés à une pluralité de vertus, mais le bonheur étant le bien suprême est donc lié à la vertu parfaite. La vertu recherchée n’est donc pas la vertu du corps mais celle de l’âme. Mais l’âme est divisée entre une partie irrationnelle et une partie rationnelle, la première étant elle-même divisée entre une partie végétative et une partie désidérative. Cette dernière cependant n’est pas totalement indépendante de la raison puisqu’elle peut lui obéir dans une certaine mesure. Il y a donc deux sortes de vertus de l’âme : les unes qui ont rapport avec la partie purement intellective de l’âme, les autres avec cette partie désidératives de l’âme qui peut être sous la dépendance de la partie intellective. Les premières sont les vertus intellectuelles (sagesse, intelligence, prudence) et les secondes sont les vertus morales (libéralité, tempérance). S’il y a deux sortes de vertu, il s’en déduit qu’il y a deux sortes de bonheur : l’un, le plus parfait, est celui qui est conforme à la vertu intellectuelle et l’autre qui est conforme à la vertu morale. La vertu intellectuelle tient largement à l’instruction ; elle repose sur le développement du savoir, elle demande du temps et de l’expérience. Posséder la science, c’est posséder cette vertu intellectuelle. Mais ceci n’est pas possible pour tous les hommes et Aristote pense même que c’est réservé seulement à un petit nombre. Au contraire, la vertu morale peut s’acquérir par habitude et elle est accessible à tout homme doué de bon sens et capable de jugement. La vertu morale est acquise par habitude : cela signifie qu’elle n’est pas naturelle. L’homme n’est pas naturellement tempérant, libéral, courageux, juste… Ce qui est naturel ne peut être acquis : Aristote donne l’exemple de la pierre dont la nature est d’être entraînée vers le bas ; dût-on la lancer « trente six mille fois en l’air », elle « ne pourrait être habituée à l’être vers le haut » (1103 a). Nous avons certainement des vertus naturelles, mais celles-ci ne sont nullement des vertus morales.

B*Définition de la vertu

En quoi consistent donc ces vertus morales ? Les vertus résultent de la pratique : « c’est en pratiquant la justice que nous devenons justes » (1103 b). C’est pourquoi l’étude de la vertu elle-même n’a de sens que pratique. Elle ne vise pas la connaissance pour elle-même mais l’acquisition des vertus et celles-ci renvoient à l’étude des conditions de l’action. On peut s’en tenir à une définition générale : « qu’il faille agir selon la droite raison est une vérité commune qu’on doit poser comme fondamentale ». Mais ce n’est principe très général et « dans le domaine des actions et de l’utilité, rien n’est solidement établi, pas plus que dans les questions de santé. » (1104 a)
Si rien ne peut être solidement établi, on peut cependant déterminer comment se corrompt la vertu. Tout comme l’excès et le défaut de nourriture corrompent la santé, c’est toujours l’excès et le défaut qui corrompent la vertu. Ainsi le courage apparaîtra-t-il comme un juste milieu, une juste mesure, entre la lâcheté et l’audace inconsidérée ou la témérité. Cette « médiété » propre à la vertu ne doit pas être interprétée comme un juste milieu timoré. Il s’agit de trouver l’exacte mesure.
Mais les vertus ne définissent pas les belles actions. Elles en sont seulement la condition. Si elles sont acquises par l’habitude ou par l’exercice, elles modifient le caractère de l’agent. L’éthique aristotélicienne est donc aussi une psychologie. Le plaisir et la douleur loin d’être des critères de la vie morale deviennent des manifestations du caractère : celui qui prend plaisir à faire les bonnes actions est lui-même bon et inversement celui qu’elles font souffrir est vicieux. Ainsi la tempérance consiste dans la capacité à éprouver du plaisir dans l’abstinence des plaisirs du corps. Ainsi « la vertu morale est en rapport avec le plaisir et la douleur » (1104 b). Pourtant, spontanément, nous éprouvons du plaisir aux mauvaises actions et nous éprouvons de la douleur aux bonnes. « Voilà pourquoi il faut être en quelque sorte dressé dès l’enfance, comme dit Platon, à éprouver où on le doit plaisir et douleur : telle est l’éducation correcte. » On pourrait se demander, pourtant, si la vertu ne consiste par précisément à agir contre ses propres penchants. Y a-t-il un mérite a bien agir si on y trouve du plaisir ? Que vaut la générosité de l’homme prodigue ?

C*Le bonheur d’être vertueux

À ce point nous parvenons à un curieux retournement. Si la préoccupation du bonheur parcourt L’Éthique à Nicomaque d’un fil rouge. Pourtant ce bonheur n’a finalement rien à voir avec le bien-être. Au contraire, le bonheur est le sentiment qu’éprouve celui qui, convenablement exercé, fait de belles actions. C’est parce qu’elle vise le bien que l’action est belle et étant belle, elle procure du plaisir à l’agent qui par là même s’éprouve lui-même comme heureux. Autrement dit, le bonheur n’est pas une finalité dont la vertu serait le moyen. Le véritable bonheur réside dans la vertu elle-même. La vertu suprême étant la vertu intellectuelle la vie la plus parfaitement heureuse sera la vie conforme à l’intellect et « au second plan » vient la vie conforme à la vertu morale (Cf. 1178 a).
La conception aristotélicienne exclut donc que le bonheur puisse être considéré comme récompense de la vertu, le bonheur loin d’être une récompense de la vertu lui est au contraire immanent.

II-Éthique et politique

Au début de l’Éthique à Nicomaque, Aristote avertit que l’éthique est subordonnée à la politique qui, dans cette affaire, la science « architectonique ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
  1. puisque la finalité de l’homme est la vie politique, les vertus doivent être ordonnées à la recherche du bien commun.
  2. Comment l’homme peut-il devenir vertueux ? En s’exerçant et en s’habituant. Mais qu’est-ce qui peut permettre à tous de s’exercer à la vertu sinon l’exemple que donnent les citoyens vertueux et l’habitude d’obéir à de bonnes lois.
  3. l’éducation est donc essentielle et l’éducation à la vie de la Cité, seule la Cité peut vraiment la donner.
S’assembler dans une cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi : voilà l’essentiel. Que la vie en cité soit guidée par un choix réfléchi cela va de soi, ou presque. Vivre en compagnie des autres hommes sous une loi commune, ce n’est pas renoncer à une liberté individuelle un peu illusoire, c’est trouver les moyens effectifs de l’accomplissement de soi. Car l’homme ne peut vivre seul. Dans le couple, dans la maisonnée, dans les relations de voisinage, dans la cité enfin, chacun peut trouver ce qui lui manque et lui permettra d’actualiser toutes ses potentialités.
La vie dans une cité est une vie guidée par un choix réfléchi en un deuxième sens. Ce n’est plus la vie soumise à la tyrannie des désirs de celui qui n’a pas d’éducation. Par le langage les hommes se signifient mutuellement l’utile et l’inutile, le juste et l’injuste, le bien et le mal. C’est pourquoi dans la cité les hommes sont soumis à la loi et non à l’instinct. La loi est un acte de la raison, c'est-à-dire de la meilleure partie de nous-mêmes. Certes, les hommes ne sont ni tous ni toujours raisonnables, mais en obéissant à la loi de la cité, ils sont contraints d’agir selon des principes auxquels leur raison ne pourrait que consentir s’ils en suivaient les conseils.

III-La place de l’amitié dans la vie éthique

Comment s’articulent la dimension individuelle et la dimension politique ? Entre la cité et l’individu, quel est le moyen terme. Je propose de faire de l’amitié ce moyen terme.
La définition grecque de l’amitié (philia), que reprend Aristote est beaucoup plus vaste que l’acception actuelle du terme. Il s’agit de toutes sortes d’attachements. Ainsi les relations entre le père et son fils, la camaraderie, les sociétés créées en vue de certains buts particuliers sont-elles des formes de l’amitié. La bienveillance est définie comme une sorte de point de départ de l’amitié. Enfin Aristote consacre plusieurs développements à la question de l’amitié de soi-même.
En première approche Aristote distingue trois types d’amitié – l’amitié nouée pour le plaisir qui est surtout propre aux jeunes gens, l’amitié motivée par l’intérêt qui concerne surtout les vieillards, et enfin l’amitié désintéressée des gens de bien.
À cette première classification s’en ajoute une deuxième, celle qui distingue l’amitié entre égaux et l’amitié entre individus inégaux. Mais on peut dire que l’amitié recouvre ainsi toutes les formes de liens sociaux non contraints, c'est-à-dire tout ce qui fait que les hommes vivent ensemble non par contrainte, comme les prisonniers dans leur prison, mais volontairement. Il peut même y avoir de l'amitié là où la relation n'est pas choisie – ainsi les enfants ne choisissent pas leurs parents – pourvu qu'interviennent dans cette relation des mouvements volontaires de l'âme.
À partir de l’étude systématique de toutes ces formes d’attachement, il va en dégager une classification qui permet de construire un concept véritable de l’amitié. Pour savoir ce qu’est l’amitié, il est nécessaire d’en connaître les causes, ou les principes. Puisque l’amitié est conforme la nature humaine, elle est donc un phénomène naturel et doit être expliquée comme tous les phénomènes naturels. C’est seulement en comprenant ainsi les fondements de l’amitié aristotélicienne qu’on comprendra ce qui distingue l’amitié par excellence des autres formes d’attachement.

A*Le besoin d’amitié

1) Besoin et utilité

L’amitié est “ absolument nécessaire à la vie ” (1155a). Et c’est pourquoi on peut voir partout que l’homme est pour l’homme un être “ familier et amical ”. Les hommes vivent ensemble dans la cité d’abord par besoin. Le cordonnier a besoin du médecin et le médecin a besoin du cordonnier. “ Le besoin maintient la cohésion en tant qu’unité ” (Livre v, 1133b). S’il n’y avait pas de besoin, il n’y aurait pas de cohésion sociale. C’est aussi le besoin qui constitue le soubassement ultime de tous ces attachements qui forment l’amitié. Ainsi, l’enfant finit-il par aimer ses parents parce que ceux-ci lui prodiguent soin et amour. Ainsi l’ami trouve-t-il dans son ami un réconfort dans le malheur. Ainsi de nombreuses amitiés se nouent-elles en vue de l’utile.
Évidemment, Aristote conçoit bien que les amitiés fondées uniquement sur l’utilité immédiate ne sont pas des amitiés solides, car “ l’utile est inconstant et varie selon les actes ” (1156a). Dans ces amitiés, les griefs surviennent vite. “ Car ceux que l’utilité fait se fréquenter en demandent toujours davantage, croient en avoir moins que leur dû et reprochent aux autres de ne pas leur accorder tout ce qu’ils demandent et dont ils se jugent dignes. ” (1162b)
Et c’est pourquoi, à son point le plus élevé, l’amitié est désintéressée, elle est cet attachement qui procure plus de plaisir à donner qu’à recevoir et qui trouve son plus grand contentement dans le bien fait à l’autre. La poursuite pour chacun de son bien propre non seulement n’est pas immorale, mais trouve même sa réalisation dans la vie morale. Ainsi, la véritable amitié est désintéressée et cependant l’amitié naît toujours du besoin et donc d’un certain genre d’utilité pour chacun de partenaires de cette relation.

2) Le bien propre

Tout le problème consiste à déterminer ce qu’est le bien propre de l’homme. Les biens matériels, l’utilité au sens courant du terme, renvoient aux appétits sensuels et aux passions, c'est-à-dire à la partie inférieure de l’âme humaine, celle que nous avons en commun avec les animaux. L’amitié désintéressée, celle des hommes vertueux, satisfait les besoins de la raison et c’est donc elle qui constitue le bien propre de l’homme.
Mais cette division n’a rien d’absolu, car ce que nous avons en commun avec les autres animaux est aussi le plus naturel. Ainsi l’amitié naturelle du mari et de la femme fonde-t-elle une communauté “ antérieure à la cité ” et d’autant plus nécessaire que “ la procréation est plus commune aux êtres vivants ” (1162a). Le lien entre attachement et besoin est donc nécessaire et par conséquent l’amitié, en tant qu’elle est un certain genre d’attachement ne peut être séparée du besoin. Et c’est aussi pourquoi elle ne peut être séparée de l’utile.

B*Le plaisir d’être amis

1) Plaisir et amitié

Si l’amitié renvoie à la sociabilité naturelle de l’homme, subjectivement elle ne peut être pensée indépendamment du plaisir, même si l’amitié pure n’a pas le plaisir pour mobile. L’homme ne peut trouver son bonheur que dans et par l’amitié, il en découle que l’amitié s’éprouve dans le plaisir que nous ressentons à la compagnie des amis. Inversement le plaisir qu’on éprouve à la compagnie d’un autre peut être qualifié d’amitié. Certes, les amitiés fondées uniquement sur le plaisir sont peu durables, puisque, nous dit Aristote, ce sont seulement des raisons accidentelles – la jeunesse, la beauté du corps – qui en constituent la cause et ces causes disparaissent avec le temps. En outre, ce qui plaît à l’un ennuie l’autre et nous avons une forte propension à nous lasser de nos plaisirs.
Mais là encore, il serait trop rapide d’opposer l’amitié pure qui unit les hommes en raison de leur caractère et une amitié impure qui serait motivée par le plaisir. En effet, la recherche des plaisirs est un des mobiles les plus puissants qui forment les communautés particulières qui constituent la communauté politique. Les relations de camaraderie se nouent souvent par des loisirs communs. Le jeu, les banquets, etc., sont autant d’occasion de nouer des liens, même si ces liens ne sont pas très solides. Comme “ la nature ne fait rien en vain ”, ainsi que le répète inlassablement Aristote, ce genre de relations doit bien avoir son utilité dans la formation du bonheur commun.
Le plaisir, on l’a vu, n’est pas un bien véritable et tous les plaisirs ne sont pas souhaitables. Cependant Aristote ne condamne pas le plaisir en général. Il est une “ propriété de notre espèce ” et ce n’est pas par hasard que, dans l’éducation de la jeunesse, on prend “ pour gouvernail la douleur et le plaisir ” (1171a). La condamnation absolue du plaisir est si manifestement contraire à notre nature que les discours en ce sens resteront impuissants quelles que soient les bonnes intentions moralisatrices qui les inspirent. C’est en outre, dit Aristote, ruiner la vérité, car tous les plaisirs ne sont pas de la même espèce et certains plaisirs sont souhaitables en eux-mêmes. En effet, certains plaisirs sont nécessaires, particulièrement “ les facteurs physiques : je veux dire ceux qui concernent la nourriture, le besoin érotique, et les plaisirs physiques relativement auxquels nous avons défini la tempérance et l’intempérance ” (Livre vii, 1147b) et l’homme heureux “ a aussi besoin des biens du corps et des biens extérieurs et de ceux de la fortune ” (1153b).
Il faut ajouter ceci : premièrement, le plaisir accompagne une certaine activité et donc sa nature dépend de la nature de l’activité, et, deuxièmement, le plaisir dépend des sens et il y a une hiérarchie dans les sens d’où découle la hiérarchie des plaisirs. Les plaisirs de l’âme sont supérieurs aux plaisirs du corps et les plaisirs qui naissent de la vue ou de l’ouïe sont supérieurs à ceux qui naissent du toucher ou du goût. La compagnie des amis apporte des plaisirs et des agréments. Comment des amis pourraient-ils rester amis s’ils étaient désagréables les uns aux autres ? “ Quand on est heureux, la présence des amis comporte un double agrément : leur compagnie et l’idée qu’ils éprouvent du plaisir à notre bien-être. ” (1171b)
L’amitié par excellence se distingue des amitiés juvéniles fondées sur le plaisir non pas en ce qu’elle rejette le plaisir, ce qui serait absurde, mais seulement en ce que le plaisir n’y est pas une fin mais seulement un accompagnement de la relation amicale.

2) Retour sur les trois types d’amitiés

Au lieu d’opposer une amitié authentique à une amitié inauthentique, il faut plutôt concevoir nos attachements comme constituant des gradations successives, allant du plus large et du moins parfait vers l’excellence : la camaraderie est un lien assez lâche qui unit beaucoup d’amis, l’amitié profonde n’en a “ qu’un petit nombre ” et l’amour un seul. (1171a).

C*L’amitié comme vertu

Si l’amitié est posée comme un attachement, découlant de la nature sociable de l’homme, Aristote la définit aussi comme une vertu ou comme quelque chose qui ne va pas sans vertu. Comment peut-on expliquer qu’un sentiment soit aussi une vertu ? La vertu semble demander un effort de la volonté alors que le sentiment s’impose sans que nous le voulions. Aristote définit la vertu comme “ disposition acquise ”. Comment peut-on s’habituer à aimer ? Comment peut-on s’efforcer à éprouver des sentiments ? Aristote semble d’ailleurs nous égarer en qualifiant d’amitié des rapports qui paraissent être purement naturels. Ainsi parle-t-il de l’amitié du père à l’égard de son enfant, car “ le géniteur éprouve naturellement de l’amitié pour sa progéniture. ” (1155a) On peut y voir plus clair en définissant l’amitié comme vertu sur trois plans. L’amitié est une vertu parce qu’elle rend possible une vie vertueuse. Ensuite, l’amitié s’accompagne de vertu, si elle est une amitié durable. Enfin la véritable amitié n’est possible qu’entre les gens de bien, c'est-à-dire les hommes vertueux.

1) Justice et vie sociale

Pour comprendre en quoi l’amitié est une vertu, il faut tout d’abord la relier à la philosophie politique. Tout ce qui concourt à rendre possible une vie heureuse, guidée par un choix réfléchi, c'est-à-dire la vie dans cité, est bon. Or l’amitié, en tant qu’elle soude les diverses communautés dont est faite la cité joue-t-elle un rôle central dans cette réalisation du bien humain. Mais l’amitié intervient encore et surtout à un autre niveau. La vertu propre de la cité est la justice, puisque les hommes ne sont pas seulement des animaux grégaires, comme les fourmis ou les abeilles, mais proprement des animaux politiques en ce qu’ils partagent, par le moyen du langage, des valeurs communes, des conceptions du bien et du mal ou du juste et de l’injuste. Ainsi qu’Aristote l’affirme encore : “ la vertu de justice est politique, car la justice introduit un ordre dans la communauté politique, et la justice démarque le juste de l’injuste. ” (Politiques, i,2, 1253a) Le livre v de L’Éthique à Nicomaque est entièrement consacré à la justice qui est définie comme la vertu centrale, la vertu par excellence. Tout d’abord la justice est un “ raccourci de toutes les vertus ” (1129b). En effet, une vertu se caractérise toujours (ou plus exactement presque toujours) par la disposition de l’agent à déterminer un juste milieu entre l’excès et le défaut – ainsi le courage est le juste milieu entre la couardise et la témérité. Elle est, ensuite, la vertu par excellence parce qu’elle est la vertu politique, au sens le plus élevé du terme : “ la justice, seule entre les vertus, est considérée comme un bien qui appartient à autrui : elle agit dans l’intérêt d’autrui ” (1130a).

2) L’amitié, une sur-vertu ?

La justice, vertu de toutes les vertus est dépassée par l’amitié qui semble rendre la justice superflue : “ Entre amis, nul besoin de justice, mais les hommes justes ont, en plus, besoin d’amitié ” (1155a). À quoi les Politiques font écho quand se pose le problème du partage des richesses : “ Entre amis, tout est commun ”. Sans loi, pas de vie sociale. Mais une vie sociale réglée par un légalisme pointilleux, par le zèle procédurier, par l’exigence absolue que chacun ait le sien, rien de plus et rien de moins, une telle vie serait rigoureusement invivable. C’est seulement l’amitié, sous toutes ses formes, qui rend la vie sociale possible, non parce qu’elle procurerait un surcroît d’humanité, comme un peu d’huile dans des rouages trop bien réglés, mais parce que la justice légale n’est que la forme extérieure, alors que l’amitié est le moyen intérieur, proprement vivant, de l’animal social. Ainsi l’amitié apparaîtrait telle comme une “ sur-vertu ”, la condition de toute vertu authentique.

3) L’amitié requiert la vertu

Dans toutes ses formes, l’amitié requiert quelque vertu. Ainsi, la bienveillance n’est pas l’amitié, mais elle en est au moins une condition nécessaire. Aristote note aussi que l’amitié comporte la générosité, et cela est particulièrement net dans les amitiés des jeunes gens, dont il est pourtant dit ailleurs qu’elles sont surtout fondées sur le plaisir.
L’amitié entretient la concorde – forme politique de l’amitié – et encourage à la bienfaisance. Il n’est ainsi pratiquement aucune vertu que l’amitié ne demande ou ne stimule. L’amitié pousse le couard à devenir courageux pour aider son ami, et l’avare à se montrer généreux. Par-dessus tout, l’amitié tout à la fois exige et entretient la disposition à l’égalité et à la réciprocité. Comme, enfin, elle n’est pas une passion, elle ne peut atteindre sa perfection qu’en perfectionnant l’usage de la raison puisque ce que nous aimons dans les amis c’est la beauté des caractères.

4) L’amitié par excellence est celle des amis de la vertu

Les amitiés qui ne sont pas tournées vers le bien et la vertu sont instables, ainsi qu’on l’a vu. Elles sont toujours menacées par le changement qui affecte nécessairement leur cause : la vieillesse flétrit les corps et l’amitié fondée sur le plaisir s’étiole. “ Les méchants, eux, ne connaissent pas la stabilité, car ils ne restent pas semblables à eux-mêmes. Leur amitié est provisoire, tirant plaisir de leur méchanceté respective. ” (1159b) Seule est stable l’amitié qui se fonde sur la vertu des amis. “ Parfaite est l’amitié des hommes de bien et semblables en vertu : ils veulent en effet pareillement leur bien mutuel en tant qu’ils sont bons, et ils sont bons en eux-mêmes. ” (1156b) C’est pourquoi “ l’ami vertueux attire naturellement l’ami vertueux. ” (1170a)


IV-Amitié et politique

Le strict parallèle établi par Aristote entre les diverses formes de l’amitié et les diverses formes de constitutions politiques pourrait sembler curieux pour notre sensibilité moderne. L’amitié, en effet, y est définie comme vertu politique. Or, l’amitié, pour nous, n’est pas “ politique ”. Elle regarde d’abord la sphère privée. Mais c’est peut-être tout simplement que nous avons oublié le troisième volet de notre devise : fraternité.

A*L’amitié, vertu politique

1) Les conditions d’existence des communautés humaines

Il semble aller de soi que les communautés humaines ne reposent pas seulement sur les liens de la nécessité, de la raison ou de la force. La communauté familiale repose, certes, sur la nécessité naturelle : les hommes et les femmes forment des couples pour assurer leur descendance et les enfants ont besoin de parents qui leur procurent la nourriture et le gîte quand ils sont encore incapables de se les procurer eux-mêmes. L’appartenance à la communauté politique est raisonnable puisqu’elle procure à la fois la sécurité et les avantages de l’union qui fait la force. Enfin, ceux qui veulent se mettre en dehors des communautés humaines instituées y sont maintenus par la force. Mais aucune communauté n’existe durablement ainsi. Pour qu’une communauté stable existe, il faut que cette communauté soit un bien pour ceux qui en font partie ; par conséquent il faut qu’existe entre ses membres une bienveillance réciproque qui est une autre manière de définir l’amitié. En effet, “ l’amitié maintient, semble-t-il, la cohésion des cités et les législateurs lui consacrent plus de soin qu’à la justice. ” (1155a) D’où l’importance de la concorde, cette sorte de très large amitié entre les honnêtes gens “ en accord avec eux-mêmes et entre eux, engagés pour ainsi dire dans les mêmes affaires. ” (1167b)

2) Amitié et justice

Bien qu’il ne faille pas, comme on l’a vu, identifier amitié et justice, Aristote ne cesse pourtant d’insister sur leurs points communs, “ car il semble que l’amitié et le juste concernent les mêmes objets et les mêmes individus ” (1159b). L’amitié en effet forme une communauté et “ entre amis tout est commun ” comme le dit un proverbe grec qu’Aristote cite souvent. Cette communauté des biens est nécessairement un partage égalitaire, ou du moins un partage juste. Reprenant l’opinion commune, Aristote affirme que “ le juste augmente naturellement avec l’amitié ” puisqu’il semble qu’une injustice commise à l’encontre d’un ami est plus grave qu’une injustice commise envers un simple concitoyen ou envers un étranger.
L’amitié est à la fois sentiment et vertu et c’est parce qu’elle est l’un et l’autre qu’elle joue un rôle si important dans la vie de l’âme. Si les sentiments et les vertus étaient radicalement séparés, s’ils n’avaient rien de commun, s’ils renvoyaient comme à deux parties hétérogènes de l’âme, la vertu serait impuissante. De la même manière, l’antériorité logique de la cité politique repose sur le fait que la cité est formée de communautés naturelles dont la cohésion réside dans la vie affective et les rapports directs des individus.
L’amitié est donc bien une vertu politique car elle apparaît comme la condition même de ce rapport spécifique entre les hommes qu’est le rapport politique. Elle articule les deux grandes sphères de la vie humaine : la vie publique et la vie privée. La vie privée est celle des amitiés naturelles qui se développent dans le cadre de la famille. Dans la vie publique sont recherchée la concorde et une espèce de bienveillance générale des citoyens les uns à l’égard des autres. L’amitié apparaît comme l’intermédiaire : de la vie privée, elle possède la familiarité, le nombre restreint des participants, mais, de même que les décisions publiques découlent de l’assentiment des membres de l’assemblée, l’amitié repose sur un consentement de la raison, presque un contrat ainsi que le suggère Aristote, en tout cas un choix réfléchi.

3) Amitié et constitution politique

Le rapport entre amitié et constitution politique est donc présenté selon une stricte analogie. À chaque constitution correspond un type d’amitié. La monarchie repose une certaine amitié du roi pour ses sujets, analogue à celle du père pour ses enfants : “ c’est une supériorité dans l’exercice des bienfaits ” (1161a). De même l’amitié du mari pour la femme doit être comparée au régime aristocratique où la supériorité ne découle que du mérite. L’amitié entre frères comparable à la camaraderie correspond au lien qui unit les citoyens d’une timocratie1. Dans ce genre de régime, les citoyens veulent être égaux et vertueux.
Si à chaque constitution correspond un genre d’amitié, le gouvernement républicain (timocratique ou démocratique) correspondant à une amitié fondée sur l’égalité et la réciprocité doit logiquement être le meilleur. Dans ce gouvernement, non seulement les citoyens sont égaux, mais, de plus, sont “ tour à tour gouvernants et gouvernés ”.

4) Amitié des égaux contre paternalisme

Ainsi, quand Aristote affirme, dans L’Éthique à Nicomaque, que la meilleure forme de gouvernement est la monarchie, cette affirmation semble plus un reste de l’enseignement de Platon qu’une thèse cohérente à la philosophie politique et morale qu’il est en train d’édifier. En effet, le monarque se conduit à l’égard de ses sujets comme un père à l’égard de ses enfants, préoccupé uniquement de leur bien. Concevoir les rapports entre citoyens sur le mode des rapports entre père et enfants, c’est tomber dans le paternalisme qui s’oppose à la fraternité, comme la charité s’oppose à la solidarité. C’est encore opposer une conception organique et hiérarchique de la vie sociale à la conception d’une association d’individu égaux.
Aristote affirme, par ailleurs, que le législateur doit autant sinon plus s’occuper de créer les conditions de l’amitié entre les citoyens que de la justice. Si on admet qu’il a raison, en outre, d’affirmer que, dans les tyrannies, l'amitié et la justice ne jouent qu'un faible rôle, alors que dans les démocraties au contraire leur importance est extrême : car il y a beaucoup de choses communes là où les citoyens sont égaux,  alors il en découle que le meilleur des régimes politiques est celui dans lequel l’amitié possède une importance extrême et, par conséquent, en suivant la logique même d’Aristote, le meilleur des régimes est non pas la monarchie, comme il le dit, mais la démocratie où “ il y a beaucoup de choses communes ”.

B*Amitié et fraternité

L’amitié crée entre les individus un genre de communauté politique, au sens précis d’Aristote, parce que les individus ont besoins les uns des autres : un homme isolé est “ soit une bête soit un dieu ”. Mais ce lien établit en même temps quelque chose de plus : il exprime la communauté de nature des amis. Dans l’amitié, je reconnais l’autre comme un autre moi-même, comme quelqu’un qui a la même nature que moi et qui, cependant est différent. C’est donc la reconnaissance de la pluralité, comme caractéristique de la condition humaine, qui est rendue possible dans l’amitié.
En outre, comme la véritable amitié est désintéressée, dans la relation amicale nous acquérons les vertus essentielles : le respect d’autrui, la bonté, le sens de la parole donnée et de la valeur des engagements – c’est d’abord par les serments entre amis que nous nous exerçons à tenir notre parole – le désintéressement. C’est enfin l’amitié qui inscrit notre existence dans la durée, qui apparaît comme l’un des moyens essentiels de faire face à la fragilité des choses humaines.
Ainsi la pensée aristotélicienne de l’amitié comme vertu politique ne serait plus l’expression d’une conception adaptée à la cité antique, et irrémédiablement dépassée aujourd’hui. Au contraire, elle pourrait trouver dans la philosophie politique une importance renouvelée.

Conclusion

Avec Aristote, nous pouvons donc affirmer que l’homme est fondamentalement un être « communautaire », mais l’idéal de la communauté est celui de la communauté politique ouverte, la communauté des hommes libres. L’idéal communiste est à la fois un idéal de réalisation de l’individu et un idéal communautaire parce que l’individu est d’autant plus libre et peut d’autant mieux réaliser toutes les potentialités qui sont en lui qu’il noue de très nombreux liens sociaux.

1 La timocratie est le gouvernement fondé sur le cens. Participent au gouvernement tous ceux qui ont les moyens et le loisir. C’est ce gouvernement qui semble pour Aristote le gouvernement républicain par excellence.

Court traité de la servitude religieuse

Recension par André Baril, professeur de philosophie et éditeur. Québec

Pour le philosophe français Denis Collin, notre compréhension de la religion serait bien incomplète et même erronée ou réductrice si nous nous contentions de la considérer comme un épiphénomène, comme une réalité sociale secondaire. Le marxiste conséquent doit aujourd’hui dépasser « le stade du matérialisme vulgaire » qui reposait sur une dichotomie entre la superstructure (les idées) et l’infrastructure (le monde réel). La vie sociale est plus complexe et il faut s’instruire auprès de toutes les sciences humaines si on veut saisir pourquoi et comment la religion est apparue en même temps que les premières civilisations. Collin s’inscrit à l’intérieur d’une théorie critique qui peut s’inspirer autant de Marx que de Freud. Dans cette perspective, je suis en parfait accord avec Collin lorsqu’il écrit que « la religion doit alors être comprise, non pas comme un ensemble de lubies, plus ou moins arbitraires dues à l’ignorance, et que l’on pourrait réfuter par la raison, mais comme la première forme psychique de la vie sociale » (p. 19). Car, en considérant la religion comme la pensée la plus archaïque de l’humanité, Collin nous donne ainsi le fil conducteur pour « comprendre la puissance active et la force d’entraînement des idées religieuses » (p. 21). Il importe en effet de saisir la vie religieuse dans la vie sociale.

Alors allons à l’essentiel : la religion n’est pas un somnifère, mais les deux pièces d’une seule monnaie, les deux extrémités de l’interaction humaine : la loi et le désir. La religion s’imposerait dans la vie sociale précisément parce qu’elle tiendrait un double discours. D’une part, elle se range du côté de la survivance et des interdits en donnant un sens au renoncement, au nécessaire report de la satisfaction des pulsions (p. 22). Ce renoncement est pour un meilleur bien. D’une part, la religion anticipe le désir en prétendant rendre favorables les forces naturelles qui semblent si souvent hostiles aux êtres humains (p. 23). En bref, la religion propose une réconciliation en prenant sur elle aussi bien le renoncement que la fête. Bien évidemment, elle n’y arrive pas vraiment, si bien qu’elle cèdera tantôt à la démesure sacrificielle, tantôt au pouvoir en place. Cependant, la religion a inspiré le premier lien social (religio = lien), c’est déjà beaucoup et sans doute suffisant pour assurer sa présence dans le monde contemporain.


Devant la complexité des sentiments humains et l’immensité de la nature, l’humain peut-il vraiment devenir autonome ? Il faut attendre des siècles et beaucoup de transformations sociales pour que des philosophes et des savants osent contester les prétentions religieuses. Collin rappelle à juste titre les principaux repères d’une pensée émancipatrice : les philosophes atomistes et l’avènement de la démocratie athénienne; le siècle des Lumières.
Au xxe siècle, Max Weber résumera cependant les effets de la marche moderne par une expression encore troublante aujourd’hui, le fameux « désenchantement du monde ». En ce sens, la sortie de la religion s’avère un longue route semée d’inquiétude. Qui peut vivre dans un monde sans référence à une divinité ou à une transcendance ? « Si la religion n’est pas seulement une collection d’idées fausses mais la structure profonde de la vie sociale, alors évidemment il est extrêmement difficile de ne pas penser à l’intérieur de la pensée religieuse. » (p. 48-49) Pour tout dire, dans un monde hostile et mystérieux, la détresse et le besoin de consolation sont omniprésents.

Assistons-nous aujourd’hui à un retour du religieux ? En s’appuyant sur quelques analyses récentes, Denis Collin ne le pense pas. Nul retour à l’ancienne séparation du sacré et du profane. Nous assistons plutôt à « un mouvement inédit » incarné notamment par l’islamisme intégriste. Quelle est la dynamique de ce mouvement ? C’est un mouvement autodestructeur, nihiliste, car l’islamisme nie la vie en s’en prenant aux femmes et en imposant, par la terreur, une religion de la mort. Ce mouvement en est un de désinhibition, de « désublimation répressive », dira Collin en reprenant un concept clé du philosophe Herbert Marcuse. Or, la société capitaliste s’avère elle-même destructrice, mais dans le sens involontaire d’une fuite en avant, d’une course effrénée à la croissance, conduisant à la surexploitation de l’environnement naturel. C’est la superposition de ces forces négatives qui caractériserait notre époque.


Fatalité ? Au contraire, Collin termine cette réflexion sur une note critique et combative en rappelant la vitalité de la tradition émancipatrice et en évoquant une « société des nations » toujours à construire. Un ouvrage éclairant et fortifiant.

André Baril. Mai 2017


samedi 1 avril 2017

La vraie religion

Réactions au "Court traité de la servitude religieuse" de Denis Collin (2017) par Jean-Marie Nicolle

A la relecture de Marx et de Freud, on doit effectivement s’interroger sur l’annonce qu’ils ont faite, tous les deux, de la fin de l’illusion religieuse. Qu’est-ce qui pourrait expliquer la force propre des religions ? Au-delà des analyses historiques et politiques, il faut voir comment les religions « manipulent le désir » (p. 25) autrement que le font les commerçants dont le métier est de capter le désir des clients. Quel est le désir du croyant ?
L’explication par les interdits sexuels n’est pas suffisante. Freud montre dans Malaise dans la culture que la principale tâche n’est pas de contrôler Éros, mais plutôt Thanatos. C’est la pulsion de mort qui pose le plus de problème à la civilisation, qui doit réussir à retourner l’agressivité de l’individu envers lui-même grâce au sentiment de culpabilité. Les fondamentalistes islamistes ont, d’évidence, un rapport singulièrement névrotique au corps des femmes, mais lorsqu’ils les revêtent d’un tissu noir, il s’agit d’autre chose : si la beauté est un voile de protection contre la mort, le voile qui recouvre cette beauté (réelle ou supposée), le voile du voile est un signal de mort. Les OVNI (objets voilés non-identifiables) ressemblent bien à des faucheuses ! « Le djihadiste n’est pas seulement l’homme qui veut tuer, mais aussi celui qui veut être tué. » (p. 74) A force d’habitude, nous ne voyons plus que le christianisme exhibe partout la figure d’un supplicié en agonie sur une croix, spectacle odieux qu’on devrait interdire pour protéger le regard de nos enfants ! Quelle différence avec le sourire serein des bouddhas ! La religion nous ramène toujours au thème de la mort.
La question de la servitude religieuse volontaire n’est pas seulement politique, mais aussi profondément psychique. D’où vient la résistance des religions à l’hédonisme contemporain, à la culture scientifique, à l’esprit critique issu des Lumières ? Soutenir que la réaction religieuse n’est qu’un soubresaut (selon M. Gauchet, p. 44) ou dire que « le christianisme est la religion de la sortie de la religion » (selon M. Gauchet, p. 60), c’est une dénégation. La puissance conquérante de l’islam actuel est un fait. La prophétie que l’on prête à Malraux – « Le XXIè siècle sera religieux ou ne sera pas » - porte plus sur la permanence du mysticisme que sur celle de la religion et ressemble à ces formules générales sur l’éternité des choses qui n’ont guère d’intérêt. Par contre, dès 1974, Lacan annonce « Le triomphe de la religion » dans le cadre de sa réflexion sur la science et la vérité, annonce peu connue et qui éclaire singulièrement ce qui est en train de se produire.
Lacan est athée et porte des mots très durs contre les croyants. Il parle de la profonde méchanceté du catholique, de son inaptitude à toute cure psychanalytique, etc. Et pourtant, il parle de la « vraie religion » (Cf. Augustin, De vera religione). Il faut prendre cette expression comme l’adhésion à une valeur supérieure à toute autre, pour laquelle des individus sont capables de se sacrifier. La vraie religion est vraie, non par son contenu doctrinal, mais par sa supériorité sur les autres – qui n’apparaissent, à côté, que comme des hérésies. Il faut bien s’entendre sur ce qualificatif de « vraie » ; il ne s’agit point de la vérité objective, celle de la science, mais de la vérité subjective, autrement dit du sentiment de certitude. Pourquoi des hommes considèrent-ils que leur dieu est le seul vrai dieu et qu’il vaut plus que la vie, plus que leur propre vie ? Il faut distinguer la certitude de la vérité.
Déjà Nietzsche s’étonnait du sophisme des martyrs : parce qu’ils meurent pour une cause, leur mort serait la preuve de la vérité de cette cause. « Comment ! Il y aurait quelque chose de changé à la valeur d’une cause parce que quelqu’un aura donné sa vie pour elle ! Une erreur qui devient honorable est une erreur qui possède une séduction de plus ; croyez-vous, messieurs les théologiens, que nous vous donnerons l’occasion d’aller au martyre pour vos mensonges ? » (L’Antéchrist, §. 53) Pour Nietzsche, les hommes ne désirent pas vraiment connaître la vérité, car celle-ci est insupportable. Comment vivre en sachant que l’on doit mourir ? La vue de cette vérité est insoutenable ; « nous avons tous peur de la vérité » (Ecce Homo, « Pourquoi je suis si malin », §. 4) La religion ne vient pas offrir la vérité, mais la certitude. « La croyance forte ne prouve que sa force, non la vérité de ce qu’on croit » (Humain, trop humain). Quand Nietzsche annonce la « mort de Dieu », ce n’est pas au sens de sa disparition, mais au sens où l’homme moderne n’aurait plus besoin de la notion de Dieu pour penser et mener sa vie. L’ennui - et Nietzsche le craignait -, c’est que d’autres valeurs tout aussi aliénantes sont venues prendre la place de Dieu (le travail, le jeu, l’argent, etc.).
Or, que nous offre la science ? En dehors de ses applications techniques que tout le monde apprécie, y compris les pourfendeurs de la modernité, elle n’offre que la vérité ; elle ne donne aucun sens à la vie. Et c’est ce qui est insupportable pour les croyants (ceux qui veulent des certitudes). Les croyants veulent des signes, des voies, un salut ; la vérité ne les intéresse pas et même leur fait peur. « L’idée que l’islamisme est une réaction à l’irruption de la modernité et non un renouveau proprement religieux est une affirmation qui peut sans doute être acceptée. » (p. 77)
Nous revivons actuellement les violences politico-religieuses qu’a connues la Renaissance. La différence principale entre le Moyen Âge et la modernité tient à la façon dont la pensée travaille : la pensée médiévale interprète le monde alors que la pensée moderne représente le monde. Pour interpréter, il faut d’abord chercher des similitudes entre les objets. On suppose qu’il existe des signes de ces similitudes, par exemple que la broderie des étoiles dans le ciel dessine un animal terrestre – les constellations -, puis on cherche à lire les signes pour passer d’un objet à l’autre. L’ordre entre les objets est posé comme prédéfini par le créateur et il s’agit pour le savant de retrouver cet ordre. La pratique de l’exégèse donne le modèle de cette démarche : puisqu’il y a préfiguration entre l’Ancien et le Nouveau Testament, interpréter la Bible revient à l’éclairer par la vie du Christ. La vérité d’un texte se trouve dans l’autre texte auquel on remonte.
La pensée moderne surgit avec le travail scientifique commencé par Galilée, non seulement pour établir les lois de la physique, mais aussi pour séparer le travail des scientifiques du travail des théologiens. « Les écritures, encore qu’inspirées par l’Esprit Saint, admettant en bien des passages […] des interprétations éloignées de leur sens littéral, et nous-mêmes ne pouvant affirmer en toute certitude que leurs interprètes parlent tous sous l’inspiration divine, j’estimerais prudent de ne permettre à personne d’engager les sentences de l’Écriture et de les obliger en quelque sorte à garantir la vérité de telle conclusion naturelle dont il pourrait arriver que nos sens ou des démonstrations indubitables nous prouvent un jour le contraire. » (Galilée, Lettre à Don Benedetto Castelli, 21 Décembre 1613). Autrement dit, c’est à la théologie de s’adapter à la science, non à la science de s’adapter à la théologie. Ce précepte est insupportable pour un croyant. Il ne veut pas des vérités établies par la raison ; il veut des signes, des « forêts de signes » (expression de R. Barthes à propos de la figure de l’abbé Pierre).
« On s’étonne que les fondamentalistes recrutent souvent dans les départements scientifiques des universités. » (p. 45) Comment des individus instruits peuvent-ils croire aux sornettes des religions ? Cet étonnement d’un esprit rationnel, formé par les Lumières, est mal posé : la question n’est pas « comment peuvent-ils croire ? » mais « comment désirent-ils croire ? ». Dans le domaine du désir, la cohérence logique n’est pas de mise. Les annonces optimistes de Marx et de Freud reposent sur la dichotomie de la religion et de la science, comme si la seconde pouvait, à terme, venir remplacer la première, et donc comme si ces deux discours pouvaient satisfaire, à leur manière, un même désir. Or, la question fondamentale pour tout être humain est d’affronter le réel. Au sens de Lacan, c’est plus que la réalité ; c’est l’irruption dans l’existence de l’irreprésentable, de l’insupportable, du hors-sens. La science ne nous protège pas du réel. Malgré le courage intellectuel qu’exige l’esprit scientifique, elle ne nous promet aucun salut, alors que la religion est entièrement consacrée à cette tâche.
Selon Lacan, le croyant laisse à Dieu la charge d’être la cause de toutes choses, renonçant à connaître la vérité (celle du monde et la sienne propre). Dieu est le refoulement en personne. Ce faisant, il se sacrifie, renonce à son propre désir et aspire à la servitude volontaire ; il s’aliène au désir supposé de Dieu qu’il s’agit de séduire par des prières, des rites, des renoncements de toutes sortes. Le croyant ne désire plus que les désirs qu’il prête à Dieu (Que ta volonté soit faite…). La recherche de la vérité se réduit alors à la seule recherche de ce que Dieu veut vraiment (et non pas la recherche d’un savoir vrai sur le monde). Le dernier moment de la vérité sera celui du Jugement dernier.
A la différence de Marx et de Freud, Lacan ne voit pas dans la science une solution à l’aliénation religieuse, parce que la science qui n’a aucune fonction consolatrice, va au contraire renforcer le désarroi des individus. « Le réel, pour peu que la science y mette du sien, va s’étendre, et la religion aura là beaucoup plus de raisons encore d’apaiser les cœurs. La science, c’est du nouveau, et elle introduira des tas de choses bouleversantes dans la vie de chacun. Or, la religion, surtout la vraie, a des ressources que l’on ne peut même pas soupçonner. Il n’y a qu’à voir pour l’instant comme elle grouille. C’est absolument fabuleux. Ils y ont mis le temps mais ils ont tout d’un coup compris quelle était leur chance avec la science. Il va falloir qu’à tous ces bouleversements que la science va introduire, ils donnent un sens. Et ça, pour le sens, ils en connaissent un bout. Ils sont capables de donner un sens vraiment à n’importe quoi . » (in Le triomphe de la religion, (1974) Seuil, coll. Paradoxe de Lacan, 2005, p. 79-80. Voir aussi le Discours aux catholiques de 1960).
La science alimente malgré elle le recours à la religion. N’en déplaise aux enfants des Lumières, la religion a encore de beaux jours devant elle.
Jean-Marie Nicolle

vendredi 10 mars 2017

Renouveau républicain et lutte sociale


On accuse souvent les défenseurs de la République d’être obnubilés par les principes politiques et d’être, du même coup, aveugles aux questions sociales. La République ne serait qu’une abstraction camouflant toutes sortes de vilenies concoctées par les classes dominantes, affirment les plus critiques les plus virulentes. La République ne suffit pas, il faut aller plus loin, disent les mieux disposés à son endroit. Il est vrai que le mot « république » est employé à toutes les sauces et que les « valeurs de la république » sont si vagues qu’elles servent souvent d’étiquettes à des marchandises avariées. Mais il en va de même, hélas, d’une bonne partie du vocabulaire politique. Faut-il renoncer au socialisme au motif que bien des entreprises parmi les pires du siècle passé se sont couvertes de cet honorable drapeau ? Et que dire du communisme ? Alors pourquoi renoncer à ce beau mot de république ? Certes les républiques réellement existantes, dans notre pays et ailleurs, sont loin d’avoir tenu toutes leurs promesses, et c’est peu dire ! Que la France soit une république laïque, démocratique et sociale comme le dit l’article I de la Constitution, on aimerait que cela ne restât pas une simple proclamation pour les jours de fête. Certes, comme le pensait Jaurès, la république jusqu’au bout, c’est la république sociale et non la république bourgeoise. Faut-il pour autant abandonner le combat pour la république, tout court, sans adjectif ?
En premier lieu, la république n’est pas un simple mot ; elle est porteuse d’une tradition historique et philosophique : la république, c’est la liberté comme non-domination. La loi doit viser à protéger les individus contre toute domination. Il ne suffit de pas de réclamer la liberté d’expression. Encore faut-il que la loi et, le cas échéant, les forces d’ordre protègent cette liberté. À l’équipe de Charlie, ce qui a manqué en janvier 2015, ce n’est pas un grande proclamation mais une protection policière un peu plus fournie. La république doit encore protéger la liberté de tous les enfants de recevoir une instruction portant sur des savoirs objectifs, sans omettre telle ou telle question au motif que cela froisserait quelque secte obscurantiste. Il s’agit de garantir pour tous des perspectives de vie sûres. Tous ces principes figurent dans la déclaration de 1946 annexée à la constitution et dont la simple réalisation sérieuse serait à elle seule, dans les circonstances présentes, une véritable révolution.
En second lieu, si on pense l’émancipation sociale comme la possibilité pour la grande masse de prendre en main ses propres affaires, cela nécessite évidemment l’existence d’un espace public de débat et de luttes politiques dans lequel justement cette grande masse peut s’auto-éduquer et prendre effectivement son sort en main. Dans les dernières années de sa vie, Marx estimait que la république parlementaire après avoir été la forme de constitution de la domination bourgeoise serait la forme de sa dissolution : il avait toujours en vue ce communisme qui donnerait à chacun selon ses besoins, demanderait de chacun selon ses capacités et ouvrirait la voie à la liberté réelle, celle qui permet l’épanouissement de toutes les potentialités résidant en chaque individu. Mais précisément la république parlementaire, une « république à la Clemenceau », lui semblait, à juste titre, le pont entre aujourd’hui et demain. Ceux qui opposent une république sociale rêvée à la lutte pour la défense élémentaire des principes républicains n’ont pas besoin de pont pour gagner l’autre rive ; avec des paroles radicales, ils se satisfont de rester où ils sont.
La lutte sociale a besoin d’un espace commun où se confrontent les programmes politiques, où peut s’exprimer le libre jeu de la lutte des classes, de l’antagonisme permanent entre les « grands » et le « peuple », comme l’aurait dit Machiavel. C’est pour cette raison que la laïcité, « à la française » est la prunelle de nos yeux, à nous qui luttons pour l’émancipation humaine. La laïcité reconnaît la liberté de conscience, la liberté pour chacun de croire en ce qu’il veut ou de ne pas croire du tout, c’est-à-dire de s’émanciper de toutes les superstitions qui font que trop souvent les hommes luttent pour leur servitude comme s’il agissait de leur salut (Spinoza). Mais si les croyances sont libres, la république laïque « ne reconnaît ni ne salarie aucun culture », c’est-à-dire qu’elle refuse aux religions le droit d’organiser la vie sociale et politique. On nous dit, ici et là : « ne vous occupez pas du voile ou des prescriptions religieuses, occupez vous des luttes sociales ». Soit. Mais comment la lutte sociale peut-elle se développer quand les sectes religieuses divisent les hommes et les femmes, séparent les ouvriers selon qu’ils sont blancs ou « indigènes » ? Les dominants ne s’y sont pas trompés. Ils exploitent méthodiquement les sectes religieuses et les communautarismes comme autant d’armes dirigées contre l’unité du mouvement ouvrier. L’exemple américain devrait nous faire réfléchir : Mme Clinton symbolise cette alliance entre le communautarisme « black » et Wall Street alors que derrière Sanders se cherche l’unité de tous ceux d’en bas, les « 99 % », contre Wall Street.
Toute république a besoin, régulièrement, d’un « retour au principe » (Machiavel), de se renouveler en retrouvant ses origines. Nous avons besoin, aujourd’hui, d’un tel retour au premier temps, au printemps républicain, non par nostalgie d’un passé plus ou moins idéalisé, mais pour rouvrir l’avenir. La liberté qui est la liberté de combattre pour un monde meilleur, pour une société plus juste ; l’égalité qui est l’égalité des droits, l’égalité non pas en paroles mais en fait des hommes et des femmes, l’égalité contre toutes les formes de domination, y compris la domination dans la sphère privée ; la fraternité enfin, celle d’une communauté politique ouverte, unie par les principes de l’émancipation humaine.
Avril 2016

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...