mardi 23 juin 2020

La démocratie et les élites

Vilfredo Pareto
La République de Platon propose une philosophie politique des élites. Philosophe-roi et gardiens constituent les personnages clés de cette élite destinée à assurer la justice dans la cité et la conservation de ses lois. Cette conception s’oppose frontalement au régime démocratique que connaissent les Athéniens. Gouvernement du peuple ou gouvernement des élites : la conciliation semble impossible.


Machiavel, les grands, le peuple et la question de la liberté

Machiavel est, à bon droit, tenu pour le fondateur de la science politique moderne. C’est une pensée politique qui s’en tient à la réalité effective des choses. Le propos de Machiavel n’est pas de construire un État idéal. Les abstractions métaphysiques doivent céder la place à l’expérience et les régimes politiques doivent être envisagés et jugés d’un point de vue expérimental : le problème n’est pas de savoir quel est le meilleur des régimes, mais de comprendre à quelles conditions on peut maintenir la paix, la prospérité et donc la liberté du peuple.

Loin de la « légende noire », celle de Machiavel penseur de la raison d’État et du « machiavélisme » politique, il apparaît que le secrétaire florentin a voulu penser la dialectique entre la nécessité d’une élite dirigeante et la protection de liberté du peuple. Dans toute organisation sociopolitique, il y a des gouvernants, c’est-à-dire des « grands », ceux qui veulent dominer et gouverner pour dominer, et il y a le peuple qui ne réclame pas de gouverner mais essentiellement de n’être pas dominé. Machiavel va même un peu plus loin dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live : un peuple qui accepterait sans rechigner d’être gouverné, qui subirait sans quelque manifestation tumultuaire les tracas et persécutions des grands serait corrompu et la corruption du peuple annonce la corruption générale de l’État et son inévitable décadence.

Machiavel se coule dans le républicanisme traditionnel, celui du régime mixte dont Cicéron fait la théorie dans son De la république. Machiavel n’a aucune confiance dans les classes dirigeantes de son temps. Il réfute et le principe de la monarchie héréditaire et celui de l’aristocratie héréditaire et soutient le principe électif. La faiblesse majeure des monarchies tient, selon lui, au principe de succession. Un État peut survivre à un prince faible mais rarement à deux princes faibles consécutifs. Or la succession des générations ne permet pas de s’assurer de la virtù des princes. Au contraire, le principe électif permet de discerner les hommes les plus vertueux.

Tous les citoyens ne peuvent pas gouverner – il faut pour cela des qualités qui ne se trouvent que dans le petit nombre. Mais, reprenant ainsi une tradition qui remonte à Aristote, Machiavel fait du suffrage du grand nombre le meilleur moyen de déterminer qui composera le petit nombre des meilleurs. Sous cet angle, il n’y a donc pas de contradiction entre le principe aristocratique et le principe populaire démocratique, puisque le premier procède finalement du second. Cela vient des dispositions particulières du peuple. En effet, « bien que les hommes se trompent dans les jugements généraux, ils ne se trompent pas dans les détails » (Discours sur la première décade de Tite-Live). Ce que Machiavel traduit ainsi : le peuple ne sait pas bien ce qu’il faut faire mais il se trompe rarement pour désigner celui qui occupera les dignités et les charges.

Même les cas où le principe électif semble avoir conduit à la perte de la liberté en confirment la validité. Si les décemvirs nommés par le peuple sont devenus des tyrans, c’est précisément parce que le peuple leur confié une trop grande autorité pendant trop longtemps.

Il y a ainsi des dangers que la démocratie ne conduise à la perte de la liberté. La délibération démocratique directe qui exprime au plus haut degré la vie civique à Athènes comme à Rome devient ainsi un moyen de domination. On pourrait sans peine trouver dans le monde contemporain des processus analogues par lesquels des institutions démocratiques deviennent les instruments de domination de l’oligarchie (« les riches seuls et les puissants »).

Dans ces conditions, il est presque impossible de sauver la liberté. C’est pourquoi, une république corrompue tendra toujours plus ou moins à l’état monarchique, plutôt que vers l’état populaire. Seul un pouvoir fort, concentré en un seul homme pourrait imposer des lois qui permettent au « malade » de guérir.

Ainsi, l’assise populaire du régime, signe de sa bonne santé, suppose aussi des dirigeants à la hauteur de la situation. Machiavel nous donne une théorie générale de la classe dirigeante, comment la former, comment la recruter, comment distinguer ceux qui sont aptes à en faire partie.

Pareto et la circulation des élites

Vilfredo Pareto (1848-1923) aborde la question des élites dans son Traité de sociologie générale publié en 1917. Son point de départ : « la société humaine n’est pas homogène : que les hommes sont différents physiquement, moralement, intellectuellement. » Il ajoute que « nous devons aussi tenir compte de cet autre fait : que les classes sociales ne sont pas entièrement séparées, pas même dans les pays où existent les castes, et que, dans les nations civilisées modernes, il se produit une circulation intense entre les différentes classes. » (Pareto, Traité de Sociologie générale).

Pareto pense que l’on peut définir une échelle objective permettant de mesurer ces différences sociales. On doit pouvoir noter les individus selon leur degré de compétence dans un secteur donné en attribuant 10 à celui qui excelle et zéro au parfait « crétin » (sic). Ces évaluations peuvent être données indépendamment des jugements de valeurs et même indépendamment de toute considération d’utilité sociale. En admettant cette classification, il conclut qu’il faudrait former « une classe de ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité, et donnons à cette classe le nom d’élite. Tout autre nom et même une simple lettre de l’alphabet, seraient également propres au but que nous nous proposons. »

Il faut enlever au terme « élite » tout ce qui pourrait rappeler des jugements de valeurs. Pareto propose de séparer l’élite en deux sous-classes: l’élite gouvernementale et l’élite non-gouvernementale. Face à cette élite n’existe qu’une classe inférieure, celle qui ne se définit que par le seul fait qu’elle n’appartient pas à l’élite. Nous avons là un schéma extrêmement simplifié, binaire, qui n’est pas sans rappeler le schéma machiavélien de l’opposition entre les grands et le peuple.

Mais le phénomène intéressant est celui de la « circulation des élites, c’est-à-dire comment quelqu’un qui n’était pas membre de l’élite peut y accéder et inversement comment on perd sa qualité de membre de l’élite. »

Pareto nous met en garde contre les erreurs qui peuvent naître de ce que nous prenons les formes juridiques pour la réalité : « §2046. Il ne faut pas confondre l’état de droit avec l’état de fait ce dernier seul, ou presque seul, est important pour l’équilibre social. Il y a de très nombreux exemples de castes fermées légalement, et dans lesquelles, en fait, se produisent des infiltrations souvent assez considérables. D’autre part, à quoi sert qu’une caste soit légalement ouverte, si les conditions de fait qui permettent d’y entrer font défaut ? »

La conséquence s’ensuit : « § 2054 (…) La classe gouvernante est entretenue, non seulement en nombre, mais, ce qui importe davantage, en qualité, par les familles qui viennent des classes inférieures, qui lui apportent l’énergie et les proportions de résidus nécessaires à son maintien au pouvoir. Elle est tenue en bon état par la perte de ses membres les plus déchus. »

Il apparaît que tout système de domination a besoin d’un renouvellement plus ou moins régulier de la classe dirigeante. L’Église, dans l’ancien régime, même si elle était souvent aux mains de l’aristocratie nobiliaire, était une institution qui assurait le renouvellement de la classe dirigeante et concourait à la formation des élites – par l’instruction qu’elle dispensait autant que par les personnels politiques qu’elle a fournis à la monarchie. La révolution a renouvelé profondément la classe dirigeante, par la vente des biens nationaux mais aussi en procédant à une promotion massive de nouveaux venus, recrutés sur leur énergie, leur aptitude à servir le nouveau régime ou leur bravoure sur les champs de bataille.

Même les révolutions les plus radicales n’échappent pas à cette loi de Pareto de la circulation des élites – ainsi la révolution russe.  Pareto écrit en 1917 : « § 2056. Par l’effet de la circulation des élites, l’élite gouvernementale est dans un état de transformation lente et continue. Elle coule comme un fleuve ; celle d’aujourd’hui est autre que celle d’hier. De temps en temps, on observe de brusques et violentes perturbations, sem­blables aux inondations d’un fleuve. Ensuite la nouvelle élite gouvernementale recommence à se modifier lentement : le fleuve, rentré dans son lit, s’écoule de nouveau régulièrement. »

Questions actuelles

Ces analyses peuvent être étayées par les constatations empiriques pendant toute l’histoire du dernier siècle. La fluidité des rapports entre l’élite et la masse des gouvernés – la métaphore du fleuve – permet en même d’expliquer la permanence de la structure binaire élite/masse ou gouvernants/gouvernés, ou encore, pour revenir à Machiavel, grands/peuple. Si Pareto a raison, cela a de très sérieuses conséquences. La démocratie, au sens strict du terme, est impossible. La seule démocratie n’est qu’une forme très particulière de gouvernement permettant à la classe dirigeante d’obtenir un large consentement des gouvernés en même temps qu’un renouvellement de l’élite en puisant dans le peuple. Faute de prendre en compte cette « loi de Pareto », les démocraties contemporaines ne se transforment-elles pas en simples oligarchies ? Colin Crouch soulève cette question dans Post-democracy. Il montre que la démocratie procédait à la sélection des élites grâce au modèle du parti à cercles concentriques. Les nouveaux partis « post-démocratiques » sont des partis non plus de militants mais d’experts, de conseillers et de lobbyistes. Cette nouvelle forme de parti est conforme au nouvel âge post-démocratique marqué par la régression de la démocratie et de la citoyenneté, pouvoir croissant des firmes et des possesseurs de capitaux, manipulation des médias, etc. 

À retenir

L’opposition entre démocratie et gouvernement des élites doit être conçue dialectiquement et non comme une opposition absolue. Il n’y a pas d’organisation politique sans élites dirigeantes. La question est celle du rapport entre élites et peuple, celle de la sélection des élites.


dimanche 24 mai 2020

Jacques Cotta: Macronavirus. La barbarie qui vient...


Recension : Macronavirus… La Barbarie en Marche. À quand la fin ? Par Jacques Cotta (éditions Bookelis, ISBN : 979-10-359-4454-4, prix 10 €, 110 pages)

Jacques Cotta se propose, non pas de faire de la cuisine dans les marmites de l’avenir comme le font tous ceux qui inventent des plans le pour « monde de demain », mais de comprendre la situation présente dans la période plus longue qui s’est ouverte avec l’élection de Macron et la riposte qu’a constituée le mouvement des Gilets jaunes. Et, partant du mouvement réel, celui qui se déroule sous nos yeux, il se propose de tracer des perspectives nouvelles. La pandémie de la Covid-19 est le contingent qui exprime la nécessité. Tout ce que nous avons pu voir depuis janvier 2020 est un concentré des mouvements de fond qui ébranlent toute la vie sociale.
Pour l’auteur, le mouvement de fond est un mouvement contradictoire. Mouvement d’en bas, celui des Gilets jaunes, mis en sourdine par le confinement, mais qui a durablement touché toute la société et manifeste que la « vieille taupe » dont parlait Marx continue de creuser. Mouvement d’en haut : celui de la décomposition morale et politique du bloc dominant, de la « société du Dix Décembre » de Louis Napoléon Macron. Jacques Cotta retrace la formation de ce qu’on appelle maintenant « la macronie » dans le sillage du quinquennat de François Hollande, où l’actuel président a joué un rôle clé, et avec l’appui d’une fraction de la haute fonction publique, du capital et des faiseurs d’opinion patentés.  
Diagnostic clair : « La France est coupée en deux. D’un côté, […] une France qui considère qu’elle n’a plus rien à attendre d’un pouvoir jugé hors-sol, autiste, égoïste, incapable d’entendre la détresse et la rage des déclassés et des régions oubliées, condamnées, abandonnées. De l’autre, une “élite” autoproclamée, satisfaite, inculte, fière de ses rapports à la mondialisation, riche, prétentieuse, agressive, adversaire résolue de la grande majorité des Français, la nouvelle classe populaire, cette majorité cristallisée autour des Gilets jaunes. » S’appuyant sur des précédents historiques (la grande Révolution française, les révolutions de 1848 et 1817, etc.), l’auteur montre que c’est bien un mouvement révolutionnaire qui sourd.
Ce mouvement est la conséquence du désastre dans lequel la mondialisation et son fer de lance l’UE précipitent les peuples. Jacques Cotta rappelle comment la destruction de la santé publique a été lancée voilà une quarantaine d’années en France au motif de la chasse aux coûts, comment s’est appliqué le plan de Jean de Kervasdoué, bref comment l’état actuel de notre pays s’enracine dans un temps plus long. Macron n’est que l’exécutant d’une orientation et de politiques qui constituent le fil directeur des classes dominantes depuis au moins cinq décennies. Il n’a vraiment que l’apparence de la nouveauté.
Pourquoi le mouvement d’en bas reste-t-il étroitement confiné — c’est le cas de le dire ! — Jacques Cotta montre les facteurs objectifs liés aux profondes transformations structurelles de la société française et à l’affaiblissement de la classe ouvrière (à Billancourt on n’éternue plus). Mais ces facteurs objectifs se doublent de facteurs subjectifs et c’est évidemment la direction des « partis de gauche » et des syndicats qui doit être mise en cause.
Les évolutions possibles sont envisagées, y compris celle de la marche forcée vers un régime ouvertement autoritaire, sachant que se réalisera ce que nous ferons comme la rappelle la citation mise en exergue. Pour contribuer au rassemblement des forces, Jacques Cotta dessine dix axes de réflexion et de mobilisation, dix axes qu’on peut résumer ainsi : démocratie, défense du bien commun et des services publics, souveraineté nationale pour mettre en œuvre un politique au service du peuple, des salariés, des travailleurs indépendants, des jeunes, des retraités.
Un livre à lire, parce qu’il dégage le sens de la période obscure que nous traversons, mais aussi parce qu’il est un livre de combat pour rassembler la force politique dont nous avons besoin.

Le 24 mai 2020 — Denis Collin

vendredi 22 mai 2020

Gramsci: le nouveau prince

Le prince moderne: Le caractère fondamental du Prince est de n’être pas un traité systématique mais un livre « vivant », dans lequel l’idéologie politique et la science politique se fondent dans la forme dramatique du « mythe ». Entre l’utopie et le traité scolaire, les formes dans lesquelles la science politique se traduisait jusqu’à Machiavel, celui-ci donna à sa conception une forme pleine d’imagination et artistique dans laquelle l’élément doctrinal se personnifiait dans un condottiere qui représente plastiquement et « anthropomorphiquement » le symbole de la « volonté collective ». Le processus de formation d’une volonté collective déterminée, pour une fin politique déterminée n’est pas représenté à travers des distinctions et des classifications pédantes du principe et des critères d’une méthode d’action, mais comme qualités, traits de caractères, devoirs, nécessité d’une personne concrète, ce qui fait appel à la fantaisie artistique de celui qu’on veut convaincre et donne une forme plus concrète aux passions politiques. (Il faudrait chercher dans les écrits antérieurs à Machiavel s’il existe des œuvres structurées comme Le Prince. Même la conclusion du Prince est liée à ce caractère « mythique » du livre : après avoir représenté le condottiere idéal, Machiavel, dans un passage d’une grande efficacité artistique, invoque le condottiere réel qui le personnifie historiquement : cette invocation passionnée se reflète sur tout le livre lui donnant justement le caractère dramatique. Dans les Prolégomènes de L. Russo, Machiavel est nommé artiste de la politique, et, une fois, on trouve aussi l’expression « mythe », mais pas dans le sens indiqué ci-dessus.)

Le Prince de Machiavel pourrait être étudié comme une exemplification historique du mythe sorélien, c’est-à-dire d’une idéologique politique qui ne se présente ni comme une froide utopie ni comme un exercice de raisonnement doctrinaire, mais comme la création d’une imagination concrète qui opère sur un peuple dispersé et pulvérisé pour en susciter et en organiser la volonté collective. Le caractère utopique du Prince est dans le fait que « le prince » n’existait pas dans la réalité historique, il ne se présentait pas au peuple italien avec des caractères d’immédiateté objective, mais était une pure abstraction doctrinale, le symbole du chef, du condottiere idéal ; mais les éléments passionnels, mythiques, mais les éléments passionnels, mythiques, contenus dans le bref volume tout entier, avec un mouvement dramatique d’une grand effet, sont repris et deviennent vivants dans la conclusion, dans l’invocation d’un prince « réellement existant ». Dans le volume tout entier, Machiavel traite de comment doit être le Prince pour conduire un peuple à la fondation d’un nouvel État. Et ce traitement est conduit avec rigueur logique et distance scientifique ; dans la conclusion, Machiavel lui-même se fait peuple, se confond avec le peuple, mais non avec un peuple entendu génériquement, mais avec un peuple que Machiavel a convaincu avec son traité et dont il se sent conscience et expression, dont il se sent en parfaite coïncidence ; il semble que tout le travail « logique » ne soit rien d’autre qu’une autoréflexion du peuple, un raisonnement intérieur qui se fait dans la conscience populaire et qui a sa conclusion dans un cri passionné, immédiat. La passion, de raisonnement sur elle-même, redevient « affect », fièvre, fanatisme d’action. Voilà pourquoi l’épilogue du Prince n’est pas quelque chose d’extrinsèque, de « plaqué de l’extérieur », de rhétorique, mais doit être expliqué comme élément nécessaire de l’œuvre, ou plutôt comme l’élément qui réfléchit sa véritable lumière sur l’œuvre tout entière et en fait comme un véritable « manifeste politique ».
On peut étudier comment Sorel, à partir de la conception de l’idéologie-mythe n’est pas parvenu à la compréhension du parti politique mais s’est arrêté à la conception du syndicat professionnel. Il est vrai que pour Sorel le « mythe » ne trouvait pas son expression majeure dans le syndicat comme organisation d’une volonté collective, mais dans l’action pratique du syndicat et d’une volonté collective déjà opérante, action pratique dont la réalisation maximale aurait dû être la grève générale, c’est-à-dire une « activité passive » pour ainsi dire, c’est-à-dire de caractère négatif et préliminaire (le caractère positif est donné seul par l’accord atteint par les volontés associées) d’une activité qui ne prévoit pas proprement une phase « active et constructive ». Chez Sorel, donc, se combattent deux nécessités : celle du mythe et celle de la critique du mythe en tant que « tout plan préétabli est utopique et réactionnaire ». La solution était abandonnée à l’impulsion de l’irrationnel, de « l’arbitraire » (dans le sens bergsonien de « l’impulsion vitale »), c’est-à-dire de la « spontanéité ». (Il faudrait noter ici dans la manière dont Croce pose son problème de l’histoire et de l’anti-histoire une contradiction implicite avec les autres modes de penser de Croce : son aversion pour les « partis politiques » et sa manière de poser la question de la prévisibilité des faits sociaux, cf. Conversazioni Critiche, Serie prima, pp. 150-152, recension du livre de Ludovico Limentani, La previsione dei fatti sociali, Torino, Bocca, 1907 ; si les faits sociaux sont imprévisibles et si même le concept prévision n’est qu’un pur bruit, l’irrationnel ne peut pas ne pas dominer et toute organisation des hommes est anti-histoire, est un « préjugé » : il ne reste qu’à résoudre au cas par cas et avec des critères immédiats, les problèmes pratiques posé par le développement historique – cf. l’article de Croce Il partito come giudizio e pregiudizio in Cultura e Vita  – et l’opportunisme est la seule ligne politique possible.) Un mythe peut-il être « non constructif », peut-on imaginer, dans l’ordre des intuitions de Sorel que soit productif d’effectivité un instrument qui laisse la volonté collective dans sa phase primitive et élémentaire du pur se former par distinction (par « scission ») soit aussi par violence, c’est-à-dire en détruisant les rapports moraux et juridiques existants ? Mais cette volonté collective, ainsi formée de manière élémentaire ne cessera-t-elle pas immédiatement d’exister, s’éparpillant en une infinité de volontés singulières qui, pour la phase positive suivent des directions différentes et opposées ? Outre la question qu’il ne peut pas exister de destruction, de négation sans une implicite construction ou affirmation et non dans un sens « métaphysique » mais pratiquement, c’est-à-dire politiquement, comme programme de parti. Dans ce cas, on voit qu’on suppose derrière la spontanéité un pur mécanisme, derrière la liberté (arbitre, élan vital) un maximum de déterminisme, derrière l’idéalisme un matérialisme absolu.
Le prince moderne, le « mythe-prince », ne peut être une personne réelle, un individu concret, il peut seulement être un organisme, un élément de société complexe dans lequel déjà commence à se concrétiser une volonté collective reconnue et s’affirmant partiellement dans l’action. Cet organisme est déjà donné par le développement historique et c’est le parti politique, la première cellule dans laquelle se rassemblent des germes de volonté collective qui tendent à devenir universels et totaux. Dans le monde moderne, seulement une action historico-politique immédiate et imminente, caractérisée par la nécessité d’un procédé rapide et fulgurant peut s’incarner mythiquement dans un individu concret ; la rapidité ne peut être rendue nécessaire que par un grand péril imminent, grand péril qui précisément fait s’enflammer les passions et le fanatisme, annihilant le sens critique et l’ironie corrosive qui peuvent détruire le caractère charismatique du condottiere (ce qui est advenu dans l’aventure de Boulanger). Mais une action immédiate d’un tel genre, par sa nature même, ne peut être de longue haleine et de caractère organique; elle sera presque toujours du type restauration ou réorganisation mais non du type propre à la fondation de nouveaux États ou de nouvelles structures nationales et sociales (comme c’était le cas le Prince de Machiavel, où l’aspect de restauration était seulement un élément rhétorique, c’est-à-dire lié au concept littéraire de l’Italie descendante de Rome), de type défensif et non originalement créatif, c’est-à-dire dans lequel on suppose qu’une volonté collective déjà existante s’est énervée et dispersée, a dû subir une crise dangereuse et menaçante et non décisive et catastrophique et qu’il est nécessaire de la reconcentrer et de la renforcer, et non déjà qu’une volonté collective soit à créer ex novo, originellement et à diriger vers des buts concrets et aussi rationnels, mais d’une concrétude et d’une rationalité non encore vérifiées par une expérience effective et universellement connue.
Le caractère « abstrait » de la conception sorélienne du « mythe » apparaît dans l’aversion (qui assume la forme passionnelle d’une répugnance éthique) pour les « jacobins » qui, certainement, furent une « incarnation catégorique » du Prince de Machiavel. Le Prince moderne doit avoir une partie dédiée au jacobinisme (dans la signification intégrale que cette notion a eu historiquement et qu’elle doit avoir conceptuellement), comme exemplification de la manière dont s’est formée concrètement et dont a opéré une force collective qui, au moins par certains aspects, fut une création ex novo, originale. Et il est nécessaire que soit définie la volonté collective et la volonté politique en général dans le sens moderne, la volonté comme conscience opérationnelle de la nécessité historique, comme protagoniste d’un drame historique réel et effectif.
Une des premières parties devrait justement être dédiée à la « volonté collective » en posant ainsi la question :quand peut-on dire qu’existent les conditions pour que puisse être suscitée ou développée une volonté collective nationale-populaire ? Donc une analyse historique (économique) de la structure sociale du pays donné et une représentation « dramatique » des tentatives faites à travers les siècles pour susciter cette volonté et les raisons des échecs successifs. Pourquoi en Italie n’y a-t-il pas eu de monarchie absolue à l’époque de Machiavel ? Il faut remonter jusqu’à l’empire romain, (la question de la langue, des intellectuels, etc.), comprendre la fonction des communes médiévales, la signification du catholicisme, etc. : il est nécessaire en somme de faire une esquisse de toute l’histoire italienne, synthétique mais exacte.
La raison des échecs successifs des tentatives de créer une volonté collective nationale-populaire est à rechercher dans l’existence de groupes sociaux déterminés qui se forment à partir de la dissolution de la bourgeoisie communale, dans les caractères particuliers des autres groupes qui reflètent la fonction internationale de l’Italie comme siège de l’Église et dépositaire du Sacrum Romanum Imperium, etc. Cette fonction, et la position qui s’ensuit, détermine une situation intérieure qu’on peut appeler « économico-corporative », c’est-à-dire la pire des formes de féodalisme, la forme la moins progressive et la plus stagnante : manque toujours et ne peut pas se construire une force jacobine efficace, la force justement qui, dans les autres nations, a suscité et organisé la volonté collective nationale populaire et a fondé les États modernes. Les conditions pour cette volonté existent-elle finalement, ou encore quel est le rapport actuel entre ces conditions et les forces opposées ? Traditionnellement, les forces opposées ont été l’aristocratie terrienne et plus généralement la propriété terrienne dans sa complexité avec son trait italien caractéristique, qui est une « bourgeoisie rurale » spéciale, héritage du parasitisme laissé aux temps modernes par la ruine, comme classe, de la bourgeoisie communale (les cent cités, les cités du silence). Les conditions positives sont à rechercher dans l’existence de groupes sociaux urbains, convenablement développés dans le champ de la production industrielle et qui ont atteint un niveau déterminé de culture historico-politique. Toute formation de volonté collective nationale-populaire si les grandes masses des paysans cultivateurs ne font pas simultanément irruption dans la vie politique. Ceci, Machiavel le comprenait à travers la réforme de la milice, ceci le feront les Jacobins dans la révolution française, dans cette compréhension il faut identifier le jacobinisme précoce de Machiavel, le germe (plus ou moins fécond) de sa conception de la révolution nationale. Toute l’histoire depuis 1815 montre l’effort des classes traditionnelles pour empêcher la formation d’une volonté collective de ce genre, pour maintenir le pouvoir « économico-corporatif » dans un système international d’équilibre passif.
Une partie importante du Prince moderne devrait être dédiée à la question d’une réforme intellectuelle et , c’est-à-dire à la question religieuse ou à celle d’une conception du monde. Dans ce champ aussi nous trouvons dans la tradition absence de jacobinisme et peur du jacobinisme (l’ultime expression philosophique d’une telle peur réside dans l’attitude malthusienne de Croce à l’égard de la religion). Le Prince moderne doit et ne peut pas ne pas être le promoteur et l’organisateur d’une réforme intellectuelle et , ce qui ensuite signifie créer le terrain pour un ultérieur développement de la volonté collective nationale-populaire vers l’achèvement d’une forme supérieure et totale de civilisation moderne.
Ces deux points fondamentaux – formation d’une volonté collective nationale-populaire dont le Prince moderne est en même temps l’organisateur et l’expression active et opérante, et réforme intellectuelle et  – devraient constituer la structure du travail. Les points concrets de programme doivent être incorporés dans la première partie, c’est-à-dire devraient « dramatiquement » résulter du discours, ne pas être une froide et pédante exposition de raisonnements.
Peut-il y avoir une réforme culturelle, c’est-à-dire une élévation civile des strates sous-développés dans la société sans une réforme économique préalable et une mutation dans les positions sociales et dans le monde économique ? Pour ceci une réforme intellectuelle et  ne peut pas ne pas être liée à un programme de réforme économique, au contraire, le programme de réforme économique est précisément le mode concret sous lequel se présente toute réforme intellectuelle et . Le Prince moderne, en se développant, bouleverse tout le système des rapports intellectuels et moraux, en tant que son développement signifie précisément que tout acte est conçu comme utile ou dommageable, vertueux ou scélérat, seulement en tant qu’il a comme point de référence le Prince moderne lui-même et sert à augmenter son pouvoir ou à lui faire obstacle. Le Prince prend la place dans la conscience de la divinité ou de l’impératif catégorique, devient la base d’un laïcisme moderne et d’une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports des mœurs.
(Cahier XIII, §1)
(Traduit de l'italien)

jeudi 16 avril 2020

Éthique médicale ou éthique tout court?

Ces temps-ci, on parle beaucoup de l’éthique médicale. On a même entendu un médecin l’invoquer pour condamner le traitement du Covid-19 prescrit par le professeur Raoult de l’IHU de Marseille. On entend beaucoup moins le mot « éthique médicale » quand il s’agit des rapports qu’entretiennent certaines sommités bureaucratico-étatiques de la médecine avec les grands laboratoires pharmaceutiques privés. Mais bon, laissons là l’actualité. Ce qui me semble problématique, c’est la notion d’éthique médicale elle-même.
C’est entendu : depuis l’Antiquité, il existe un code de déontologie médicale, le serment d’Hippocrate, revu et corrigé aujourd’hui, qui prescrit les règles de l’exercice de la médecine. De même, il existe un code de déontologie des avocats ou des journalistes. Ces codes ont d’ailleurs une reconnaissance légale, même si celle-ci est parfois conflictuelle. Mais l’éthique est très différente d’un simple code de déontologie. L’éthique est un domaine de la réflexion philosophique qui concerne les valeurs qui doivent nous guider, les actions que nous devons entreprendre et celles qui nous sont interdites ; elle suppose, de fait, une certaine idée des finalités de la vie humaine. Il n’y a là-dedans rien de spécifiquement médical. 
Prenons quelques exemples. Le respect de la personne et de son autonomie, que l’on enseigne dans les quelques formations à l’éthique médicale dans les facultés de médecine, n’a rien de spécifiquement médical. C’est un principe moral essentiel dont Kant a dégagé le caractère fondateur et que l’on retrouve juridiquement établi dans la Déclaration des droits de l’homme et dans ses divers prolongements dans le système du droit. Pourquoi la torture légale est-elle abolie (depuis Louis XVI) ? Tout simplement parce que la torture dégrade en la personne du torturé autant qu’en celle du tortionnaire l’humanité en tant que telle. Ce n’est pas une affaire de sensiblerie. C’est une conception de la valeur sacrée de l’homme en tant que tel, qui a été progressivement dégagée dans la civilisation européenne occidentale. De cette conception se tirent toutes sortes de règles qui s’appliquent dans la vie ordinaire autant que dans le cadre du soin. Utiliser son patient comme un cobaye, c’est une violation de ce principe de respect, quels que soient les bénéfices attendus de cette expérimentation ! Mais c’est exactement le même problème qui se pose au policier qui n’a pas le droit de torturer le suspect, même si cette torture pouvait arracher des informations susceptibles d’éviter de nouveaux crimes. Dans un monde où le fantasme de toute-puissance règne en maître, nous avons des difficultés à accepter qu’il nous faille supporter des limites et éventuellement pâtir du respect de ces limites.
Il est un autre principe éthique assez facile à comprendre : entre deux maux, choisir le moindre, puisqu’en bien des cas, hélas, nous ne pouvons pas choisir le bien mais seulement le moindre mal. C’est ainsi que l’on admet la légitime défense. Choisir le moindre mal suppose qu’on soit capable d’évaluer les maux, de trancher entre des solutions différentes mais toutes indécidables avec certitude. Vladimir Jankélévitch a longuement traité de cette question. Un certain « purisme moral » pourrait nous conduire à ne rien faire, à une coupable abstention, et à tuer la liberté et la vérité au nom de principes devenus inapplicables. Ainsi, on ne doit pas mentir (en général) et pourtant on est fondé à mentir au bourreau nazi pour sauvegarder la possibilité d’un monde où la sincérité soit possible. Si les principes moraux formaient un tout harmonieux, il n’y aurait pas de problème moral, mais ce n’est pas le cas, car les principes moraux peuvent entrer en conflit. Ainsi le médecin doit parfois arbitrer entre ce qu’il pense vrai et ce qu’il se sent le droit de dire à son patient. Entre un traitement qui n’est pas certain mais seulement probable, ou l’assurance d’une lourde dégradation qui peut conduire à la mort, le patient choisira librement la première solution et le médecin qui le soigne respecte et son serment et la liberté du patient, bien que le choix ne soit pas absolument certain, absolument garanti.
On peut continuer à aligner les exemples, l’éthique c’est l’éthique, médicale ou pas, c’est exactement la même, elle se heurte aux mêmes « cas de conscience » qui, outre des principes, entrainent la nécessité d’une casuistique. Pas besoin d’un médecin pour connaître l’éthique médicale : Platon, Épictète, Spinoza, Kant ou Jankélévitch et des dizaines d’autres nous aident à répondre à nos questions. On arguera qu’il existe des problèmes spécifiques à la médecine. Mais lesquels ? L’expérimentation d’un traitement sur des patients ne nécessite rien d’autre que la mise en œuvre de principes et de réflexions comme celles que nous avons abordées.
La méthode mise en œuvre pour valider les traitements, la fameuse expérimentation randomisée en double aveugle n’est pas une méthode éthique par elle-même, mais une méthode d’expérimentation qui permet d’éliminer les « effets placebo » dans l’utilisation d’un médicament. Une technique d’expérimentation qui n’est pas sans poser des problèmes éthiques sérieux puisqu’une personne accepte qu’on lui administre un traitement réel ou un placebo sans savoir ce qu’il en est réellement. Elle a donc remis provisoirement aux mains du « système » sa propre liberté. Peut-être est-ce indispensable, pour garantir l’objectivité des résultats, comme il peut être nécessaire d’enfreindre le sixième commandement (« tu ne tueras point ») en période de guerre. Mais surtout qu’on ne vienne pas dire que c’est le comble de l’éthique ! Le patient a consenti à être un cobaye, nous dit-on, c’est-à-dire qu’il a consenti à prendre éventuellement un placebo qui ne le guérira pas. Soit, mais si le consentement suffisait, il n’y aurait plus d’éthique. La mode est à l’éthique minimale, justement celle du consentement, promue par Ruwen Ogien, Marcella Iacub et quelques autres libertariens. Mais l’éthique minimale n’est pas l’éthique du tout (voir La force de la morale, de Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, à paraître aux éditions « Rouge et Noir » à l’automne 2020). Si l’éthique joue un rôle dans l’expérimentation en double aveugle, c’est uniquement pour éviter les abus, mais en elle-même cette expérimentation n’a pas de valeur éthique, elle ne vise qu’à déterminer l’utile et non le juste ou le bien. Que l’on confonde l’utile et le bien est révélateur du fait que la seule éthique véritable qui se présente comme « éthique médicale » est l’éthique utilitariste à la Bentham.
Nous avons en France un « Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé » (CCNE), créé en 1983 par François Mitterrand. L’intitulé est en lui-même étrange puisque les sciences de la vie comme telle ne posent aucun problème éthique (elles disent ce qui est) et que seules en posent les applications de ces sciences à la médecine ainsi que l’expérimentation sur les humains. Le CCNE a été présidé systématiquement par des médecins à l’exception de Jean-Pierre Changeux, chercheur en neurobiologie. On ne saurait mieux indiquer que l’application de l’éthique à la médecine est affaire de médecins. Le CCNE, au milieu d’une escouade de médecins et de scientifiques comprend aussi quelques juristes, quelques représentants de religions et quelques philosophes égarés. Mais c’est bien la médecine qui donne le « la ». Mais pourquoi l’avis du CCNE est-il plus pertinent éthiquement, par exemple en matière de PMA, que l’avis de n’importe quelle assemblée de citoyens un tant soit peu éclairés ? Car la question de la PMA n’est pas une question médicale, puisque faire les enfants ne relève pas d’une indication thérapeutique ! On pourrait donner beaucoup d’autres exemples du même genre. En réalité, les médecins peuvent bien sûr donner des avis sous la forme « Si l’on fait X alors cela entrainera Y » ou « si on veut X alors il faut faire Y » mais en aucun cas le savoir médical du médecin ne lui donne aucune autorité pour dire qu’il faut « faire Y » ! On mélange les faits (que la science peut connaître) et les valeurs qui, dans une société démocratique, renvoient à l’éthique de la discussion entre citoyens éclairés.
Les médecins en général n’ont aucune prédisposition particulière en matière d’éthique. Ils n’ont aucune formation réelle à l’éthique dans leurs études tout simplement parce que la réflexion philosophique n’y a pratiquement aucune importance sérieuse — un peu de psychologie et un peu de sociologie de la santé, du droit et de l’économie de la santé, ce n’est pas une réflexion philosophique. L’expérience montre d’ailleurs que, dans leur grande masse, les médecins n’ont aucun rapport sérieux avec la philosophie — soit qu’ils regrettent de ne pas s’y être intéressés en Terminale, soit qu’ils pensent que c’est du baratin inutile aux hommes pratiques. Ils sont évidemment confrontés aux questions éthiques et doivent y réfléchir face à leurs patients — du moins pour une grande majorité d’entre eux, nous laissons de côté ceux pour qui la médecine est surtout un métier qui gagne pas mal d’argent et de la notoriété sociale. Mais l’éthique ordinaire du médecin est celle qu’il se fabrique, le plus souvent tout seul dans son coin, souvent celle qui l’a poussé à devenir médecin et l’éthique médicale officielle n’y joue qu’un rôle mineur.
On a beaucoup de mal à penser que le CCNE est autre chose qu’un de ces « comités Théodule » dont la république ne manque pas. L’absence radicale du CCNE dans la crise sanitaire du Covid-19 le montre de manière éclatante. Le gouvernement a eu besoin de se créer un comité d’experts — il n’y en a donc pas à la direction de la santé publique ? — et l’éthique médicale n’est guère qu’un hochet entre les mains de certains clans. En outre, alors que l’on sait que le « tri » des patients se fait, que certaines personnes jugées « irrécupérables » sont laissées aux soins palliatifs, c’est-à-dire dirigées vers la case « mort » parce qu’on n’a pas assez de place dans les hôpitaux et que les probabilités de guérison de ces personnes sont jugées trop faibles, alors que règne sans partage le principe utilitariste qui donne plus ou moins de valeur aux vies humaines suivant les besoins du moment, le CCNE se tait prudemment sur ces euthanasies à peine cachées — et encore, puisqu’euthanasie veut dire « mort heureuse », il n’est pas certain que cette mort loin de siens soit vraiment heureuse.
En résumé, nous n’avons pas besoin d’éthique médicale, mais d’éthique tout court, cette éthique qu’on appelait jadis morale. Quand des ministres, des médecins responsables de la santé publique mentent comme des arracheurs de dents, où est l’éthique ? Où est la morale ? Les citoyens ne sont pas des enfants, ils peuvent entendre la vérité et on la leur doit. Et ensuite, chacun à sa place doit faire son devoir. Non pas protéger sa petite rente de situation, mais faire son devoir.
Plus généralement, on peut s’interroger sur ces éthiques « régionales » qui se sont multipliées (éthique des affaires, par exemple) avec les professions qui s’ensuivent, les « éthiciens », une bizarrerie bien propre à notre monde insensé. Ne s’agit-il pas de rendre acceptable ce qui autrement, sans ce badigeonnage d’éthique, n’aurait jamais été accepté par des populations où le bon sens continuait à guider, à peu près, la majorité des gens ? Dans un monde d’où la décence commune est impitoyablement traquée, il faut des éthiciens, nouvelle variété de l’immense cohorte des communicants.
Denis Collin — 9 avril 2020
(Ce texte a été publié le 14/4/20 sur les "billets" de Marianne.)

samedi 21 mars 2020

Réfléchir en temps d'épidémie

L’épidémie du Covid-19 (ou Covid-2) a ruiné en quelques semaines la plupart des dogmes libéraux. Tous les « savants » de l’économie, c’est-à-dire les valets de plume de Sa Majesté le Capital, ont tenu le haut du pavé depuis plus de quarante ans en affirmant que le marché était, dans tous les domaines, le meilleur moyen d’organiser l’affectation des ressources. Tout devait être privatisé, tout devait être soumis à la loi « naturelle » de la concurrence : la recherche scientifique ou l’adoption des enfants, le ventre des femmes ou les chefs-d’œuvre de la culture universelle, une seule réponse, le marché, le marché vous dis-je !
Les grands prê­tres du néo­li­bé­ra­lisme se cachent : leurs fidè­les d’hier récla­ment tou­jours plus d’inter­ven­tions de l’État, du défi­cit bud­gé­taire (comme de vul­gai­res key­né­siens) et même, que c’est hor­ri­ble à enten­dre ! des natio­na­li­sa­tions ! Macron, Trump et Merkel, logés à la même ensei­gne. La « mon­dia­li­sa­tion heu­reuse » vantée par le « cercle de la raison » devient une véri­ta­ble catas­tro­phe. Les avions sont cloués au sol, les fron­tiè­res se fer­ment les unes après les autres. La « démon­dia­li­sa­tion » récla­mée par cer­tains (Montebourg, Sapir, Nikonoff) devient réa­lité au milieu de la pani­que géné­rale. Emmanuel Macron l’a dit, sans trop savoir ce qu’il disait cer­tai­ne­ment, le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant. Nul ne sait quand la crise sani­taire sera jugu­lée—il y a encore un mois et demi les res­pon­sa­bles fran­çais annon­çaient qu’il ne se pas­se­rait rien—mais après le coro­na­vi­rus plus rien ne sera comme avant.

I

Tout d’abord l’épidémie elle-même vient après quel­ques autres qui avaient sonné l’alarme : H1N1, SRAS, Ebola, etc. Nous avions cru que le temps des gran­des pestes était passé. La der­nière, la tris­te­ment célè­bre « grippe espa­gnole » aurait tué entre 20 et 50 mil­lions de per­son­nes dans le monde entre avril 1918 et novem­bre 1919, pour s’en tenir aux esti­ma­tions basses, mais les grands pays étaient affai­blis à tous égards par une guerre ter­ri­ble et les sys­tè­mes de santé étaient encore bien rudi­men­tai­res et plus sou­vent inexis­tants. Nous avons éradiqué les gran­des épidémies. La variole a dis­paru de la sur­face de la Terre, la tuber­cu­lose, si elle fait par­fois retour dans le contexte de la pau­vreté crois­sante, est tout de même endi­guée. Voici que ces nou­vel­les épidémies vien­nent ébranler la confiance des « pro­gres­sis­tes ». Dans sa der­nière confé­rence au Collège deFrance, le 16 mars 2020, le pro­fes­seur Philippe Sansonetti, dit deux choses impor­tan­tes : (1) cette épidémie sera suivie d’autres — d’où l’urgence de trou­ver et mettre en œuvre un vaccin— et (2) c’est une « épidémie de l’anthro­po­cène », c’est-à-dire une épidémie qui ne peut être aussi rava­geuse que par les échanges mon­dia­li­sés, les quatre mil­liards de voya­geurs en avion, les échanges com­mer­ciaux et indus­triels. La carte de l’épidémie est d’ailleurs frap­pante : elle touche d’abord les lati­tu­des tem­pé­rées non à cause de la tem­pé­ra­ture, mais d’abord à cause de l’inten­sité des échanges.

II

Nous, nous pro­gres­sis­tes libé­raux ou marxis­tes, nous avions pensé que la mon­dia­li­sa­tion ren­for­çait la puis­sance glo­bale des forces pro­duc­ti­ves de l’huma­nité. Dépasser les fron­tiè­res natio­na­les, cela ne pou­vait appor­ter que plus de bien-être, même si par­fois cela s’accom­pa­gnait de guer­res, de crises et d’iné­ga­li­tés mons­trueu­ses qui devaient trou­ver leur solu­tion non pas dans moins, mais plus de mon­dia­li­sa­tion, que ce soit la « fin de l’his­toire » à la Fukuyama (démo­cra­tie + marché libre) ou le socia­lisme uni­ver­sel. Patatras, nous nous aper­ce­vons que les béné­fi­ces de cette mon­dia­li­sa­tion se payent d’une fra­gi­lité accrue de l’ensem­ble de la civi­li­sa­tion humaine. Et tout natu­rel­le­ment, les nations fer­ment leurs fron­tiè­res et les peu­ples atten­dent de leurs États qu’ils fas­sent ce que doit faire un État hob­be­sien : pro­té­ger les citoyens qui lui ont trans­féré leur droit de se défen­dre eux-mêmes.
La lettre quo­ti­dienne de Laurent Joffrin (Libération,17 mars 2020) dit plutôt bien les choses. L’indi­vidu isolé dans sa bulle et qui tutoie le monde entier vient de s’évanouir, comme un holo­gramme quand on a coupé l’ali­men­ta­tion de la machine. Les égoïstes qui veu­lent tirer leur épingle du jeu en se moquant du bien des autres sont mon­trés du doigt. Confinés, chacun chez soi, nous redé­cou­vrons que l’homme est un animal social ! et que le plus grand bien que nous puis­sions avoir, c’est la com­pa­gnie des autres humains. Et que, comme le disait Spinoza, si je sais qu’une chose est bonne pour moi, je dois la vou­loir pour tous les autres… Joffrin, cepen­dant, s’arrête à mi-chemin. Que veut dire « animal social » ? En fait, Aristote disait « animal (ou vivant) poli­ti­que », ce qui veut dire animal vivant dans une cité gou­ver­née par des lois. Et la cité (la polis) des Grecs elle a pour nom aujourd’hui « État-nation ». Comment les Italiens cher­chent-ils à garder le moral dans ce confi­ne­ment strict où ils sont main­te­nus ? En chan­tant Fratelli d’Italia, l’hymne natio­nal ita­lien, et nous sommes ici dans une jeune nation, où les régio­na­lis­mes res­tent puis­sants ! Ni le monde ni l’Europe ne peu­vent nous pro­té­ger : tout le monde le sait ! Les Allemands ont bloqué toute expor­ta­tion de maté­riel (mas­ques, etc.) et le seul secours qu’ont reçu les Italiens est venu de Chine. Le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain a manœu­vré et manœu­vre encore pour s’assu­rer le mono­pole du vaccin contre le Covid-19. On peut déplo­rer que le monde ne soit pas assez mon­dial, mais on doit cons­ta­ter que les seules réa­li­tés à peu près sta­bles sont les nations. On peut déplo­rer que les nations édifient des murs, mais Hannah Arendt disait qu’elles sont les murs qui sou­tien­nent le monde.

III

Il faudra nous y faire : en nous cloî­trant chez nous, le coro­na­vi­rus nous apprend que nous ne sommes pas chez nous par­tout ! L’idéal d’un monde mobile, d’un monde de flux per­ma­nents, flux de mar­chan­di­ses, flux d’infor­ma­tions, flux d’hommes, res­sort de ces pre­miè­res semai­nes d’épidémie sérieu­se­ment abîmé. Il nous faut des stocks (de mas­ques, de médi­ca­ments, etc.). Il nous faut arrê­ter d’avoir la bou­geotte (le « bou­gisme » si bien ana­lysé par Pierre-André Taguieff) et, à tous les niveaux, nous occu­per de nos voi­sins.Triste à cons­ta­ter quand on rêve de cos­mo­po­li­tisme, quand on se croit « citoyen du monde ». Mais là encore le réel nous rat­trape. Il est pos­si­ble que dans six mois tout cela soit oublié et que nous repre­nions notre marche folle vers l’abîme : tou­jours plus de tout, jusqu’à ce que mort s’ensuive — il faudra bien faire de la « relance » pour sortir de la crise, puis­que dans ce sys­tème on ne sait rien faire d’autre.
Pourtant l’épidémie nous apprend ce qui nous manque vrai­ment, ce dont on ne peut se passer et, d’un autre côté, ces masses d’emplois qui sont à peine du tra­vail et donc on se passe sans la moin­dre gêne. Là aussi, nous devrions en tirer les leçons. Beaucoup d’emplois ne sont pas du tra­vail, mais de l’occu­pa­tion para­si­taire sou­vent gras­se­ment payée — pour ne fâcher per­sonne, ne citons pas de noms — dont la société pour­rait par­fai­te­ment se passer sans que le niveau de vie glo­bale en souf­fre, bien au contraire. Peut-être même une grande partie de ce qui peut se faire en « télé­tra­vail » est-elle fon­da­men­ta­le­ment ce qu’il y a de moins impor­tant. Pas de maçon­ne­rie en télé­tra­vail, ni de nour­ri­ture et de soin des vaches, ni de soins hos­pi­ta­liers, ni de pro­duc­tion d’électricité, d’entre­tien des réseaux,etc. en télé­tra­vail.Il y a un moment où on doit se confron­ter à la matière, au réel, qui résiste à la « société numé­ri­que », une société numé­ri­que qui d’ailleurs ponc­tionne une part consi­dé­ra­ble de l’énergie mon­diale. L’épidémie est une leçon d’économie, au sens pre­mier du terme, l’art de gérer sa mai­son­née, en bon « père de famille », c’est-à-dire en fai­sant des économies, en réglant de la manière la plus économique nos rap­ports avec la nature.

IV

Ces ques­tions et quel­ques autres doi­vent être mises sur la table et débat­tues. Le confi­ne­ment des per­son­nes n’est pas celui de la pensée. Toutes concou­rent à une remise en cause radi­cale et de notre sys­tème économique et de l’idéo­lo­gie qui le sous-tend. C’est d’autant plus néces­saire que la situa­tion sani­taire va débou­cher une crise pro­fonde et vio­lente, une crise dans laquelle la survie de la grande masse exi­gera que soient portés des coups de hache dans la pro­priété capi­ta­liste. Les 50 mil­liards du CICE devront passer de la poche des patrons à celle des tra­vailleurs dépen­dants et indé­pen­dants — d’ailleurs on va avoir à mesu­rer l’ampleur des dégâts pro­vo­qués par l’ubé­ri­sa­tion - les pro­lé­tai­res embau­chés par Uber n’ont rien de la pro­tec­tion des sala­riés. Les action­nai­res qui se sont sucrés abon­dam­ment ces der­niè­res années vont être mis au régime amin­cis­sant. Beaucoup de gran­des entre­pri­ses vont devoir être natio­na­li­sées, sauf à dis­pa­raî­tre. Les gou­ver­ne­ments libé­raux eux-mêmes annon­cent quel­ques-unes de ces mesu­res ; ils font du socia­lisme sans le dire, dans le but de sauver le capi­ta­lisme. Mais ce qui s’impo­sera, c’est du socia­lisme pour nous sauver du capi­ta­lisme. « Socialisme ou bar­ba­rie », disait Rosa Luxemburg. Nous y sommes.
Le 19 mars 2020, cent qua­rante-neuf ans et un jour après la pro­cla­ma­tion de la Commune de Paris. Denis Collin

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...