dimanche 24 mai 2020

Jacques Cotta: Macronavirus. La barbarie qui vient...


Recension : Macronavirus… La Barbarie en Marche. À quand la fin ? Par Jacques Cotta (éditions Bookelis, ISBN : 979-10-359-4454-4, prix 10 €, 110 pages)

Jacques Cotta se propose, non pas de faire de la cuisine dans les marmites de l’avenir comme le font tous ceux qui inventent des plans le pour « monde de demain », mais de comprendre la situation présente dans la période plus longue qui s’est ouverte avec l’élection de Macron et la riposte qu’a constituée le mouvement des Gilets jaunes. Et, partant du mouvement réel, celui qui se déroule sous nos yeux, il se propose de tracer des perspectives nouvelles. La pandémie de la Covid-19 est le contingent qui exprime la nécessité. Tout ce que nous avons pu voir depuis janvier 2020 est un concentré des mouvements de fond qui ébranlent toute la vie sociale.
Pour l’auteur, le mouvement de fond est un mouvement contradictoire. Mouvement d’en bas, celui des Gilets jaunes, mis en sourdine par le confinement, mais qui a durablement touché toute la société et manifeste que la « vieille taupe » dont parlait Marx continue de creuser. Mouvement d’en haut : celui de la décomposition morale et politique du bloc dominant, de la « société du Dix Décembre » de Louis Napoléon Macron. Jacques Cotta retrace la formation de ce qu’on appelle maintenant « la macronie » dans le sillage du quinquennat de François Hollande, où l’actuel président a joué un rôle clé, et avec l’appui d’une fraction de la haute fonction publique, du capital et des faiseurs d’opinion patentés.  
Diagnostic clair : « La France est coupée en deux. D’un côté, […] une France qui considère qu’elle n’a plus rien à attendre d’un pouvoir jugé hors-sol, autiste, égoïste, incapable d’entendre la détresse et la rage des déclassés et des régions oubliées, condamnées, abandonnées. De l’autre, une “élite” autoproclamée, satisfaite, inculte, fière de ses rapports à la mondialisation, riche, prétentieuse, agressive, adversaire résolue de la grande majorité des Français, la nouvelle classe populaire, cette majorité cristallisée autour des Gilets jaunes. » S’appuyant sur des précédents historiques (la grande Révolution française, les révolutions de 1848 et 1817, etc.), l’auteur montre que c’est bien un mouvement révolutionnaire qui sourd.
Ce mouvement est la conséquence du désastre dans lequel la mondialisation et son fer de lance l’UE précipitent les peuples. Jacques Cotta rappelle comment la destruction de la santé publique a été lancée voilà une quarantaine d’années en France au motif de la chasse aux coûts, comment s’est appliqué le plan de Jean de Kervasdoué, bref comment l’état actuel de notre pays s’enracine dans un temps plus long. Macron n’est que l’exécutant d’une orientation et de politiques qui constituent le fil directeur des classes dominantes depuis au moins cinq décennies. Il n’a vraiment que l’apparence de la nouveauté.
Pourquoi le mouvement d’en bas reste-t-il étroitement confiné — c’est le cas de le dire ! — Jacques Cotta montre les facteurs objectifs liés aux profondes transformations structurelles de la société française et à l’affaiblissement de la classe ouvrière (à Billancourt on n’éternue plus). Mais ces facteurs objectifs se doublent de facteurs subjectifs et c’est évidemment la direction des « partis de gauche » et des syndicats qui doit être mise en cause.
Les évolutions possibles sont envisagées, y compris celle de la marche forcée vers un régime ouvertement autoritaire, sachant que se réalisera ce que nous ferons comme la rappelle la citation mise en exergue. Pour contribuer au rassemblement des forces, Jacques Cotta dessine dix axes de réflexion et de mobilisation, dix axes qu’on peut résumer ainsi : démocratie, défense du bien commun et des services publics, souveraineté nationale pour mettre en œuvre un politique au service du peuple, des salariés, des travailleurs indépendants, des jeunes, des retraités.
Un livre à lire, parce qu’il dégage le sens de la période obscure que nous traversons, mais aussi parce qu’il est un livre de combat pour rassembler la force politique dont nous avons besoin.

Le 24 mai 2020 — Denis Collin

vendredi 22 mai 2020

Gramsci: le nouveau prince

Le prince moderne: Le caractère fondamental du Prince est de n’être pas un traité systématique mais un livre « vivant », dans lequel l’idéologie politique et la science politique se fondent dans la forme dramatique du « mythe ». Entre l’utopie et le traité scolaire, les formes dans lesquelles la science politique se traduisait jusqu’à Machiavel, celui-ci donna à sa conception une forme pleine d’imagination et artistique dans laquelle l’élément doctrinal se personnifiait dans un condottiere qui représente plastiquement et « anthropomorphiquement » le symbole de la « volonté collective ». Le processus de formation d’une volonté collective déterminée, pour une fin politique déterminée n’est pas représenté à travers des distinctions et des classifications pédantes du principe et des critères d’une méthode d’action, mais comme qualités, traits de caractères, devoirs, nécessité d’une personne concrète, ce qui fait appel à la fantaisie artistique de celui qu’on veut convaincre et donne une forme plus concrète aux passions politiques. (Il faudrait chercher dans les écrits antérieurs à Machiavel s’il existe des œuvres structurées comme Le Prince. Même la conclusion du Prince est liée à ce caractère « mythique » du livre : après avoir représenté le condottiere idéal, Machiavel, dans un passage d’une grande efficacité artistique, invoque le condottiere réel qui le personnifie historiquement : cette invocation passionnée se reflète sur tout le livre lui donnant justement le caractère dramatique. Dans les Prolégomènes de L. Russo, Machiavel est nommé artiste de la politique, et, une fois, on trouve aussi l’expression « mythe », mais pas dans le sens indiqué ci-dessus.)

Le Prince de Machiavel pourrait être étudié comme une exemplification historique du mythe sorélien, c’est-à-dire d’une idéologique politique qui ne se présente ni comme une froide utopie ni comme un exercice de raisonnement doctrinaire, mais comme la création d’une imagination concrète qui opère sur un peuple dispersé et pulvérisé pour en susciter et en organiser la volonté collective. Le caractère utopique du Prince est dans le fait que « le prince » n’existait pas dans la réalité historique, il ne se présentait pas au peuple italien avec des caractères d’immédiateté objective, mais était une pure abstraction doctrinale, le symbole du chef, du condottiere idéal ; mais les éléments passionnels, mythiques, mais les éléments passionnels, mythiques, contenus dans le bref volume tout entier, avec un mouvement dramatique d’une grand effet, sont repris et deviennent vivants dans la conclusion, dans l’invocation d’un prince « réellement existant ». Dans le volume tout entier, Machiavel traite de comment doit être le Prince pour conduire un peuple à la fondation d’un nouvel État. Et ce traitement est conduit avec rigueur logique et distance scientifique ; dans la conclusion, Machiavel lui-même se fait peuple, se confond avec le peuple, mais non avec un peuple entendu génériquement, mais avec un peuple que Machiavel a convaincu avec son traité et dont il se sent conscience et expression, dont il se sent en parfaite coïncidence ; il semble que tout le travail « logique » ne soit rien d’autre qu’une autoréflexion du peuple, un raisonnement intérieur qui se fait dans la conscience populaire et qui a sa conclusion dans un cri passionné, immédiat. La passion, de raisonnement sur elle-même, redevient « affect », fièvre, fanatisme d’action. Voilà pourquoi l’épilogue du Prince n’est pas quelque chose d’extrinsèque, de « plaqué de l’extérieur », de rhétorique, mais doit être expliqué comme élément nécessaire de l’œuvre, ou plutôt comme l’élément qui réfléchit sa véritable lumière sur l’œuvre tout entière et en fait comme un véritable « manifeste politique ».
On peut étudier comment Sorel, à partir de la conception de l’idéologie-mythe n’est pas parvenu à la compréhension du parti politique mais s’est arrêté à la conception du syndicat professionnel. Il est vrai que pour Sorel le « mythe » ne trouvait pas son expression majeure dans le syndicat comme organisation d’une volonté collective, mais dans l’action pratique du syndicat et d’une volonté collective déjà opérante, action pratique dont la réalisation maximale aurait dû être la grève générale, c’est-à-dire une « activité passive » pour ainsi dire, c’est-à-dire de caractère négatif et préliminaire (le caractère positif est donné seul par l’accord atteint par les volontés associées) d’une activité qui ne prévoit pas proprement une phase « active et constructive ». Chez Sorel, donc, se combattent deux nécessités : celle du mythe et celle de la critique du mythe en tant que « tout plan préétabli est utopique et réactionnaire ». La solution était abandonnée à l’impulsion de l’irrationnel, de « l’arbitraire » (dans le sens bergsonien de « l’impulsion vitale »), c’est-à-dire de la « spontanéité ». (Il faudrait noter ici dans la manière dont Croce pose son problème de l’histoire et de l’anti-histoire une contradiction implicite avec les autres modes de penser de Croce : son aversion pour les « partis politiques » et sa manière de poser la question de la prévisibilité des faits sociaux, cf. Conversazioni Critiche, Serie prima, pp. 150-152, recension du livre de Ludovico Limentani, La previsione dei fatti sociali, Torino, Bocca, 1907 ; si les faits sociaux sont imprévisibles et si même le concept prévision n’est qu’un pur bruit, l’irrationnel ne peut pas ne pas dominer et toute organisation des hommes est anti-histoire, est un « préjugé » : il ne reste qu’à résoudre au cas par cas et avec des critères immédiats, les problèmes pratiques posé par le développement historique – cf. l’article de Croce Il partito come giudizio e pregiudizio in Cultura e Vita  – et l’opportunisme est la seule ligne politique possible.) Un mythe peut-il être « non constructif », peut-on imaginer, dans l’ordre des intuitions de Sorel que soit productif d’effectivité un instrument qui laisse la volonté collective dans sa phase primitive et élémentaire du pur se former par distinction (par « scission ») soit aussi par violence, c’est-à-dire en détruisant les rapports moraux et juridiques existants ? Mais cette volonté collective, ainsi formée de manière élémentaire ne cessera-t-elle pas immédiatement d’exister, s’éparpillant en une infinité de volontés singulières qui, pour la phase positive suivent des directions différentes et opposées ? Outre la question qu’il ne peut pas exister de destruction, de négation sans une implicite construction ou affirmation et non dans un sens « métaphysique » mais pratiquement, c’est-à-dire politiquement, comme programme de parti. Dans ce cas, on voit qu’on suppose derrière la spontanéité un pur mécanisme, derrière la liberté (arbitre, élan vital) un maximum de déterminisme, derrière l’idéalisme un matérialisme absolu.
Le prince moderne, le « mythe-prince », ne peut être une personne réelle, un individu concret, il peut seulement être un organisme, un élément de société complexe dans lequel déjà commence à se concrétiser une volonté collective reconnue et s’affirmant partiellement dans l’action. Cet organisme est déjà donné par le développement historique et c’est le parti politique, la première cellule dans laquelle se rassemblent des germes de volonté collective qui tendent à devenir universels et totaux. Dans le monde moderne, seulement une action historico-politique immédiate et imminente, caractérisée par la nécessité d’un procédé rapide et fulgurant peut s’incarner mythiquement dans un individu concret ; la rapidité ne peut être rendue nécessaire que par un grand péril imminent, grand péril qui précisément fait s’enflammer les passions et le fanatisme, annihilant le sens critique et l’ironie corrosive qui peuvent détruire le caractère charismatique du condottiere (ce qui est advenu dans l’aventure de Boulanger). Mais une action immédiate d’un tel genre, par sa nature même, ne peut être de longue haleine et de caractère organique; elle sera presque toujours du type restauration ou réorganisation mais non du type propre à la fondation de nouveaux États ou de nouvelles structures nationales et sociales (comme c’était le cas le Prince de Machiavel, où l’aspect de restauration était seulement un élément rhétorique, c’est-à-dire lié au concept littéraire de l’Italie descendante de Rome), de type défensif et non originalement créatif, c’est-à-dire dans lequel on suppose qu’une volonté collective déjà existante s’est énervée et dispersée, a dû subir une crise dangereuse et menaçante et non décisive et catastrophique et qu’il est nécessaire de la reconcentrer et de la renforcer, et non déjà qu’une volonté collective soit à créer ex novo, originellement et à diriger vers des buts concrets et aussi rationnels, mais d’une concrétude et d’une rationalité non encore vérifiées par une expérience effective et universellement connue.
Le caractère « abstrait » de la conception sorélienne du « mythe » apparaît dans l’aversion (qui assume la forme passionnelle d’une répugnance éthique) pour les « jacobins » qui, certainement, furent une « incarnation catégorique » du Prince de Machiavel. Le Prince moderne doit avoir une partie dédiée au jacobinisme (dans la signification intégrale que cette notion a eu historiquement et qu’elle doit avoir conceptuellement), comme exemplification de la manière dont s’est formée concrètement et dont a opéré une force collective qui, au moins par certains aspects, fut une création ex novo, originale. Et il est nécessaire que soit définie la volonté collective et la volonté politique en général dans le sens moderne, la volonté comme conscience opérationnelle de la nécessité historique, comme protagoniste d’un drame historique réel et effectif.
Une des premières parties devrait justement être dédiée à la « volonté collective » en posant ainsi la question :quand peut-on dire qu’existent les conditions pour que puisse être suscitée ou développée une volonté collective nationale-populaire ? Donc une analyse historique (économique) de la structure sociale du pays donné et une représentation « dramatique » des tentatives faites à travers les siècles pour susciter cette volonté et les raisons des échecs successifs. Pourquoi en Italie n’y a-t-il pas eu de monarchie absolue à l’époque de Machiavel ? Il faut remonter jusqu’à l’empire romain, (la question de la langue, des intellectuels, etc.), comprendre la fonction des communes médiévales, la signification du catholicisme, etc. : il est nécessaire en somme de faire une esquisse de toute l’histoire italienne, synthétique mais exacte.
La raison des échecs successifs des tentatives de créer une volonté collective nationale-populaire est à rechercher dans l’existence de groupes sociaux déterminés qui se forment à partir de la dissolution de la bourgeoisie communale, dans les caractères particuliers des autres groupes qui reflètent la fonction internationale de l’Italie comme siège de l’Église et dépositaire du Sacrum Romanum Imperium, etc. Cette fonction, et la position qui s’ensuit, détermine une situation intérieure qu’on peut appeler « économico-corporative », c’est-à-dire la pire des formes de féodalisme, la forme la moins progressive et la plus stagnante : manque toujours et ne peut pas se construire une force jacobine efficace, la force justement qui, dans les autres nations, a suscité et organisé la volonté collective nationale populaire et a fondé les États modernes. Les conditions pour cette volonté existent-elle finalement, ou encore quel est le rapport actuel entre ces conditions et les forces opposées ? Traditionnellement, les forces opposées ont été l’aristocratie terrienne et plus généralement la propriété terrienne dans sa complexité avec son trait italien caractéristique, qui est une « bourgeoisie rurale » spéciale, héritage du parasitisme laissé aux temps modernes par la ruine, comme classe, de la bourgeoisie communale (les cent cités, les cités du silence). Les conditions positives sont à rechercher dans l’existence de groupes sociaux urbains, convenablement développés dans le champ de la production industrielle et qui ont atteint un niveau déterminé de culture historico-politique. Toute formation de volonté collective nationale-populaire si les grandes masses des paysans cultivateurs ne font pas simultanément irruption dans la vie politique. Ceci, Machiavel le comprenait à travers la réforme de la milice, ceci le feront les Jacobins dans la révolution française, dans cette compréhension il faut identifier le jacobinisme précoce de Machiavel, le germe (plus ou moins fécond) de sa conception de la révolution nationale. Toute l’histoire depuis 1815 montre l’effort des classes traditionnelles pour empêcher la formation d’une volonté collective de ce genre, pour maintenir le pouvoir « économico-corporatif » dans un système international d’équilibre passif.
Une partie importante du Prince moderne devrait être dédiée à la question d’une réforme intellectuelle et , c’est-à-dire à la question religieuse ou à celle d’une conception du monde. Dans ce champ aussi nous trouvons dans la tradition absence de jacobinisme et peur du jacobinisme (l’ultime expression philosophique d’une telle peur réside dans l’attitude malthusienne de Croce à l’égard de la religion). Le Prince moderne doit et ne peut pas ne pas être le promoteur et l’organisateur d’une réforme intellectuelle et , ce qui ensuite signifie créer le terrain pour un ultérieur développement de la volonté collective nationale-populaire vers l’achèvement d’une forme supérieure et totale de civilisation moderne.
Ces deux points fondamentaux – formation d’une volonté collective nationale-populaire dont le Prince moderne est en même temps l’organisateur et l’expression active et opérante, et réforme intellectuelle et  – devraient constituer la structure du travail. Les points concrets de programme doivent être incorporés dans la première partie, c’est-à-dire devraient « dramatiquement » résulter du discours, ne pas être une froide et pédante exposition de raisonnements.
Peut-il y avoir une réforme culturelle, c’est-à-dire une élévation civile des strates sous-développés dans la société sans une réforme économique préalable et une mutation dans les positions sociales et dans le monde économique ? Pour ceci une réforme intellectuelle et  ne peut pas ne pas être liée à un programme de réforme économique, au contraire, le programme de réforme économique est précisément le mode concret sous lequel se présente toute réforme intellectuelle et . Le Prince moderne, en se développant, bouleverse tout le système des rapports intellectuels et moraux, en tant que son développement signifie précisément que tout acte est conçu comme utile ou dommageable, vertueux ou scélérat, seulement en tant qu’il a comme point de référence le Prince moderne lui-même et sert à augmenter son pouvoir ou à lui faire obstacle. Le Prince prend la place dans la conscience de la divinité ou de l’impératif catégorique, devient la base d’un laïcisme moderne et d’une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports des mœurs.
(Cahier XIII, §1)
(Traduit de l'italien)

jeudi 16 avril 2020

Éthique médicale ou éthique tout court?

Ces temps-ci, on parle beaucoup de l’éthique médicale. On a même entendu un médecin l’invoquer pour condamner le traitement du Covid-19 prescrit par le professeur Raoult de l’IHU de Marseille. On entend beaucoup moins le mot « éthique médicale » quand il s’agit des rapports qu’entretiennent certaines sommités bureaucratico-étatiques de la médecine avec les grands laboratoires pharmaceutiques privés. Mais bon, laissons là l’actualité. Ce qui me semble problématique, c’est la notion d’éthique médicale elle-même.
C’est entendu : depuis l’Antiquité, il existe un code de déontologie médicale, le serment d’Hippocrate, revu et corrigé aujourd’hui, qui prescrit les règles de l’exercice de la médecine. De même, il existe un code de déontologie des avocats ou des journalistes. Ces codes ont d’ailleurs une reconnaissance légale, même si celle-ci est parfois conflictuelle. Mais l’éthique est très différente d’un simple code de déontologie. L’éthique est un domaine de la réflexion philosophique qui concerne les valeurs qui doivent nous guider, les actions que nous devons entreprendre et celles qui nous sont interdites ; elle suppose, de fait, une certaine idée des finalités de la vie humaine. Il n’y a là-dedans rien de spécifiquement médical. 
Prenons quelques exemples. Le respect de la personne et de son autonomie, que l’on enseigne dans les quelques formations à l’éthique médicale dans les facultés de médecine, n’a rien de spécifiquement médical. C’est un principe moral essentiel dont Kant a dégagé le caractère fondateur et que l’on retrouve juridiquement établi dans la Déclaration des droits de l’homme et dans ses divers prolongements dans le système du droit. Pourquoi la torture légale est-elle abolie (depuis Louis XVI) ? Tout simplement parce que la torture dégrade en la personne du torturé autant qu’en celle du tortionnaire l’humanité en tant que telle. Ce n’est pas une affaire de sensiblerie. C’est une conception de la valeur sacrée de l’homme en tant que tel, qui a été progressivement dégagée dans la civilisation européenne occidentale. De cette conception se tirent toutes sortes de règles qui s’appliquent dans la vie ordinaire autant que dans le cadre du soin. Utiliser son patient comme un cobaye, c’est une violation de ce principe de respect, quels que soient les bénéfices attendus de cette expérimentation ! Mais c’est exactement le même problème qui se pose au policier qui n’a pas le droit de torturer le suspect, même si cette torture pouvait arracher des informations susceptibles d’éviter de nouveaux crimes. Dans un monde où le fantasme de toute-puissance règne en maître, nous avons des difficultés à accepter qu’il nous faille supporter des limites et éventuellement pâtir du respect de ces limites.
Il est un autre principe éthique assez facile à comprendre : entre deux maux, choisir le moindre, puisqu’en bien des cas, hélas, nous ne pouvons pas choisir le bien mais seulement le moindre mal. C’est ainsi que l’on admet la légitime défense. Choisir le moindre mal suppose qu’on soit capable d’évaluer les maux, de trancher entre des solutions différentes mais toutes indécidables avec certitude. Vladimir Jankélévitch a longuement traité de cette question. Un certain « purisme moral » pourrait nous conduire à ne rien faire, à une coupable abstention, et à tuer la liberté et la vérité au nom de principes devenus inapplicables. Ainsi, on ne doit pas mentir (en général) et pourtant on est fondé à mentir au bourreau nazi pour sauvegarder la possibilité d’un monde où la sincérité soit possible. Si les principes moraux formaient un tout harmonieux, il n’y aurait pas de problème moral, mais ce n’est pas le cas, car les principes moraux peuvent entrer en conflit. Ainsi le médecin doit parfois arbitrer entre ce qu’il pense vrai et ce qu’il se sent le droit de dire à son patient. Entre un traitement qui n’est pas certain mais seulement probable, ou l’assurance d’une lourde dégradation qui peut conduire à la mort, le patient choisira librement la première solution et le médecin qui le soigne respecte et son serment et la liberté du patient, bien que le choix ne soit pas absolument certain, absolument garanti.
On peut continuer à aligner les exemples, l’éthique c’est l’éthique, médicale ou pas, c’est exactement la même, elle se heurte aux mêmes « cas de conscience » qui, outre des principes, entrainent la nécessité d’une casuistique. Pas besoin d’un médecin pour connaître l’éthique médicale : Platon, Épictète, Spinoza, Kant ou Jankélévitch et des dizaines d’autres nous aident à répondre à nos questions. On arguera qu’il existe des problèmes spécifiques à la médecine. Mais lesquels ? L’expérimentation d’un traitement sur des patients ne nécessite rien d’autre que la mise en œuvre de principes et de réflexions comme celles que nous avons abordées.
La méthode mise en œuvre pour valider les traitements, la fameuse expérimentation randomisée en double aveugle n’est pas une méthode éthique par elle-même, mais une méthode d’expérimentation qui permet d’éliminer les « effets placebo » dans l’utilisation d’un médicament. Une technique d’expérimentation qui n’est pas sans poser des problèmes éthiques sérieux puisqu’une personne accepte qu’on lui administre un traitement réel ou un placebo sans savoir ce qu’il en est réellement. Elle a donc remis provisoirement aux mains du « système » sa propre liberté. Peut-être est-ce indispensable, pour garantir l’objectivité des résultats, comme il peut être nécessaire d’enfreindre le sixième commandement (« tu ne tueras point ») en période de guerre. Mais surtout qu’on ne vienne pas dire que c’est le comble de l’éthique ! Le patient a consenti à être un cobaye, nous dit-on, c’est-à-dire qu’il a consenti à prendre éventuellement un placebo qui ne le guérira pas. Soit, mais si le consentement suffisait, il n’y aurait plus d’éthique. La mode est à l’éthique minimale, justement celle du consentement, promue par Ruwen Ogien, Marcella Iacub et quelques autres libertariens. Mais l’éthique minimale n’est pas l’éthique du tout (voir La force de la morale, de Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, à paraître aux éditions « Rouge et Noir » à l’automne 2020). Si l’éthique joue un rôle dans l’expérimentation en double aveugle, c’est uniquement pour éviter les abus, mais en elle-même cette expérimentation n’a pas de valeur éthique, elle ne vise qu’à déterminer l’utile et non le juste ou le bien. Que l’on confonde l’utile et le bien est révélateur du fait que la seule éthique véritable qui se présente comme « éthique médicale » est l’éthique utilitariste à la Bentham.
Nous avons en France un « Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé » (CCNE), créé en 1983 par François Mitterrand. L’intitulé est en lui-même étrange puisque les sciences de la vie comme telle ne posent aucun problème éthique (elles disent ce qui est) et que seules en posent les applications de ces sciences à la médecine ainsi que l’expérimentation sur les humains. Le CCNE a été présidé systématiquement par des médecins à l’exception de Jean-Pierre Changeux, chercheur en neurobiologie. On ne saurait mieux indiquer que l’application de l’éthique à la médecine est affaire de médecins. Le CCNE, au milieu d’une escouade de médecins et de scientifiques comprend aussi quelques juristes, quelques représentants de religions et quelques philosophes égarés. Mais c’est bien la médecine qui donne le « la ». Mais pourquoi l’avis du CCNE est-il plus pertinent éthiquement, par exemple en matière de PMA, que l’avis de n’importe quelle assemblée de citoyens un tant soit peu éclairés ? Car la question de la PMA n’est pas une question médicale, puisque faire les enfants ne relève pas d’une indication thérapeutique ! On pourrait donner beaucoup d’autres exemples du même genre. En réalité, les médecins peuvent bien sûr donner des avis sous la forme « Si l’on fait X alors cela entrainera Y » ou « si on veut X alors il faut faire Y » mais en aucun cas le savoir médical du médecin ne lui donne aucune autorité pour dire qu’il faut « faire Y » ! On mélange les faits (que la science peut connaître) et les valeurs qui, dans une société démocratique, renvoient à l’éthique de la discussion entre citoyens éclairés.
Les médecins en général n’ont aucune prédisposition particulière en matière d’éthique. Ils n’ont aucune formation réelle à l’éthique dans leurs études tout simplement parce que la réflexion philosophique n’y a pratiquement aucune importance sérieuse — un peu de psychologie et un peu de sociologie de la santé, du droit et de l’économie de la santé, ce n’est pas une réflexion philosophique. L’expérience montre d’ailleurs que, dans leur grande masse, les médecins n’ont aucun rapport sérieux avec la philosophie — soit qu’ils regrettent de ne pas s’y être intéressés en Terminale, soit qu’ils pensent que c’est du baratin inutile aux hommes pratiques. Ils sont évidemment confrontés aux questions éthiques et doivent y réfléchir face à leurs patients — du moins pour une grande majorité d’entre eux, nous laissons de côté ceux pour qui la médecine est surtout un métier qui gagne pas mal d’argent et de la notoriété sociale. Mais l’éthique ordinaire du médecin est celle qu’il se fabrique, le plus souvent tout seul dans son coin, souvent celle qui l’a poussé à devenir médecin et l’éthique médicale officielle n’y joue qu’un rôle mineur.
On a beaucoup de mal à penser que le CCNE est autre chose qu’un de ces « comités Théodule » dont la république ne manque pas. L’absence radicale du CCNE dans la crise sanitaire du Covid-19 le montre de manière éclatante. Le gouvernement a eu besoin de se créer un comité d’experts — il n’y en a donc pas à la direction de la santé publique ? — et l’éthique médicale n’est guère qu’un hochet entre les mains de certains clans. En outre, alors que l’on sait que le « tri » des patients se fait, que certaines personnes jugées « irrécupérables » sont laissées aux soins palliatifs, c’est-à-dire dirigées vers la case « mort » parce qu’on n’a pas assez de place dans les hôpitaux et que les probabilités de guérison de ces personnes sont jugées trop faibles, alors que règne sans partage le principe utilitariste qui donne plus ou moins de valeur aux vies humaines suivant les besoins du moment, le CCNE se tait prudemment sur ces euthanasies à peine cachées — et encore, puisqu’euthanasie veut dire « mort heureuse », il n’est pas certain que cette mort loin de siens soit vraiment heureuse.
En résumé, nous n’avons pas besoin d’éthique médicale, mais d’éthique tout court, cette éthique qu’on appelait jadis morale. Quand des ministres, des médecins responsables de la santé publique mentent comme des arracheurs de dents, où est l’éthique ? Où est la morale ? Les citoyens ne sont pas des enfants, ils peuvent entendre la vérité et on la leur doit. Et ensuite, chacun à sa place doit faire son devoir. Non pas protéger sa petite rente de situation, mais faire son devoir.
Plus généralement, on peut s’interroger sur ces éthiques « régionales » qui se sont multipliées (éthique des affaires, par exemple) avec les professions qui s’ensuivent, les « éthiciens », une bizarrerie bien propre à notre monde insensé. Ne s’agit-il pas de rendre acceptable ce qui autrement, sans ce badigeonnage d’éthique, n’aurait jamais été accepté par des populations où le bon sens continuait à guider, à peu près, la majorité des gens ? Dans un monde d’où la décence commune est impitoyablement traquée, il faut des éthiciens, nouvelle variété de l’immense cohorte des communicants.
Denis Collin — 9 avril 2020
(Ce texte a été publié le 14/4/20 sur les "billets" de Marianne.)

samedi 21 mars 2020

Réfléchir en temps d'épidémie

L’épidémie du Covid-19 (ou Covid-2) a ruiné en quelques semaines la plupart des dogmes libéraux. Tous les « savants » de l’économie, c’est-à-dire les valets de plume de Sa Majesté le Capital, ont tenu le haut du pavé depuis plus de quarante ans en affirmant que le marché était, dans tous les domaines, le meilleur moyen d’organiser l’affectation des ressources. Tout devait être privatisé, tout devait être soumis à la loi « naturelle » de la concurrence : la recherche scientifique ou l’adoption des enfants, le ventre des femmes ou les chefs-d’œuvre de la culture universelle, une seule réponse, le marché, le marché vous dis-je !
Les grands prê­tres du néo­li­bé­ra­lisme se cachent : leurs fidè­les d’hier récla­ment tou­jours plus d’inter­ven­tions de l’État, du défi­cit bud­gé­taire (comme de vul­gai­res key­né­siens) et même, que c’est hor­ri­ble à enten­dre ! des natio­na­li­sa­tions ! Macron, Trump et Merkel, logés à la même ensei­gne. La « mon­dia­li­sa­tion heu­reuse » vantée par le « cercle de la raison » devient une véri­ta­ble catas­tro­phe. Les avions sont cloués au sol, les fron­tiè­res se fer­ment les unes après les autres. La « démon­dia­li­sa­tion » récla­mée par cer­tains (Montebourg, Sapir, Nikonoff) devient réa­lité au milieu de la pani­que géné­rale. Emmanuel Macron l’a dit, sans trop savoir ce qu’il disait cer­tai­ne­ment, le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant. Nul ne sait quand la crise sani­taire sera jugu­lée—il y a encore un mois et demi les res­pon­sa­bles fran­çais annon­çaient qu’il ne se pas­se­rait rien—mais après le coro­na­vi­rus plus rien ne sera comme avant.

I

Tout d’abord l’épidémie elle-même vient après quel­ques autres qui avaient sonné l’alarme : H1N1, SRAS, Ebola, etc. Nous avions cru que le temps des gran­des pestes était passé. La der­nière, la tris­te­ment célè­bre « grippe espa­gnole » aurait tué entre 20 et 50 mil­lions de per­son­nes dans le monde entre avril 1918 et novem­bre 1919, pour s’en tenir aux esti­ma­tions basses, mais les grands pays étaient affai­blis à tous égards par une guerre ter­ri­ble et les sys­tè­mes de santé étaient encore bien rudi­men­tai­res et plus sou­vent inexis­tants. Nous avons éradiqué les gran­des épidémies. La variole a dis­paru de la sur­face de la Terre, la tuber­cu­lose, si elle fait par­fois retour dans le contexte de la pau­vreté crois­sante, est tout de même endi­guée. Voici que ces nou­vel­les épidémies vien­nent ébranler la confiance des « pro­gres­sis­tes ». Dans sa der­nière confé­rence au Collège deFrance, le 16 mars 2020, le pro­fes­seur Philippe Sansonetti, dit deux choses impor­tan­tes : (1) cette épidémie sera suivie d’autres — d’où l’urgence de trou­ver et mettre en œuvre un vaccin— et (2) c’est une « épidémie de l’anthro­po­cène », c’est-à-dire une épidémie qui ne peut être aussi rava­geuse que par les échanges mon­dia­li­sés, les quatre mil­liards de voya­geurs en avion, les échanges com­mer­ciaux et indus­triels. La carte de l’épidémie est d’ailleurs frap­pante : elle touche d’abord les lati­tu­des tem­pé­rées non à cause de la tem­pé­ra­ture, mais d’abord à cause de l’inten­sité des échanges.

II

Nous, nous pro­gres­sis­tes libé­raux ou marxis­tes, nous avions pensé que la mon­dia­li­sa­tion ren­for­çait la puis­sance glo­bale des forces pro­duc­ti­ves de l’huma­nité. Dépasser les fron­tiè­res natio­na­les, cela ne pou­vait appor­ter que plus de bien-être, même si par­fois cela s’accom­pa­gnait de guer­res, de crises et d’iné­ga­li­tés mons­trueu­ses qui devaient trou­ver leur solu­tion non pas dans moins, mais plus de mon­dia­li­sa­tion, que ce soit la « fin de l’his­toire » à la Fukuyama (démo­cra­tie + marché libre) ou le socia­lisme uni­ver­sel. Patatras, nous nous aper­ce­vons que les béné­fi­ces de cette mon­dia­li­sa­tion se payent d’une fra­gi­lité accrue de l’ensem­ble de la civi­li­sa­tion humaine. Et tout natu­rel­le­ment, les nations fer­ment leurs fron­tiè­res et les peu­ples atten­dent de leurs États qu’ils fas­sent ce que doit faire un État hob­be­sien : pro­té­ger les citoyens qui lui ont trans­féré leur droit de se défen­dre eux-mêmes.
La lettre quo­ti­dienne de Laurent Joffrin (Libération,17 mars 2020) dit plutôt bien les choses. L’indi­vidu isolé dans sa bulle et qui tutoie le monde entier vient de s’évanouir, comme un holo­gramme quand on a coupé l’ali­men­ta­tion de la machine. Les égoïstes qui veu­lent tirer leur épingle du jeu en se moquant du bien des autres sont mon­trés du doigt. Confinés, chacun chez soi, nous redé­cou­vrons que l’homme est un animal social ! et que le plus grand bien que nous puis­sions avoir, c’est la com­pa­gnie des autres humains. Et que, comme le disait Spinoza, si je sais qu’une chose est bonne pour moi, je dois la vou­loir pour tous les autres… Joffrin, cepen­dant, s’arrête à mi-chemin. Que veut dire « animal social » ? En fait, Aristote disait « animal (ou vivant) poli­ti­que », ce qui veut dire animal vivant dans une cité gou­ver­née par des lois. Et la cité (la polis) des Grecs elle a pour nom aujourd’hui « État-nation ». Comment les Italiens cher­chent-ils à garder le moral dans ce confi­ne­ment strict où ils sont main­te­nus ? En chan­tant Fratelli d’Italia, l’hymne natio­nal ita­lien, et nous sommes ici dans une jeune nation, où les régio­na­lis­mes res­tent puis­sants ! Ni le monde ni l’Europe ne peu­vent nous pro­té­ger : tout le monde le sait ! Les Allemands ont bloqué toute expor­ta­tion de maté­riel (mas­ques, etc.) et le seul secours qu’ont reçu les Italiens est venu de Chine. Le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain a manœu­vré et manœu­vre encore pour s’assu­rer le mono­pole du vaccin contre le Covid-19. On peut déplo­rer que le monde ne soit pas assez mon­dial, mais on doit cons­ta­ter que les seules réa­li­tés à peu près sta­bles sont les nations. On peut déplo­rer que les nations édifient des murs, mais Hannah Arendt disait qu’elles sont les murs qui sou­tien­nent le monde.

III

Il faudra nous y faire : en nous cloî­trant chez nous, le coro­na­vi­rus nous apprend que nous ne sommes pas chez nous par­tout ! L’idéal d’un monde mobile, d’un monde de flux per­ma­nents, flux de mar­chan­di­ses, flux d’infor­ma­tions, flux d’hommes, res­sort de ces pre­miè­res semai­nes d’épidémie sérieu­se­ment abîmé. Il nous faut des stocks (de mas­ques, de médi­ca­ments, etc.). Il nous faut arrê­ter d’avoir la bou­geotte (le « bou­gisme » si bien ana­lysé par Pierre-André Taguieff) et, à tous les niveaux, nous occu­per de nos voi­sins.Triste à cons­ta­ter quand on rêve de cos­mo­po­li­tisme, quand on se croit « citoyen du monde ». Mais là encore le réel nous rat­trape. Il est pos­si­ble que dans six mois tout cela soit oublié et que nous repre­nions notre marche folle vers l’abîme : tou­jours plus de tout, jusqu’à ce que mort s’ensuive — il faudra bien faire de la « relance » pour sortir de la crise, puis­que dans ce sys­tème on ne sait rien faire d’autre.
Pourtant l’épidémie nous apprend ce qui nous manque vrai­ment, ce dont on ne peut se passer et, d’un autre côté, ces masses d’emplois qui sont à peine du tra­vail et donc on se passe sans la moin­dre gêne. Là aussi, nous devrions en tirer les leçons. Beaucoup d’emplois ne sont pas du tra­vail, mais de l’occu­pa­tion para­si­taire sou­vent gras­se­ment payée — pour ne fâcher per­sonne, ne citons pas de noms — dont la société pour­rait par­fai­te­ment se passer sans que le niveau de vie glo­bale en souf­fre, bien au contraire. Peut-être même une grande partie de ce qui peut se faire en « télé­tra­vail » est-elle fon­da­men­ta­le­ment ce qu’il y a de moins impor­tant. Pas de maçon­ne­rie en télé­tra­vail, ni de nour­ri­ture et de soin des vaches, ni de soins hos­pi­ta­liers, ni de pro­duc­tion d’électricité, d’entre­tien des réseaux,etc. en télé­tra­vail.Il y a un moment où on doit se confron­ter à la matière, au réel, qui résiste à la « société numé­ri­que », une société numé­ri­que qui d’ailleurs ponc­tionne une part consi­dé­ra­ble de l’énergie mon­diale. L’épidémie est une leçon d’économie, au sens pre­mier du terme, l’art de gérer sa mai­son­née, en bon « père de famille », c’est-à-dire en fai­sant des économies, en réglant de la manière la plus économique nos rap­ports avec la nature.

IV

Ces ques­tions et quel­ques autres doi­vent être mises sur la table et débat­tues. Le confi­ne­ment des per­son­nes n’est pas celui de la pensée. Toutes concou­rent à une remise en cause radi­cale et de notre sys­tème économique et de l’idéo­lo­gie qui le sous-tend. C’est d’autant plus néces­saire que la situa­tion sani­taire va débou­cher une crise pro­fonde et vio­lente, une crise dans laquelle la survie de la grande masse exi­gera que soient portés des coups de hache dans la pro­priété capi­ta­liste. Les 50 mil­liards du CICE devront passer de la poche des patrons à celle des tra­vailleurs dépen­dants et indé­pen­dants — d’ailleurs on va avoir à mesu­rer l’ampleur des dégâts pro­vo­qués par l’ubé­ri­sa­tion - les pro­lé­tai­res embau­chés par Uber n’ont rien de la pro­tec­tion des sala­riés. Les action­nai­res qui se sont sucrés abon­dam­ment ces der­niè­res années vont être mis au régime amin­cis­sant. Beaucoup de gran­des entre­pri­ses vont devoir être natio­na­li­sées, sauf à dis­pa­raî­tre. Les gou­ver­ne­ments libé­raux eux-mêmes annon­cent quel­ques-unes de ces mesu­res ; ils font du socia­lisme sans le dire, dans le but de sauver le capi­ta­lisme. Mais ce qui s’impo­sera, c’est du socia­lisme pour nous sauver du capi­ta­lisme. « Socialisme ou bar­ba­rie », disait Rosa Luxemburg. Nous y sommes.
Le 19 mars 2020, cent qua­rante-neuf ans et un jour après la pro­cla­ma­tion de la Commune de Paris. Denis Collin

samedi 14 mars 2020

Faut-il en finir avec le sexe ?



Dans une lettre à Jones (17 mai 1914), Freud écrivait : « Celui qui permettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. » Cette phrase peut sembler énigmatique pour qui voit en Freud l’apôtre de la révolution sexuelle, le héros de la lutte contre la morale puritaine ou, au contraire, le dernier défenseur de la famille patriarcale dominée les hétérosexuels mâles… Mais Freud a raison : la sexualité est bien pour l’humanité une embarrassante sujétion : nous ne pouvons pas échapper à la pulsion sexuelle et pourtant celle-ci doit être refoulée, pour garantir la possibilité d’une vie sociale, soumise aux impératifs du principe de réalité, redirigée pour satisfaire des buts sociaux. Or, notre époque apparaît comme celle qui a décidé, au prix des pires sottises, de se débarrasser de la question sexuelle !
Déjà Adorno évoquait le sujet : « le sexe libéré de ses inhibitions s’est lui-même désexualisé. Ce qu’on veut en réalité, ce n’est même plus l’ivresse, mais une simple compensation pour la prestation considérée comme superflue et qu’on s’épargnerait volontiers. » Le livre d’où est extraite cette citation, Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée, date de 1951…  
Aujourd’hui, le sexe est partout en apparence, la pornographie est en accès libre dès le plus jeune âge : comment puis-je donc affirmer que nous voulons nous débarrasser du sexe ? Je pourrais répondre en faisant un peu de sociologie, en invoquant ce que les enquêtes nous indiquent : baisse, voire effondrement de la pratique sexuelle des jeunes.
Partons de cette idée centrale : l’articulation de la nature et de la culture, c’est fondamentalement l’articulation des besoins de la reproduction naturelle sexuée et des normes sociales qui s’expriment, négativement par l’interdit de l’inceste et positivement par les règles élémentaires de la parenté, deux dimensions aussi inséparables que le revers et l’avers. Or l’idéologie dominante de notre époque repose sur la négation de cette nécessaire articulation et l’imposition du « tout culturel », « tout social », « tout construit » ! Paradoxalement, si on se contente de noter l’importance des revendications « écolos », toute notre époque est placée sous le signe de « la haine de la nature » (voir l’excellent livre éponyme de Christian Godin, éditions Champ Vallon, 2012).
Cette haine de la nature qui devient haine du sexe, j’en donnerai quelques exemples qui ont envahi le champ « théorique ».
Je montrerai ensuite que derrière la volonté de briser les ultimes « tabous » se cache une volonté normalisatrice et même un nouveau puritanisme mortifère.
Enfin, j’expliquerai pourquoi nous devons défendre la sexualité, comme défense de la vie, de l’Éros contre l’invasion de Thanatos qui se cache derrière la culture genriste.
Une précision liminaire… qui s’impose avant qu’on ne vienne me dire « Zemmour, sors de ce corps ! ». 1) Je suis bien un vieux mâle blanc hétérosexuel binaire et cisgenre (je coche toutes les cases qui vont m’envoyer en camp de rééducation quand l’Université serait définitivement dominée par les disciples de Judith Butler). Mais je suis pour le féminisme 1.0, le féminisme « old fashion » ou « canal historique », celui que réclame l’égalité juridique, politique et sociale des femmes et des hommes. Je ne sais pas si la femme est l’avenir de l’homme, car Pénicaud et Belloubet ne me semblent pas un avenir enviable, mais je sais bien que l’humanisation de l’homme a commencé par les femmes et qui, si les femmes sont généralement moins fortes physiquement que les hommes, elles le surpassent en bien d’autres points. 2) Je suis partisan de la lutte contre toutes les discriminations qui pourraient frapper les homosexuels et je considère que l’homosexualité est une forme de la sexualité humaine parmi d’autres. Mais je crois que les groupes LGBTIQ+ ne sont pas des défenseurs des homosexuels, mais peut-être leurs pires ennemis comme la jeune Mila a pu s’en rendre compte quand elle a eu maille à partir avec les fanatiques islamistes.

1.    Il y a une « Théorie du genre »

Je commence par examiner rapidement (a) la théorie du genre. En second lieu j’en aborde un aspect pratique : la question du transgenre en donnant (b) un historique et en donnant (c) un aperçu de la situation actuelle.

a)      Trouble dans la théorie : place à Butler

Si l’on parle de théorie du genre, on commence par vous rétorquer qu’il n’y a pas de théorie du genre, mais seulement des « études de genre ». Cette blague ne peut satisfaire que les gogos qui officient dans les grands médias (à commencer par les médias du service public). Il n’y a des études de genre que parce que, comme toujours, ces études sont assises sur un certain nombre de présuppositions à caractère plus ou moins théorique.
La théoricienne en chef suivie par beaucoup d’autres est Judith Butler, une philosophe américaine qui se présente comme une disciple de Beauvoir et Foucault. La bible, c’est Troubles dans le genre paru en 1990. Le livre est sous-titré : « le féminisme et la subversion de l’identité. »
Butler part d’un constat : le sexe objectif (XX ou XY) ne coïncide pas toujours avec le sexe subjectif. Rien de bien nouveau : les filles garçons manqués et les garçons efféminés, c’est vieux comme le monde. Freud a consacré aux « invertis » quelques études. Ce qui est nouveau, c’est ce qu’en tire Butler. Comme Foucault, elle veut libérer la sexualité « l’hétérosexualité aliénante », et donc il faut ouvrir de nouveaux « champs de possibles en libérant la sexualité des zones de reproduction jusqu’alors conventionnellement privilégiées. » Marginaliser l’hétérosexualité, cela destitue le phallus et s’offre comme “une promesse de plaisirs « infinis » hors du carcan de la catégorie du sexe.” Elle veut penser une sexualité hors du sexe parce que ce n’est pas le sexe qui est le centre, mais le corps. Et les gays et lesbiennes lui servent précisément à penser cela.
Ainsi on commence à comprendre ce qui est en cause : il ne s’agit pas de remplacer « sexe » par « genre », de traduire le français en anglais ou l’inverse. Les anglicistes considèrent que traduire gender par genre est un anglicisme.
Non, il y a quelque chose de nouveau qui apparaît qui est bien une « théorie » dont Butler a donné les fondements. Cette théorie nous dit qu’il faut révoquer le sexe (biologique) pour faire place au « genre » et ce genre est une construction sociale qu’il faut « déconstruire » pour sortir de l’aliénation des « binaires » que, pour la plupart, nous sommes encore. Je ne vais pas plus développer, d’autant que la lecture de Butler est éprouvante pour quelqu’un formé à la philosophie française des idées claires et distinctes et que Butler se soustrait à l’avance à toute réfutation puisque la vérité n’a pas place dans sa réflexion — ce doit être encore un concept hétéroblanc… Là encore elle est foucaldienne !
En fait Butler ouvre sur la théorie « queer ». Il s’agit de liquider les « genres fixes » pour faire place à la liberté du « genre flottant ». D’où l’allongement infini de la chaine de caractères LGBT… à partir de là on peut inventer autant de genres que l’on veut : on peut être gay ou indifférent, lesbienne ou autosexuel, bi ou tout ce que l’on voudra. Si on suit les élucubrations de Donna Haraway, il faudra introduire les animaux et les robots dans le champ de nos rapports érotiques — je ne sais pas si c’est encore le bon mot. L’idée est que l’on peut passer d’un genre à l’autre au gré des désirs.

b)     Un précurseur : John Money

La pratique a cependant devancé la théorie. John Money (1921-2006) est le grand maître du transgenre à notre époque. Psychologue et sexologue renommé, enseignant, il soutenait l’idée que le genre est une construction sociale. Bien que la réputation de Money ne soit pas toujours fameuse dans les gender studies, en raison de son opération ratée sur David Raimer, il reste une référence incontournable puisque c’est lui qui introduit les concepts de « rôle de genre », de paraphilie, et autres semblables qui sont devenus d’un usage courant dans les milieux où l’on parle de ces choses-là. Les hermaphrodites constituent son premier objet d’étude et c’est à partir de cette fascination pour les hermaphrodites que Money en est venu à la conclusion que le sexe était une construction sociale. Si on opère convenablement un bébé mâle, on peut le transformer en fille, et c’est précisément ce que Money a tenté en prenant pour cobaye un enfant mâle né avec une malformation du pénis. Comme il est nettement plus facile de couper un morceau de chair des organes masculins que de greffer des organes sexuels féminins, l’expérience de Money s’est faite dans une seule direction. Et s’est terminée par un échec lamentable qui aurait dû classer ce monsieur dans une catégorie voisine de celle des soi-disant médecins des camps nazis.
Bien que Money ait été passablement démonétisé en raison de ses échecs, ses idées et ses pratiques ont connu un essor étonnant. Quelle meilleure manière de faire valoir l’indifférenciation des sexes que d’organiser le passage de l’un dans l’autre, à volonté ?

c)      Situation actuelle : la réassignation de genre

Dans la manière dont les choses se passent, il y a deux étapes, deux phases. L’une qui joue sur la transformation de la langue et l’autre sur la biologie.
Transformation de la langue d’abord. Le sexe est un vocabulaire aux fortes connotations biologiques. Il faut donc commencer par chasser le mot sexe et le remplacer par le genre. Le mot genre, ce n’est pas de la biologie, mais de la grammaire ! Dans tous les régimes totalitaires, la langue doit être refaçonnée pour imposer l’adoption des principes du système totalitaire. Orwell montre tout cela avec l’invention de la « novlangue » dans le monde de 1984, une langue triturée de telle sorte que les « mauvaises pensées » ne peuvent plus être formulées. Viktor Klemperer avec sa LTI (lingua tertium imperium) a montré pratiquement comment le nazisme avait transformé la langue allemande.
De ce premier point de vue les absurdités de l’écriture inclusive ne sont nullement innocentes : elles participent de cette destruction de la langue commune, tout comme les âneries de la langue « épicène » qui veut imposer un retour au « neutre » dans les usages ordinaires de la langue. Comment transformer des langues qui ignorent le neutre en langues épicènes ? C’est très simple, il faut créer une « nouvelle langue », c’est-à-dire une « novlangue ». Évidemment, le genre grammatical n’a aucun rapport avec le sexe. Dire que la langue est sexuée est tout aussi stupide que les grandes proclamations de Foucauld et Barthes dans les années 70 qui avaient décrété que la langue est « intrinsèquement » fasciste ! La sentinelle monte la garde et personne ne va demander que cela devienne « le sentineau » et si mon médecin est une femme, je ne me rends pas chez « ma médecine ». Toutes ces absurdités ont pourtant une signification : extirper « le sexe ». Le langage dit de manière déguisée ce que l’inconscient social hurle !
Ce qui se passe sur le plan de la langue exprime aussi ce qui commence à se passer dans la société. Si on en croit certaines statistiques, les demandes d’opérations en vue d’un changement de sexe ont fortement augmenté au cours des dernières années. Aux États-Unis, les opérations officiellement reconnues auraient augmenté de 20 % en 2016 par rapport à 2014 pour atteindre 3500 cas, mais ce chiffre ne décompte pas, loin de là, toutes les opérations qui seraient environ cinq fois plus nombreuses. Les compagnies d’assurance d’ailleurs proposent de plus en plus la prise en charge des opérations de « réassignation de sexe » qui découlent de ce que les psychiatres nomment « dysphorie de genre » (pour rester dans la langue politiquement correcte). En Suède, les demandes venant d’enfants et d’adolescents doublent d’une année sur l’autre. En France, désormais les opérations de réassignation de sexe sont prises en charge (sous condition) par la Sécurité sociale. Il y a une sorte de banalisation de ce qui, il y a peu, était réservé à quelques individus, dans une certaine semi-clandestinité.
Il y a deux grands types de « réassignation » de genre. La réassignation « faible » (qui ne change que l’apparence avec des traitements hormonaux et chirurgies esthétiques si nécessaire) et la réassignation « forte » avec ablation des organes sexuels et une chirurgie plastique plutôt invasive. Nous sommes entrés dans la phase du charcutage organisé et élevé au rang de liberté. Chacun doit pouvoir faire ce qu’il veut de son corps et donc maintenant le corps est disponible, au nom de la science, ce qui constitue un bond en arrière formidable sur le plan du droit et l’entrée dans le pire des mondes (même si ce pire des mondes est baptisé meilleur des mondes).

2.    Thanatos à la manœuvre ou comment cadenasser les puissances de la vie.

On pourrait faire la liste interminable des bizarreries et des horreurs que produit la « théorie du genre » (qui n’est pas une théorie !) et la pratique envahissante des sectes « genristes » qui cherchent et parviennent souvent à imposer leurs lubies à la société tout entière. Ce que je veux montrer maintenant, c’est que cette substitution du genre au sexe permet le développement d’idéologies et de pratiques qui, toutes, immanquablement, conduisent au refus de la vie, à mise en place d’un nouvel ordre qui n’est que l’extension du capital à ce qu’il y a de plus intime, au noyau de notre être (« das Kern unseres Wesen », comme disait Freud).

a)      GPA et PMA pour en finir avec le sexe

Si on resitue dans ce contexte, les revendications concernant la PMA et la GPA pour « tou.te. s », c’est qu’en effet pour en finir avec la division en sexes il faut supprimer ce qui rappellerait une « sexualité naturelle ». La « PMA pour toutes » est une avancée considérable dans cette voie. Ainsi que l’a dit la députée Aurore Berger, il n’est pas question pour le gouvernement d’interdire les modes naturels de la reproduction hétérosexuée : étrange dénégation qui dit clairement, pour qui comprend un peu les mécanismes de l’inconscient, qu’il s’agit précisément de cela, en finir avec cette sujétion qui oblige encore trop largement les humains à faire l’amour pour espérer avoir des enfants.
La PMA existait, jusqu’à présent, pour les couples « hétérosexuels » infertiles et dans 95 % des cas, les méthodes de conception utilisent les gamètes de l’homme et de la femme, l’appel à l’IAD restant très marginale. La généralisation de la PMA, c’est tout autre chose. Elle ne découle pas d’indications thérapeutiques, mais du désir des individus de concevoir un enfant selon leur « projet ». Le hasard ne doit plus avoir de place, ou du moins la place la plus restreinte possible. Expliquons cela : une femme qui a recours à la PMA doit pouvoir choisir non pas un père (oh, l’horrible chose !), mais des gamètes. Et c’est tout naturellement la génétique qui prend la main. Dans l’IAD, le donneur est anonyme, mais pas ses gamètes : on connaît toutes ses caractéristiques et les banques du sperme proposent justement des catalogues détaillés. Quand il y a des erreurs, par exemple cette femme inséminée par un gamète d’homme noir et qui proteste parce qu’elle se retrouve avec un enfant métis, il faut s’en prémunir par des contrats de garantie et sans doute des procédures de retour en magasin — cela s’est déjà vu dans les cas de GPA.
Et en effet, on passera de la PMA à la GPA. D’abord, puisque les sexes n’existent plus, il n’y a pas de différence acceptable entre hommes et femmes. Si les couples de lesbiennes peuvent avoir des enfants, pourquoi les couples gays seraient-ils privés de ce « droit » ? D’autant que la GPA existe déjà dans les couples de lesbiennes : on prend les ovocytes de l’une des femmes et les spermatozoïdes d’un donneur plus ou moins anonyme et on fait porter le tout par l’autre femme et ainsi ce couple pourra avoir l’impression d’être un vrai couple… Il est étrange de voir comment le biologique fait un retour en force là on croyait l’avoir terrassé à coups de « constructions sociales ».
Mais dans la PMA comme dans la GPA, il y a encore quelque chose de l’antique sexualité humaine. L’idéal serait d’en sortir totalement et les transhumanistes ont déjà la solution : l’ectogenèse. Voici ce qu’on peut lire dans un article de la revue Sciences humaines consacré à ce sujet : « Demain, probablement, des enfants ne naîtront pas du ventre de leur mère. La création d’utérus artificiels dans un futur plus ou moins proche permettra en effet de réaliser la gestation d’un enfant entièrement en dehors du ventre d’une femme (l’ectogenèse). Le développement de cette technique de procréation, qui semble inéluctable, fait peur. » L’utérus artificiel, tout le monde l’a reconnu, c’est Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, une des grandes dystopies du siècle dernier. Mais ce « meilleur des mondes » est appelé de ses vœux pour toute une série de gens qui ont pignon sur rue (Marcella Iacub, Laurent Alexandre, etc.) ou considéré comme inéluctable par d’autres comme Henri Atlan. Le problème est que le pire est maintenant sous nos yeux et déjà banalisé. En tout cas, l’utérus artificiel, c’est-à-dire la fabrique industrielle des bébés, correspondrait parfaitement aux souhaits des gays, lesbiennes, transgenres et autres queers qui pourraient avoir des enfants sans être obligé de revenir à des « rôles sexuels ». Certains seraient sans doute horrifiés qu’on dise cela d’eux, mais c’est pourtant ce vers quoi toutes leurs revendications se dirigent. Bossuet disait, en gros, que Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets de ce dont ils chérissent les causes. Les pro-GPA et pro-PMA qui se disent humanistes contribuent à leur manière à l’avènement du transhumain, du « successeur » qui réduira l’espèce humaine actuelle au rôle de « chimpanzés du futur ». Je ne développe pas plus sur ce point longuement abordé dans un ouvrage collectif récent, La mutation transhumaniste. Critique du mercantilisme anthropotechnique (éditions QS).

b)     La parenté d’intention

Il y a encore un aspect qu’il faudrait développer : puisque la nature ne nous gouverne plus et que tout n’est que construction sociale, la « parentalité », comme on dit — il y a même des rayons « parenting » dans les librairies — elle-même n’est qu’une construction sociale et la loi française, à la suite de la loi californienne, fait désormais sa place à la « parenté d’intention » qui devrait être reconnue comme la vraie parenté. L’imbroglio juridique dans lequel nous entrainent ces inventions folles est indémêlable. Car ce tremblement de terre anthropologique fait d’ores et déjà des dégâts énormes.  

c)      Idéologie « trans »

Avec ces questions, on a parfois l’impression de vivre dans un véritable monde de fous. « Bienvenue en absurdie » titrait récemment l’hebdomadaire Marianne… Je propose d’essayer de comprendre cette volonté d’éradiquer le sexe comme une des figures de l’idéologie dominante, qui est l’idéologie de la classe dominante. En 1968, les niais que nous étions tous un peu croyions que l’idéologie de la classe dominante, l’idéologie bourgeoise à l’ancienne se résumait à « travail, famille, patrie ». C’était une grossière erreur. La classe bourgeoise à l’ancienne était sans aucun doute baignée dans cette vision traditionaliste qui correspondait à la transmission patrimoniale du capital et à une classe qui n’était pas encore assurée de sa propre domination et donnait des gages de respectabilité aux classes aristocratiques anciennes. Mais comme Marx l’avait déjà indiqué dans Le manifeste communiste, le capital détruit la famille et tous les sentiments sacrés pour ne laisser place qu’au règne de l’argent.
Dans le mode de production capitaliste, l’essentiel est le capital : les hommes et les choses ne sont que des moyens de la circulation du capital, c’est-à-dire de l’argent qui produit de l’argent en circulant. Tout ce qui entrave la mobilité du capital est à condamner. Et la famille vient évidemment entraver cette mobilité. Dès ses origines, le capital use indifféremment des hommes, des femmes et des enfants. Tout cela fait partie des « ressources humaines ». Pas de statut, pas de droits acquis, pas de rôle immuable. La loi de l’équivalent général, l’argent, oblige à rendre tous les humains équivalents, soit à titre de ressources humaines, soit à titre de consommateurs génériques et prévisibles grâce à Google et à l’IA.
Zygmunt Bauman définit nos sociétés comme des « sociétés liquides », c’est-à-dire des sociétés où les individus sont isolés de toute communauté et intégrés seulement par leur acte de consommation. Le « trouble dans le genre » est parfaitement adapté à cette précarisation générale des individus. Dans la théorie libérale pure (par exemple dans sa formulation chez Rawls), les individus sont des individus abstraits, des « hommes sans qualité », qui ignorent leurs propres atouts et qui doivent donc être prêts à tout pour s’adapter au flux incessant d’une société parfaitement fluide.
Que je n’aie aucun « genre fixe » auquel me rattacher, c’est donné comme la promesse de pouvoir me choisir moi-même, de choisir si je serai homme, femme, homme gay, femme lesbienne (cela va de soi), etc. exactement comme j’ai la possibilité de choisir au supermarché entre 50 marques différentes de céréales pour le petit-déjeuner (c’est à cela qu’un éditorialiste d’un journal économique anglais ramenait liberté). Mais pour que j’aie ce libre choix, encore faut-il que j’aie conscience d’avoir ce choix et c’est pourquoi il faut enseigner le transgenre dès l’école. Sous couleur de lutte contre la « transphobie », on incite les enfants à s’interroger sur leur propre « genre » (car il ne faut plus dire sexe) et comme précisément la puberté est le moment décisif de la construction psychique du sujet on voit naturellement les jeunes garçons et les jeunes filles dans cette hésitation et on suscite ainsi la demande qui croît presque exponentiellement de « changement de genres ». En d’autres temps, ce type d’incitations aurait pu s’appeler « corruption de mineurs », mais aujourd’hui de nombreuses voix s’élèvent pour que l’école, chez nous à l’exemple suédois, éduque les élèves au « transgenrisme ». John Money a gagné.
Il faudrait aussi évoquer le business transgenre avec ses produits pharmaceutiques et sa chirurgie, le tout, encore fois, remboursé par la Sécurité sociale dans le cas français. Un implant dentaire, cela coûte hors de prix, il vaut mieux se faire implanter, selon les cas, un vagin ou un pénis.
Mais l’essentiel est ailleurs. Le « transgenre » forme le noyau dur d’une idéologie globale qui annonce 1° que l’homme doit être dépassé vers un « surhumain » (d’où le triomphe d’un nietzschéisme de supermarchés) et 2° l’abolition générale des frontières de l’humain.
Si nous ne devons rien à la nature et tout aux constructions sociales, rien ne nous sépare naturellement, essentiellement des autres espèces vivantes et notamment des animaux qui sont les plus proches de nous, puisque ce qui nous en sépare ce ne sont que des constructions qui peuvent être déconstruites. Ainsi les animalistes comme Peter Singer ou Donna Haraway proposent-ils de faire entrer les animaux dans le cercle de nos préoccupations éthiques, au même titre les autres humains.
Haraway et quelques autres, comme le Français Thierry Hoquet est également en faveur de l’effacement des frontières entre homme et machine. Ils sont des théoriciens du « cyborg », de l’implantation de machines dans des corps vivants ou de la reconnaissance comme des sujets des machines dites intelligentes.
L’analyse que Marx fait de la marchandise peut être transposée ici. L’échange marchand opère une transformation extraordinaire : des choses complètement différentes tant du point de vue physique que du point de vue de l’usage qu’on en peut faire se trouvent privées de toute qualité sensible pour être ramenées à la commune mesure qu’est l’argent : 2 exemplaires d’un livre de poche = 1 bouteille de whisky = 20 € ! Dans l’échange marchand, la nature des choses disparaît, c’est pourquoi d’ailleurs, comme le dit Marx, le monde de la marchandise est un monde complètement fantasmagorique ! L’idéologie « trans », c’est exactement la même chose : on passe de l’un à l’autre puisque tout est équivalent et tout est interchangeable, un pénis, un vagin, un humain, un chien, un professeur, un robot, un être de chair et d’os et un hologramme, etc.
Ce qui est encore meilleur avec l’idéologie « trans », c’est qu’elle épouse parfaitement le caractère révolutionnaire du capitalisme : elle apparaît comme la contestation de l’ordre « bourgeois » alors qu’elle en est l’expression la plus appropriée.

d)     La désublimation répressive et la fin du désir

La fin du sexe est une double fin : fin de la sexualité humaine au profit de quelque chose de purement fictif, au profit des simulacres (un pénis artificiel fabriqué à partir d’un morceau de cuisse et équipé d’un ressort ou d’une petite pompe) et la destruction du désir lui-même.
Marcuse (philosophe allemand et un des porte-voix de la synthèse entre Marx et Freud) avait déjà analysé tout cela : constatant que la sexualité envahissait le monde industriel technique de notre époque, il avait construit le concept de « désublimation répressive ». Pour Freud, la sublimation est la répression de la pulsion compensée par des satisfactions idéales culturelles (recherche, art, travail, etc.). Nos sociétés apparemment laissent une plus grande place à la pulsion sexuelle, elles la mettent scène, mais pour mieux la soumettre à ce que Marcuse appelle « principe de rendement » (le principe de réalité soumis aux exigences propres au mode de production capitaliste). C’est très exactement ce à quoi nous avons affaire : le discours du sexe est partout pour soumettre le sexe aux exigences du capital. Pensez à jouir braves gens, grâce à la pilule bleue ! Mesdemoiselles apprenez à faire des fellations réussies (c’est sur des sites pour jeunes filles à qui on apprend aussi à faire des bons gâteaux) parce qu’il fait être performant là comme ailleurs ! Le désir n’a plus sa place que comme motif d’achat !
Pour expliquer la baisse de l’activité sexuelle des jeunes, on évoque la facilité d’accès au porno qui permet des satisfactions masturbatoires qui amenuisent l’urgence de trouver un partenaire. La surexposition de la « chose sexuelle » se combinerait ainsi à un affaiblissement radical de la libido moyenne, ce qui d’autant plus désirable qu’on peut enfin réaliser le vieil idéal ecclésiastique augustinien, faire des enfants sans rapports sexuels, ce qui est l’inverse exact de la revendication de la « libération sexuelle » des années 60, avoir des rapports sexuels sans risquer de faire des enfants.  

e)     Le goût immodéré de la mêmeté

Il y a un dernier point plus essentiel au fond. L’indifférenciation revendiquée par les théoriciens du trouble dans le genre remet en question le statut ontologique de l’humanité. L’humanité est faite des hommes et des femmes. Les uns et les autres sont humains, également humains et en même temps profondément différents. Identiques et différents : l’unité dialectique de l’identité et de la différence est le fondement même de toute la civilisation humaine. En détruisant la différence des sexes, on montre finalement que la recherche de l’altérité dans l’autre sexe doit être abandonnée au profit de l’amour immodéré de la mêmeté. Que ce soient des fanatiques du « droit à la différence », de la reconnaissance de l’altérité et de la spécificité individuelle qui soient à l’avant-garde de la promotion de l’indifférencié, ce n’est pas un des moindres paradoxes de cette affaire !

3.    Défendre la vie

a)      Défense du féminisme « old fashion »

La grande revendication issue des Lumières (et peut-être même d’un peu avant), c’est l’égalité de droit et de dignité des hommes et des femmes. Platon admettait les femmes dans le corps d’élite des gardiens de la cité et Paul de Tarse soutenait que l’Évangile annonçait qu’il n’y a plus ni homme ni femme puisque tous sont égaux aux yeux de Dieu — ce qui ne l’empêchait quelques lignes plus loin de prêcher l’obéissance des femmes aux hommes… Que veut dire cette idée d’égalité des hommes et des femmes ? Tout simplement, ce que disait déjà la Genèse, à savoir que Dieu a créé l’homme « homme et femme », c’est-à-dire que l’humanité est duelle, substantiellement et c’est l’union des deux sexes qui fait l’humanité.
Égalité des droits donc, inconditionnellement et dans tous les domaines. Mais égalité, ça ne veut pas dire indifférenciation. Les hommes et les femmes ne sont pas « la même chose ». C’est pourquoi il faut interdire le travail de nuit des femmes, comme le revendiquait les « marxistes » de la Première Internationale, car celui-ci contrevient « à la pudeur féminine ». C’est pourquoi aussi, l’horreur du capitalisme est qu’il réduit les femmes à la même condition que les hommes, à des travaux épuisants et d’autant plus épuisants que les femmes sont moins faites pour les travaux de force.
Égalité ne veut pas dire indifférenciation parce qu’il y a des différences morphologiques et anatomiques marquées entre hommes et femmes : en moyenne (seulement) et c’est pourquoi les compétitions sportives continuent de distinguer soigneusement hommes et femmes et c’est pourquoi on a considéré comme des « tricheuses » ces athlètes allemandes de l’Est qui avaient eu recours à toutes sortes de traitements hormonaux pour avoir une musculature aussi puissante que celle d’un homme.
Égalité ne veut pas dire indifférenciation, parce que ce sont les femmes qui portent les enfants et les mettent au monde, ce qui rend horriblement jaloux les hommes dépourvus de cet extraordinaire pouvoir d’enfanter.
Mais égalité ne veut pas dire indifférenciation. C’est même le contraire ! L’égalité n’est à revendiquer, n’est une question politique que précisément parce qu’il y a différence.

b)     L’hétérosexualité n’existe pas

Je propose l’hypothèse suivante : il n’y a pas d’hétérosexualité, mais la sexualité tout court. Je reste freudien. Et l’homosexualité n’est qu’une variante de la sexualité tout court, ordinairement dirigée, au moins à l’âge adulte vers des personnes du sexe opposé. Mais il y a assez d’homosexuels exclusifs et il arrive fréquemment que des prétendus « hétéros » aient aussi des désirs dirigés vers une personne du même sexe. Les catégorisations en vogue de nos jours sont donc absurdes et constituent une régression du point de vue de la connaissance de la sexualité humaine.

c)      Il faut arrêter l’invasion de la technique

Ce qui le point commun de toutes ces tentatives d’en finir avec la distinction des sexes, c’est l’invasion de la technique. Il ne s’agit pas de la technique des sextoys, semble-t-il, presque aussi vieille que « sapiens », mais de la soumission de la vie et de sa reproduction à des processus techniques. Il faudrait certainement dire radicalement et une bonne fois pour toutes « non à la PMA » parce que « non à la reproduction programmée » et « non à l’eugénisme ».

En conclusion

Récemment, un colloque de « féministes » (appellation non contrôlée) s’est tenu à Paris sous le mot d’ordre : « sortir de l’hétérosexualité ». Il s’agit évidemment toujours dans ce cas de l’hétérosexualité masculine, c’est-à-dire des hommes qui préfèrent les femmes, car il va de soi que les femmes ne peuvent pas aimer les hommes… C’est seulement l’ordre patriarcal capitaliste qui les contraint à se soumettre à un « mec ». Comment rééduquer les hommes ? Voilà le problème que ces penseuses ou penseresses (?) avaient commencé à se poser. Sortir de l’hétérosexualité, ce n’est possible que si 1) on se prépare à sortir de l’humanité ou si 2) on généralise les modes artificiels de reproduction de l’espèce — on pourrait garder quelques mâles dans des enclos réservés en vue de l’extraction du sperme nécessaire à la fécondation en attendant la parthénogenèse ou la conception virginale à l’exemple de Marie, mère de Jésus. Vu de cette manière on peut penser que cette folie se passera d’une manière ou d’une autre et que le réel va se rappeler au bon souvenir de tous ces gens. Mais si, comme je le crois, cette folie est l’expression achevée du capitalisme à notre époque, de ce capitalisme que plus rien ne retient dans sa course, alors nous avons quelques raisons d’être inquiets.  
Je résume en quelques phrases, quelques slogans :
1)     La médicalisation de la sexualité (transgenre, etc.), c’est la soumission de la vie la technique, le retour à l’état inorganique, c’est-à-dire la pulsion de mort.
2)     L’identité, c’est le refus de la vie !
3)     Notre corps n’est pas à notre disposition.
4)     Nous ne voulons pas de la société de « la servante écarlate ».


Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...